Élaboration des sujets (d’exercice ou d’examen) – philosophie
Les sujets d’exercice (en classe) ou d’examen (au baccalauréat) sont élaborés avec une attention particulière aux liens entre les questions posées et le texte auquel elles sont adossées. Il résulte de cette exigence d’ajustement que ni la question d’interprétation, ni la question de réflexion ou l’essai philosophiques ne sont des questions d’ordre général et ne se rapportent que « thématiquement » au texte de référence. Au contraire, ces questions doivent refléter, pour la première, l’argument philosophique effectivement déployé par l’auteur du texte, et pour les secondes un point théorique particulier inhérent au texte littéraire qui l’enveloppe. L’élaboration des questions exige donc de la part des professeurs non seulement une lecture préalable attentive, mais aussi une analyse, même sommaire, du texte à partir duquel ils doivent concevoir les questions qu’ils formuleront à l’attention des élèves ou des candidats.Ainsi :• la question d’interprétation philosophique évite les deux écueils (a) du commentaire philosophique, exercice technique réservé à la discipline philosophie, et (b) de la question à visée dissertative, en contradiction directe avec la définition des attendus de l’enseignement « Humanités, littérature et philosophie ». Aussi la question ne porte-t-elle pas sur le thème du texte, ni sur une notion ou sur une autre apparaissant dans le cours du texte, et elle n’invite pas les élèves ou les candidats à discuter ou à polémiquer autour de la position tenue par l’auteur du texte de référence. La question d’interprétation philosophique porte sur la démarche singulière de l’auteur du texte même donné à la lecture et à l’analyse, et elle invite les élèves ou les candidats à rendre raison d’un point parmi les plus saillants de son argumentation. Un texte philosophique déploie toujours une manière de démonstration ou de postulat, il affirme ou il nie. La question doit, dès lors, permettre aux élèves ou aux candidats de faire apparaître la singularité de cette démarche et d’en rendre compte. Ce qui est en jeu est la lecture qu’ils peuvent en avoir et, notamment, leur capacité à en restituer les grandes lignes ;• la question de réflexion ou l’essai philosophiques portent sur des attendus théoriques présents, le plus souvent de manière sous-jacente, dans un texte littéraire. Elle ne s’appuie donc pas sur une lecture superficielle et thématique du texte, où l’on se contenterait de repérer une idée ou une représentation basculées artificiellement du côté de la philosophie ; elle s’appuie sur une lecture suffisamment exacte du texte pour permettre d’identifier le biais par lequel l’auteur (littéraire) infléchit telle ou telle conception précise sur un objet lui-même précis. La question permet donc de formuler dans l’ordre de l’analyse conceptuelle ou de la théorie ce que le langage littéraire donne à se représenter avec ses propres procédés ou ses propres méthodes. Ainsi, la question de réflexion ou l’essai philosophiques permettent aux élèves ou aux candidats, non de gloser autour d’un thème du texte, mais de prendre position, de manière clairement argumentée et rigoureuse, sur une difficulté théorique précisément formulée à partir du texte littéraire de référence.
EXERCICES
Ressources pour préparer les exercices :
- La BNF propose un dossier sur les Mémoires et les confessions
Alexis de Tocqueville, Souvenirs, (1850-1851).
Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur. Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts, et des instincts qui vous font agir. Cette multitude de petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes. Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis à vis de moi-même les libertés que je me suis permises et que je me permettrai souvent envers tant d’autres.
- Première partie : interprétation philosophique
À quels obstacles se heurte, selon Tocqueville, l’exigence de sincérité ? - Deuxième partie : essai littéraire
« On est trop proche de soi pour bien voir ». La littérature permet de trouver le recul nécessaire pour « bien parler de soi » ?
JUIN 2021
Questions
- Les raisons qui poussent Tocqueville à agir sont-elles aisées à dire ? Pourquoi emploie-t-il le verbe "déterminer" ? Est-il libre de ses choix ? l’insuffisance des connaissances sur soi rend impossible la sincérité.
- Etre sincère est-ce dire la vérité ? A partir de l’exemple du Cardinal de Retz. Cherche-t-il à être sincère ou à satisfaire son amour-propre ?
- Les mémoires sont elles des confessions ? Un aveu ? Pourquoi la sincérité peut-elle être dangereuse ou relever de la stupidité, voire de la bêtise ?
- Qu’est-ce qu’un habile homme ? Le Cardinal de Retz l’est-il vraiment ?
- Définir : "faire un détour" et "prendre des détours". Pourquoi éviter la ligne droite ? En quoi les qualités morales peuvent s’avérer dangereuses en politique ?
- La morale s’en prend aussi à ce qu’elle nomme vanité. Pourquoi cette attaque contre la singularité ? Pourquoi la morale est-elle incompatible avec le récit de soi ?
- Qu’est-ce qui gouverne le goût du public ?
- Pourquoi ne "retrouve"-t-on pas aisément les raisons de nos choix ? Tocqueville cite la volonté comme raison de nos actions. Que devient la question morale de la sincérité ?
- peut-on parler de soi "sans détour" par un "je" ? Comment Tocqueville en fait-il le sujet et non l’objet du récit ? De quoi doit-il se détourner pour être maître de son discours ?
- Rédiger une introduction présentant l’argument du texte.
Comparer avec le texte suivant extrait des Confessions de Rousseau :
Rousseau Les Confessions, I
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et qui n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.
Rousseau (1712-1778), Les Confessions, 1782
Manon Roland Mémoires
Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice.
Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j’ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l’étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.
A l’âge où l’on prend un état, j’ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m’en procurer un conforme à l’éducation que j’avais reçue. L’alliance d’un homme respectable a paru réparer ces revers : elle m’en préparait de nouveaux.
Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux, un extérieur qui annonçait tout cela, m’ont rendue chère à ceux qui me connaissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m’a fait des ennemis ; ma personne n’en a point : ceux qui disent le plus de mal de moi ne m’ont jamais vue.
Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu’elles paraissent être, que les époques de ma vie où j’ai goûté le plus de douceur ou le plus éprouvé de chagrins, sont souvent toutes contraires à ce que d’autres pourraient en juger. C’est que le bonheur tient aux affections plus qu’aux événements.
Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment : c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière ; et qu’a-t-on de mieux à faire en prison, que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?
Si l’expérience s’acquiert moins à force d’agir qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on a fait, la mienne peut s’augmenter beaucoup par l’entreprise que je commence.
La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissaient assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire, sans me rejeter sur des temps fort éloignés ; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques, dont le recueil n’était peut-être pas sans intérêt. Elles viennent d’être anéanties ; j’ai senti toute l’amertume de cette perte, que je ne réparerai point ; mais je m’indignerais contre moi-même, de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j’ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l’ambition d’opposer mes forces au mal dont je suis l’objet, et de le surmonter, ou par le bien que je fais à d’autres, ou par l’augmentation de mon propre courage.
Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m’accabler ; les tyrans peuvent me persécuter ; mais m’avilir ? jamais, jamais ! Mes Notices sont perdues ; je vais faire des Mémoires ; et, m’accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m’entretenir de moi pour mieux m’en distraire. Je ferai mes honneurs, en bien ou en mal, avec une égale liberté ; celui qui n’ose se rendre a bon témoignage à soi-même, est presque toujours un lâche qui sait et craint le mal qu’on pourrait dire de sa personn e ; et celui qui hésite à avouer ses torts n’a pas la force de les soutenir, ni le moyen de les racheter.Manon Roland, Mémoires, 1793
Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Hyvernaud raconte ici son retour à la vie familiale, après sa détention dans un camp de travail.
Après que chacun a bien parlé de soi, la famille se rappelle pourtant ma présence. Vous autres aussi, dans vos camps, vous en baviez, dit la Famille. Forcément, on en bavait. Les têtes se tournent vers moi, c’est mon tour. La Famille veut savoir ce que nous mangions, si les gardiens nous maltraitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. Je me fais l’effet d’être encore le petit garçon à qui on imposait de réciter au dessert La Mendiante, d’Eugène Manuel [1] Je me résigne : Eh bien, voilà, c’est un type qui… Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlandon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle – la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus. C’est quand je suis seul – dans la foule, dans le métro – que les souvenirs reprennent leur consistance. J’étais bien tranquille, bien vide, comme tout le monde, et tout à coup il y a cette haleine contre mon visage. Je
reconnais l’odeur de cuir et de drap de troupe. J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair. Je redeviens cet homme nu, ses vêtements à ses pieds, un homme qui a froid, qui a honte de son ventre gonflé et de ses jambes misérables. Ou bien, c’est le sous-officier allemand qui surgit. Le vieux sous-officier avec sa veste courte, ses grosses fesses. Il se tient au bord du trottoir, un bâton à la main, planté dans ses bottes énormes. Et quand nous passons devant lui, il tape dans le tas. C’est comme ça qu’ils me tombent dessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent soudain et pèsent sur moi de leur poids atroce. Ça ne dure pas. Quelqu’un demande : Vous descendez à la prochaine ? Les gens me bousculent, me délivrent.
« Voilà, c’est un type qui… » Mon petit récit a du succès. Tout à fait la sorte de
récits qui convient aux familles : coloré, drôle – et crâne [2] en même temps ; moitié Courteline [3] et moitié Déroulède [4]. La Famille s’amuse et admire. […] Et ainsi, à mesure que j’en parle, mes cinquante mois de captivité se transforment en une bonne blague de chambrée, en une partie de cache-cache avec nos gardiens. Voilà ce que j’aurai rapporté de mon voyage : une demi-douzaine d’anecdotes qui feront rigoler la famille à la fin des repas de famille.
Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir.
Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949
- Première partie : interprétation littéraire
A quelles formes diverses de violence le narrateur est-il exposé ? - Deuxième partie : essai philosophique
L’expérience de la souffrance est-elle incommunicable ?