La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Bonjour de Ozu à la lumière de Hegel :être quelqu’un

"Etre quelqu’un" : qu’est-ce que cela signifie ?

TEXTE DE HEGEL. Définir le travail

++++§207 Introduction à la Philosophie du droit

L’individu ne se donne une réalité que s’il entre dans l’existence, c’est-à-dire dans la particularité définie ; donc il doit se limiter exclusivement à une sphère particulière du besoin. Dans ce système, la disposition morale objective consiste dans la probité ct dans l’honneur professionnel grâce auxquels on fait de soi un membre d’un élément de la société civile par une détermination individuelle, par son activité,son application et ses aptitudes. C’est en tant que tel qu’on se conserve et ce n’est que par l’intermédiaire de l’universel qu’on pourvoit à sa vie et qu’on est reconnu aussi bien dans sa représentation que dans la représentation d’autrui. La moralité subjective a sa place propre dans cette sphère-là où dominent la réflexion de l’individu sur son action, les fins des besoins et du bien-être particuliers et où la contingence dans leur satisfaction transforme en devoir l’assistance individuelle, également contingente.
R : L’individu se révolte d’abord surtout dans la jeunesse contre l’idée de se décider pour une classe particulière et considère cela comme une limitation de sa vocation pour l’universel et comme une nécessité purement externe. Mais cela se rattache à la pensée abstraite qui s’en tient à l’universel encore irréel et ne reconnait pas que pour exister, le concept s’engage dans la différence du concept et de la réalité, et par suite, dans la détermination de la particularité (cf. § 7). Ainsi seulement il peut obtenir la réalité et l’objectivité morales.

[vert fonce]On comparera la séquence avec le §207 des Principes de la philosophie du droit[/vert fonce] de HEGEL

  • En quoi le travail introduit une particularité définie pour l’homme ?
  • Qu’est-ce qu’une limite ? En quoi le bar dans le film dOzu permet d’introduire de l’humain ?
  • Pourquoi l’homme accepte-t-il de travailler pour les autres ? Quelle valeur attribue-t-il au travail ?
  • Comment s’évalue-t-il lui-même ?
  • Que signifie ici "être quelqu’un" ?
  • En quoi l’analyse du film d’Ozu conforte le texte qui suit de Hegel sur les conflits d’intérêt ?

HEGEL Texte sur les conflits d’intérêts

++++§236 Introduction à la Philosophie du droit

Les intérêts divers des producteurs et des consommateurs peuvent entrer en collision, et quoique dans l’ensemble, les rapports corrects se dégagent d’eux-mêmes, encore est-il que pour se faire, l’accommodation a besoin d’une réglementation intentionnelle supérieure aux deux parties. La légitimité pour des cas particuliers d’ une telle réglementation (taxation des denrées de première nécessité), se justifie par le fait que par l’étalage public, les marchandises d’usage quotidien et universel sont offertes non pas tant à l’individu en tant que tel, mais en tant qu’universel, au public, et le droit de celui-ci à ne pas être trompé, l’examen des marchandises, peuvent être représentés et assurés comme fonction collective par un pouvoir public. Mais c’est surtout la dépendance où de grosses branches d’industries sont par rapport à des circonstances extérieures et à des combinaisons lointaines, circonstances dont les hommes qui en dépendent et qui y sont liés, ne peuvent avoir une vue d’ensemble, qui rend nécessaire une prévoyance et une direction universelle.
R : En face de la liberté de l’industrie et du commerce dans la société civile, existe un autre extrême, qui est l’administration et la réglementation du travail de tous par des institutions publiques, ainsi par exemple le travail antique des Pyramides et des autres ouvrages monstrueux d’Égypte et d’Asie, qui ont été produits pour des buts publics, sans la médiation du travail de l’individu déterminé par sa volonté et son intérêt particuliers_ Cet intérêt invoque la liberté contre la réglementation supérieure, mais plus il est enfoncé aveuglément dans la direction du but personnel, plus il a besoin d’elle pour être ramené à l’universel et atténuer les chocs dangereux, et pour abréger la durée de l’intervalle pendant lequel la nécessité inconsciente devrait les accommoder.

Texte sur la pauvreté de HEGEL

++++ §240 §241 §242 Introduction à la Philosophie du droit

De même, si des individus anéantissent par le gaspillage la sécurité de leur subsistance et de celle de leurs familles, elle a le droit et le devoir, de les prendre en tutelle et de prendre soin de réaliser le but de la société, et aussi leur but particulier à leur place.
§241
Aussi bien que la volonté subjective, des circonstances contingentes, physiques et liées aux conditions extérieures (§ 200) peuvent réduire des individus à la pauvreté ct, dans cet état, ils gardent les besoins de la société civile, et tout en étant dépouillés de leurs ressources naturelles et déliés du lien de la famille conçue comme un clan (§ § 217 et 181), ils perdent d’autre part tous les avantages de la société : la possibilité d’acquérir des aptitudes et de la culture, de profiter de la juridiction, de l’hygiène et même parfois de la consolation de la religion. Le pouvoir collectif prend la place de la famille auprès des pauvres, en ce qui concerne aussi bien leur détresse immédiate que leurs sentiments d’horreur du travail, de malveillance, et les autres défauts qui résultent d’une telle situation et du sentiment du préjudice éprouvé.

§242
Ce qu’il ya de subjectif dans la misère, et, en général, dans toute espèce de détresse à laquelle chaque individu est déjà exposé dans son cercle naturel, exige une aide qui soit également subjective tant au point de vue des circonstances particulières que du sentiment et de l’amour. Ici, malgré toute organisation collective, la moralité subjective trouvera toujours assez à faire. Mais comme cette aide dépend pour soi et aussi dans ses effets de la contingence, l’effort tend à dégager dans la misère et à assurer dans ses remèdes ce qu’il y a
d’universel, et à rendre cette aide inutile.
R : La contingence des aumônes, des fondations, des cierges qui brûlent devant les images des saints, est complétée par les institutions publiques d’assistance, des hôpitaux, l’éclairage des rues, etc.
Il reste encore bien assez à faire à la bienfaisance, et celle-ci se trompe si elle veut que les remèdes à la misère soient réservés à la particularité du sentiment et à la contingence de ses dispositions et de ses informations, si elle se sent lésée et offensée par les règlements et les ordonnances obligatoires collectifs. L’état public doit au contraire être considéré comme d’autant plus pariait que ce qui cst laissé à l’initiative de l’individu selon son opinion particulière est moins important en comparaison de ce qui est assuré d’une manière universelle.

ANALYSE DE SÉQUENCE
source : https://nanouk-ec.com/enseignants/les-films/bonjour/cahier/analyse#analyse-commentaire
Découpage Commentaire
Le révélateur
Description
Le soir, vue sur les enseignes d’une rue commerçante. Deux colporteurs, un jeune et un vieux, rencontrés séparément à la séquence précédente dans l’exercice ingrat de leur métier, se retrouvent au bar « Le Monde », à l’abri du froid qui tombe. Tous les deux joueurs, ils échangent des tuyaux sur des courses de vélo et, assis côte à côte au comptoir, demandent à tour de rôle et de la même façon à la serveuse – qui, elle-même, passe chaque fois commande au patron en cuisine – un autre verre de saké. Monsieur Hayashi entre, un habitué du « Monde » lui aussi, mais cette fois seulement à la recherche d’un gant perdu. Il s’apprête à repartir bredouille quand Monsieur Tomizawa, juste entrevu jusque-là au fond du premier plan en intérieur de la séquence, assis lui aussi au bar et à la perpendiculaire des colporteurs, interpelle Hayashi qui l’aperçoit à son tour, et l’invite à boire un verre. Monsieur Hayashi s’assoit à l’endroit où le bar fait un coude. Jusqu’à la fin, la séquence s’organise désormais en un champ/contrechamp entre les deux hommes, sans plan de coupe ni hors-champ visuel sur les quatre autres personnes présentes dans l’espace commun. Monsieur Tomizawa, très saoul et presque éteint, se plaint amèrement de sa nouvelle condition de retraité, encore moins enviable à ses yeux que le temps, pourtant si dur, du salariat quotidien. Il finit par s’endormir, la tête dans les mains, laissant seul Monsieur Hayashi. Celui-ci, songeur à présent, sort une cigarette qu’il tasse en la tapotant machinalement sur son paquet.

Commentaire
Même si Bonjour ressemble à une comédie des temps modernes, en apparence sans conséquence autre que les fils embrouillés, puis démêlés, de petites intrigues de quartier, cette séquence, de même que d’autres passages du film [1], trahit un ton plus grave et la vision pessimiste d’un monde bloqué. C’est ce blocage qu’Ozu met en scène et révèle, et d’abord en recourant à son génie des lieux.

La séquence se déroule tout entière dans un bar. Dans l’œuvre d’Ozu, le bar est un lieu de transit, un lieu entre deux lieux, un « sas » ou un « espace tampon » entre le bureau et la maison ; un lieu où l’homme peut justement se défaire de son rôle professionnel et familial, comme s’il posait là son « manteau social ». Un lieu et un temps où il s’autorise à parler en son nom, au risque d’apparaître et de se laisser voir sans artifices ni protection ; un espace de vérité, quitte à se retrouver, pour reprendre l’expression de Monsieur Tomizawa dans cette séquence même, « seul et nu comme un ver ».

On a dit du bar, selon Ozu, qu’il était un lieu de transit. Transit : lieu provisoire, désignant aussi bien un passage d’un point à un autre que le travail du tube digestif. Exactement comme le chemin des écoliers dans Bonjour – cet autre lieu entre deux lieux (entre la maison et l’école) où les enfants peuvent jouer à faire des pets en toute liberté ou s’enfuir le temps d’une fugue –, le bar des adultes est aussi le lieu où quelque chose se passe, où quelque chose « passe » enfin, longtemps retenu et enfin évacué : ainsi de la souffrance de Monsieur Tomizawa qui sort sous l’effet de l’alcool. Pour le formuler un peu trivialement (ce qui n’aurait pas déplu au timide Ozu, amateur de blagues scatologiques), dans une société bloquée (« constipée » ?) où il devient d’autant plus vital d’exprimer ce que la parole ne sait plus dire d’elle-même, les hommes boivent et les enfants pètent. On pourrait ajouter qu’Ozu, lui, fait du cinéma [2]. Plus qu’une fonction sociale, le bar (le cinéma pour Ozu) revêt ainsi une fonction organique en rendant au corps ce dont le reste de la société le prive : un espace de liberté, un droit à la parole.

Cette courte séquence de bar contient une autre puissance de révélation, Ozu reprenant là un dispositif de son invention qu’il a souvent utilisé dans ses films. Excepté le « couple » fugace formé par la serveuse et le patron (un père et sa fille ?), la scène contient deux binômes, chacun se partageant à égalité le temps de la séquence et chaque « demi-séquence » inaugurée par un angle de caméra identique (plan n°3 et plan n°16). D’un côté et d’abord, les deux colporteurs, dont on découvre seulement ici qu’ils se connaissent en plus d’exercer le même métier, s’adonnent au même goût pour les paris au vélodrome du coin, commandent à boire de la même façon. Ainsi, le lieu et les liens entre eux annulent leurs différences pour n’exposer que leur ressemblance : celle d’une même condition humaine, la différence qui subsiste (jeune/vieux) n’étant qu’une affaire de temps, donc une différence temporaire. De l’autre, le second duo formé par Hayashi et Tomizawa. Si la distance qui persiste entre eux est celle d’employé à retraité, il apparaît surtout – et cette révélation vaut pour les colporteurs – que les deux hommes sont en miroir l’un de l’autre et d’une certaine manière ne font qu’un ; « en miroir », mais une sorte de miroir temporel, Hayashi le salarié « voyant » soudain son devenir proche en la personne du retraité, à l’inverse le retraité retrouvant en l’employé celui qu’il a été peu de temps encore auparavant. De fait, chaque personnage s’avère une anticipation ou une remémoration de l’autre. Et c’est cette sorte de dédoublement de chaque personnage, dédoublement « invisible » en somme ou naturalisé, mais particulièrement perceptible ici du fait de son redoublement (le jeune colporteur = le vieux colporteur ; l’employé = le retraité) [3], qui rend la séquence encore plus triste qu’elle ne paraît au premier abord, quand il s’agissait « seulement » d’écouter la complainte du retraité, le récit de sa double servitude (longtemps un salarié exploité, désormais un retraité pauvre et inutile) et de lire sur le visage d’Hayashi la matière de ses pensées [4]. Et cela, pour deux raisons.

1. Ce « jeu » du double et du dédoublement ne concerne pas que les personnages entre eux, mais implique aussi celui qui regarde. Ainsi, dans l’échange en champ/contrechamp entre Hayashi et Tomizawa, à partir du moment où ce dernier prononce le mot « retraite », la caméra d’Ozu le cadre pour la première fois depuis la place d’Hayashi – le faisant en quelque sorte disparaître –, si bien que le retraité ne s’adresse plus tant à son ami qu’à son « remplaçant » en un regard caméra aussi soudain qu’imparable. Et de même quand il s’agit de cadrer en retour la réaction du salarié depuis la place de l’autre, qui s’efface à son tour. Par la seule force de ses cadrages inédits, le cinéaste crée ainsi l’espace pour un binôme supplémentaire et mouvant : Tomizawa/le spectateur, Hayashi/le spectateur, soit la relation visée ici en dernière instance par sa mise en scène.
2. Si dans le monde d’Ozu, chacun n’est que l’horizon de l’autre, sa projection à l’identique, jusque dans l’urbanisme de Bonjour fait de maisons toutes semblables et comme en miroir, quelle perspective alors sinon celle d’une stricte reproduction sociale ? Quel avenir pour le jeune colporteur sinon le présent du vieux ? Quelle vieillesse pour l’employé sinon celle du retraité qu’il a sous les yeux ? Quelle vie pour les deux enfants de Bonjour sinon celle de leur père (et ce « tel père, tel fils » est très précisément le sujet de Gosses de Tokyo, dont Bonjour passe pour une sorte de remake [5]) ?

Pour ne citer que celui-là, Fleurs d’équinoxe, le premier film en couleurs d’Ozu (1958), offre une variante et une échappatoire au dispositif des personnages en miroir : au début et pendant longtemps, un père s’oppose au mariage de sa fille avec le jeune homme qu’elle aime. Sa décision semble inflexible et incontestée. Un jour, il reçoit à son bureau la visite d’un ami, incarné par Chishu Ryu, l’acteur fétiche d’Ozu (son double ?). Les deux hommes passent au petit salon et s’assoient l’un en face de l’autre [6]. Étranges regards caméra en champs/contrechamps, retour de l’effet de ressemblance. Le visiteur raconte qu’il s’est opposé au mariage de sa fille, celle-ci a alors fugué, vivant aujourd’hui avec l’homme de son choix et loin de son père, resté seul. Ainsi la ressemblance se double-t-elle ici d’un avertissement donné au père intraitable : lui aussi « voit » son avenir en l’autre (cet autre lui-même), libre à lui de tenir compte de ce signal et de réviser sa position. Sous l’effet (souterrain) de cette visite et suite à une discussion décisive avec sa femme, le père concèdera enfin à sa fille le droit à l’expression de son désir, sachant détourner pour lui-même un destin de solitude autrement tout tracé et heureusement entr’aperçu.

Il existe parfois une marge de manœuvre, un espace de liberté pour qui sait changer, bifurquer et ne pas rester figé. Dans Bonjour, le père cèdera lui aussi en réalisant le désir des enfants d’avoir une télévision, préservant ainsi l’unité de la cellule familiale, et pour lui-même peut-être sa place à l’avenir au sein de cette cellule. Mais Bonjour en témoigne, ce sont les enfants, vierges un temps de toute empreinte sociale, qui semblent les plus à même de déjouer la reproduction et la répétition, d’inventer l’avenir. L’enfant, selon Ozu, contient la promesse toujours fragile et chaque fois renouvelée de savoir échapper au devenir machinal qui a rattrapé ses parents, de savoir faire « l’école buissonnière » et de trouver un chemin singulier. Mais la porte reste étroite pour se soustraire à terme à cette fatalité du double figurée au bout du compte par la séquence du bar : la fin de Gosses de Tokyo ne dit-elle pas que les enfants rebelles ont compris et intégré la règle du jeu à laquelle se plie déjà leur père, employé et « serviteur » de son patron ? Et la révolte des enfants de Bonjour, même si la cause est juste, n’a-t-elle pas aussi pour but et finalité d’acquérir comme les autres une télévision, c’est-à-dire d’accéder à une nouvelle forme de la ressemblance et de la reproduction à l’identique ?

Décidément, Bonjour a beau être un film « pour rire », c’est aussi une comédie sérieuse faite avec la matière pas très gaie d’une organisation sociale rigide, incapable d’accéder par elle-même au changement et à la transformation.