La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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SUJETS HLP terminales
S’EXERCER : des propositions de sujets

Propositions d’oeuvres et d’extraits pour s’exercer

  • Hegel, La Philosophie de l’histoire (1837).
  • Alain, Mars ou la guerre jugée (1921).

ALAIN, Mars ou la guerre jugée (1936) XI.

++++La guerre est incompatible avec la justice.

Un journal a raconté l’histoire d’un fantassin, père de famille et deux fois cité pour son courage, qui, revenant à la tranchée avec des vivres, entra dans un abri pour laisser passer un moment dangereux et par malheur s’y endormit ; à la suite de quoi il fut accusé d’avoir abandonné son poste devant l’ennemi, et finalement fusillé. Je, prends le fait pour vrai, car j’en ai entendu conter bien d’autres du même genre. Ce qui m’étonne, c’est que le journaliste qui racontait cette histoire voulait faire entendre que de telles condamnations sont atroces et injustifiables ; en quoi il se trompe, car c’est la guerre qui est atroce et injustifiable ; et, dès que vous acceptez la guerre, vous devez accepter cette méthode de punir.
Le refus d’obéir est rare, surtout dans l’action ; ce qui est plus commun, c’est la disposition à s’écarter des régions les plus dangereuses, en inventant quelque prétexte, comme d’accompagner un blessé ; d’autant qu’il est bien facile aussi de perdre sa route ; quant à la fatigue, il n’est pas nécessaire de l’inventer. D’après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puissance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l’eau dans la terre, justement dans les moments où l’on a un pressant besoin de tous les combattants ; j’ajoute que c’est ce que l’on voit si l’on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même.
Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s’il ne se trouve pas où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l’excuse paraîtra toujours bonne au poltron ; il aura quelque espérance d’échapper au châtiment ; et cette espérance, jointe à la peur, suffit pour détourner imperceptiblement du devoir strict l’homme isolé à chacun de ses pas. Il faut donc que celui qui n’est pas où il doit être ne puisse invoquer ni une défaillance d’un moment, ni une fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable ; d’où la nécessité de punir sans aucune pitié, d’après le fait, sans tenir compte des raisons.
Le spectateur éloigné ne peut comprendre ces choses, parce qu’il croit, d’après les récits des combattants eux-mêmes, que les hommes n’ont d’autre pensée que de courir à l’ennemi. J’ajoute que les pouvoirs ont un intérêt bien clair à faire croire cela ; car on aurait honte, à l’arrière, de réclamer une paix seulement passable, quand les combattants sont décidés à mourir. Mais, à ceux qui ont la charge de pousser les hommes au combat, l’art militaire a bientôt durement rappelé ses règles séculaires, qui ont pour objet d’enlever au combattant toute espèce d’espérance hors des chances du combat. Au surplus, qu’il s’agisse de faire un exemple ou de chasser l’ennemi de ses tranchées, l’homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n’est pas étonnant que l’on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants.
Mais si l’homme a fait ses preuves ? Il n’y a point de preuves, et l’expérience fait voir que tel qui s’est bien conduit quand il était entouré et surveillé. sans compter l’entraînement de l’action, est capable aussi de s’abriter un peu trop vite, s’il est seul. Il faut dire aussi que les épreuves répétées, auxquelles se joint la fatigue, épuisent souvent le courage. Eût-on fait merveilles, il faut souvent recommencer encore et encore ; et c’est un des problèmes de l’art militaire de soutenir l’élan des troupes bien au-delà des limites que chacun des combattants s’est fixées. Il est ordinaire que celui qui a gagné la croix essaie de vivre désormais sur sa réputation sans trop risquer. Ainsi le bon sens vulgaire, qui veut que l’on tienne compte des antécédents, est encore redressé, ici, par l’inflexible expérience et la pressante nécessité. C’est pourquoi des exécutions précipitées, effrayantes et même révoltantes, ne me touchent pas plus que la guerre elle-même, dont elles sont l’inévitable conséquence. Il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l’humanité.

  • Remarque, À l’Ouest, rien de nouveau (1929).
  • Hemingway, L’Adieu aux armes (1929).
     Film de Franck Borzage 1932
  • Giono, Le Grand Troupeau (1931).
  • Faulkner, Le Bruit et la Fureur (1931).
  • Céline, Voyage au bout de la nuit (1932).
  • Malraux, La Condition humaine (1933).
  • Giraudoux,La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935).
  • Mitchell, Autant en emporte le vent (1936).
  • Martin du Gard, Les Thibault (1922-1940) : L’Été 1914 (1936).
  • Malraux, L’Espoir (1937).
  • Romains, Verdun (1938).
  • Éluard, « La Victoire de Guernica » (1938) dans Cours naturel.
  • Nizan, La Conspiration (1938).
  • Boris Vian

Boris VIAN

++++Les Fourmis (1946)

On est arrivés ce matin et on n’a pas été bien reçus, car il n’y avait personne sur la plage que des tas de types morts ou des tas de morceaux de types, de tanks et de camions démolis. Il venait des balles d’un peu partout et je n’aime pas ce désordre pour le plaisir. On a sauté dans l’eau, mais elle était plus profonde qu’elle n’en avait l’air et j’ai glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était juste derrière moi a eu les trois quarts de la figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j’ai gardé la boîte de conserves en souvenir. J’ai mis les morceaux de sa figure dans mon casque et je les lui ai donnés, il est reparti se faire soigner, mais il a l’air d’avoir pris le mauvais chemin parce qu’il est entré dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied et je ne crois pas qu’il y voie suffisamment au fond pour ne pas se perdre.
J’ai couru ensuite dans le bon sens et je suis arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine figure. J’ai essayé d’engueuler le type, mais la mine n’en avait laissé que des morceaux pas pratiques à manœuvrer, alors j’ai ignoré son geste, et j’ai continué.
Dix mètres plus loin, j’ai rejoint trois autres gars qui étaient derrière un bloc de béton et qui tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient en sueur et trempés d’eau et je devais être comme eux, alors je me suis agenouillé et j’ai tiré aussi. Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n’avait pas l’air content et il a vite été s’étendre sur le sable, la bouche ouverte et les bras en avant. Il a dû salir le sable pas mal. C’était un des seuls coins qui restaient propres.
De là notre bateau échoué avait l’air d’abord complètement idiot, et puis il n’a plus même eu l’air d’un bateau quand les deux obus sont tombés dessus. Ça ne m’a pas plu, parce qu’il restait encore deux amis dedans, avec les balles reçues en se levant pour sauter. J’ai tapé sur l’épaule des trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : « Venez, allons-y. » Bien entendu, je les ai fait passer d’abord et j’ai eu le nez creux parce que le premier et le second ont été descendus par les deux autres qui nous canardaient, et il en restait seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n’a pas eu de veine, sitôt qu’il s’est débarrassé du plus mauvais, l’autre a juste eu le temps de le tuer avant que je m’occupe de lui.
Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches. Je l’ai orientée dans l’autre sens et j’ai appuyé, mais j’ai vite arrêté parce que ça me cassait les oreilles et aussi elle venait de s’enrayer. Elles doivent être réglées pour ne pas tirer dans le mauvais sens.
Là, j’étais à peu près tranquille. Du haut de la plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça fumait dans tous les coins et l’eau jaillissait très haut. On voyait aussi les éclairs des salves des gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de la tête avec un drôle de bruit sourd, comme un cylindre de son grave foré dans l’air.
Le capitaine est arrivé. On restait juste onze. Il a dit que c’était pas beaucoup mais qu’on se débrouillerait comme ça. Plus tard, on a été complétés. Pour l’instant, il nous a fait creuser des trous ; pour dormir, je pensais, mais non, il a fallu qu’on s’y mette et qu’on continue à tirer.
Heureusement, ça s’éclaircissait. Il en débarquait maintenant de grosses fournées des bateaux, mais les poissons leur filaient entre les jambes pour se venger du remue-ménage et la plupart tombaient dans l’eau et se relevaient en râlant comme des perdus. Certains ne se relevaient pas et partaient en flottant avec les vagues et le capitaine nous a dit aussitôt de neutraliser le nid de mitrailleuses, qui venait de recommencer à taper, en progressant derrière le tank.
On s’est mis derrière le tank. Moi le dernier parce que je ne me fie pas beaucoup aux freins de ces engins-là. C’est plus commode de marcher derrière un tank tout de même parce qu’on n’a plus besoin de s’empêtrer dans les barbelés et les piquets tombent tout seuls. Mais je n’aimais pas sa façon d’écrabouiller les cadavres avec une sorte de bruit qu’on a du mal à se rappeler - sur le moment, c’est assez caractéristique.

  • S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force (1940).

La force

++++Abuser de la force : de la force à la violence

A force d’être aveugle, le destin établit une sorte de justice, aveugle elle aussi, qui punit les hommes armés, de la peine du talion ; l’Iliade l’a formulée longtemps avant l’Evangile, et presque dans les mêmes termes : Arès est équitable, et il tue ceux qui tuent. Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent. Ils ne se croient pas de la même espèce ; ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n’est regardé comme tel. Celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. Leur arme s’enfonce dans un ennemi désarmé qui est à leurs genoux ; ils triomphent d’un mourant en lui décrivant les outrages que son corps va subir ; Achille égorge douze adolescents troyens sur le bûcher de Patrocle aussi naturellement que nous coupons des fleurs pour une tombe. En usant de leur pouvoir, ils ne se doutent jamais que les conséquences de leurs actes les feront plier à leur tour. Quand on peut d’un mot faire taire, trembler, obéir un vieillard, réfléchit-on que les malédictions d’un prêtre ont de l’importance aux yeux des devins ? S’abstient-on d’enlever la femme aimée d’Achille, quand on sait qu’elle et lui ne pourront qu’obéir ? Achille, quand il jouit de voir fuir les misérables Grecs, peut-il penser que cette fuite, qui durera et finira selon sa volonté, va faire perdre la vie à son ami et à lui-même ? C’est ainsi que ceux à qui la force est prêtée par le sort périssent pour y trop compter. Il ne se peut pas qu’ils ne périssent. Car ils ne considèrent pas leur propre force comme une quantité limitée, ni leurs rapports avec autrui comme un équilibre entre forces inégales. Les autres hommes n’imposant pasà leurs mouvements ce temps d’arrêt d’où seul procèdent nos égards envers nos semblables, ils en concluent que le destin leur a donné toute licence, et aucune à leurs inférieurs. Dès lors ils vont au-delà de la force dont ils disposent. Ils vont inévitablement au-delà, ignorant qu’elle est limitée. Ils sont alors livrés sans recours au hasard, et les choses ne leur obéissent plus. Quelquefois le hasard les sert ; d’autres fois il leur nuit ; les voilà exposés nus au malheur, sans l’armure de puissance qui protégeait leur âme, sans plus rien désormais qui les sépare des larmes. Ce châtiment d’une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l’abus de la force, fut l’objet premier de la méditation chez les Grecs. Il constitue l’âme de l’épopée ; sous le nom de Némésis, il est le ressort des tragédies d’Eschyle ; les Pythagoriciens, Socrate, Platon, partirent de là pour penser l’homme et l’univers. La notion en est devenue familière partout où l’hellénisme a pénétré. C’est cette notion grecque peut-être qui subsiste, sous le nom de kharma, dans des pays d’Orient imprégnés de bouddhisme ; mais l’Occident l’a perdue et n’a plus même dans aucune de ses langues de mot pour l’exprimer ; les idées de limite, de mesure, d’équilibre, qui devraient déterminer la conduite de la vie, n’ont plus qu’un emploi servile dans la technique. Nous ne sommes géomètres que devant la matière ; les Grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la vertu.
L’iliade ou le poème de la force

Texte S. Weil

++++La misère de l’homme

On n’a jamais exprimé avec tant d’amertume la misère de l’homme, qui le rend même incapable de sentir sa misère. La force maniée par autrui est impérieuse sur l’âme comme la faim extrême, dès qu’elle consiste en un pouvoir perpétuel de vie et de mort. Et c’est un empire aussi froid, aussi dur que s’il était exercé par la matière inerte.
L’homme qui se trouve partout le plus faible est au coeurdes cités aussi seul, plus seul que ne peut l’être l’homme perdu au milieu d’un désert.
Deux tonneaux se trouvent placés au seuil de Zeus, Où sont les dons qu’il donne, mauvais dans l’un, bons dans l’autre… A qui il fait des dons funestes, il l’expose aux outrages ;
L’affreux besoin le chasse au travers de la terre divine ; Il erre et ne reçoit d’égards ni des hommes ni des dieux.
L’iliade ou le poème de la force

Texte à mettre en perspective avec les Pensées de Pascal sur la misère de l’homme

  • McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire (1940).
  • Éluard, Poésie et Vérité (1942).
  • Camus, La Peste (1947).
  • Antelme, L’Espèce humaine (1947).
  • Klemperer, LTI, La langue du Troisième Reich (1947).
  • Sartre, Les Mains sales (1948).
  • D. Lessing, Vaincue par la brousse (1950).
  • Camus, L’Homme révolté (1951).
  • D. Lessing, Les enfants de la violence (1952-1989).
  • Pasternak, Docteur Jivago (1957).
  • Arendt, Les Origines du totalitarisme (1961).

La violence

++++ la fureur

"La violence n’est pas plus bestiale qu’irrationnelle. [...]
Dire que la violence procède souvent de la fureur est un lieu commun, et certes la fureur peut avoir un caractère irrationnel et pathologique, mais il en va de même de toute émotion humaine. On peut certainement créer des conditions susceptibles d’aboutir à une déshumanisation de l’homme – comme les camps de concentration, la torture, la famine – mais cela ne signifie pas qu’il puisse par là devenir semblable à un animal ; dans des conditions de ce genre, ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le plus clair de la déshumanisation. La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telles ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales qu’il paraît impossible de modifier. C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué ; cette réaction ne se produit nullement parce que nous avons le sentiment d’être personnellement victimes de l’injustice, comme peut le prouver toute l’histoire des révolutions, où le mouvement commença à l’initiative de membres des classes supérieures qui conduisirent la révolte des opprimés et des misérables. En face d’événements ou de conditions sociales révoltantes, il est terriblement tentant d’avoir recours à la violence, du fait de sa promptitude et de son immédiateté propre. Agir avec une rapidité délibérée, c’est aller en fait contre les caractéristiques naturelles de la fureur et de la violence, mais cela ne les rend pas irrationnelles. Au contraire, on peut se trouver, dans la vie publique comme dans la vie privée, en face de situations où la rapidité même d’un acte violent peut constituer la seule réponse appropriée. Ce n’est pas la décharge affective qui importe en ces cas, et que l’on aurait pu tout aussi bien obtenir en frappant sur la table ou en faisant claquer la porte. L’important est qu’en certaines circonstances, la violence – l’acte accompli sans raisonner, sans parler, sans réfléchir aux conséquences – devient l’unique façon de rééquilibrer les plateaux de la justice. [...] Dans ce cas, la fureur, et la violence dont elle s’accompagne parfois – mais pas toujours -, font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l’homme n’aboutirait qu’à le déshumaniser ou le déviriliser. Il est indéniable que des actes de cette espèce, où des hommes s’arrogent le droit de se faire eux-mêmes justice, sont en opposition formelle avec les lois qui régissent les sociétés civilisées ; mais leur caractère anti-politique [...] ne signifie pas que ces actes soient « inhumains » ou « purement » émotifs.
L’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. Face à une « tragédie insupportable », le « détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants », c’est-à-dire lorsqu’ils ne sont pas le fruit du contrôle de soi, mais le résultat d’une évidente incompréhension. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été « touché par l’émotion » ; et ce qui s’oppose à l’ « émotionnel », ce n’est en aucune façon le « rationnel », quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment. La fureur et la violence ne deviennent irrationnelles qu’à l’instant où elles s’en prennent à des leurres."

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 162-164.

++++Pouvoir et violence

"Il n’y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusivement fondé sur l’emploi des moyens de la violence. Même le chef d’un régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument de gouvernement, a besoin, pour son pouvoir, d’une base : la police secrète et son réseau d’indicateurs. Seule la constitution d’une armée de robots, qui éliminerait complètement, comme nous l’avons indiqué, le facteur humain, et permettrait à un homme de détruire quiconque, en pressant simplement sur un bouton, pourrait permettre de modifier cette prééminence fondamentale du pouvoir sur la violence. Le genre de domination le plus despotique que l’on ait pu concevoir, celui des maîtres sur leurs esclaves, qui leur furent toujours très supérieurs en nombre, ne reposait pas lui-même sur des moyens de contrainte particulièrement puissants, mais sur la supériorité de l’organisation du pouvoir – c’est-à-dire sur la solidarité organisée des maîtres[1]. Les hommes isolés, qui ne peuvent avoir recours à l’appui de leurs semblables, n’ont jamais disposé d’un pouvoir suffisant pour se servir avec succès de la violence. Ainsi, dans le domaine des affaires intérieures, la violence constitue-t-elle la dernière instance du pouvoir contre les criminels ou les rebelles – c’est-à-dire contre des individus isolés qui, pour ainsi dire, refusent de se soumettre aux décisions de la majorité. Quant aux opérations de guerre, nous avons pu voir, au Viêt-nam, qu’une énorme supériorité dans les moyens de la violence peut s’avérer impuissante face à un ennemi mal équipé, mais fort bien organisé et disposant d’une puissance supérieure. Cette leçon n’est pas nouvelle ; c’est celle de toutes les guerres qui prennent la forme d’opérations de guérillas, leçon au moins aussi ancienne que la défaite subie en Espagne par les armées de Napoléon, jusqu’alors invaincues.
Pour reprendre un instant le langage conceptuel, nous dirons que le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir. Ce qui exige ainsi une justification extérieure ne saurait représenter le principe constitutif essentiel. Dans les deux sens du terme, la fin de la guerre est la paix ou la victoire, mais il est impossible de dire ce que devra être la fin de la paix. La paix est un absolu, en dépit du fait que les périodes de guerre, au cours de l’histoire, aient presque toujours dépassé la durée des périodes de paix. Le pouvoir appartient à la même catégorie : on peut dire qu’il trouve « en lui-même sa propre fin ». (Certes, cela n’empêche pas les gouvernements d’avoir une certaine politique et de se servir de leur pouvoir en vue d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Mais la structure du pouvoir lui-même est antérieure à ces buts et leur survit, de sorte que, loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fin et de moyens.) Et comme le gouvernement est essentiellement un pouvoir organisé et institutionnalisé, la question que l’on entend poser fréquemment : « Quelle est la raison d’être du gouvernement ? » n’a en fin de compte guère de sens. On pourra donner une réponse qui appellera elle-même d’autres questions, comme lorsqu’on dit qu’il s’agit de permettre aux hommes de vivre ensemble, ou encore qui sera dangereusement utopique, comme de promouvoir le bonheur, ou de réaliser une société sans classes, ou quelque autre type d’idéal non politique qui, si l’on cherche à le réaliser pour de bon, conduira inévitablement à la tyrannie.
Le pouvoir peut se passer de toute justification du fait qu’il est inséparable de l’existence des communautés politiques ; mais ce qui lui est indispensable, c’est la légitimité. Vouloir faire de ces deux termes des synonymes est une source d’erreurs et de confusions non moins graves que le fait de confondre, ce qui est courant, le soutien avec l’obéissance. Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l’action qui est susceptible de le suivre. Lorsque la légitimité est contestée, elle cherche à faire appel au passé, tandis que la justification se réfère à un objectif dont la réalisation se situe dans le futur. La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime. Plus les objectifs invoqués se trouvent à lointaine échéance, moins la justification paraîtra convaincante. Nul ne conteste l’utilisation de la violence dans le cas de la légitime défense, car le danger est non seulement évident, mais immédiat, et la fin justifiant les moyens est évidente.
Le pouvoir et la violence, tout en étant des phénomènes distincts, ont habituellement des manifestations communes. Dans tous les cas où l’on voit apparaître cette combinaison, le pouvoir est, comme nous l’avons vu, le facteur premier et prédominant. La situation est cependant totalement différente lorsqu’on se trouve en face de ces deux phénomènes à l’état pur – par exemple en cas d’invasion étrangère et d’occupation. Nous avons vu que l’assimilation courante du pouvoir et de la violence procède du fait que le gouvernement est défini par la domination de l’homme par l’homme par les moyens de la violence. Si le conquérant étranger ne trouve en face de lui qu’un gouvernement faible et une nation inaccoutumée à l’exercice du pouvoir politique, il lui sera facile d’imposer une telle domination. Dans tous les autres cas, cela s’avèrera d’une difficulté extrême, et l’envahisseur-occupant s’efforcera immédiatement d’installer un gouvernement à sa dévotion, c’est-à-dire de trouver un pouvoir autochtone susceptible de soutenir sa domination. La confrontation récente entre les chars russes et la résistance, totalement non violente, du peuple tchécoslovaque constitue un exemple typique de l’opposition entre la violence et le pouvoir à l’état pur. Mais si, dans un tel cas, la domination est difficile à établir, les difficultés ne sont pourtant pas insurmontables. Rappelons-nous que la violence ne dépend ni de l’opinion, ni du nombre, mais des instruments dont elle peut disposer, et, comme nous l’indiquions plus haut, les instruments de la violence, comme tous les autres outils, accroissent et multiplient les forces humaines. Ceux qui s’opposent à la violence avec les seules ressources du pouvoir ne tardent pas à découvrir qu’il leur faut affronter, non pas des hommes mais des engins faits de main d’homme, dont l’efficacité destructrice et inhumaine s’accroît en proportion de la distance qui sépare les antagonistes. Le pouvoir peut toujours être détruit par la violence ; l’ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du fusil, qui impose l’obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du pouvoir.
L’issue d’un affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si la stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses, qui a été utilisée avec succès par Gandhi, avait trouvé en face d’elle, au lieu de l’Angleterre, la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, ou même le Japon d’avant-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation, mais bien par les massacres et la soumission. Toutefois, l’Angleterre en Inde, ou la France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu’aux extrêmes limites de la force. Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre. [...] On peut obtenir la victoire en se servant de la violence comme d’un substitut du pouvoir, mais le prix qu’il faut payer est très élevé ; car il n’est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le vainqueur, qui voit s’affaiblir son propre pouvoir. Tel est plus particulièrement le cas lorsque le vainqueur bénéficie, sur le plan intérieur, d’un régime constitutionnel. [...] On a souvent dit que l’impuissance engendre la violence, et c’est tout à fait exact sur un plan psychologique, tout au moins dans le cas d’individus possédant une certaine force, physique ou morale. Ce qu’il faut remarquer, dans le domaine politique, c’est qu’un pouvoir qui se sent diminué est tenté de compenser par la violence cette perte de pouvoir. [...] Lorsque la violence n’est plus soutenue ni limité par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir.
Le facteur de désagrégation interne dont s’accompagne la victoire de la violence sur le pouvoir est particulièrement évident dans le cas où la terreur est utilisée pour maintenir une domination [...]. La terreur ne se ramène pas à la violence ; il s’agit de la forme de gouvernement qui s’instaure lorsque la violence, après avoir abouti à la destruction de tout pouvoir, se refuse à abdiquer et affirme au contraire son emprise. On a souvent remarqué que l’efficacité de la terreur dépend presque totalement du degré d’atomisation de la société. Toute forme d’opposition organisée doit disparaître avant que la terreur n’atteigne à son plus violent déchaînement. [...] La différence fondamentale entre une domination totalitaire, fondée sur la violence, et des dictatures ou tyrannies, établies par la violence, est que la première s’attaque non seulement à ses adversaires, mais tout aussi bien à ses amis ou partisans, car tout pouvoir l’effraie, même celui que peuvent détenir ses alliés. La terreur atteint son point culminant lorsque l’État policier commence à dévorer ses propres enfants, lorsque le bourreau d’hier devient la victime du jour. Et c’est aussi le moment où le pouvoir disparaît totalement. [...]
En résumé, il ne suffit pas de dire que, dans le domaine politique, il ne faut pas confondre pouvoir et violence. Le pouvoir et la violence s’opposent par leur nature même ; lorsque l’un des deux prédomine de façon absolue, l’autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition du pouvoir. Il en résulte que la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence. Parler d’un pouvoir non-violent est une tautologie."


Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 150-157.

  • Grossman, Vie et Destin (1962).
  • Chalamov, Récits de la Kolyma (1966).
    "Lettre de 1966 : « Je ne partage pas l’idée de la permanence du roman, de la forme romanesque. Le roman est mort. C’est justement pourquoi les écrivains s’acharnent à se justifier, affirmant que tout est pris sur le vif, que noms de famille eux-mêmes sont conservés. Le lecteur qui a vécu Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, qui a été témoin de la guerre, verra dans toute fiction une offense. Pour la prose d’aujourd’hui, pour celle de demain, l’important est de dépasser les limites et les formes de la littérature.
  • Arendt, « Sur la violence » (1970), in Du mensonge à la violence.
  • Gary, Chien blanc (1970).
  • Tournier, Le Roi des Aulnes (1970).
  • N. Mandelstam, Contre tout espoir (1972).
    Natalia Leclerc,« Nadejda Mandelstam — gardienne de la mémoire », ILCEA [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 02 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/ilcea/4277 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.4277
    « En Russie, on meurt sans rien dire » écrit Nadejda Mandelstam (2013a : 165). C’est ce problème qu’elle affronte dans Contre tout espoir, ses mémoires publiés d’abord en anglais sous le titre Hope against Hope et Hope Abandoned, dans les années 1970, puis en Russie au moment de la perestroïka.
  • Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (1973).
  • Morante, La Storia (1974).
  • Perec, W ou le souvenir d’enfance (1974).
  • Levi, Le Système périodique (1975).
  • Lefort, Un Homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag (1976).
  • Semprun, L’Écriture ou la vie (1996).

Valéry, « Le cimetière marin » (1920), dans Charmes.

Texte Valéry

++++ LE CIMETIÈRE MARIN

Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλεῖ μαχανάν.
Pindare, Pythiques, III.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Ramuz, La Grande Peur dans la montagne (1926).
 Parcours sur Ramuz cndp Paris

Huxley, Le Meilleur des mondes (1932).
Watsuji, Fûdo, le milieu humain (1935).
Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939).

Ponge, Le Parti pris des choses (1942).

Barjavel, Ravage (1943). Cassirer, Essai sur l’homme (1944).

Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).

  • ADORNO

Textes Adorno

++++Texte extrait de :Minima moralia
Réflexions sur la vie mutilée, §68, Payot, 2003

Les humains te regardent - L’indignation que suscitent les cruautés commises diminue à mesure que les victimes cessent de ressembler aux lecteurs normaux, qu’elles sont plus brunes, « plus sales », plus proches des « Dagos » . Voilà qui éclaire autant sur les atrocités que sur les spectateurs. Peut être la schématisation sociale de la perception est elle ainsi faite chez les antisémites qu’ils ne voient plus du tout les Juifs comme des hommes. L’assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogromes. Leur éventualité est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui ci repousse ce regard - « ce n’est qu’un animal » - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur des hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer que « ce n’est qu’un animal », car même devant un animal ils ne pouvaient le croire entièrement. Dans la société répressive la notion d’homme est elle même une parodie de la ressemblance de celui ci avec Dieu. Le propre du mécanisme de la « projection pathique » est de déterminer les hommes détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image, au lieu de refléter eux-mêmes l’humain comme une différence. C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative constamment répétée, dans une folie croissante pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque.

Borges, Fictions (1944).
 Jorge Luis Borges(1899-1986) La bibliothèque e(s)t le labyrinthe
par Michel Petroff
Bibliothèque publique et universitaire Ville de Genève
Département des affaires culturelles

  • René Char

Texte
René CHAR, Fureur et mystère, « Feuillets d’Hypnos », fragment 128, 1948.

De 1941 à 1944, René Char tient un rôle actif dans la Résistance. Dans « Feuillets d’Hypnos », écrit entre 1943 et 1944, le poète témoigne de son engagement à travers des fragments poétiques qui prennent parfois la forme de courts récits.

++++Qu’est-ce que résister ?

Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de SS et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne. Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les SS avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où estil ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains
communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les SS, les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.
J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice *.
[* N’était-ce pas le hasard qui m’avait choisi pour prince ce jour-là plutôt que le cœur
mûri pour moi de ce village ? (1945.)]

++++QUESTIONS

Interprétation littéraire
D’où vient l’émotion qui se dégage de ce texte ?
Essai philosophique
Comment résister à un agresseur sans recourir à la violence ?
Pour construire votre réponse, vous vous référerez au texte ci-dessus, ainsi qu’aux
lectures et connaissances, tant littéraires que philosophiques, acquises durant
l’année

Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949).

Orwell, 1984 (1949).

Vercors, Les Animaux dénaturés (1952).

Heidegger, La Question de la technique (1954), dans Essais et conférences.

Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955).

Arendt, Condition de l’homme moderne (1958).

Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958).

Duras, Hiroshima mon amour (1960).

Asimov, Les Robots (1967).

Barjavel, La Nuit des temps (1968).

Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).

Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972).

Jonas, Le Principe Responsabilité (1979).

Maldiney, Penser l’homme et la folie (1991).

Koltès, Quai Ouest (1985).

Bonnefoy, Les Planches courbes (1988).

Murdoch, Le Chevalier vert (1993).

Serres, Petite Poucette (2012).