La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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TEXTES sur la sensibilité

TEXTES

  • L’amour propre

On ne comprend pas d’abord comment il s’est pu former des sociétés, des républiques et des royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à l’union, et qui ne tendent qu’à se détruire les uns les autres ; mais l’amour-propre qui est la cause de cette guerre saura bien le moyen de les faire vivre en paix. Il aime la domination, il aime à s’assujettir tout le monde, mais il aime encore plus la vie et les commodités, et les aises de la vie, que la domination ; et il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés à se laisser dominer, et sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le mieux. Chacun se voit donc dans l’impuissance de réussir par la force dans les desseins que son ambition lui suggère, et appréhende même justement de perdre par la violence des autres les biens essentiels qu’il possède. C’est ce qui oblige d’abord à se réduire au soin de sa propre conservation, et l’on ne trouve point d’autre moyen pour cela que de s’unir avec d’autres hommes pour repousser par la force ceux qui entreprendraient de nous ravir la vie ou les biens. Et pour affermir cette union on fait des lois, et on ordonne des châtiments contre ceux qui les violent. Ainsi par le moyen des roues et des gibets qu’on établit en commun, on réprime les pensées et les desseins tyranniques de l’amour-propre de chaque particulier. La crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile, et le premier frein de l’amour-propre.

Pierre Nicole, Essais de morale, contenus en divers traités sur plusieurs devoirs importants (1675), G. Desprez, Paris, 1701, volume III, p. 151-156.

  • L’amour propre

La connaissance de soi, Monseigneur, n’eût pas été difficile si l’homme fût demeuré dans l’état de son innocence ; car ses paroles auraient toujours été l’image de ses pensées, et ses actions celle de ses désirs et de ses intentions. Mais depuis qu’il s’est mis en la place de Dieu, qui devait être l’objet unique de son amour, et qu’il est devenu amoureux et adorateur de lui-même ; depuis que son intérêt est la règle de ses actions et le maître de sa conduite ; son cœur qui se laissait voir, se cache dans sa profondeur et apprend à l’homme à y cacher ses desseins. De sorte que l’homme s’étant instruit et perfectionné depuis tant de siècles, en l’art de dissimuler et de feindre, ce long usage de feintes et d’artifices lui a donné une pente presque invincible à se déguiser. Il a été forcé en quelque manière de se servir de ruses et de finesses, parce que son amour-propre, qui lui est si cher, est si odieux aux autres qu’il n’ose se montrer tel qu’il est, de peur de trahir ses propres desseins ; il est même obligé, pour les faire réussir, de se présenter aux autres sous plusieurs figures différentes qu’il sait leur être agréables, et de donner la gêne à son esprit pour imaginer celles qui sont les plus propres à le faire paraître entièrement dévoué à leurs intérêts. De là vient que tous les hommes sont autant d’énigmes qu’il est si malaisé d’expliquer, et que ce qui paraît de l’homme est si différent de l’homme.

Jacques Esprit, La Fausseté des vertus humaines, P. Mortier, Amsterdam, 1710, p. V-VI.

-*Sentir au commencement

On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains ; on peut s’en nourrir sans parler : on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques.

Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

  • Paradoxe sur le comédien Diderot

Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, son ouvrage, écrit d’un style tourmenté, obscur, entortillé, boursouflé, est plein d’idées communes. Au sortir de cette lecture, un grand comédien n’en sera pas meilleur, et un pauvre acteur n’en sera pas moins mauvais. C’est à la nature à donner les qualités de la personne, la figure, la voix, le jugement, la finesse. C’est à l’étude des grands modèles, à la connaissance du coeur humain, à l’usage du monde, au travail assidu, à l’expérience, et à l’habitude du théâtre, à perfectionner le don de nature. Le comédien imitateur peut arriver au point de rendre tout passablement ; il n’y a rien ni à louer, ni à reprendre dans son jeu.
SECOND INTERLOCUTEUR.
Ou tout est à reprendre.
PREMIER INTERLOCUTEUR.
Comme vous voudrez. Le comédien de nature est souvent détestable, quelquefois excellent. En quelque genre que ce soit, méfiez-vous d’une médiocrité soutenue. Avec quelque rigueur qu’un débutant soit traité, il est facile de pressentir ses succès à venir. Les huées n’étouffent que les ineptes. Et comment la nature sans l’art formerait-elle un grand comédien, puisque rien ne se passe exactement sur la scène comme en nature, et que les poèmes dramatiques sont tous composés d’après un certain système de principes ? Et comment un rôle serait-il joué de la même manière par deux acteurs différents, puisque dans l’écrivain le plus clair, le plus précis, le plus énergique, les mots ne sont et ne peuvent être que des signes approchés d’une pensée, d’un sentiment, d’une idée ; signes dont le mouvement, le geste, le ton, le visage, les yeux, la circonstance donnée, complètent la valeur ? Lorsque vous avez entendu ces mots :

Que fait là votre main ?
... Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse. [1]

Que savez-vous ? Rien. Pesez bien ce qui suit, et concevez combien il est fréquent et facile à deux
interlocuteurs, en employant les mêmes expressions, d’avoir pensé et de dire des choses tout à fait différentes. L’exemple que je vous en vais donner est une espèce de prodige ; c’est l’ouvrage même de votre ami. Demandez à un comédien français ce qu’il en pense, et il conviendra que tout en est vrai. Faites la même question à un comédien anglais, et il vous jurera by God, qu’il n’y a pas une phrase à changer, et que c’est le pur évangile de la scène. Cependant comme il n’y a presque rien de commun entre la manière d’écrire la comédie et la tragédie en Angleterre et la manière dont on écrit ces poèmes en France, puisque, au sentiment même de Garrick, celui qui sait rendre parfaitement une scène de Shakespeare ne connaît pas le premier accent de la déclamation d’une scène de Racine ; puisque enlacé parles vers harmonieux de ce dernier, comme par autant de serpents dont les replis lui étreignent la tête, les pieds, les mains, les jambes et les bras, son action en perdrait toute sa liberté : il s’ensuit évidemment que l’acteur français et l’acteur anglais qui conviennent unanimement de la vérité des principes de votre auteur ne s’entendent pas, et qu’il y a dans la langue technique du théâtre une latitude, un vague assez considérable pour que des hommes sensés, d’opinions diamétralement opposées, croient y reconnaître la lumière de l’évidence. Et demeurez plus que jamais attaché à votre maxime : Ne vous expliquez point si vous voulez vous entendre.
SECOND INTERLOCUTEUR.
Vous pensez qu’en tout ouvrage, et surtout dans celui-ci, il y a deux sens distingués, tous les deux renfermés sous les mêmes signes, l’un à Londres, l’autre à Paris ?
PREMIER INTERLOCUTEUR.
Et que ces signes présentent si nettement ces deux sens que votre ami même s’y est trompé, puisqu’en associant des noms de comédiens anglais à des noms de comédiens français, leur appliquant les mêmes préceptes, et leur accordant le même blâme et les mêmes éloges, il a sans doute imaginé que ce qu’il prononçait des uns était également juste des autres.
SECOND INTERLOCUTEUR.
Mais, à ce compte, aucun autre auteur n’aurait fait autant de vrais contre-sens.
PREMIER INTERLOCUTEUR.
Les mêmes mots dont il se sert énonçant une chose au carrefour de Bussy, et une chose différente à Drury-Lane [2], il faut que je l’avoue à regret ; au reste, je puis avoir tort. Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d’un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
SECOND INTERLOCUTEUR.
Nulle sensibilité !
PREMIER INTERLOCUTEUR.
Nulle. Je n’ai pas encore bien enchaîné mes raisons, et vous me permettrez de vous les exposer comme elles me viendront, dans le désordre de l’ouvrage même de votre ami. Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet [3], copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en
plus satisfait. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ?
Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses
élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements ; s’il y a quelque différence d’une représentation à l’autre, c’est
ordinairement à l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse.
Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon [4] ? Cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par coeur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c’est une pure affaire d’exercice et de mémoire. Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes !... Combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez !... C’est comme Le Quesnoy, à qui son ami saisissait le bras, et criait : Arrêtez ! Le mieux est l’ennemi du bien : vous allez tout gâter... Vous voyez ce que j’ai fait, répliquait l’artiste haletant au connaisseur émerveillé ; mais vous ne voyez pas ce que j’ai là, et ce que je poursuis.
Je ne doute point que la Clairon n’éprouve le tourment du Quesnoy dans ses premières tentatives ; mais la lutte passée, lorsqu’elle s’est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l’horizon ; elle est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe ; ses essais l’ont fixé sur elle. Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s’entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine.
SECOND INTERLOCUTEUR.
Rien, à vous entendre, ne ressemblerait tant à un comédien sur la scène ou dans ses études, que les enfants qui, la nuit, contrefont les revenants sur les cimetières, en élevant au-dessus de leurs têtes un grand drap blanc au bout d’une perche, et faisant sortir de dessous ce catafalque [5] une voix lugubre qui effraye les passants.
PREMIER INTERLOCUTEUR.
Vous avez raison. Il n’en est pas de la Dumesnil ainsi que de la Clairon. Elle monte sur les planches sans savoir ce qu’elle dira ; la moitié du temps elle ne sait ce qu’elle dit, mais il vient un moment sublime. Et pourquoi l’acteur différerait-il du poète, du peintre, de l’orateur, du musicien ? Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent, c’est dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus. On ne sait d’où ces traits viennent ; ils tiennent de l’inspiration. C’est lorsque, suspendus entre la nature et leur ébauche, ces génies portent alternativement un oeil attentif sur l’une et l’autre ; les beautés d’inspiration, les traits fortuits qu’ils répandent dans leurs ouvrages, et dont l’apparition subite les étonne eux-mêmes, sont d’un effet et d’un succès bien autrement assurés que ce qu’ils y ont jeté de boutade. C’est au sang-froid à tempérer le délire de l’enthousiasme. Ce n’est pas l’homme violent qui est hors de lui-même qui dispose de nous ; c’est un avantage réservé à l’homme qui se possède. Les grands poètes dramatiques surtout sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux dans le monde physique et dans le monde moral.

Diderot Paradoxe sur le comédien

  • dialogue polémique entre Rousseau et Diderot en 1755-1756
    Est analysée la logique des passions vitales et sociales. Dansl’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie,le « raisonneur violent » mis en scène par Diderot ne peut vivre sans assouvir ses pulsions, quoiqu’il se veuille rationnel et même équitable. Pour contrer le risque de dissolution de la théorie de la justice, Diderot ne voit d’autre solution que le recours à la « volonté générale » du genre humain. Mais comment le désir de faire le bien de l’espèce (ou du moins de ne pas lui nuire) peut-il contrer de manière efficace les passions violentes ? En faisant jouer « l’homme indépendant » dans le Manuscrit de Genève (dans un texte qui disparaîtra du Contrat social), Rousseau déstabilise la théorie de Diderot et en souligne les failles : rien ne sert d’invoquer la mystique du genre humain. La morale risque bien, faute de réciprocité, de n’être qu’un pacte de dupes – une disposition insensée à se faire exploiter.
  • Texte Diderot Le raisonneur violent

Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire. »
iv. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
v. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui—ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.

Dans cette scène, Kean, un célèbre acteur, conseille la jeune Anna qui souhaite devenir comédienne.

KEAN.
Oui, je suis roi, c’est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de
bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de
trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir.
Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !
ANNA. Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…
KEAN. Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix1, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.
ANNA. Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…
KEAN. Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus (2) qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready (3), pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice4, boire son miel et sa lie 20 5… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !…Mais lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière… il n’y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.
Alexandre DUMAS, Kean (1836), Acte II, scène 4.

1 “portefaix” : celui dont le métier consiste à porter des fardeaux
2 “robe de Nessus” : tunique empoisonnée reçue en cadeau par Hercule et qui lui brûle la peau
3 “à Kemble et à Macready” : acteurs rivaux de Kean
4 “calice” : vase sacré
5 “lie” : dépôt amer du vin

Questions

Première partie : interprétation littéraire
Comment la personnalité de Kean est-elle liée à son métier d’acteur ?
Deuxième partie : essai philosophique
Jouer un rôle, est-ce trahir son identité ?

  • Rousseau Le premier langage de l’homme

Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu’il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’était arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n’était pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s’étendre et à se multiplier, et qu’il s’établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l’ouïe, par des sons imitatifs : mais comme le geste n’indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles ; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité, ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, et qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite, on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, et d’une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dû être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l’usage de la parole. »

 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

« Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix : c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs : c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée, Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté bien moins naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile que la précédente, Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent ». Jean-Jacques Rousseau (1755- Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, première partie).

  • Nietzsche

Il est évident que les sentiments moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes des prédilections violentes et de fortes antipathies à l’égard de certaines actions, et que ces enfants, étant des singes de naissance, imitent les prédilections et les antipathies ; plus tard, au cours de leur existence, alors qu’ils sont pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils considèrent un examen tardif, une espèce d’exposé des motifs qui justifieraient ces prédilections et ces antipathies comme affaire de convenance. Mais cet « exposé des motifs » n’a rien à voir chez eux ni avec l’origine, ni avec le degré des sentiments : on se contente de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu’un être raisonnable connaisse les arguments de son pour et de son contre, des arguments qu’il puisse indiquer et qui soient acceptables. […]

« Fie-toi à ton sentiment ! » — Mais les sentiments ne sont rien de définitif, rien d’original ; derrière les sentiments il y a les jugements et les appréciations qui nous sont transmis sous forme de sentiments (prédilections, antipathies). L’inspiration qui découle d’un sentiment est petite-fille d’un jugement — souvent d’un jugement erroné ! — et, en tous les cas, pas d’un jugement qui te soit personnel. — C’est obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et aux grands-parents de ceux-ci, qu’aux dieux qui sont en nous, notre raison et notre expérience.

  • Nietzsche, Aurore, §34-35.

Les artistes ont intérêt à ce que l’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quand à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger.

Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, § 155, trad. R. Rovini, p. 138

  • Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1871)
  • Maupassant, Une vie (1883).
  • W. James, Précis de psychologie (1892). Les Formes multiples de l’expérience religieuse (1902).
  • Husserl, L’Idée de la phénoménologie (1907).
  • KANT § VIII.
    Apologie de la sensibilité.

Le respect de tout le monde est pour l’entendement, comme l’indique déjà la dénomination de faculté supérieure de connaître qu’on lui donne. Quiconque en voudrait faire l’éloge ne serait pas mieux venu que ce rhéteur qui avait entrepris de louer la vertu (stulte ! quis unquam vituperavit). Mais la sensibilité a mauvais renom. On en dit beaucoup de mal ; par exemple : 1o qu’elle jette dans la confusion la faculté représentative ; 2o qu’elle parle haut et d’un ton impérieux, tandis qu’elle ne devrait être que la servante de l’entendement, loin de s’opiniâtrer et de se raidir ; 3o qu’elle va même jusqu’à tromper, et qu’avec elle on ne peut être trop sur ses gardes. — D’un autre côté, les panégyristes ne lui ont pas fait défaut, surtout parmi les poètes et les gens de goût, qui regardent la sensibilisation des notions intellectuelles, non seulement comme un mérite, mais qui ne les conçoivent même pas autrement, et qui prétendent que les notions ne doivent pas être décomposées dans leurs éléments avec un soin si fatiguant ; qu’il faut laisser aux pensées ce qui en fait la valeur matérielle, ce qui leur donne de la plénitude ; aux représentations, ce qui en fait la clarté (la lucidité dans la conscience) ; à la parole enfin ce qui en fait l’éclat et l’ampleur (la force) : ils regardent la nudité de l’entendement comme une pauvreté[1]. Nous ne jouerons pas ici le rôle de panégyriste, mais seulement celui d’avocat, nous bornant à repousser les accusations.

Ce qu’il y a de passif dans la sensibilité, et dont nous ne pouvons cependant pas nous défaire, est la cause de tout le mal qu’on en débite. La perfection interne de l’homme consiste en ce qu’il tient en son pouvoir l’usage de toutes ses facultés, et qu’il peut le soumettre à son libre arbitre. Mais il est nécessaire à cet effet que l’entendement domine la sensibilité (qui est peuple en soi parce qu’elle ne pense pas) sans toutefois l’affaiblir, attendu que sans elle il n’y aurait aucune matière susceptible d’être travaillée et mise à la disposition de l’entendement régulateur.

§ IX.

Réponse au premier reproche fait à la sensibilité.

Les sens n’obscurcissent pas. On ne peut pas dire de celui qui a saisi d’ensemble, il est vrai, une diversité donnée, mais qui ne l’a pas encore mise en ordre, qu’il l’obscurcit. Les perceptions des sens (représentations empiriques avec conscience) ne méritent pas d’autre nom que celui de phénomènes internes. L’entendement, qui intervient et qui soumet ces phénomènes à une règle de la pensée (qui introduit l’ordre dans la diversité), les convertit dès lors en une connaissance empirique, c’est-à-dire en expérience. — L’entendement oublie donc ses devoirs lorsqu’il juge témérairement, sans avoir auparavant coordonné les représentations sensibles suivant des notions, et qu’il se plaint ensuite de leur confusion, comme si c’était la faute de la nature originellement sensible de l’homme. Ce blâme n’atteint pas moins les plaintes élevées sans fondement soit sur la confusion des représentations externes, soit sur celle des représentations internes, dont on fait un crime à la sensibilité.

Les représentations sensibles précèdent sans contredit celles de l’entendement, et se présentent en masse. Mais l’avantage qu’on en retire est d’autant plus grand, si l’entendement intervient avec sa mise en ordre et sa forme intellectuelle, et si, par exemple, il fournit pour la notion des expressions fécondes, pour le sentiment des expressions fortes, et pour la détermination de la volonté des représentations intéressantes. — La richesse que l’entendement retire d’un seul coup (en masse) des productions de l’esprit dans l’éloquence et la poésie, le porte souvent, il est vrai, à la confusion, lorsqu’il doit éclaircir et décomposer tous les actes de la réflexion qu’il opère réellement alors, quoique obscurément ; mais ce n’est point la faute de la sensibilité ; elle a plutôt rendu à l’entendement un véritable service en lui fournissant une riche matière, sans laquelle les notions abstraites de l’entendement ne sont souvent qu’une misère brillant.

§ X.

Réponse au deuxième reproche fait à la sensibilité.

Les sentiments ne commandent pas à l’entendement. Ils s’offrent plutôt à lui pour le servir. De ce qu’ils ne laissent pas mettre en oubli leur importance, principalement dans ce qu’on appelle le sens commun (sensus communis), on ne peut pas les accuser de la prétention de vouloir dominer l’entendement. Il y a bien, il est vrai, des jugements qui ne peuvent pas être portés formellement devant le tribunal de l’entendement pour en être jugés, et qui semblent émaner immédiatement du sentiment. Telles sont les sentences ou inspirations de formes oraculaires (par exemple, celles que Socrate attribuait à son génie). On suppose alors en effet que le premier jugement sur ce qu’il est juste et sage de faire dans un cas donné, est généralement aussi le meilleur, et qu’il n’a rien à gagner à être mûri par la réflexion.

Mais ces jugements n’émanent réellement pas des sens ; ils sont au contraire le fruit de réflexions réelles, quoique obscures, de l’entendement. — Les sens n’élèvent à ce sujet aucune prétention, et sont comme le commun peuple, qui, s’il n’est pas populace [ignobile vulgus), se soumet à son supérieur, à l’entendement, mais jeut être écouté. Si certains jugements, certains aperçus sont regardés comme provenant immédiatement du sens intime (sans le secours de l’entendement), et qu’au contraire l’entendement soit considéré comme ayant une autorité indépendante (als für sich gebietend), et les sensations comme des jugements, alors c’est un véritable fanatisme, qui n’est pas éloigné de la perversion des sens.

§ XI.

Réponse au troisième reproche fait à la sensibilité.

Les sens ne trompent pas. Cette proposition est la négative du reproche le plus grave, mais aussi, lorsqu’il est mûrement réfléchi, le plus mal fondé qui soit adressé aux sens ; et cela, non parce qu’ils jugent toujours juste, mais parce qu’ils ne jugent pas du tout. Ce qui fait constamment retomber l’erreur à la charge de l’entendement. — Cependant, l’apparence sensible (species, apparentia), aboutit toujours à l’entendement, non sans doute pour le justifier, mais cependant pour l’excuser. C’est pourquoi l’homme est souvent dans le cas de regarder le subjectif de son mode de représentation comme objectif (la tour carrée dont le lointain ne lui permet pas de percevoir les angles, comme une tour ronde ; la mer, dont la partie éloignée ne lui est visible que par des rayons lumineux plus élevés, comme plus haute que le rivage (altam mare) ; la pleine lune qu’il aperçoit ? ? l’horizon à travers un air épais, quoique comprise dans le même angle visuel, comme plus éloignée, par conséquent aussi comme plus grande, que lorsqu’elle apparaît au méridien), et, par conséquent, de prendre un phénomène pour une expérience. Mais s’il tombe ainsi dans l’erreur, c’est la faute de l’entendement, ce n’est pas celle des sens.


Un blâme dirigé par la logique contre la sensibilité, c’est qu’on regarde la connaissance qui en provient comme marquée d’étroitesse (individualité, limitation à l’individuel), en même temps qu’on accuse l’entendement de sécheresse, parce qu’il tend au général, et qu’il doit par cette raison se prêter à des abstractions. La manière esthétique, dont la popularité est la première condition, suit une voie qui permet d’éviter cette double faute.
Kant Anthropologie Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange, 1863 (p. 37-42).

Texte

++++ L’expression de la souffrance

Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Hyvernaud raconte ici son retour à la vie familiale, après sa détention dans un camp de travail}.
Après que chacun a bien parlé de soi, la famille se rappelle pourtant ma présence. Vous autres aussi, dans vos camps, vous en baviez, dit la Famille. Forcément, on en bavait. Les têtes se tournent vers moi, c’est mon tour. La Famille veut savoir ce que nous mangions, si les gardiens nous maltraitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. Je me fais l’effet d’être encore le petit garçon à qui on imposait de réciter au dessert La Mendiante, d’Eugène Manuel [6] Je me résigne : Eh bien, voilà, c’est un type qui… Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlandon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle – la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus. C’est quand je suis seul – dans la foule, dans le métro – que les souvenirs reprennent leur consistance. J’étais bien tranquille, bien vide, comme tout le monde, et tout à coup il y a cette haleine contre mon visage. Je
reconnais l’odeur de cuir et de drap de troupe. J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair. Je redeviens cet homme nu, ses vêtements à ses pieds, un homme qui a froid, qui a honte de son ventre gonflé et de ses jambes misérables. Ou bien, c’est le sous-officier allemand qui surgit. Le vieux sous-officier avec sa veste courte, ses grosses fesses. Il se tient au bord du trottoir, un bâton à la main, planté dans ses bottes énormes. Et quand nous passons devant lui, il tape dans le tas. C’est comme ça qu’ils me tombent dessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent soudain et pèsent sur moi de leur poids atroce. Ça ne dure pas. Quelqu’un demande : Vous descendez à la prochaine ? Les gens me bousculent, me délivrent.
« Voilà, c’est un type qui… » Mon petit récit a du succès. Tout à fait la sorte de
récits qui convient aux familles : coloré, drôle – et crâne [7] en même temps ; moitié Courteline [8] et moitié Déroulède [9]. La Famille s’amuse et admire. […] Et ainsi, à mesure que j’en parle, mes cinquante mois de captivité se transforment en une bonne blague de chambrée, en une partie de cache-cache avec nos gardiens. Voilà ce que j’aurai rapporté de mon voyage : une demi-douzaine d’anecdotes qui feront rigoler la famille à la fin des repas de famille.
Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir.
Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949

++++Questions

  • Première partie : interprétation littéraire
    A quelles formes diverses de violence le narrateur est-il exposé ?
  • Deuxième partie : essai philosophique
    L’expérience de la souffrance est-elle incommunicable ?
  • Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953) ; Le Cahier bleu (1958).

À partir de ces textes, définir la nostalgie

Jankélévitch

"Sur un point au moins la nostalgie diffère du spleen, de l’angoisse ou de l’ennui : la nostalgie, elle, n’est pas une « algie » entièrement immotivée ni entièrement indéterminée. Ce « je-ne-sais-quoi » sait ou pressent quelque chose. Cette douleur sans rien d’endolori ne reste pas longtemps innommée… Cette algie-là peut dire de quoi elle souffre, de quoi elle est le mal : elle est le mal du pays ; elle dit elle-même sa raison déterminante, et elle la dit dans son complément déterminatif : « le mal du pays », toska po rodinié[1]. Voilà une toska qui a l’air de connaître la cause de la maladie ! Et non seulement le mal du pays localise l’origine de sa langueur, mais la nostalgie indique pour sa part le remède : le remède s’appelle le retour, nostos ; et il est, si l’on peut dire, à la portée de la main. Pour guérir, il n’y a qu’à rentrer chez soi. Le retour est le médicament de la nostalgie comme l’aspirine est le médicament de la migraine. Ithaque est pour Ulysse le nom de ce remède. C’est du moins ce que l’on croit…"
 
Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, 1974, Champs essais, 2011, p. 340.

[1] Toska po rodinié : expression russe qui désigne donc le mal du pays.

  • Kundera : La nostalgie

Milan Kundera, L’Ignorance, 2000, Folio, 2005, p. 9-14.
Apologie de la sensibilité

 "Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. Pour cette notion fondamentale, la majorité des Européens peuvent utiliser un mot d’origine grecque (nostalgie, nostalgia), puis d’autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. Dans chaque langue, ces mots possèdent une nuance sémantique différente. Souvent, ils signifient seulement la tristesse, causée par l’impossibilité du retour au pays. Mal du pays. Mal du chez-soi. Ce qui, en anglais, se dit : homesickness. Ou en allemand : Heimweh. En hollandais : heimwee. Mais c’est une réduction spatiale de cette grande notion. L’une des plus anciennes langues européennes, l’islandais, distingue bien deux termes : söknudur : nostalgie dans son sens général ; et heimfra : mal du pays. Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d’amour tchèque la plus émouvante : stýská se mi po tobe ; j’ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. Certaines langues ont quelques difficultés avec la nostalgie : les Français ne peuvent l’exprimer que par le substantif d’origine grecque et n’ont pas de verbe ; ils peuvent dire : je m’ennuie de toi mais le mot s’ennuyer est faible, froid, en tout cas trop léger pour un sentiment si grave. Les Allemands utilisent rarement le mot nostalgie dans sa forme grecque et préfèrent dire Sehnsucht : désir de ce qui est absent ; mais la Sehnsucht peut viser aussi bien ce qui a été que ce qui n’a jamais été (une nouvelle aventure) et elle n’implique donc pas nécessairement l’idée d’un nostos ; pour inclure dans la Sehnsucht l’obsession du retour, il faudrait ajouter un complément : Sehnsucht nach der Vergangenheit, nach der verlorenen Kindheit, nach der ersten Liebe (désir du passé, de l’enfance perdue, du premier amour).
C’est à l’aube de l’antique culture grecque qu’est née L’Odyssée, l’épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique. Il alla (sans grand plaisir) à la guerre de Troie où il resta dix ans. Puis il se hâta de retourner à son Ithaque natale mais les intrigues des dieux prolongèrent son périple d’abord de trois années bourrées d’événements les plus fantasques, puis de sept autres années qu’il passa, otage et amant, chez la déesse Calypso qui, amoureuse, ne le laissait pas partir de son île.
Au cinquième chant de L’Odyssée, Ulysse lui dit : « Toute sage qu’elle est, je sais qu’auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté... Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour ! » Et Homère continue : « Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l’un de l’autre à s’aimer. »
[...] Ulysse vécut chez Calypso une vraie dolce vita, vie aisée, vie de joies. Pourtant, entre la dolce vita à l’étranger et le retour risqué à la maison, il choisit le retour. A l’exploration passionnée de l’inconnu (l’aventure), il préféra l’apothéose du connu (le retour). A l’infini (car l’aventure ne prétend jamais finir), il préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie).
Sans le réveiller, les marins de Phéacie déposèrent Ulysse dans des draps sur la rive d’Ithaque, au pied d’un olivier, et partirent. Telle fut la fin du voyage. Il dormait, épuisé. Quand il se réveilla, il ne savait pas où il était. Puis Athéna écarta la brume de ses yeux et ce fut l’ivresse ; l’ivresse du Grand Retour ; l’extase du connu ; la musique qui fit vibrer l’air entre la terre et le ciel : il vit la rade qu’il connaissait depuis son enfance, la montagne qui la surplombait, et il caressa le vieil olivier pour s’assurer qu’il était resté tel qu’il était vingt ans plus tôt.
En 1950, alors qu’Arnold Schönberg était aux États-Unis depuis dix-sept ans, un journaliste lui posa quelques questions perfidement naïves : est-ce vrai que l’émigration fait perdre aux artistes leur force créatrice ? que leur inspiration se dessèche dès que les racines du pays natal cessent de la nourrir ?
Figurez-vous ! Cinq ans après l’Holocauste ! Et un journaliste américain ne pardonne pas à Schönberg son manque d’attachement pour ce bout de terre où, devant ses yeux, l’horreur de l’horreur s’était mise en branle ! Mais rien à faire. Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments. Pénélope en occupe le sommet, très haut au-dessus de Calypso.
Calypso, ah Calypso ! Je pense souvent à elle. Elle a aimé Ulysse. Ils ont vécu ensemble sept ans durant. On ne sait pas pendant combien de temps Ulysse avait partagé le lit de Pénélope, mais certainement pas aussi longtemps. Pourtant on exalte la douleur de Pénélope et on se moque des pleurs de Calypso."

Milan Kundera, L’Ignorance, 2000, Folio, 2005, p. 9-14.

Exemples de sujets HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE
Durée de l’épreuve : 4 heures

L’action se situe en 1915, à Paris. Monsieur et madame Verdurin tiennent depuis de longues années un salon mondain qu’ils perpétuent avec ardeur, malgré la guerre et la proximité du front, à une heure de voiture de la capitale.
Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis ; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard2 une ordonnance qui lui permit de s’en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania3 . Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait :
« Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.
Marcel PROUST, Le Temps retrouvé (1927)
1 Y : à la guerre.
2 Médecin et grand ami des Verdurin.
3 Le Lusitania est un paquebot britannique, parti de New York, qui a sombré le 7 mai
1915 après avoir été torpillé par un sous-marin allemand. Ce naufrage a fait 1200 morts.

Première partie : interprétation littéraire
Comment ce texte met-il en scène l’insensibilité de madame Verdurin face aux « plus affreuses tragédies » ?

Deuxième partie : essai philosophique
Est-il vraiment illégitime de souffrir plus d’un « courant d’air » que de « la mort de millions d’inconnus » ?