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Philosophie Académie de Créteil
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L’humanité en question. Chapitres. Bibliographie

L’Humanité en question

Le second semestre de la classe terminale achève les explorations proposées au cours des deux années du programme d’Humanités, littérature et philosophie. Il aborde, à partir de textes littéraires et philosophiques, les interrogations et les expériences caractéristiques du monde contemporain.
Un premier chapitre, « Création, continuités et ruptures », porte sur la conception même de l’activité créatrice et sur les relations entre art et société à travers les bouleversements intervenus depuis le début du XXe siècle.
Le deuxième chapitre, « Histoire et violence », part des grands conflits et traumatismes du XXe siècle, qui ont changé notre vision de l’Humanité et notre compréhension de l’histoire. Il propose d’étudier les diverses formes de la violence et leur représentation dans la littérature, ainsi que les questions philosophiques qui leur sont liées.
Le dernier chapitre, « L’humain et ses limites », s’articule plus directement aux avancées scientifiques et technologiques récentes qui modifient le rapport des hommes à l’environnement, à la société et à eux-mêmes.


1) Création, continuités, ruptures

Le XXe siècle a été, dans tous les domaines de la culture, une ère de ruptures et de transgressions. Dès avant la Première Guerre mondiale, le rejet de l’ordre « bourgeois » et la recherche de formes nouvelles s’affirment dans tous les domaines de l’art et de la littérature. L’expressionnisme, le futurisme, le mouvement Dada et, après la guerre, le surréalisme multiplient les manifestes à la fois esthétiques et politiques, et se placent à l’« avant-garde des évolutions artistiques.
En philosophie, la phénoménologie, l’empirisme logique, les courants marxistes représentent, chacun à leur manière, une même volonté de rupture avec des formes de pensée instituées. De la théorie des ensembles à celle de la relativité, de la physique quantique à l’anthropologie, tous les domaines du savoir connaissent de profonds bouleversements, d’où résulte en philosophie l’idée d’une crise de la rationalité.
Dans la première moitié du XXe siècle, les avancées techniques de toute nature, les nouveaux moyens de transport et de communication, le développement de la radio et du cinéma redessinent la physionomie du monde et transforment l’environnement culturel. L’idée que l’innovation ira toujours s’accélérant nourrit tout un imaginaire d’anticipation, entre nouveaux enthousiasmes et nouvelles peurs.
Le modernisme a paru un moment triompher dans tous les domaines, avant que les critiques à son endroit ne se multiplient. Dans l’ensemble des arts, son héritage est considérable : éclatement des formes narratives, métissage des traditions, expérimentations généralisées en poésie, en musique, dans les arts de la scène et dans les arts plastiques, utopies architecturales, travail sur les limites de la représentation…
Certaines propositions parmi les plus marquantes ont proclamé la « fin » de l’art et de la littérature. D’autres ont assumé leur lien avec les œuvres du passé qu’elles réinterprètent. C’est aussi le cas en philosophie. Y a-t-il des ruptures radicales en art, en littérature ou dans la pensée ? L’ancien – qui remplit les musées, les bibliothèques, les cinémathèques, et dont on célèbre la valeur patrimoniale – ne subsiste-t-il pas, en accord ou en tension, à côté du nouveau ou à travers lui ? L’histoire de la culture de l’époque contemporaine invite à réfléchir sur cette complexité et à se demander si d’autres époques ont connu des querelles et débats
comparables

Jarry, Ubu roi (1896).

Freud, L’Interprétation des rêves (1900).

Bergson,L’Évolution créatrice(1907).

Marinetti,Manifeste du futurisme (1908).

Apollinaire, Alcools(1913) ; L’Esprit nouveau et les poètes (1917).

Cendrars, « La Prose du Transsibérien » (1919) dans Du monde entier.

Breton et Soupault, Les Champs magnétiques (1920).

Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1922).

Breton, Manifeste du surréalisme (1924).

Woolf, Mrs Dalloway (1925).

  • Adaptation cinématographique 1997

Éluard, Capitale de la douleur (1926).

Dos Passos, Manhattan Transfer (1926).

Michaux, Qui je fus (1927).

Heidegger, Être et Temps (1927).

Breton, Nadja (1928).

Carnap, Le Dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du
langage (1932).

Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie(1935).

Artaud, Le Théâtre et son double (1938).

Césaire, Cahier du retour au pays natal (1947).
Ionesco, La Cantatrice chauve (1950). Yourcenar, Mémoires d’Hadrien (1951). RobbeGrillet, Les Gommes (1953). Alquié, Philosophie du surréalisme (1955). Senghor,
Éthiopiques (1956). Sarraute, L’Ère du soupçon (1956). Butor, La Modification (1957).
Beckett, Fin de partie (1957). Queneau, Cent mille milliards de poèmes (1961). Ionesco,
« Discours sur l’avant-garde », dans Notes et contre-notes (1962). Robbe-Grillet, Pour un
Nouveau roman (1963). Deleuze, Logique du sens (1969). Foucault, « Qu’est-ce qu’un
auteur ? » (1969), dans Dits et écrits.

Sarraute, Pour un oui ou pour un non (1982).

2) Histoire et violence

L’histoire contemporaine a connu des destructions et des massacres sans précédent par leur nature et par leurs dimensions, en particulier mais non exclusivement lors des deux guerres mondiales. Par ailleurs, elle a vu de nombreux peuples soumis jusque-là à diverses formes de domination revendiquer leur dignité et leur indépendance. Jamais sans doute écrivains et philosophes n’auront été autant confrontés à l’histoire et à sa violence, avec la nécessité, selon les uns, d’inventer des formes de langage à la mesure d’épreuves et de situations souvent extrêmes ; et, selon les autres, de soumettre à un nouvel examen critique l’ancienne confiance « humaniste » en un progrès continu de la civilisation. La violence dont toutes les sociétés humaines ont fait l’expérience est-elle irréductible ? Ou bien l’histoire universelle donne-t-elle les signes d’une marche vers des relations pacifiées dans le cadre d’États de droit et d’institutions internationales ? Si la violence précède le droit, quel droit pourra la limiter dans la plus grande mesure et de la manière la plus durable ?
Avec les tragédies et les horreurs du XXe siècle, ces questions d’anthropologie, de philosophie de l’histoire et de philosophie politique n’ont fait que gagner en intensité. En outre, qu’appelle-t-on « violence » ? Toutes les violences sont-elles comparables ? Il convient de distinguer entre les types de guerre (par exemple, une guerre de conquête n’est pas une guerre de libération) et entre les régimes politiques (un régime oppressif n’est pas nécessairement une entreprise totalitaire) comme entre les formes de violence sociale (au sein d’une même société, certaines violences quotidiennes et parfois diffuses, peuvent prendre d’autres formes que celle de l’agression physique).
Pour dire ou tenter de dire les différentes formes de violence, mais aussi pour les soumettre au jugement, la littérature a ses pouvoirs propres, que ce soit sous la forme du témoignage, avec l’effort d’objectivation qu’il implique, ou dans des œuvres d’engagement et de dénonciation qui prétendent agir sur le cours de l’histoire. Mais la littérature dispose d’un autre pouvoir encore, celui d’exprimer dans l’écriture la réalité de la violence jusque dans sa dimension d’inhumanité.

Hegel, La Philosophie de l’histoire (1837).

Proudhon, La Guerre et la Paix (1861).

Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire(1887).
Conrad, Au cœur des ténèbres (1899).

Weber, Le Savant et le Politique (1919).

Alain, Mars ou la guerre jugée (1921).

La guerre est incompatible avec la justice.

Un journal a raconté l’histoire d’un fantassin, père de famille et deux fois cité pour son courage, qui, revenant à la tranchée avec des vivres, entra dans un abri pour laisser passer un moment dangereux et par malheur s’y endormit ; à la suite de quoi il fut accusé d’avoir abandonné son poste devant l’ennemi, et finalement fusillé. Je, prends le fait pour vrai, car j’en ai entendu conter bien d’autres du même genre. Ce qui m’étonne, c’est que le journaliste qui racontait cette histoire voulait faire entendre que de telles condamnations sont atroces et injustifiables ; en quoi il se trompe, car c’est la guerre qui est atroce et injustifiable ; et, dès que vous acceptez la guerre, vous devez accepter cette méthode de punir.
Le refus d’obéir est rare, surtout dans l’action ; ce qui est plus commun, c’est la disposition à s’écarter des régions les plus dangereuses, en inventant quelque prétexte, comme d’accompagner un blessé ; d’autant qu’il est bien facile aussi de perdre sa route ; quant à la fatigue, il n’est pas nécessaire de l’inventer. D’après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puissance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l’eau dans la terre, justement dans les moments où l’on a un pressant besoin de tous les combattants ; j’ajoute que c’est ce que l’on voit si l’on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même.
Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s’il ne se trouve pas où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l’excuse paraîtra toujours bonne au poltron ; il aura quelque espérance d’échapper au châtiment ; et cette espérance, jointe à la peur, suffit pour détourner imperceptiblement du devoir strict l’homme isolé à chacun de ses pas. Il faut donc que celui qui n’est pas où il doit être ne puisse invoquer ni une défaillance d’un moment, ni une fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable ; d’où la nécessité de punir sans aucune pitié, d’après le fait, sans tenir compte des raisons.
Le spectateur éloigné ne peut comprendre ces choses, parce qu’il croit, d’après les récits des combattants eux-mêmes, que les hommes n’ont d’autre pensée que de courir à l’ennemi. J’ajoute que les pouvoirs ont un intérêt bien clair à faire croire cela ; car on aurait honte, à l’arrière, de réclamer une paix seulement passable, quand les combattants sont décidés à mourir. Mais, à ceux qui ont la charge de pousser les hommes au combat, l’art militaire a bientôt durement rappelé ses règles séculaires, qui ont pour objet d’enlever au combattant toute espèce d’espérance hors des chances du combat. Au surplus, qu’il s’agisse de faire un exemple ou de chasser l’ennemi de ses tranchées, l’homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n’est pas étonnant que l’on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants.
Mais si l’homme a fait ses preuves ? Il n’y a point de preuves, et l’expérience fait voir que tel qui s’est bien conduit quand il était entouré et surveillé. sans compter l’entraînement de l’action, est capable aussi de s’abriter un peu trop vite, s’il est seul. Il faut dire aussi que les épreuves répétées, auxquelles se joint la fatigue, épuisent souvent le courage. Eût-on fait merveilles, il faut souvent recommencer encore et encore ; et c’est un des problèmes de l’art militaire de soutenir l’élan des troupes bien au-delà des limites que chacun des combattants s’est fixées. Il est ordinaire que celui qui a gagné la croix essaie de vivre désormais sur sa réputation sans trop risquer. Ainsi le bon sens vulgaire, qui veut que l’on tienne compte des antécédents, est encore redressé, ici, par l’inflexible expérience et la pressante nécessité. C’est pourquoi des exécutions précipitées, effrayantes et même révoltantes, ne me touchent pas plus que la guerre elle-même, dont elles sont l’inévitable conséquence. Il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l’humanité.

Remarque, À l’Ouest, rien de nouveau (1929).

Hemingway, L’Adieu aux armes (1929).

  • Film de Franck Borzage 1932

Giono, Le Grand Troupeau (1931).
Faulkner, Le Bruit et la Fureur (1931).
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932).
Malraux, La Condition humaine (1933).
Giraudoux,La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935).
Mitchell, Autant en emporte le vent (1936).
Martin du Gard, Les Thibault (1922-1940) : L’Été 1914 (1936).
Malraux, L’Espoir (1937).
Romains, Verdun (1938).
Éluard, « La Victoire de Guernica » (1938) dans Cours naturel.
Nizan, La Conspiration (1938).

Boris Vian

Les Fourmis (1946)

On est arrivés ce matin et on n’a pas été bien reçus, car il n’y avait personne sur la plage que des tas de types morts ou des tas de morceaux de types, de tanks et de camions démolis. Il venait des balles d’un peu partout et je n’aime pas ce désordre pour le plaisir. On a sauté dans l’eau, mais elle était plus profonde qu’elle n’en avait l’air et j’ai glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était juste derrière moi a eu les trois quarts de la figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j’ai gardé la boîte de conserves en souvenir. J’ai mis les morceaux de sa figure dans mon casque et je les lui ai donnés, il est reparti se faire soigner, mais il a l’air d’avoir pris le mauvais chemin parce qu’il est entré dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied et je ne crois pas qu’il y voie suffisamment au fond pour ne pas se perdre.
J’ai couru ensuite dans le bon sens et je suis arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine figure. J’ai essayé d’engueuler le type, mais la mine n’en avait laissé que des morceaux pas pratiques à manœuvrer, alors j’ai ignoré son geste, et j’ai continué.
Dix mètres plus loin, j’ai rejoint trois autres gars qui étaient derrière un bloc de béton et qui tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient en sueur et trempés d’eau et je devais être comme eux, alors je me suis agenouillé et j’ai tiré aussi. Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n’avait pas l’air content et il a vite été s’étendre sur le sable, la bouche ouverte et les bras en avant. Il a dû salir le sable pas mal. C’était un des seuls coins qui restaient propres.
De là notre bateau échoué avait l’air d’abord complètement idiot, et puis il n’a plus même eu l’air d’un bateau quand les deux obus sont tombés dessus. Ça ne m’a pas plu, parce qu’il restait encore deux amis dedans, avec les balles reçues en se levant pour sauter. J’ai tapé sur l’épaule des trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : « Venez, allons-y. » Bien entendu, je les ai fait passer d’abord et j’ai eu le nez creux parce que le premier et le second ont été descendus par les deux autres qui nous canardaient, et il en restait seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n’a pas eu de veine, sitôt qu’il s’est débarrassé du plus mauvais, l’autre a juste eu le temps de le tuer avant que je m’occupe de lui.
Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches. Je l’ai orientée dans l’autre sens et j’ai appuyé, mais j’ai vite arrêté parce que ça me cassait les oreilles et aussi elle venait de s’enrayer. Elles doivent être réglées pour ne pas tirer dans le mauvais sens.
Là, j’étais à peu près tranquille. Du haut de la plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça fumait dans tous les coins et l’eau jaillissait très haut. On voyait aussi les éclairs des salves des gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de la tête avec un drôle de bruit sourd, comme un cylindre de son grave foré dans l’air.
Le capitaine est arrivé. On restait juste onze. Il a dit que c’était pas beaucoup mais qu’on se débrouillerait comme ça. Plus tard, on a été complétés. Pour l’instant, il nous a fait creuser des trous ; pour dormir, je pensais, mais non, il a fallu qu’on s’y mette et qu’on continue à tirer.
Heureusement, ça s’éclaircissait. Il en débarquait maintenant de grosses fournées des bateaux, mais les poissons leur filaient entre les jambes pour se venger du remue-ménage et la plupart tombaient dans l’eau et se relevaient en râlant comme des perdus. Certains ne se relevaient pas et partaient en flottant avec les vagues et le capitaine nous a dit aussitôt de neutraliser le nid de mitrailleuses, qui venait de recommencer à taper, en progressant derrière le tank.
On s’est mis derrière le tank. Moi le dernier parce que je ne me fie pas beaucoup aux freins de ces engins-là. C’est plus commode de marcher derrière un tank tout de même parce qu’on n’a plus besoin de s’empêtrer dans les barbelés et les piquets tombent tout seuls. Mais je n’aimais pas sa façon d’écrabouiller les cadavres avec une sorte de bruit qu’on a du mal à se rappeler - sur le moment, c’est assez caractéristique.

S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force (1940).
McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire (1940).
Éluard, Poésie et Vérité (1942).
Camus, La Peste (1947).
Antelme, L’Espèce humaine (1947).
Klemperer, LTI, La langue du Troisième Reich (1947).
Sartre, Les Mains sales (1948).
D. Lessing, Vaincue par la brousse (1950).
Camus, L’Homme révolté (1951).
D. Lessing, Les enfants de la violence (1952-1989).
Pasternak, Docteur Jivago (1957).
Arendt, Les Origines du totalitarisme (1961).

Aron, Paix et guerre entre les nations (1962).

Grossman, Vie et Destin (1962).
Chalamov, Récits de la Kolyma (1966).

  • "Lettre de 1966 : « Je ne partage pas l’idée de la permanence du roman, de la forme romanesque. Le roman est mort. C’est justement pourquoi les écrivains s’acharnent à se justifier, affirmant que tout est pris sur le vif, que noms de famille eux-mêmes sont conservés. Le lecteur qui a vécu Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, qui a été témoin de la guerre, verra dans toute fiction une offense. Pour la prose d’aujourd’hui, pour celle de demain, l’important est de dépasser les limites et les formes de la littérature.
    Arendt, « Sur la violence » (1970), in Du mensonge à la violence.
    Gary, Chien blanc (1970).
    Tournier, Le Roi des Aulnes (1970).
    N. Mandelstam, Contre tout espoir (1972).
  • Natalia Leclerc,« Nadejda Mandelstam — gardienne de la mémoire », ILCEA [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 02 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/ilcea/4277 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.4277
  • « En Russie, on meurt sans rien dire » écrit Nadejda Mandelstam (2013a : 165). C’est ce problème qu’elle affronte dans Contre tout espoir, ses mémoires publiés d’abord en anglais sous le titre Hope against Hope et Hope Abandoned, dans les années 1970, puis en Russie au moment de la perestroïka.
    Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (1973).
    Morante, La Storia (1974).
    Perec, W ou le souvenir d’enfance (1974).
    Levi, Le Système périodique (1975).
    Lefort, Un Homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag (1976).
    Semprun, L’Écriture ou la vie (1996).

3) L’humain et ses limites

« Jusqu’où peut-on aller ? » : telle a été la question de l’âge moderne, et particulièrement du XXe siècle, s’agissant de l’extension des capacités humaines liée à la technique. Invention et perfectionnement de machines et de systèmes de toutes sortes, nouveaux instruments pour la médecine, architectures partant à l’assaut du ciel, conquête de l’atome et de l’espace, tout a paru promettre à la technique un pouvoir sans limite dont le développement du numérique, de la génétique et de l’intelligence artificielle sont aujourd’hui l’expression la plus spectaculaire.
Ces progrès ont toutefois leur envers : les nouveaux pouvoirs offerts par la technique engendrent de nouvelles contraintes et de nouvelles dépendances ; les systèmes de captation des richesses n’ont cessé de se perfectionner ; les moyens de destruction ont changé d’échelle, et notre actualité est hantée par des déséquilibres majeurs, aussi bien au sein des sociétés et entre les peuples que sur le plan écologique. La question écologique n’est plus seulement celle de la préservation des espèces, mais elle laisse entrevoir le spectre d’un monde inhabitable. Une part de l’imaginaire contemporain (dystopies, mondes post-humains, univers parallèles) consone avec ces inquiétudes.
Bien avant de décrire et d’analyser le nouvel univers technique et d’en imaginer les développements, littérature et philosophie ont évoqué les limites de l’action humaine sur la nature. Aujourd’hui, les nouvelles possibilités d’interventions sur l’homme lui-même (biotechnologies, technologies numériques…) soulèvent le problème de la définition de l’humain et de la vie humaine désirable. Dans ce contexte, une partie de la philosophie contemporaine renouvelle la question de la finitude de l’homme, soit pour avertir des dangers moraux et politiques de son oubli, soit pour en dégager une dimension paradoxale : cet être « fini » fait l’expérience de l’illimité.
Quelle sorte de bonheur et quelle durée de vie pour un homme entièrement « réparé », voire « augmenté » ? Comment penser l’équilibre entre exploitation et conservation de la nature ? Le nouvel univers numérique et ses réseaux créent-ils une nouvelle sociabilité ? À travers de telles questions qui touchent aux limites de l’humain, il s’agit de réfléchir, avec la littérature et la philosophie, à ce que peut signifier aujourd’hui l’idée d’humanité.

Valéry, « Le cimetière marin » (1920), dans Charmes.

LE CIMETIÈRE MARIN

Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλεῖ μαχανάν.
Pindare, Pythiques, III.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Ramuz, La Grande Peur dans la montagne (1926).

Huxley, Le Meilleur des mondes (1932).
Watsuji, Fûdo, le milieu humain (1935).
Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939).

Ponge, Le Parti pris des choses (1942).
Site consacré à Francis Ponge ENS Lyon

Barjavel, Ravage (1943). Cassirer, Essai sur l’homme (1944).

Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).

Texte extrait de :Minima moralia Réflexions sur la vie mutilée, §68, Payot, 2003

Les humains te regardent - L’indignation que suscitent les cruautés commises diminue à mesure que les victimes cessent de ressembler aux lecteurs normaux, qu’elles sont plus brunes, « plus sales », plus proches des « Dagos » . Voilà qui éclaire autant sur les atrocités que sur les spectateurs. Peut être la schématisation sociale de la perception est elle ainsi faite chez les antisémites qu’ils ne voient plus du tout les Juifs comme des hommes. L’assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogromes. Leur éventualité est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui ci repousse ce regard - « ce n’est qu’un animal » - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur des hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer que « ce n’est qu’un animal », car même devant un animal ils ne pouvaient le croire entièrement. Dans la société répressive la notion d’homme est elle même une parodie de la ressemblance de celui ci avec Dieu. Le propre du mécanisme de la « projection pathique » est de déterminer les hommes détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image, au lieu de refléter eux-mêmes l’humain comme une différence. C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative constamment répétée, dans une folie croissante pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque.

Borges, Fictions (1944).

Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949).

Orwell, 1984 (1949).

Vercors, Les Animaux dénaturés (1952).

Heidegger, La Question de la technique (1954), dans Essais et conférences.

Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955).

Arendt, Condition de l’homme moderne (1958).

Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958).

Duras, Hiroshima mon amour (1960).

Asimov, Les Robots (1967).

Barjavel, La Nuit des temps (1968).

Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).

Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972).

Jonas, Le Principe Responsabilité (1979).

Maldiney, Penser l’homme et la folie (1991).

Koltès, Quai Ouest (1985).

Bonnefoy, Les Planches courbes (1988).

Murdoch, Le Chevalier vert (1993).

Serres, Petite Poucette (2012).