La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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La matière et l’esprit
Paf 2013-2014

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La matière et l’esprit

Dates : 17 et 18/03/2014 (9h-12h et 14h-17h)
Responsable : Pascale GILLOT.
Lundi 17 mars : Antoine Léandri : "L’âme incorporelle : la critique aristotélicienne du matérialisme antique" _

Texte étudié : le Traité de l’âme d’Aristote.

  Claire Schwartz : "Du phénomène à sa disparition : le satut évanescent de la matière chez Leibniz et Berkeley"
Textes

Textes étudiés

 Leibniz Discours de métaphysique, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, De Ipsa Natura,Monadologie
 Berkeley : Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

 LEIBNIZ Monadologie (1714)
"1. La Monade, dont nous parlons ici, n’est autre chose qu’une substance simple qui entre dans les composés ; simple c’est-à-dire sans parties.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
3. Or là ou il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue ni figure, ni divisibilité possible ; et ces Monades sont les véritables atomes de la nature et en un mot les éléments des choses.
14. L’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple n’est autre chose que ce qu’on appelle la perception, qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite ; et c’est en quoi les cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions dont on ne s’aperçoit pas. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls esprits étaient des Monades, et qu’il n’y avait point d’âmes des bêtes ou d’autres entéléchies et qu’ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le préjuge scolastique des âmes entièrement séparées et a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes.
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la raison et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu ; et c’est ce qu’on appelle en nous âme raisonnable ou esprit.
17. On est obligé d’ailleurs de confesser que la perception, et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par les mouvements ; et, feignant qu’il y ait une machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé on ne trouvera, en le visitant au dedans, que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi, c’est dans la substance simple et non dans le composé ou dans la machine qu’il la faut chercher. Aussi n’y a-t-il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est-à-dire les perceptions et leurs changements. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les actions internes des substances simples. »
 Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695)
« De plus, par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on appelle moi en nous ; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être ; qu’on ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un étang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection. C’était ce qui avait forcé M. Cordemoy à abandonner Descartes, en embrassant la doctrine des Atomes de Démocrite, pour trouver une véritable unité. Mais les Atomes de matière sont contraires à la raison : outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les Atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques : ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence : les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels, et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités il n’y aurait point de multitude. »
  Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 3, §6 (1704)
« Théophile. (…) Premièrement je vous avoue, Monsieur, que lorsqu’on n’a que des idées confuses de la pensée et de la matière, comme l’on en a ordinairement, il ne faut pas s’étonner si on ne voit pas le moyen de résoudre de telles questions. C’est comme j’ai remarqué un peu auparavant qu’une personne qui n’a des idées des angles d’un triangle que de la manière qu’on les a communément, ne s’avisera jamais de trouver qu’ils sont toujours égaux à deux angles droits. Il faut considérer que la matière, prise pour un être complet (c’est-à-dire la matière seconde opposée à la première, qui est quelque chose de purement passif, et par conséquent incomplet), n’est qu’un amas, ou ce qui en résulte, et quand on considère encore ce qui est de la nature de ces unités réelles, c’est-à-dire la perception et ses suites, on est transféré pour ainsi dire dans un autre monde, c’est-à-dire dans le monde intelligible des substances, au lieu qu’auparavant on n’a été que parmi les phénomènes des sens. (…)
C’est de quoi je pense vous demeurez d’accord, Monsieur, qu’il n’est pas dans le pouvoir d’une machine toute nue de faire naître la perception, sensation, raison. Il faut donc qu’elles naissent de quelque autre chose de substantielle. »
- Extrait d’une lettre de M.D.L. pour soutenir ce qu’il y a de lui dans le Journal des Savants du 18 juin 1691, GP IV
« Pour prouver que la nature du corps ne consiste pas dans l’étendue, je m’étais servi d’un argument expliqué dans le Journal des Savants du 18 juin 1691, dont le fondement est, qu’on ne saurait rendre raison par la seule étendue de l’inertie naturelle des corps, c’est-à-dire de ce qui fait que la matière résiste au mouvement, ou bien de ce qui fait qu’un corps qui se meut déjà, ne saurait emporter avec soi un autre qui repose, sans en être retardé. Car l’étendue en elle-même étant indifférente au mouvement et au repos, rien ne devrait empêcher les deux corps d’aller de compagnie, avec toute la vitesse du premier, qu’il tâche d’imprimer au second. A cela on répond dans le Journal du 16 juillet de la même année (comme je n’ai appris que depuis peu) qu’effectivement le corps doit être indifférent au mouvement et au repos, supposé que son essence consiste à être seulement étendu mais que néanmoins un corps qui va pousser un autre corps, en doit être retardé (non pas à cause de l’étendue, mais à cause de la force), parce que la même force qui était appliquée à un des corps, est maintenant appliquée à tous les deux. (…)
Ceux qui veulent que l’étendue même est une substance, renversent l’ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l’étendue il faut avoir un sujet, qui soit étendu, c’est-à-dire une substance à laquelle il appartienne d’être répétée ou continuée. Car l’étendue ne signifie qu’une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est répandu, une pluralité, continuité et coexistence des parties ; et par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature même de la substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieure à celle de sa répétition. »
  De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de leurs actions (1698), trad. P. Schrecker.
« 11. Que les corps sont par eux-mêmes inertes, cela est vrai, si on le comprend bien. Cela veut dire que si l’on suppose un corps mis une fois en repos par un moyen quelconque, il ne pourra de lui-même se mettre en mouvement, ni ne se laissera mouvoir par un autre sans lui opposer une résistance, pas plus qu’il ne peut spontanément changer la vitesse ou la direction qu’il a une fois reçues, ni souffrir facilement et sans résistance qu’elles soient changées par un autre corps. Il faut donc avouer que l’étendue ou ce qui, dans le corps, est purement géométrique, si l’on n’y ajoute rien, ne contient en soi rien qui puisse faire naître l’action et le mouvement, et que la matière résiste plutôt au mouvement par une sorte d’inertie naturelle, comme Kepler l’a très bien nommée. Ainsi la matière n’est pas indifférente au mouvement et au repos, comme on le suppose vulgairement, mais, pour être mue, elle exige d’autant plus de force active qu’elle est plus grande. C’est dans cette force passive de résistance même, qui implique et l’impénétrabilité et quelque chose de plus, que je fais consister la notion de matière première ou de masse, qui est partout la même dans le corps et proportionnelle à sa grandeur ; et je montre que de cette conception suivent des lois du mouvement très différentes de celles que l’on obtient si l’on ne reconnaît rien de plus dans les corps et la matière que l’étendue et l’impénétrabilité. Et de même que, dans la matière, l’inertie naturelle s’oppose au mouvement, de même il y a, inhérente au corps et même à toute substance, une constance naturelle s’opposant au changement. Or cette doctrine ne justifie pas, elle contredit plutôt ceux qui refusent aux choses toute action. Car autant il est certain que la matière ne se met pas d’elle-même en mouvement, autant il est certain et confirmé par de très belles expériences sur le mouvement transmis par un corps en mouvement à un autre, que le corps conserve par lui-même l’élan une fois reçu et reste animé d’une vitesse constante, autrement dit qu’il a la tendance à persévérer dans cette même série de changements, dès qu’il y est entré. Puis donc que ces activités et entéléchies ne sauraient être des modifications de la matière première ou de la masse, chose essentiellement passive, ainsi que le reconnaît parfaitement Sturm lui-même (nous reviendrons là-dessus dans le prochain paragraphe), on peut en conclure que, dans la substance corporelle, il doit se trouver une entéléchie première, une certaine capacité première ( ) d’activité, à savoir la force motrice primitive qui s’ajoute à l’étendue (ou à ce qui est purement géométrique) et à la masse (ou à ce qui est purement matériel) et qui agit toujours, mais se trouve diversement modifié, par la concurrence des autres corps et leurs tendances ou impulsions. Et c’est ce même principe substantiel qui, dans les vivants, s’appelle âme, dans les autres êtres, forme substantielle, et qui, en tant qu’il constitue avec la matière une substance véritablement une, ou une unité par soi, est ce que j’appelle Monade. »
 Discours de Métaphysique (1686)
« 12. Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps. Mais, pour reprendre le fil de nos considérations, je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, c’est-à-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nécessairement y reconnaître quelque chose qui ait du rapport aux âmes, et qu’on appelle communément forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phénomènes, non plus que l’âme des bêtes, si elles en ont. On peut même démontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif à nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualités semblables dont on peut douter si elles se trouvent véritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualités ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identité dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les âmes et les formes substantielles des autres corps sont bien différentes des âmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne périssent point naturellement, mais même gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de châtiment et de récompense, et les fait citoyens de la république de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des créatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantôt plus amplement. »
 Lettre à Masson (1716), GP VI, 625.
« Cependant, je ne dirai point, comme on m’impute, qu’il y a une seule substance de toutes choses, et que cette substance est l’esprit. Car il y a autant de substances toutes distinguées qu’il y a de Monades et toutes les monades ne sont point des Esprits, et ces Monades ne composent point un tout véritablement un, et ce tout si elles en composaient, ne serait point un esprit. Je n’ai garde aussi de dire que la matière est une ombre, et même un rien. Ce sont des expressions outrées. Elle est un amas, non substantia, sed substantiatum, comme serait une armée, un troupeau ; et en tant qu’on la considère comme faisant une chose, c’est un phénomène, très véritable en effet, mais dont notre conception fait l’unité. »
 Lettre à Varignon (1702), GM, IV, 91-94
« Je ne me souviens pas assez des expressions dont je m’y puis être servi, mais mon dessein a été de marquer, qu’on n’a point besoin de faire dépendre l’analyse Mathématique des controverses métaphysiques, ni d’assurer qu’il y a dans la nature des lignes infiniment petites à la rigueur, en comparaison des nôtres, ni par conséquent qu’il y a des lignes infiniment plus grandes que les nôtres. (…) D’où il s’ensuit, que si quelqu’un n’admet point des lignes infinies et infiniment petites à la rigueur métaphysique et comme des choses réelles, il peut s’en servir sûrement comme des notions idéales qui abrègent le raisonnement, semblables à ce qu’on appelle racines imaginaires dans l’analyse commune (comme par exemple √2), lesquelles, toutes imaginaires qu’on les appelle, ne laissent pas d’être utiles et mêmes nécessaires à exprimer analytiquement des grandeurs réelles ; (…) Cependant, il ne faut point s’imaginer que la science de l’infini est dégradée par cette explication et réduite à des fictions ; car il reste toujours un infini syncatégorématique, comme parle l’Ecole, et il demeure vrai par exemple que 2 est autant que etc., ce qui est une série infinie, dans laquelle toutes les fractions dont les numérateurs sont 1 et les dénominateurs de progression géométrique double, sont comprises à la fois, quoiqu’on n’y emploie toujours que des nombres ordinaires et quoiqu’on n’y fasse point entrer aucune fraction infiniment petite, ou dont le dénominateur soit un nombre infini. De plus, comme les racines imaginaires ont leur fundamentum in re, de sorte que feu M. Huygens, lorsque je lui communiquait que est égal à , le trouva si admirable, qu’il me répondit, qu’il y a là dedans quelque chose qui nous est incompréhensible ; on peut dire de même, que les infinis et infiniment petits sont tellement fondés que tout se fait dans la Géométrie, et même dans la nature, comme si c’étaient des parfaites réalités (…)
Cependant, on peut dire en général que toute la continuité est une chose idéale et qu’il n’y a jamais rien dans la nature, qui ait des parties parfaitement uniformes, mais en récompense le réel ne laisse pas de se gouverner parfaitement par l’idéal et l’abstrait, et il se trouve que les règles du fini réussissent dans l’infini, comme s’il y avait des atomes (c’est-à-dire des éléments assignables de la nature), quoiqu’il n’y en ait point la matière étant actuellement sousdivisée sans fin ; et que vice-versa les règles de l’infini réussissent dans le fini, comme s’il y avait des infiniment petits métaphysiques, quoiqu’on n’en ait point besoin ; et que la division de la matière ne parvienne jamais à des parcelles infiniment petites : c’est parce que tout se gouverne par raison, et qu’autrement il n’y aurait point de science ni règle, ce qui ne serait point conforme avec la nature du principe souverain. »
 De la nature des corps et de la force motrice (1702), GP, IV, 393-400, trad. C. Frémont _ « j’estime premièrement que la nature du corps ne consiste pas dans la seule étendue, pour ce que, développant cette notion, j’ai fait remarquer qu’elle est relative à quelque chose qui doit s’étendre et qu’elle signifie la diffusion ou la répétition d’une certaine nature (…). Et il appert de cela que l’étendue n’est pas un prédicat absolu, mais relatif à ce qui s’étend ou se diffuse, et ne peut donc pas plus être séparée de la nature de ce dont il y a diffusion que le nombre de la chose nombrée. Et ainsi, ceux qui ont pris l’étendue pour un attribut absolu primitif dans le corps, indéfinissable et inexprimable ont péché par défaut d’analyse et sont en réalité réfugiés dans ces qualités occultes qu’au demeurant ils méprisent, comme si l’étendue était quelque chose qu’on ne peut expliquer.
L’on demande maintenant quelle est cette autre nature dont la diffusion constitue le corps ? Nous avons déjà dit que c’est la diffusion de la résistance qui constitue la matière ; mais puisqu’à notre avis, il y a dans le corps quelque autre chose que la matière, l’on demande en quoi consiste sa nature. »
 BERKELEY
 Notes philosophiques (1706)
« 606. The supposition that things are distinct from Ideas takes away all real Truth, & consequently brings in a Universal Scepticism, since all our knowledge & contemplation is confin’d barely to our own Ideas. »
Principes de la connaissance humaine (1710), trad. Renouvier.
2. Mais outre toute cette variété indéfinie d’idées ou objets de connaissance, il y a quelque chose qui les connaît, qui les perçoit, et exerce différentes opérations à leur propos, telles que vouloir, imaginer, se souvenir. Cet être actif percevant est ce que j’appelle esprit (mind, spirit), âme (soul) ou moi (myself). Par ces mots je n’entends aucune de mes idées, mais bien une chose entièrement distincte d’elles, en laquelle elles existent, ou, ce qui est la même chose, par laquelle elles sont perçues ; car l’existence d’une idée consiste à être perçue.
3. Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l’imagination n’existent hors de l’esprit, c’est ce que chacun accordera. Pour moi, il n’est pas moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mêlées ou combinées qu’elles soient (c’est-à-dire quelques objets qu’elles composent par leurs assemblages), ne peuvent pas exister autrement qu’en un esprit qui les perçoit. Je crois que chacun peut s’assurer de cela intuitivement, si seulement il fait attention à ce que le mot exister signifie, quand il s’applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire, je la vois, je la sens ; et si j’étais hors de mon cabinet, je dirais qu’elle existe, entendant par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement. « Il y a eu une odeur », cela veut dire : une odeur a été perçue ; « il y a eu un son » : il a été entendu ; « une couleur, une figure » : elles ont été perçues par la vue ou le toucher. C’est là tout ce que je puis comprendre par ces expressions et autres semblables. Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui m’est parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans le percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. »
Trois Dialogues entre Hylas et Philonous (1713), trad. G. Brykman et R. Dégremont.
III, LJ 244 : « P. Je ne suis pas d’avis de transformer les choses en idées, mais bien plutôt les idées en choses, puisque je tiens ces objets immédiats de la perception qui, selon vous, ne sont que des apparences des choses, pour les choses elles-mêmes. » II, LJ 215 : « Mais, d’autre part, il est tout à fait concevable que les idées existent et qu’elles soient produites par un esprit ; puisque cela n’est rien d’autre que ce que j’expérimente moi-même quotidiennement, puisque je perçois d’innombrables idées ; et que, par un acte de ma volonté, je peux en former une grande variété, ou les éveiller en mon imagination ; quoique, il faut l’avouer, ces créatures de la fantaisie ne soient pas du tout aussi distinctes, aussi fortes, aussi vives et permanentes que celles qui sont perçues par mes sens, lesquelles sont appelées choses réelles. De tout cela je conclus qu’il y a un esprit qui m’affecte à chaque moment de toutes les impressions sensibles que je perçois. Et à partir de la variété, de l’ordre et l’allure de ces impressions, je conclus que leur Auteur est sage, puissant et bon, au-delà de toute compréhension. »
III, 3, LJ 225 : « Les idées que forge l’imagination sont pâles et indistinctes ; elles sont, en outre, entièrement dépendantes de la volonté. Mais les idées perçues par les sens, c’est-à-dire les choses réelles, sont plus vives et plus claires ; et comme elles sont imprimées sur l’esprit (mind) par un esprit (spirit) distinct de nous, elles ne sont pas dans la même dépendance de notre volonté. Il n’y a donc aucun danger de les confondre avec les précédentes, et il n’y en a pas davantage de les confondre avec les visions du rêve, qui sont indécises, désordonnées et confuses. Et même s’il devait arriver qu’elles soient plus vives et plus naturelles, comme elles ne sont pas connectées entre elles et ne font pas corps avec les évènements antérieurs et ultérieurs de notre vie, on pourrait les distinguer facilement des réalités. »
Alciphron, IV, 7, LJ 160-161 (1732), trad. S. Bernas.
« Ce langage destiné à nos yeux a quelque chose de divin et d’admirable tout à fait propre à éveiller l’esprit, et à mériter la plus grande attention. En effet, on l’apprend si facilement, il exprime les différences entre les choses de façon si claire et appropriée, il instruit avec une telle facilité et une telle rapidité. Un seul coup d’œil transmet une variété plus grande d’informations, une connaissance plus distincte des choses que ne le ferait un discours de plusieurs heures. Et il informe en même temps qu’il amuse et procure à l’esprit un plaisir et un bonheur très singuliers. (…) Il répond de façon si adéquate aux usages et aux nécessités de l’humanité ; en effet, il nous renseigne avec précision sur les objets que la proximité et la grandeur rendent très nuisibles ou très bénéfiques à notre corps, et avec une exactitude moindre à mesure que leur petitesse ou leur distance réduisent l’intérêt que nous leur portons. _ (…) Faisons la supposition suivante : un étranger arrive chez un peuple d’aveugles de naissance ; il est le seul voyant dans tout le pays. Il voyage avec certains natifs, et à un moment donné, il leur prédit que s’ils continuent à marcher tout droit, dans une demi-heure ils rencontreront des hommes ou du bétail ou atteindront une maison ; s’ils poursuivent en tournant à droite, ils courront le risque quelques minutes après de tomber dans un précipice. S’ils choisissent d’aller à gauche, à tel moment ils parviendront à une rivière, à un bois ou à une montagne. Qu’en pensez-vous ? Qu’un homme depuis toujours étranger à leur pays le connaisse tellement mieux qu’eux n’a-t-il pas de quoi les surprendre infiniment ? Ces prédictions ne leur paraitraient-elles pas aussi inexplicables et incroyables qu’une prophétie à un petit philosophe

 Références bibliographiques Discours de métaphysique et Monadologie, édition établie et annotée par M. Fichant, Folio Essais Gallimard, 2004.
D. Schulthess, Leibniz et l’invention des phénomènes, Puf, 2009.
P. Hamou, « Leibniz lecteur de Locke sur la matière pensante », dans Locke et Leibniz, Olms, 2011.
G. Brykman, Berkeley et le voile des mots, Vrin, 1993.

 

 Mardi 18 mars
9h00-12h00
Elie During : "Les choses durent-elles ? Bergson, la matière, le monde et nous" _

bibliographie

14h00-17h00
Sandrine Roux : "Le problème corps-esprit dans la philosophie contemporaine" _

bibliographie

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