La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Oeuvres Extraits Sujets bac.
La relation des êtres humains à eux-mêmes et la question du moi

 Éducation, transmission, émancipation

L’époque des Lumières a marqué une double rupture avec les modèles d’éducation hérités de l’humanisme de la Renaissance. Pour un grand nombre d’auteurs, l’apprentissage des choses doit désormais primer la culture des mots, et l’éducation se centrer sur l’utile (pratique et social). Une nouvelle attention est portée aux manières de penser des enfants et au langage à tenir avec eux. Sur ces questions, les idées pédagogiques de Rousseau (Émile ou de l’éducation, 1762) ont essaimé jusqu’au milieu du XXe siècle avec les mouvements dits d’éducation nouvelle.
Dans le même temps, l’idée s’impose qu’une nation moderne doit se préoccuper de la formation des individus et par conséquent se doter d’un véritable système d’éducation publique. Dans la lignée de Condorcet, l’instruction des enfants des deux sexes devient la clé de la démocratie et des libertés. Les penseurs révolutionnaires mettent quant à eux l’accent sur les conditions sociales et politiques de l’émancipation des individus. En Europe comme en Amérique, le tournant du XXe siècle est le moment d’un vaste débat sur les finalités de l’éducation scolaire, ses méthodes et son extension.
Le rôle nouveau de l’institution scolaire se marque par la place que prennent dans les récits du XIXe siècle les souvenirs d’écoliers, qu’ils soient romancés ou autobiographiques. Il s’agit toujours de comprendre ce qu’un individu est devenu à partir de ce qu’il a reçu, mais aussi de ce avec quoi il a rompu.
Les textes de cette période fournissent matière à réflexion, par exemple, sur les différents âges de la vie et ce que veut dire être adulte ; les formes de l’enseignement et celles de l’apprentissage ; les parts respectives de la famille, de l’école et de la société dans l’éducation ; l’aspiration à la liberté dans ses rapports avec les institutions et les traditions. À l’horizon de ces interrogations se trouvent la définition d’une éducation moderne et la question de la justice sociale et de l’équité au sein d’un système éducatif.

Bibliographie indicative : Éducation, transmission, émancipation

La rupture avec le modèle scolastique : la critique humaniste. Une tête bien faite.

  • Rabelais
    [violet]Texte[/violet] : comment former l’homme ? Gargantua, 23
  • Comparer le texte de François RABELAIS , Pantagruel (1532) chap. 8, « Gargantua écrit à son fils Pantagruel une lettre pour l’exhorter à étudier. » et celui de Voltaire extrait de Micromegas

Textes sur l’honnête homme

++++RABELAIS , Pantagruel (1532) chap. 8

« Gargantua écrit à son fils Pantagruel une lettre pour l’exhorter à étudier. »,
© Éditions Pocket, 1992. Translation en français moderne de Marie-Madeleine Fragonard.
C’est d’Utopie que Gargantua envoie à son fils, parti étudier à Paris, ses recommandations pour ses études. Maintenant toutes les disciplines sont restituées1 , les langues établies. Le grec, sans lequel c’est une honte de se dire savant, l’hébreu, le chaldéen, le latin. Des impressions2 si élégantes et si correctes sont en usage, elles qui ont été inventées de mon temps par inspiration divine, comme, à l’inverse, l’artillerie l’a été par suggestion diabolique. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, il n’était aussi facile d’étudier que maintenant. Et dorénavant, celui qui ne sera pas bien poli en l’officine3 de Minerve ne pourra plus se trouver nulle part en société. Je vois les brigands, bourreaux, aventuriers, palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prédicateurs4 mon temps. [ ... ]
Mon fils, je t’admoneste5 d’employer ta jeunesse à bien profiter de tes études. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon6 : l’un peut te donner de la doctrine par ses instructions vivantes et vocales, l’autre par des exemples louables. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : d’abord la grecque, comme le veut Quintilien. Puis la latine. Puis l’hébraïque pour l’Écriture sainte, ainsi que la chaldaïque et l’arabe. Et que tu formes ton style, pour la grecque à l’imitation de Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu’il n’y ait d’histoire que tu n’aies présente à la mémoire, à quoi t’aidera la cosmographie7. Les arts libéraux, géométrie, arithmétique, musique, je t’en ai donné quelque goût quand tu étais encore petit, vers tes cinq six ans. Continue le reste ; et sache tous les canons d’astronomie ; laisse l’astrologie divinatrice et l’art de Lulle, abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu les rapproches de la philosophie. Quant à la connaissance des sciences naturelles, je veux que tu t’y adonnes avec zèle ; qu’il n’y ait mer, rivière, ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air ; tous les arbres, arbustes, et fruitiers des forêts, toutes les herbes de la terre ; tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de l’Orient et de l’Afrique : que rien ne te soit inconnu. Puis avec soin, relis les livres des médecins : grecs, arabes, latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes8 ; et, par des fréquentes dissections, acquiers la parfaite connaissance de ce second monde qu’est l’homme. Et, pendant quelques heures chaque jour, commence à apprendre les Saintes Écritures : d’abord le NouveauTestament en grec, les Épîtres des apôtres, puis en hébreu l’Ancien Testament. En somme, que je voie un abîme de science.
Car maintenant que tu te fais grand, et que tu deviens un homme, il te faudra sortir de cette tranquillité et de ce repos consacré aux études, et apprendre la chevalerie et les armes, pour défendre ma maison, et secourir nos amis dans leurs débats contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu essaies de tester combien tu as 30 profité : ce que tu ne saurais mieux faire qu’en soutenant des thèses publiquement sur toutes choses, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés qui sont à Paris et ailleurs. Mais parce que, selon le sage Salomon, sagesse n’entre dans une âme mauvaise, et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi orientée par la charité, lui être uni au point que tu n’en sois jamais séparé par le péché. [ ... ]
Mon fils, la paix et grâce du Seigneur soient avec toi. Amen.
D’Utopie, 17 mars,
ton père, Gargantua

1. Par rapport au Moyen Âge, pendant lequel de nombreuses connaissances antiques avaient disparu.
2. livres imprimés.
3. Atelier.
4. Orateurs, prêcheurs.
5. Avertis.
6. Du grec « epistemè », science.
7. Histoire universelle.
8. Spécialistes de la tradition orale juive.

++++ Voltaire, Micromégas, 1752, chapitre I

Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas1, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n’avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues1 de tour, ils trouveront, dis-je, qu’il faut absolument que le globe qui l’a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n’est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les Etats de quelques souverains d’Allemagne ou d’ltalie, dont on peut faire le tour en une demi heure, comparés à l’empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu’une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres. La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j’ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour : ce qui fait une très jolie proportion.
Quant à son esprit, c’est un des plus cultivés que nous avons ; il sait beaucoup de choses ; il en a inventé quelques-unes ; il n’avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des Jésuites2 de sa planète, lorsqu’il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d’Euclide3. C’est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l’enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires ; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti4 de son pays, grand vétillard5, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie6, et le poursuivit vivement : il s’agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son côté ; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient pas lu, et l’auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années. Il ne fut que médiocrement affligé d’être banni d’une cour qui n’était remplie que de tracasseries et de 25 petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s’embarrassa guère ; et il se mit à
voyager de planète en planète, pour achever de se former l’esprit et le coeur, comme l’on dit. Ceux qui ne voyagent qu’en chaise de poste7 ou en berline7 seront sans doute étonnés des équipages7 de là-haut : car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation et toutes les forces attractives et répulsives8. Il s’en servait si à propos que, tantôt à l’aide d’un rayon du soleil, tantôt par la commodité d’une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d’avouer qu’il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que l’illustre vicaire Derham9 se vante d’avoir vu au bout de sa lunette. Ce n’est pas que10 je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise11 mais Micromégas était sur les lieux, c’est un bon observateur et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu’il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d’abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n’est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n’ont que mille toises1 de haut ou environ. Il s’en moqua un peu d’abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli12 quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu’un être pensant peut fort bien n’être pas ridicule pour
n’avoir que six mille pieds de haut.

1. Anciennes mesures : un pas vaut cinq pieds (un pied valant 32,4 cm), soit environ 1,62 m ; une lieue compte entre quatre et cinq kilomètres ; une toise mesure presque 2 mètres.
2. Congrégation chrétienne qui a éduqué et instruit beaucoup de jeunes gens.
3. Théorèmes d’Euclide.
4. Chef religieux, chargé de régler des controverses.
5. Uniquement préoccupé de vétilles, c’est-à-dire des choses sans aucune importance.
6. L’hérésie concerne tout ce qui est jugé contraire aux dogmes (aux
principes) de la religion.
7. Eléments permettant le transport au XVIIIe siècle.
8. Les lois régissant les mouvement des astres
établies par Newton.
9. Le savant Derham voulait prouver l’existence de Dieu en la situant dans un lieu très haut (la plus élevée des quatre sphères célestes où les Grecs situaient les dieux de leur mythologie).
10. Cela ne veut pas dire que...
11. Interjection figée.
12. Les musiciens se disputent à l’époque de Voltaire pour savoir quelle musique, de l’italienne (ave Lulli) ou de la française, est supérieure.

  • Lire les auteurs anciens : Descartes Règle III, Règles pour la direction de l’esprit
  • Marc FOGLIA, L’enfant chez Montaigne, un philosophe naturel ? - PDF

Eduquer et instruire

Texte

++++Eduquer est-ce adapter ?

Rousseau écrit un traité sur l’éducation, Emile ou de l’Education, publié en 1762.
La véritable manière d’éduquer un enfant est de renoncer à ce qu’on met traditionnellement sous le terme d’éducation, de sorte que tout en continuant à s’exprimer dans le vocabulaire de l’éducation, Rousseau devra faire entendre tout le contraire des significations que celui-ci véhicule habituellement. La difficulté qu’il rencontre dans son mode d’exposition est celle de tout régénérateur de société contraint de couler dans des mots faits pour l’ancien l’idée d’une réalité radicalement nouvelle.
Définir l’éducation comme adaptation c’est réduire en l’enfant le champ des possibles et le soumettre à des règles répétitives, lui retirant toute initiative.

Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des coliques aiguës leur donnent des convulsions ; de longues toux les suffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore corrompt leur sang ; des levains divers y fermentent, et causent des éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. Les épreuves faites, l’enfant a gagné des forces ; et sitôt qu’il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré.

Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous ? Ne voyez-vous pas qu’en pensant la corriger, vous détruisez son ouvrage, vous empêchez l’effet de ses soins ? Faire au dehors ce qu’elle fait au dedans, c’est, selon vous, redoubler le danger ; et au contraire c’est y faire diversion, c’est l’exténuer. L’expérience apprend qu’il meurt encore plus d’enfants élevés délicatement que d’autres. Pourvu qu’on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu’à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l’eau du Styx. Avant que l’habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu’on veut, sans danger ; mais, quand une fois il est dans sa consistance, toute altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme : les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu’on leur donne ; celles de l’homme, plus endurcies, ne changent plus qu’avec violence le pli qu’elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé ; et quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux ?

Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu’il a coûtés ; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. C’est donc surtout à l’avenir qu’il faut songer en veillant à sa conservation ; c’est contre les maux de la jeunesse qu’il faut l’armer avant qu’il y soit parvenu : car, si le prix de la vie augmente jusqu’à l’âge de la rendre utile, quelle folie n’est-ce point d’épargner quelques maux à l’enfance en les multipliant sur l’âge de raison ! Sont-ce là les leçons du maître ?

Le sort de l’homme est de souffrir dans tous les temps. Le soin même de sa conservation est attaché à la peine. Heureux de ne connaître dans son enfance que les maux physiques, maux bien moins cruels, bien moins douloureux que les autres, et qui bien plus rarement qu’eux nous font renoncer à la vie ! On ne se tue point pour les douleurs de la goutte ; il n’y a guère que celles de l’âme qui produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l’enfance, et c’est le nôtre qu’il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857

  • Manon Roland, Mémoires, 1793

TEXTE

++++Une autobiographie

Le 31 mai 1793, Manon Phlipon, née en 1754, est arrêtée comme Girondine et envoyée à la prison de l’Abbaye. C’est là, puis à Sainte-Pélagie et à la Conciergerie, que la femme de l’ancien ministre de l’Intérieur de Louis XVI, Jean-Marie Roland, rédige en quelques mois de remarquables Mémoires, ainsi que des notes politiques sur les événements récents ; elle dresse des révolutionnaires qu’elle a côtoyés un portrait saisissant avant de périr sur l’échafaud le 8 novembre 1793

Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice.
Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j’ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l’étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.
A l’âge où l’on prend un état, j’ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m’en procurer un conforme à l’éducation que j’avais reçue. L’alliance d’un homme respectable a paru réparer ces revers : elle m’en préparait de nouveaux.
Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux, un extérieur qui annonçait tout cela, m’ont rendue chère à ceux qui me connaissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m’a fait des ennemis ; ma personne n’en a point : ceux qui disent le plus de mal de moi ne m’ont jamais vue.
Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu’elles paraissent être, que les époques de ma vie où j’ai goûté le plus de douceur ou le plus éprouvé de chagrins, sont souvent toutes contraires à ce que d’autres pourraient en juger. C’est que le bonheur tient aux affections plus qu’aux événements.
Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment : c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière ; et qu’a-t-on de mieux à faire en prison, que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?
Si l’expérience s’acquiert moins à force d’agir qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on a fait, la mienne peut s’augmenter beaucoup par l’entreprise que je commence.
La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissaient assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire, sans me rejeter sur des temps fort éloignés ; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques, dont le recueil n’était peut-être pas sans intérêt. Elles viennent d’être anéanties ; j’ai senti toute l’amertume de cette perte, que je ne réparerai point ; mais je m’indignerais contre moi-même, de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j’ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l’ambition d’opposer mes forces au mal dont je suis l’objet, et de le surmonter, ou par le bien que je fais à d’autres, ou par l’augmentation de mon propre courage.
Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m’accabler ; les tyrans peuvent me persécuter ; mais m’avilir ? jamais, jamais ! Mes Notices sont perdues ; je vais faire des Mémoires ; et, m’accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m’entretenir de moi pour mieux m’en distraire. Je ferai mes honneurs, en bien ou en mal, avec une égale liberté ; celui qui n’ose se rendre a bon témoignage à soi-même, est presque toujours un lâche qui sait et craint le mal qu’on pourrait dire de sa personne ; et celui qui hésite à avouer ses torts n’a pas la force de les soutenir, ni le moyen de les racheter.

Manon Roland, Mémoires, 1793

++++Portrait de Danton

L’activité de l’imagination me porte à me représenter les personnes dans le costume et l’action qui me paraissent convenir à leur caractère. Je n’ai pas vu deux ou trois fois une figure un peu signifiante que je ne l’habille dramatique­ment. Cela se fait de soi-même pour ainsi dire, sans projet de ma part ; c’est le sentiment de la chose principale qui appelle naturellement les accessoires. Aussi le monde est-il pour moi une étrange mascarade, j’y remarque souvent une double scène ou des personnages à plusieurs rôles et je fais des tableaux tous les jours.
Voyez-vous ce demi-Hercule dont les formes grossières sont plus rudes que prononcées : son amplitude annonce sa voracité ; l’audace sur le front, le rire de la débauche sur les lèvres, il adoucit vainement son œil hardi cavé sous des sourcils mobiles. La férocité de son visage dénonce celle de son cœur ; il emprunte inutilement de Bacchus une apparente bonhomie et la jovialité des festins ; l’emportement de ses discours, la violence de ses gestes, la brutalité de ses jurements le trahissent.
Donnez-lui un poignard ; qu’il marche à la tête d’une horde d’assassins moins cruels que lui, auxquels il désigne ses victimes et dont il encourage les forfaits ; ou bien, gorgé d’or et de vin, laissez-lui faire le geste de Sardanapale : voilà Danton. Je défie l’artiste exercé qui voudrait peindre un homme dans ces deux situations de trouver un meilleur modèle.
Quant à Fabre d’Églantine, vêtu en tartufe, le stylet à la main, calomniant d’un côté, dérobant de l’autre, intriguant toujours, qu’il joue Basile si vous voulez, il ne sera jamais lui-même qu’en ne cessant pas de mentir.

Manon Roland, Mémoires, 1793.

Condorcet

++++ Principes de l’instruction publique

Messieurs,

Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par-là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.

Cultiver enfin dans chaque génération les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.

Tel doit être l’objet de l’instruction, et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière.

Mais en considérant sous ce double point de vue la tâche immense qui nous a été imposée, nous avons senti, dès nos premiers pas, qu’il existait une portion du système général de l’instruction qu’il était possible d’en détacher sans nuire à l’ensemble, et qu’il était nécessaire d’en séparer, pour accélérer la réalisation du nouveau système : c’est la distribution et l’organisation générale des établissements d’enseignement public.

En effet, quelles que soient les opinions sur l’étendue précise de chaque degré d’instruction, sur la manière d’enseigner, sur le plus ou moins d’autorité consacrée aux parents, ou cédée aux maîtres ; sur la réunion des élèves dans des pensionnats établis par l’autorité publique ; sur les moyens d’unir à l’instruction proprement dite le développement des facultés physiques et morales, l’organisation peut être la même ; et d’un autre côté, la nécessité de désigner les lieux d’établissements, de faire composer les livres élémentaires, longtemps avant que ces établissements puissent être mis en activité, obligeait à presser la décision de la loi sur cette portion du travail qui nous est confié.

Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, universelle, de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous ; mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas.

La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ; et comme néanmoins cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu’il ne faut les rendre dépendants que de l’assemblée des représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d’être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l’influence de l’opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu’étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que le progrès doit amener.

Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu’elle devrait embrasser tous les âges ; qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C’est là même une des causes principales de l’ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd’hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquerait encore moins que celle d’en conserver les avantages.

Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits ; mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi ; mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance ce que j’avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n’a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

Ainsi, l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans tous les âges de la vie, assurer la facilité de conserver leurs connaissances ou d’en acquérir de nouvelles.

Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.

Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail.

Source : Condorcet, Ecrits sur l’Instruction publique, tome II, "Rapport sur l’Instruction publique", Paris, Edilig, p. 81-87.

++++L’instruction est-elle un droit ?

  • Hegel, Textes pédagogiques ([1809-1823]).

Le rouge et le noir Stendhal
Présentation BNF

++++Echappe-t-on à ses origines ?

++++Chapitre XLII. Serait-ce un Danton ?

Après être tombée amoureuse de Julien et avoir passé une nuit avec lui, Mathilde s’applique à réfléchir à ce qui le rend si fascinant à ses yeux, et à ce qui le distingue des autres membres du salon de l’hôtel de La Mole. Elle s’aperçoit que contrairement à son frère Norbert ou au marquis de Croisenois, Julien est brillant et ambitieux. Il n’a pas appris à voiler ses qualités sous un vernis de bonne éducation, et son ambition dévorante se devine aisément sous son air faussement modeste. Dans un salon rempli de gens bien nés, ce roturier détonne. Elle se rend compte qu’en cas de Révolution, Julien, jouant de son charisme, saisirait sans nul doute sa chance pour s’élever socialement en escaladant les ruines de l’ancienne société aristocratique, à l’image des tribuns de la Révolution française.

Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.
Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres ; c’est pour cela que je ne le méprise pas.
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement.
Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin qu’elle les piqua.
— Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’énergie, s’écria son frère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer l’imprévu, que la crainte de rester court en présence de l’imprévu…
Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui par malheur est mort en 1816.
Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idée.
— Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et après on vous dira :
Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre.
Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l’inquiéta beaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.
Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu’il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
Ce serait un Danton ! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d’avance : La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d’être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’espérance de se sauver. Il n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui.
Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prêtre : humble et hypocrite.
Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d’eux, que c’est l’homme le plus distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu’importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre et qu’il a étudié pour être prêtre, eux sont chefs d’escadron, et n’ont pas eu besoin d’études ; c’est plus commode.
Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette physionomie de prêtre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prêtre, il ne l’a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprévu, leur premier regard n’est-il pas pour Julien ? je l’ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d’être interrogé. Ce n’est qu’à moi qu’il adresse la parole, il me croit l’âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu’il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il n’est pas sûr de ses idées tant que j’y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hiver nous n’avons pas eu de coups de fusil ; il ne s’est agi que d’attirer l’attention par des paroles. Eh bien, mon père homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise que les dévotes amies de ma mère.
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux ; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l’habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis, c’était l’aigle de ce petit cercle.
Dès qu’il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien n’étant point présent, M. de Caylus soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d’une lieue, et en fut charmée.
Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n’a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu’autant qu’il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes ?
Jamais elle n’avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint :
— Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s’aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs ; dans six mois il est officier de housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n’est plus un ridicule. Je vous vois réduit, monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison : la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort ? Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d’assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu’ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir (1830)

++++Quelle réalité atteint-on en faisant tomber le masque ?

Le but de la littérature est-il la vérité ?
Tout est perdu ; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour où ? personne ne le sait. Voici sa lettre ; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
« Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l’affreuse vérité. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j’avais demandés. L’impudent m’avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un père. »
— Où est la lettre de Mme de Rênal ? dit froidement Julien.
— La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’après que tu aurais été préparé.

LETTRE

« Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous ; une règle, qui ne peut faillir, m’ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d’éviter un plus grand scandale. La douleur que j’éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C’est une partie de mon pénible devoir d’ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels », etc., etc., etc.

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal ; elle était même écrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.
— Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l’avoir finie ; il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme ! Adieu !
Julien sauta à bas du fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliée, fit quelques pas pour le suivre ; mais les regards des marchands qui s’avançaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.
Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays, qui l’accabla de compliments sur sa récente fortune. C’était la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient ; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rênal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba.

Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir, 1830

Placez votre texte ici

  • Balzac, Louis Lambert(1832).
    C’est la biographie d’un enfant prodige accablé par ses dons et par la puissance de sa pensée : un grand amour lui fait apercevoir un tel épanouissement et une sorte d’ « ascension » si enivrante vers le bonheur qu’il ne peut supporter cette surcharge, ce survoltage des sentiments, son cerveau cède sous ce poids écrasant. « C’est, dit Balzac, la pensée tuant le penseur. » Le roman est la « biographie intellectuelle » de ce jeune prodige depuis le début de son adolescence jusqu’à cette période de surtension.

Louis Lambert de Balzac

++++Punir est-ce réparer ?

La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait : Vous ne faites rien, Lambert ! Ce : Vous ne faites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensums à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collège, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant les heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. […] Aussi le régime pénitentiaire observé dans les collèges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour ; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon : le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses.

Honoré de Balzac, Louis Lambert, 1832

texte de Tocqueville

++++Alexis de Tocqueville, Souvenirs, (1850-1851).

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur. Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts, et des instincts qui vous font agir. Cette multitude de petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes. Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis à vis de moi-même les libertés que je me suis permises et que je me permettrai souvent envers tant d’autres.

++++Questions

  • Première partie : interprétation philosophique
    À quels obstacles se heurte, selon Tocqueville, l’exigence de sincérité ?
  • Deuxième partie : essai littéraire
    « On est trop proche de soi pour bien voir ». La littérature permet de trouver le recul nécessaire pour « bien parler de soi
  1. Les raisons qui poussent Tocqueville à agir sont-elles aisées à dire ? Pourquoi emploie-t-il le verbe "déterminer" ? Est-il libre de ses choix ? l’insuffisance des connaissances sur soi rend impossible la sincérité.
  2. Etre sincère est-ce dire la vérité ? A partir de l’exemple du Cardinal de Retz. Cherche-t-il à être sincère ou à satisfaire son amour-propre ?
  3. Les mémoires sont elles des confessions ? Un aveu ? Pourquoi la sincérité peut-elle être dangereuse ou relever de la stupidité, voire de la bêtise ?
  4. Qu’est-ce qu’un habile homme ? Le Cardinal de Retz l’est-il vraiment ?
  5. Définir : "faire un détour" et "prendre des détours". Pourquoi éviter la ligne droite ? En quoi les qualités morales peuvent s’avérer dangereuses en politique ?
  6. La morale s’en prend aussi à ce qu’elle nomme vanité. Pourquoi cette attaque contre la singularité ? Pourquoi la morale est-elle incompatible avec le récit de soi ?
  7. Qu’est-ce qui gouverne le goût du public ?
  8. Pourquoi ne "retrouve"-t-on pas aisément les raisons de nos choix ? Tocqueville cite la volonté comme raison de nos actions. Que devient la question morale de la sincérité ?
  9. peut-on parler de soi "sans détour" par un "je" ? Comment Tocqueville en fait-il le sujet et non l’objet du récit ? De quoi doit-il se détourner pour être maître de son discours ?
  10. Rédiger une introduction présentant l’argument du texte.
  • Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (1872).

Texte extrait Lettre aux instituteurs

++++Quelle morale doit enseigner l’école ?

Jules Ferry : Lettre aux instituteurs
J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.

Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement.

Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté.

Ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer.

Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un et à l’autre ? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre.

De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.

Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.

Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.

C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.
(extrait)

  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [extraits] (1883-1885).
  • Bergson, Le Bon Sens et les études classiques (1895).
  • Dewey, L’Éducation au point de vue social (1913).
  • Péguy, L’Argent (1913).
  • Durkheim, [L’Éducation morale ([1903] 1925).
  • Freinet, Œuvres pédagogiques [extraits] (1994).

Guilloux, Le Sang noir (1935)(1961).


 RABATÉ, Dominique. Construction narrative et dramatique dans Le Sang noir In : Louis Guilloux, écrivain [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2000 (généré le 10 février 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/34026> . ISBN : 9782753545724. DOI : 10.4000/books.pur.34026.

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