La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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QUINTILIEN INSTITUTION ORATOIRE. . LIVRE V.
Preuves naturelles

QUINTILIEN

INSTITUTION ORATOIRE.
.

LIVRE V.

SOMMAIRE. Introduction. - Chap. I. De la division des preuves. - II. Des préjugés. -III. Des bruits publics et de la renommée. - IV. Des tortures. - V. Des pièces. - VI. Du serment. - VII. Des témoins. - VIII. De la preuve artificielle. - IX. Des signes. - X. Des arguments. - XI. Des exemples. - XII. De l’usage des arguments. - XIII. De la réfutation. - XIV. Ce que c’est que l’enthymème, et combien il y en a de sortes ; en quoi consiste l’épichérème, et de la manière de le réfuter.

De célèbres auteurs ont pensé que le devoir de l’orateur se bornait à instruire, puisqu’ils prétendaient que l’emploi des passions lui devait être interdit, et cela pour deux raisons : d’abord, parce que toute perturbation de l’âme est un mal ; ensuite, parce qu’il n’est pas permis de détourner un juge de la vérité par l’impulsion de la pitié, de la colère, et de tout autre sentiment semblable ; et que chercher à plaire à l’auditeur, lorsqu’il s’agit uniquement de vaincre, est un soin non seulement superflu pour l’avocat, mais même indigne d’un homme. D’autres, et en plus grand nombre, sans vouloir, il est vrai, interdire ces moyens à l’orateur, ont pensé néanmoins que son propre et principal devoir était de confirmer ses propositions et de réfuter celles de son adversaire. Quoi qu’il en soit de ces deux opinions, car ce n’est point ici que je veux interposer là mienne, ce livre sera, dans l’une comme dans l’autre, jugé infailliblement très nécessaire, puisqu’il est destiné tout entier à traiter de la preuve et de la réfutation : à quoi même se lie tout ce qui a été dit jusqu’ici sur les causes judiciaires ; car l’exorde et la narration n’ont pas d’autre objet que de préparer le juge, et il serait superflu de connaître les états de la cause, et de s’occuper des autres points dont j’ai parlé, si l’on n’arrivait à la preuve. Enfin, des cinq parties que j’ai assignées au plaidoyer, nulle autre n’est tellement nécessaire, qu’on ne puisse quelquefois l’omettre ; mais il n’est point de procès où l’on puisse se passer de la preuve. Je vais donc traiter cette importante partie, et, pour le faire avec ordre et méthode, je commencerai par les préceptes généraux ; puis, je passerai à ceux qui regardent chaque genre de causes en particulier.

CHAP.l. Aristote enseigne une division générale qui a été généralement adoptée , et qui consiste à distinguer deux sortes de preuves : celles que l’orateur trouve en dehors de la rhétorique, et celles qu’il tire lui-même de la cause, et qu’il engendre en quelque sorte. C’est pourquoi on a appelé les premières des preuves inartificielles, ἀτέχνους, et les secondes des preuves artificielles, ἐντέχνους. Du genre des premières sont les préjugés, les bruits publics, la torture, les pièces, le serment, les témoins : toutes choses qui constituent la majeure partie des discussions du barreau. Mais, si ces preuves par elles-mêmes ne tiennent rien de l’art, il n’en faut pas moins la plupart du temps employer toutes les forces de l’éloquence pour les soutenir ou pour les réfuter. Aussi a-t-on grandement tort de croire que ce genre de preuves n’a pas besoin de préceptes. Je n’ai pas toutefois l’intention d’embrasser tout ce qu’on peut dire pour soutenir ou combattre ces preuves ; car il n’entre pas dans mon dessein d’enseigner la manière de traiter les lieux communs ; je veux seulement indiquer une marche, une méthode : après quoi chacun se servira de ses propres forces pour la suivre, ou y suppléera par analogie , suivant la nature des causes. Car, s’il est impossible d’énumérer tous les exemples, que peuvent fournir les causes passées ? que doit-on penser des causes futures ?

CHAP. II. Commençons par les préjugés. On les comprend tous sous trois genres : les premiers, qui seraient mieux appelés des exemples, sont fondés sur des choses qui ont déjà été jugées dans des causes pareilles, comme des testaments de pères, dont les enfants ont obtenu l’annulation, ou qui ont été maintenus contre les enfants ; les seconds sont fondés sur des jugements relatifs à la même cause, d’où est venu proprement le nom de préjugés : tels sont les jugements invoqués contre Oppianicus, et la condamnation de Milon par le sénat ; les troisièmes, sur une première sentence rendue dans la même affaire, et dont on appelle, lorsqu’il s’agit, par exemple, ou de déportation, d’affranchissement, ou d’une de ces causes qui relèvent de la double juridiction des centumvirs.

On confirme les préjugés, et par l’autorité de ceux qui ont déjà prononcé, et par la conformité des causes. Mais quand il s’agit de les détruire, il faut ordinairement éviter d’outrager les premiers juges, à moins qu’ils ne soient manifestement en faute. Car il est naturel qu’un juge confirme ce qu’un autre a jugé avant lui, et que, appelé à prononcer à son tour, il ne donne pas volontiers un exemple qui pourrait retomber sur lui-même. Il vaut donc mieux recourir, dans les deux premiers genres, à la différence qui peut exister entre les causes ; car il est bien rare d’en rencontrer deux qui soient entièrement semblables. Que si néanmoins ces deux causes n’offraient aucune dissemblance, ou qu’il s’agît du troisième genre de préjugés, alors on se rejetterait sur les défauts de formalité, sur la faiblesse de ceux qui ont été condamnés, sur tout ce qui peut altérer la bonne foi des témoins, comme l’amitié, la haine, l’ignorance ; ou l’on chercherait quelque circonstance qui, depuis, a pu changer l’état de la cause. Si rien de tout cela ne peut s’alléguer, on peut dire que de tout temps on a rendu de mauvais jugements, qu’on a vu condamner Rutilius et absoudre un Clodius et un Catilina ; on peut aussi prier les juges d’examiner l’affaire en elle-même, plutôt que d’en juger sur la foi d’autrui. Quant aux sénatus-consultes, et aux décrets des princes ou des magistrats, je n’y vois point de remède, si ce n’est d’alléguer quelque point de dissemblance dans la cause, ou d’opposer quelque décret postérieur, rendu par les mêmes magistrats ou par des magistrats revêtus de la même autorité, qui déroge au premier. Si tout cela manque, il faut se résoudre à passer condamnation.

CHAP. III. La renommée et les bruits publics seront tantôt le consentement de toute une ville, une espèce de témoignage public ; tantôt un bruit sans fondement certain, auquel la malignité a donné naissance, que la crédulité a grossi, et auquel l’homme le plus vertueux peut être exposé par l’artifice et le mensonge de ses ennemis. Les exemples ne manqueront pas de part et d’autre.

CHAP. IV. Il en est de même de la torture, qui est un lieu commun très souvent traité. Ceux-ci disent que la question est un moyen infaillible pour faire avouer la vérité ; ceux-là, qu’elle produit souvent un effet tout contraire, en ce qu’il y a des hommes à qui la force de résister aux tourments permet de mentir, et d’autres que leur faiblesse y contraint. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce genre de preuves : les plaidoyers anciens et modernes en offrent une foule d’exemples. Il y a cependant, dans chaque cause, certaines circonstances particulières qu’il sera bon de prendre en considération. S’il s’agit, par exemple, de donner la question, il importera d’examiner quel est celui qui la demande ou qui s’offre, quel est celui qu’il demande ou qu’il offre, contre qui et pour quelle raison ; si la question a été déjà donnée, on examinera quel juge y a présidé, quel est celui qui a été torturé, et comment il l’a été ; si ce qu’il a dit est incroyable ou conséquent ; s’il a persisté dans ses premières déclarations, ou si la douleur l’a forcé à se contredire ; si c’est au commencement de la question, ou lorsque les tortures devenaient plus violentes : circonstances qui, de part et d’autre, varient à l’infini comme, les causes elles-mêmes.

CHAP. V. Les pièces ont été et seront souvent une matière féconde en contestations, puisque nous voyous tous les jours que non seulement on les récuse, mais que même on les argue de faux. Comme elles peuvent être attaquées, soit à cause de la mauvaise foi, soit à cause de l’ignorance de ceux qui les ont signées, le plus sur et le plus facile est de ne supposer que l’ignorance ; parce qu’il y a moins de personnes enveloppées dans l’accusation. Au reste, cela n’est pas susceptible de préceptes généraux, et dépend de la nature de la cause : si, par exemple, les faits contenus dans ces pièces sont incroyables, ou, ce qui arrive le plus souvent, qu’ils soient détruits par d’autres preuves de même espèce ; si celui contre lequel l’acte a été signé, ou l’un des signataires, était absent, ou mort ; si les dates ne concordent pas ; si ce qui est articulé dans ces pièces est démenti par les événements antérieurs ou postérieurs. Souvent même l’inspection seule suffit pour en faire découvrir le faux.

CHAP. VI. A l’égard du serment, le plaideur offre le sien, ou ne reçoit pas celui qui lui est offert ; il l’exige de son adversaire, ou refuse de le prêter quand on l’exige de lui. Offrir son serment sans la condition que la partie adverse sera admise à prêter le sien, est d’ordinaire un signe de déloyauté. Au surplus, celui qui prête serment doit se recommander par une vie qui fasse présumer qu’il n’est pas capable de se parjurer ; ou par l’autorité même de la religion, surtout quand il ne témoigne ni empressement ni répugnance à donner son serment ; ou, en certains cas, par le peu d’importance du procès, de sorte qu’on ne puisse supposer qu’il ait voulu gratuitement encourir la malédiction céleste ; ou enfin, si, pouvant gagner sa cause par d’autres moyens, il ajoute encore celui-là, comme le témoignage d’une bonne conscience. Celui qui ne voudra pas recevoir le serment de son adversaire dira que le serment rend les conditions du combat trop inégales, que bien des gens ne craignent pas de se parjurer, puisqu’il s’est même rencontré des philosophes qui ont prétendu que les dieux ne s’occupaient pas des choses humaines ; que d’ailleurs celui qui est prêt à jurer, sans qu’on lui défère le serment, semble vouloir prononcer lui-même dans sa propre cause, et montre par là que ce qu’il offre de faire est pour lui chose légère et facile. Mais celui qui défère le serment, outre qu’il parait agir avec modération, puisqu’il fait son adversaire arbitre du procès, décharge d’un fardeau la conscience du juge, qui certainement aime mieux se reposer sur le serment d’autrui que sur le sien. C’est ce qui rend plus embarrassant le refus de prêter serment, à moins qu’il ne s’agisse d’une chose dont il est croyable que nous n’avons pas connaissance. Si cette excuse manque, il ne nous reste qu’une ressource, qui est de dire que notre adversaire cherche à nous rendre odieux, et que, ne pouvant gagner son procès, il veut au moins se réserver le droit de se plaindre ; qu’un homme sans honneur s’empresserait d’accepter cette condition, mais que, pour nous, nous aimons mieux prouver ce que nous avons avancé, que de donner occasion à qui que ce soit de nous soupçonner de parjure. Toutefois je me souviens que, dans ma jeunesse, lorsque nous commencions à fréquenter le barreau, nos anciens nous recommandaient de ne jamais déférer le serment, comme aussi de ne pas laisser à notre adversaire le choix du juge, ni de le prendre parmi ses conseils ; car si un conseil croit que l’honneur l’oblige à ne rien dire contre son client, à plus forte raison se croira-t-il engagé à ne rien faire qui puisse lui nuire.

CHAP. VII. Rien ne donne plus d’exercice aux avocats que les dépositions des témoins. Elles se font ou par écrit ou de vive voix. Les dépositions écrites donnent lieu à des débats moins compliqués. Il semble, en effet, qu’un témoin a dû avoir moins de peine à trahir la vérité en présence d’un petit nombre de signataires, et son absence laisse supposer qu’il se défie de lui-même. Si sa personne est à l’abri de tout soupçon, on peut décrier ceux qui ont appuyé son témoignage de leur signature. lis suscitent d’ailleurs contre eux tous une réflexion tacite, en ce que personne ne témoigne jamais par écrit si ce n’est de son propre mouvement, et que quiconque le fait avoue par là qu’il ne vent pas de bien à celui contre lequel il dépose. Cependant un orateur habile ne se hâtera pas de dire immédiatement qu’un ami qui témoigne pour son ami, ou un ennemi contre son ennemi, ne peut parler selon la vérité si sa foi, n’est point suspecte ; mais on traitera ces deux points dans le courant des débats.

Mais, quand les témoins sont présents, le combat est plus rude, et, pour ainsi dire, double, soit qu’on les attaque, soit qu’on les défende, en ce qu’il se livre et par le plaidoyer et par l’interrogatoire. D’abord, dans le plaidoyer, on parle en général ou pour ou contre les témoins : ce qui est un lieu commun, où l’une des parties prétend qu’il n’y a pas de preuve plus solide que celle qui s’appuie sur la connaissance humaine, et l’autre, pour décréditer cette connaissance, énumère tout ce qui la rend sujette à faillir. Ensuite on descend au particulier, quoiqu’on ne laisse pas alors d’embrasser des multiplicités. Ainsi l’on a vu des orateurs déprécier le témoignage d’une nation entière, et des genres entiers de témoignages, comme les ouï-dire, ceux qui les invoquent n’étant pas des témoins, mais ne faisant que rapporter les propos de gens qui n’avaient pas fait serment de dire la vérité ; ou bien encore comme les dépositions de ceux qui, dans les causes de concussions, affirment avoir compté de l’argent à l’accusé, lesquels doivent être considérés, non comme témoins, mais comme parties au procès. Quelquefois la plaidoirie est dirigée contre chaque témoin en particulier, genre d’attaque qui est tantôt mêlé à la défense, comme nous le voyons dans la plupart des, plaidoyers, tantôt l’objet d’un discours à part, comme celui de Cicéron contre le témoin Vatinius. Discutons donc ce point à fond, puisque nous avons entrepris l’institution entière de l’orateur : autrement il suffirait de lire les deux livres composés sur ce sujet par Domitius Afer. Je l’ai cultivé, lui déjà vieux, dans ma jeunesse, et je connais ses préceptes, non seulement pour les avoir lus, mais encore pour les avoir entendus en grande partie de sa bouche. Celui-ci enseigne avec beaucoup de raison que, dans le cas dont il est ici question, le premier devoir de l’orateur est de bien connaître ce qu’il y a de plus secret dans la cause : ce qui, du reste, est utile dans tous les cas, et sur quoi je donnerai des conseils en ce qui touche la manière de parvenir à cette connaissance, quand je serai arrivé à l’endroit destiné à cette partie ; mais ce que recommande Domitius Afer est particulièrement ici nécessaire, en ce que cette connaissance fournit une ample matière aux interrogations, et nous met, pour ainsi dire, des armes dans les mains ; en ce qu’elle nous fait connaître, enfin, à quoi l’esprit du juge doit être préparé par la plaidoirie ; car on doit tendre d’un bout à l’autre du plaidoyer à inspirer de la confiance dans les témoins, ou à leur ôter toute créance, puisque chacun n’est touché de ce qu’on lui dit que suivant qu’il a été disposé à croire ou à ne pas croire.

Mais puisqu’il y a deux espèces de témoins, les uns volontaires, dont les deux parties se servent également, les autres cités en justice par le juge, et qui ne sont accordés qu’à l’accusateur ; distinguons l’office de celui qui produit un témoin d’avec l’office de celui qui le réfute. Si vous produisez un témoin volontaire, vous pouvez savoir ce qu’il dira, et par conséquent il vous est plus facile d’établir votre plan d’interrogatoire ; mais on a besoin, même dans ce cas, de finesse et d’attention, et il faut veiller à ce qu’il ne se montre ni timide, ni inconséquent, ni peu avisé ; car les témoins sont sujets à se troubler et à tomber dans les piéges que leur tend l’avocat de la partie adverse, et, une fois enveloppés, ils nuisent plus qu’ils n’auraient été utiles s’ils fussent restés fermes et imperturbables. Il faut donc les tourner et retourner avant de les produire, et les éprouver par mille questions du genre de celles que pourrait leur faire l’adversaire. Ainsi préparés, ils ne seront pas exposés à se contredire ; ou s’ils viennent à chanceler, une question, faite à propos par celui qui les a produits, les remettra, pour ainsi dire, sur leurs pieds. Mais, de la part même de ceux qui paraissent le plus assurés, il y a des trahisons dont il faut savoir se garder ; car ce sont souvent des témoins subornés par l’adversaire, et qui, après avoir promis de ne rien dire que de favorable, font tout le contraire, d’autant plus dangereux qu’avouant au lieu de réfuter, ils ont plus d’autorité. Il faut donc bien examiner quels motifs les portent à se déclarer contre la partie adverse ; et il ne suffit point qu’ils aient été ses ennemis, il faut voir s’ils n’ont pas cessé de l’être, s’ils ne cherchent point à se réconcilier à vos dépens, s’ils ne se sont point laissé corrompre, et si le repentir ne les a point fait changer de dispositions. Si ces précautions sont nécessaires avec ceux qui s’engagent à dire des choses vraies et dont la vérité leur est connue, elles le sont encore plus avec ceux qui promettent de dire ce qui est faux. Car ils sont encore plus sujets au repentir, bien plus suspects dans leurs promesses ; ou s’ils tiennent parole, il est moins difficile à l’adversaire de les réfuter.

A l’égard des témoins cités en justice, ils sont ou favorables ou contraires à l’accusé. Et tantôt l’accusateur connaît leurs dispositions, tantôt il les ignore. Supposons d’abord qu’il les connaisse, quoique dans l’un et dans l’autre cas l’interrogatoire exige beaucoup d’art. En effet, s’il interroge un témoin disposé à nuire à l’accusé, il doit prendre garde que cette malveillance ne se trahisse : il évitera de l’interroger tout d’abord sur le point principal, mais il n’y arrivera que par des circuits, de manière à paraître lui avoir arraché ce qu’il avait le plus envie de dire. Il ne le pressera pas trop de questions : un témoin qui répond à tout se rend suspect ; il se contentera de lui demander ce qu’on peut raisonnablement tirer d’un seul témoin. Si, au contraire, le témoin est favorable à l’accusé, celui qui l’interroge doit chercher d’abord à lui extorquer ce qu’il ne voulait pas dire, et cela ne se peut faire qu’en prenant l’interrogatoire de loin. Le témoin fera des réponses , qu’il croira sans conséquence ; mais d’aveu en aveu il sera amené à ne pouvoir nier ce qu’il refusait de déclarer. De même que, dans un plaidoyer, nous semons d’abord çà et là plusieurs arguments qui, pris isolément, ont peu de force ; puis nous les rassemblons pour en former un faisceau de preuves, qui force la conviction ; de même il faut faire mainte question à un témoin de cette espèce sur des faits antérieurs ou postérieurs à la cause, sur le lieu, le temps, la personne, etc., de manière à le faire tomber dans quelque réponse, après laquelle il soit forcé d’avouer ce que nous voulons, ou de se contredire lui-même. Si on ne réussit pas à l’amener à cette fin, il est manifeste qu’il ne veut point parler ; et ce qui reste à faire, c’est de l’attirer en avant, pour voir s’il ne se laissera point surprendre dans quelque endroit éloigné de la cause, où on le retiendra longtemps, afin que, par son affectation à justifier l’accusé sur des points étrangers au fait, il se rende suspect au juge ; car il ne lui fera pas moins de tort par là que s’il eût déposé ce qu’il savait de vrai contre lui. Supposons maintenant que l’accusateur ne connaisse pas les dispositions du témoin. Alors il le sondera en l’interrogeant peu à peu, et, comme on dit, pied à pied, et le conduira par degrés à la réponse qu’on veut lui arracher. Mais, comme c’est quelquefois un artifice des témoins, de répondre d’abord au gré de celui qui les interroge pour pouvoir ensuite dire le contraire avec plus d’autorité, il est d’un orateur habile de laisser là un témoin suspect dans le temps où il est encore utile.

Pour les avocats de l’accusé, l’interrogatoire est en partie plus aisé, en partie plus difficile. Plus difficile, en ce qu’ils peuvent rarement savoir à l’avance ce que le témoin dira ; plus aisé, en ce qu’ils savent ce qu’il a dit, quand c’est à eux de l’interroger. C’est pourquoi, lorsqu’on est en cela dans l’incertitude, il faut soigneusement s’enquérir à l’avance quel est celui qui charge l’accusé, quelle est la nature de son inimitié, quelle en est la cause, afin de pouvoir détruire, axant l’interrogation, tout ce qui a pu être inspiré par le désir de la vengeance, par la haine, l’amitié, ou l’argent. Si la partie adverse a peu de témoins, on s’en prévaudra ; si elle en a beaucoup, on dira que c’est une coalition. Produit-elle des gens obscurs ? on attaquera la bassesse de leur condition ; des gens puissants ? on attaquera leur crédit. Cependant, il vaudra mieux exposer les raisons que ces témoins peuvent avoir de nuire à l’accusé, raisons qui varient selon la nature des affaires et la qualité des personnes ; car on sent qu’il n’est pas difficile à l’adversaire de répondre à des lieux communs par d’autres lieux communs. Il produit peu de témoins ? c’est qu’il se contente de ceux qui savent le fait. Il prend des gens obscurs ? il les prend comme ils sont, en cela triomphe sa bonne foi ; et s’ils sont en grand nombre ou que ce soient des personnes de considération, la réponse est encore plus facile. Mais de même qu’on peut quelquefois faire l’éloge des témoins, à mesure qu’on lit leur déposition ou qu’on les appelle dans le cours de la plaidoirie, on peut aussi les décrier : ce qui était plus facile et plus ordinaire autrefois, lorsque la coutume était de ne les interroger qu’après que la cause avait été plaidée de part et d’autre. Quant à ce que l’on peut dire contre chacun d’eux en particulier, c’est de leur propre personne qu’il faut le tirer, et non d’ailleurs.

Reste la manière de procéder à l’interrogatoire. Le principal est de bien connaître le témoin ; car on peut alors, s’il est timide, l’effrayer ; si c’est un sot, le faire donner dans le piége ; s’il est irascible, l’exciter ; s’il est vaniteux, le flatter ; s’il est prolixe, l’attirer hors de la cause. Mais si vous avez affaire à un homme avisé et qui sait se posséder, hâtez-vous de l’abandonner, en le traitant d’opiniâtre, en lui prêtant des intentions hostiles, ou, au lieu de l’interroger dans les formes, contentez-vous de le réfuter en deux mots ; ou, si vous avez l’occasion de le décontenancer par un bon mot, ne la manquez pas ; ou enfin, s’il vous offre quelque prise du côté de ses moeurs, détruisez son autorité en le décriant. Il y a des personnes honnêtes et réservées, contre lesquelles l’âpreté n’est jamais opportune ; car tel se cabre contre des attaques violentes, que la modération rend traitable.

Tout interrogatoire ou se renferme dans la cause, ou s’étend au delà. Dans le premier cas, le défenseur de l’accusé prendra les choses d’un peu haut, ainsi que je l’ai recommandé pour l’accusation, et partira d’un point qui n’ait rien de suspect ; il rapprochera les premières réponses des suivantes, amènera souvent le témoin à faire, malgré lui, une déclaration dont on pourra tirer avantage. Mais cela ne s’apprend pas dans les écoles, et dépend plutôt de la pénétration naturelle ou de l’expérience de l’orateur, que de tous les préceptes. Si pourtant on veut que j’en apporte un exemple, je proposerai particulièrement les dialogues de Platon et des autres philosophes qui ont imité la manière de Socrate, où les questions sont enchaînées avec tant d’art, que, même en satisfaisant à la plupart d’entre elles, l’interlocuteur est néanmoins amené à la conclusion où tendaient ces questions. Il peut arriver quelquefois qu’un témoin ne s’accorde pas avec lui-même, plus souvent encore qu’il ne s’accorde pas avec les autres témoins ; mais si vous savez l’interroger adroitement, vous obtiendrez par l’art ce qui autrement ne serait que l’effet du hasard.

Dans le second cas, c’est-à-dire quand l’interrogatoire sort de la cause, il y a pareillement bien des questions à faire : on interroge un témoin sur la conduite de ceux qui déposent avec lui, sur la sienne ; si tel n’est pas décrié pour ses moeurs, ou de basse condition ; s’il n’est pas lié avec l’accusateur ; s’il n’existe pas des causes d’inimitié entre lui et l’accusé. Il est rare qu’un témoin, pressé par toutes ces questions, ne fasse pas quelque déclaration dont on puisse profiter, qu’il ne trahisse son infidélité ou sa malveillance. Mais surtout soyez circonspect dans votre manière d’interroger ; car souvent un témoin relève les questions des avocats d’une manière spirituelle, qui d’ordinaire contribue beaucoup à lui concilier la faveur des juges. Ayez soin aussi de n’employer que les termes les plus usuels, afin que celui que vous questionnez, et qui le plus souvent est un ignorant, vous entende sans peine, ou qu’il ne puisse pas dire qu’il ne vous entend pas, ce qui est toujours un désappointement pour celui qui interroge.

Quant à ces moyens honteux de suborner un témoin et de le faire asseoir sur les bancs de la partie adverse, pour qu’en se levant de là il lui nuise davantage, soit en déposant contre lui, après avoir paru assis à ses côtés, soit en manifestant à dessein une joie indiscrète et intempérante de voir que son témoignage a semblé produire une impression favorable, dans le but de détruire par là l’autorité de ses propres paroles et de celles des autres témoins, dont les dépositions auraient pu être utiles : je n’en parle que pour recommander de s’en abstenir.

Souvent les informations et les témoins ne s’accordent pas : c’est encore matière à débats pour et contre. Les témoins se défendent par le serment, les informations parle consentement unanime de ceux qui les ont signées. Mêmes débats au sujet des témoins et des arguments. D’un côté, l’on dira que les témoins ont pour eux la connaissance des faits et la religion du serment, et que les arguments ne sont que des inductions de l’esprit ; de l’autre, on dira que la faveur, la crainte, l’argent, la colère, la haine, l’amitié, l’ambition , font les témoins, tandis que les arguments se tirent de la nature des choses ; qu’un juge, qui se détermine sur des arguments, s’en rapporte à lui-même, tandis que, en s’en rapportant à des témoins, il croit sur la foi d’autrui ces questions sont communes à la plupart des causes ; de tout temps elles ont été agitées, et elles le seront toujours.

Quelquefois on produit des témoins de part et d’autre ; et alors il faut examiner : par rapport aux témoins, lesquels sont les plus gens de bien ; par rapport à la cause, lesquels ont dit les choses les plus vraisemblables ; par rapport aux parties, laquelle avait le plus de crédit.

A tout cela on peut ajouter ce qu’on appelle les témoignages divins, c’est-à-dire les réponses, les oracles, les présages. Il y a deux manières de les traiter : l’une générale, comme ce sujet éternel de dispute entre les stoïciens et la secte d’Épicure : Ce monde est-il régi par une providence ? l’autre spéciale, et qui regarde certaines parties de la divination, selon qu’elles tombent dans la contestation. Car on ne procède pas de la même manière pour confirmer ou détruire l’autorité des oracles, ou celle des aruspices, des augures, des devins, des mathématiciens, parce que la nature de ces témoignages est différente. Entre autres preuves de cette espèce, il en est quelques-unes dont la discussion exige beaucoup d’habileté ; ce sont ces paroles échappées dans l’état d’ivresse, de sommeil ou de démence ; ou bien ces déclarations recueillies de la bouche des enfants, qui, dira l’un, ne savent pas feindre, et qui, dira l’autre, ne savent pas discerner.

Au reste, la preuve par témoins a tant d’autorité, que l’on peut tirer des arguments aussi puissants du défaut de témoins que des dépositions de ceux qui sont produits : Vous avez payé : qui a remis l’argent ? où a-t-il été compté ? d’où provenait-il ? - Vous m’accusez d’empoisonnement : où ai-je acheté le poison ? de qui ? combien ? de qui me suis-je servi ? en présence de qui ? Circonstances que Cicéron discute presque toutes ans son plaidoyer pour Cluentius, accusé d’empoisonnement. Voilà, dans le plus court résumé, ce qui regarde les preuves inartificielles.