La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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THUCYDIDE HISTOIRE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE LIVRE TROISIÈME

[fond or]Discours de Cléon sur le sort résérvé au habitants de Mytilène.[/fond or]

CLEON ( ? - 422)Homme politique athénien qui dirigeait un atelier de tannerie. Vers 430, il attaque violemment Périclès. Aristophane et Thucydide le peignent comme une brute ridicule, violente et sans scrupules, jouant avec les émotions et les préjugés du peuple. A la mort de Périclès il prend la tête du parti démocratique, réprime violemment les révoltes des habitants de Mytilène et mène à bien l’affaire de Sphactérie en 425. Il s’oppose à Nicias, attaché à la démocratie. Il part en Thrace avec 1000 hoplites pour rétablir la situation face à Brasidas mais sera tué en 422, en même temps que Brasidas. Leur mort permet à la paix de Nicias d’être signée en 421.

XXXVII. - "J’ai déjà eu maintes fois l’occasion de constater qu’un État démocratique est incapable de commander à d’autres ; votre repentir actuel sur l’affaire de Mytilène me le prouve une fois de plus. Parce que dans vos relations quotidiennes, vous n’usez ni d’intimidation ni d’intrigue, vous vous comportez de la même manière envers vos alliés. Les fautes que vous commettez en vous laissant séduire par leurs belles paroles, les concessions que la pitié vous fait leur accorder, sont là autant de marques de faiblesse que vous pensez sans danger pour vous, mais qui ne vous attirent pas leur reconnaissance. Vous ne songez pas que votre pouvoir est en réalité une tyrannie sur des gens prêts à la révolte ; vous ne songez pas qu’ils acceptent de mauvais gré votre domination, que ce ne sont pas vos complaisances, dangereuses pour vous, qui vous valent leur obéissance ; ce qui assure votre supériorité, c’est votre force et non leur déférence. La chose la plus redoutable, c’est l’incertitude perpétuelle de vos décisions ; c’est l’ignorance de ce principe : il vaut mieux pour un État avoir des lois mauvaises mais inflexibles, que d’en avoir de bonnes qui n’aient aucune efficacité ; l’ignorance qui s’accompagne de juste mesure vaut mieux que l’habileté qui s’accompagne de licence. Un gouvernement de gens médiocres est préférable en général à un gouvernement d’esprits supérieurs. Ces derniers veulent se montrer plus sages que les lois et l’emporter perpétuellement dans les délibérations politiques ; ils se disent qu’ils n’ont pas de plus belles occasions de montrer leurs capacités. Voilà ce qui perd surtout les Etats. Les premiers au contraire se défient de leur intelligence et ne croient pas en savoir plus que les lois. Incapables de critiquer les paroles d’un orateur éloquent, ils sont des juges équitables plutôt que des rivaux de tribune et le plus souvent ils gouvernent mieux. Voici ce que nous devons faire nous aussi : renonçant à des luttes propres à faire briller notre talent oratoire et notre génie, il nous faut éviter de vous donner à vous, la masse, des conseils contraires à l’opinion généralement approuvée.

XXXVIII. - "Pour moi, je maintiens l’avis que j’ai déjà exprimé. Je m’étonne qu’on vous propose de délibérer à nouveau sur l’affaire de Mytilène et qu’on vous fasse perdre ainsi votre temps, pour l’avantage des coupables. Car la colère de la victime contre l’offenseur s’émousse à la longue et, si la riposte à l’offense est immédiate, elle lui est proportionnée et a toutes les chances de tenir sa vengeance. J’admire quiconque voudra me contredire et prétendra soutenir que les crimes des Mytiléniens nous sont profitables et que nos malheurs sont préjudiciables à nos alliés. Évidemment, l’orateur confiant dans son éloquence, déploiera tous ses efforts pour montrer que ce qui a été communément approuvé ne l’a pas été ; ou bien, guidé par l’appât du gain, il mettra en oeuvre toutes les subtilités de langage pour vous donner le change. Si l’État distribue des prix pour ces sortes de combat, lui-même n’en récolte que des dangers. La faute en est à vous qui arbitrez mal ces compétitions, à vous qui êtes d’ordinaire spectateurs de paroles et auditeurs d’actions, à vous qui conjecturez l’avenir d’après les beaux parleurs, comme si ce qu’ils disent devait se réaliser. Vous croyez moins vos yeux que vos oreilles, éblouis que vous êtes par les prestiges de l’éloquence. Vous excellez à vous laisser tromper par la nouveauté des discours, vous refusez de suivre une opinion généralement approuvée. Sans cesse esclaves de toutes les étrangetés et dédaigneux de ce qui est commun ; tous ambitionnant uniquement de briller par le talent oratoire ; sinon rivalisant avec ceux qui le possèdent pour ne pas avoir l’air de suivre l’opinion ; pleins d’empressement à louer les premiers une saillie, prompts à deviner ce qu’on vous dit ; mais bien lents à en prévoir les conséquences ; vous lançant, pour ainsi dire, à la poursuite d’un monde irréel, sans jamais porter un jugement raisonné sur la réalité, bref, victimes du plaisir de l’oreille, vous ressemblez davantage à des spectateurs assis pour contempler des sophistes qu’à des citoyens qui délibèrent sur les affaires de l’État.

XXXIX. - " Pour tâcher de vous garantir de ce travers, je vais vous montrer que les Mytiléniens vous ont infligé le pire outrage qu’un État ait jamais reçu. Que des alliés fassent défection, parce qu’ils ne peuvent supporter votre domination ou parce qu’ils agissent sous la contrainte de l’ennemi, j’éprouve pour eux quelque indulgence. Mais des insulaires défendus par des murailles, qui ne redoutent nos ennemis que du côté de la mer, qui ont en même temps pour se défendre une marine de guerre suffisante ; des gens qui se gouvernent selon leurs propres lois et que vous avez comblés de marques d’honneur particulières, en agissant ainsi ne se rendent-ils pas coupables de complot et d’insurrection plutôt que de défection ? Car une défection ne convient qu’à un peuple opprimé. Qu’ont-ils cherché sinon, avec la complicité de nos pires ennemis, à nous détruire ? Leur crime est plus abominable que si, appuyés sur leurs seules forces, ils vous eussent fait une guerre ouverte. Rien ne leur a servi d’exemple : ni les malheurs de leurs voisins qui après leur défection sont retombés sous notre domination, ni leur propre prospérité qui aurait dû les empêcher de se lancer dans cette périlleuse aventure. Au contraire, pleins d’audace pour l’avenir, pleins d’une espérance au-dessus de leur puissance, mais en dessous de leurs prétentions, ils se sont décidés pour la guerre préférant la force à la justice. Ainsi, escomptant la victoire, ils nous ont attaqués sans avoir reçu d’injures. Les États tombent volontiers dans la démesure, quand ils sont parvenus à une prospérité subite et inattendue. Généralement un bonheur raisonnable que l’on attend est plus stable que celui qui vient inopinément. Et il est, pour ainsi dire, plus facile de repousser l’infortune que de sauvegarder la félicité. Vous auriez donc dû depuis longtemps traiter les Mytiléniens sur le même pied que les autres alliés ; ils ne se seraient pas portés à cet excès d’insolence. Car il est dans la nature humaine de dédaigner qui la flatte et d’admirer quiconque ne lui cède pas. Châtiez donc les Mytiléniens comme le mérite leur crime ; que leur faute ne retombe pas sur les seuls aristocrates, mais sur le peuple entier. Car tous ont la même part dans l’agression, alors que, s’ils s’étaient tournés vers nous, ils jouiraient maintenant à nouveau de leurs droits de citoyens. Mais non, ils ont cru plus sûr de risquer l’aventure avec les aristocrates et leur complicité est manifeste. Songez-y bien, si vous infligez les mêmes peines aux alliés qui font défection sous la pression de l’ennemi et à ceux qui spontanément se révoltent contre vous, croyez-vous que tous ne saisiront pas le moindre prétexte pour les imiter, puisqu’ en cas de succès ce sera pour eux l’affranchissement et en cas d’échec un traitement sans aucune rigueur. Pour nous, chaque ville nous obligera à risquer notre fortune et notre vie. Vainqueurs, nous rentrerons en possession d’une ville détruite et nous serons à l’avenir privés de revenus qui font notre force ; vaincus, d’autres ennemis viendront se joindre à nos ennemis actuels et le temps qu’il nous faut consacrer à la lutte contre nos adversaires présents, nous devons le consacrer à la guerre contre nos propres alliés.

XL. -"Aussi ne faut-il pas leur laisser entrevoir l’espérance qu’ils se procureront par des discours ou qu’ils achèteront à prix d’argent le pardon d’une faute, sous prétexte qu’elle est imputable à la nature humaine. C’est de leur plein gré qu’ils nous ont fait tort ; c’est en pleine conscience qu’ils ont comploté contre nous ; seul mérite le pardon ce qui est involontaire. Aussi, maintenant comme naguère, je lutte de toutes mes forces pour que vous ne reveniez pas sur notre précédente décision et que vous ne vous laissiez pas égarer par trois choses particulièrement préjudiciables à la domination la pitié, le charme des discours et l’indulgence. Il est juste de n’accorder sa pitié qu’à ceux qui sont pitoyables et non à des gens qui ne vous paient pas de retour et qui de toute nécessité seront vos éternels ennemis. Quant aux orateurs si habiles à user du charme des paroles, ils auront d’autres occasions moins importantes pour rivaliser entre eux. Qu’ils y renoncent dans une affaire où l’État, pour un bref plaisir, subira un important dommage, tandis qu’eux-mêmes tireront de gros avantages de leurs beaux discours. Enfin l’indulgence s’accorde à ceux qui vous resteront attachés à l’avenir et non à ceux qui ne changeront pas et n’en demeureront pas moins vos ennemis. Je me résume. Si vous suivez mes conseils, vous agirez justement avec les Mytiléniens et en même temps vous sauvegarderez vos intérêts. Sinon, loin d’obtenir leur reconnaissance, vous vous ferez tort à vous-mêmes. Si leur défection est juste, c’est votre domination qui ne l’est pas. Si, même contre la justice, vous croyez bon de la conserver, il faut aussi contre la justice et dans votre intérêt les châtier ; ou alors force vous est de renoncer à votre empire et de vous montrer héroïques à l’abri des dangers. Infligez-leur la peine même qu’ils vous auraient infligée. Échappés au danger, ne vous montrez pas moins sensibles à l’outrage que ceux qui ont conspiré contre vous. Songez au traitement que vraisemblablement ils vous auraient imposé, s’ils avaient été victorieux, surtout après avoir été les premiers à vous faire injure. Quand on n’a aucun prétexte pour attaquer autrui, on prouve qu’on veut la perte complète de l’adversaire, parce qu’on prévoit le danger qui vous menace, si on l’épargne. Celui qui subit une offense gratuite se montre plus redoutable, s’il échappe, qu’un ennemi loyal. Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. Reportez-vous par la pensée, le plus près possible, du moment où vous avez été attaqués. Vous auriez tout fait pour les réduire. Eh bien ! maintenant, payez-les de la même monnaie, sans vous laisser attendrir par leur état présent, sans oublier le danger qui était naguère suspendu sur vos têtes. Punissez-les comme ils le méritent. Vos autres alliés seront intimement convaincus que quiconque fera défection sera puni de mort. S’ils en ont l’assurance, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre vos propres alliés. "

XLI. - Telles furent les paroles de Cléon. Après lui Diodotos, fils d’Eukratès, s’avança à la tribune. C’était lui qui dans la précédente assemblée avait combattu le plus vivement la sentence de mort votée contre les Mytiléniens. Voici à peu près son discours :

[fond lavande]Discours de Diodote[/fond lavande]

DIODOTE : Le premier débat parlementaire connu sur la peine de mort s’est déroulé en 427 avant J. -C., date à laquelle Diodote, faisant valoir que ce châtiment n’avait pas d’effet dissuasif, a réussi à persuader l’Assemblée athénienne en Grèce de revenir sur sa décision d’exécuter tous les adultes mâles de la ville rebelle de Mytilène (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre III, par. 25-50).

Diodote, orateur athénien. En 427av. J.- C., l’île de Lesbos rompit son alliance avec Athènes et s’allia aux Spartiates Peu après, une armée athénienne s’empara de Mytilène, capitale de l’île, et le peuple athénien rendit un décret de mort contre tous les Mytiléniens. Une galère partit avertir l’amiral Pachès, qui devait exécuter cet ordre. Mais Diodote fit rapporter le décret et le massacre fut évité.

XLII. - "Je me refuse à blâmer ceux qui ont mis à l’ordre du jour une nouvelle délibération sur l’affaire de Mytilène et à approuver ceux qui critiquent la remise en discussion de décisions de la plus grande importance (221). Pour moi, j’estime que deux choses s’opposent essentiellement à une sage décision : la hâte et la colère. La première s’accompagne ordinairement de sottise, la seconde d’obstination et d’insuffisance d’esprit. Prétendre que les paroles n’éclairent pas les actes, c’est faire montre d’inintelligence ou d’intérêt personnel ; d’inintelligence, si l’on s’imagine qu’il est un autre moyen de mettre à la portée des esprits l’avenir et les questions obscures ; d’intérêt personnel, si voulant faire adopter une turpitude et se sentant impuissant à appuyer sur de bonnes raisons une mauvaise cause, on s’imagine par des calomnies habiles réussir à frapper l’esprit des contradicteurs et des auditeurs. Mais les pires adversaires sont ceux qui, avant que vous ayez pris la parole, vous accusent de trafiquer de votre talent. S’ils n’incriminaient que votre ineptie, vous vous en tireriez en cas d’échec, en passant plutôt pour inintelligent que pour injuste ; mais quand vous êtes accusé de corruption, en cas de succès, vous demeurez suspect ; si vous perdez la partie, on vous juge à la fois dépourvu d’habileté et d’honnêteté. L’Etat ne peut que perdre à de semblables procédés ; la crainte le prive de conseillers. Souvent il aurait tout avantage, si des citoyens de ce genre n’avaient pas le don de la parole : ils lui feraient commettre moins de fautes. Le bon citoyen, et c’est son devoir, n’a pas pour habitude d’effrayer ses contradicteurs ; il ne doit montrer sa supériorité qu’en luttant à armes égales. Sans doute un État bien gouverné n’a pas à accorder un surcroît d’honneur au meilleur conseiller ; mais il n’a pas non plus à diminuer ceux dont il jouit. Loin de frapper d’une amende l’orateur en cas d’insuccès, il doit éviter de le frapper d’atimie (222). Dans ces conditions l’orateur dont l’avis l’emporte n’aura pas parlé dans son désir d’obtenir de plus hautes distinctions, contre sa conviction et pour complaire au peuple et Celui dont l’avis est rejeté n’aura pas recherché, lui non plus, à se faire bien voir de la multitude et à se la concilier.

XLIII. - "Nous faisons juste le contraire. Qu’un citoyen nous donne les meilleurs conseils, mais qu’on le soupçonne de parler par intérêt, sur la foi de ce vague soupçon de vénalité, nous privons l’État de l’avantage manifeste de ses conseils. C’est un fait assuré que des suggestions données en toute simplicité sont aussi suspectes que des suggestions funestes. D’où il résulte que celui qui veut faire adopter les mesures les plus dangereuses trompe le peuple pour se le concilier et que celui qui défend une opinion excellente emploie le mensonge pour se faire écouter. Notre État est, avec toutes ses finasseries, le seul où on ne puisse franchement se rendre utile sans avoir recours à la tromperie. Faire carrément une proposition avantageuse, c’est se faire soupçonner secrètement de cupidité. Quand les plus grands intérêts sont en jeu et dans une circonstance comme celle-ci, vous devriez trouver bon que les orateurs montrent plus de prévoyance que vous-mêmes, qui ne donnez aux affaires qu’une courte attention. Et cela d’autant mieux que nous sommes responsables de nos avis et que vous ne l’êtes pas de vos résolutions. Si l’orateur qui vous persuade et ceux qui adoptent son opinion étaient exposés aux mêmes risques, vos décisions seraient plus sages ; mais il arrive au premier échec qu’obéissant à un mouvement de colère vous mettiez à l’amende uniquement celui qui vous a donné l’avis, sans vous en prendre à vous-mêmes, quoique la faute soit celle de la majorité.

XLIV. - "Pour moi, je ne suis monté à la tribune ni pour contredire ni pour accuser qui que ce soit au sujet des Mytiléniens . A juger sainement ce n’est pas sur les offenses que porte le débat ; mais sur le meilleur parti à prendre. Admettons que je vous montre en eux des monstres d’injustice, je n’en tirerai pas argument pour conclure à la mort, à moins que ce ne soit là notre avantage ; qu’ils aient droit à quelque clémence, je n’en conclurai pas qu’il faut leur faire grâce, si ce n’est pas notre intérêt. Mon opinion est la suivante : c’est sur l’avenir et non sur le présent que porte notre délibération. Cléon affirme que la peine de mort aura l’avantage de diminuer à l’avenir les défections des alliés ; pour moi, relativement à vos intérêts futurs, j’affirme et je soutiens le contraire. Et je vous invite à ne pas vous laisser séduire par ce qu’il peut y avoir de spécieux dans son discours, pour repousser ce qu’il peut y avoir d’utile dans le mien. Ses arguments plus conformes à une justice sévère et à votre colère contre les Mytiléniens sont de nature à vous convaincre ; mais nous ne sommes pas des juges ; nous n’avons pas à rechercher le droit strict, mais à délibérer sur ce que réclame à leur sujet notre intérêt.

XLV. - "Dans les États la peine de mort est instituée pour de nombreux crimes moins graves que celui des Mytiléniens ; néanmoins le coupable s’y laisse emporter par l’espérance du succès et court le risque. Nul, en tramant un complot, ne s’expose avec l’idée qu’il ne s’en tirera pas. Et de même quelle est la cité qui s’est rebellée avec l’idée que ses forces ou celles de ses auxiliaires complices ne l’autorisaient pas à tenter cette défection ? La nature incite les États comme les particuliers à commettre des fautes. Aucune loi ne les en empêchera. On a parcouru toute la série des peines, en en ajoutant toujours de nouvelles pour réduire le nombre des crimes. Vraisemblablement autrefois les peines étaient plus douces pour les plus grands crimes. Mais comme on finissait à la longue par les affronter, elles ont presque toutes abouti à la peine de mort. Et celle-ci même on la brave. Force donc est de trouver quelque châtiment qui cause plus d’effroi à l’homme ; ou bien, il faut avouer que la peine de mort n’empêche aucun crime. La misère, sous la pression de la nécessité, inspire l’audace ; l’abondance, par l’effet de l’orgueil et de la présomption, fait naître des appétits insatiables ; les autres situations provoquent des passions ; bref chacun est poussé par quelque passion irrésistible et dominante, qui le fait s’exposer au danger. Ajoutez l’espérance et la convoitise ; celle-ci précède, l’autre suit ; l’une formant des projets, l’autre suggérant le concours de circonstances favorables, toutes deux causent les plus grands maux et quoique invisibles sont plus redoutables que les dangers manifestes. Enfin la fortune joint ses excitations tout aussi vives. Il arrive que, survenant à l’improviste, elle pousse l’homme à agir même avec les moyens les plus réduits. C’est particulièrement le cas des États, d’autant plus que les plus grands intérêts, la liberté et la volonté de puissance y sont en jeu ; et que chacun sans raison, et tous les autres avec lui, s’estiment au-dessus de leur propre valeur. En un mot il est impossible, il est d’une extrême naïveté de croire que l’homme, quand il se porte avec ardeur à quelque entreprise, peut être arrêté par la force des lois ou par quelque autre crainte.

XLVI. - "Gardez-vous donc de penser que la peine de mort soit une sûre garantie et de prendre une résolution désastreuse ; gardez-vous également d’enlever aux insurgés tout espoir de repentir et toute possibilité de racheter à bref délai leur faute. Songez-y : dans l’état actuel des choses, une ville qui a fait défection et qui prévoit sa défaite peut venir à composition, quand elle est encore capable de solder les frais de la guerre et de payer tribut à l’avenir. Dans l’autre supposition, pensez-vous qu’un État quel qu’il soit ne se préparerait pas avec plus de soin, ne prolongerait pas sa résistance jusqu’aux dernières limites, si l’on devait lui réserver un sort identique, que sa soumission soit prompte ou tardive ? Et comment ne serait-ce pas une perte pour nous, que de poursuivre à grands frais le siège d’une ville qui se refusera à se rendre ? de nous emparer enfin d’une ville dont la ruine nous privera à l’avenir des subsides qu’elle nous fournissait ? Or ce sont ces subsides qui font notre force militaire. Évitons donc, en nous montrant des juges rigoureux des fautes d’autrui, de nous faire tort à nous-mêmes. Ayons soin plutôt, en infligeant aux Mytiléniens un châtiment proportionné à leurs fautes, de laisser ces villes disposant de ressources pécuniaires nous être utiles. Ne fondons pas notre sauvegarde sur la rigueur des lois, mais sur notre sage et prévoyante activité. Mais nous faisons actuellement le contraire, quand nous croyons devoir châtier impitoyablement un peuple libre, assujetti de force à notre domination et qui, après une tentative bien naturelle pour recouvrer son indépendance, retombe sous nos lois. Renonçons donc à punir sévèrement des peuples libres qui se révoltent ; gardons-les avec soin avant qu’ils se rebellent ; prenons toutes dispositions pour qu’ils n’en ment pas le désir et, une fois soumis, n’imputons leur crime qu’au plus petit nombre possible de leurs concitoyens.

XLVII. - "Et vous voyez quelle serait votre faute, si vous suiviez les consuls de Cléon. A l’heure actuelle, le populaire, dans tous les États, est bien disposé à notre endroit ; il refuse de s’associer aux aristocrates pour abandonner votre parti ; ou bien, s’il y est contraint, il se retourne immédiatement contre les rebelles ; et dans les villes soulevées, vous trouvez dans le peuple un auxiliaire, lorsque vous vous avancez pour les réduire. Si vous faites périr le peuple de Mytilène, ce peuple qui n’a pas participé à la rébellion et qui, une fois armé, vous a spontanément remis la ville, d’abord vous commettez une injustice en mettant à mort vos bienfaiteurs, ensuite vous rendez aux grands le service qu’ils désirent le plus ardemment. Chaque fois qu’ils pousseront une cité à faire défection, ils auront immédiatement le concours du peuple, puisque vous leur aurez montré que vous réservez le même châtiment aux coupables et aux innocents. Même s’ils vous ont attaqués injustement, encore faut-il fermer les yeux, pour ne pas vous aliéner les seuls alliés qui vous restent. Pour maintenir votre domination, il vaut beaucoup mieux vous résigner à subir l’injustice que punir justement des gens que vous devez épargner. Quoi qu’en dise Cléon, la justice et l’utilité ne peuvent se trouver réunies dans lé châtiment qu’on vous propose.

XLVIII. - "Reconnaissez que c’est là le plus sage parti et sans accorder plus qu’il ne faut à la pitié et à l’indulgence, - sentiments contre lesquels je vous mets en garde - n’écoutez d’autres conseils que les miens. Jugez de sang-froid les Mytiléniens que Pakhès vous a envoyés comme coupables ; mais laissez aux autres la libre disposition de leur cité. Voilà ce qui pour l’avenir est avantageux et présentement redoutable pour vos ennemis. Contre des adversaires de sages résolutions ont plus de poids que la déraison appuyée sur la force (223)."

XLIX. - Telles furent les paroles de Diodotos. Ces deux discours contradictoires et d’égale habileté laissèrent les Athéniens indécis. On passa au vote et les deux avis recueillirent un nombre de voix à peu près égal. Ce fut pourtant celui de Diodotos qui l’emporta. On envoya donc en toute hâte une nouvelle trière, de peur que l’autre, qui avait un jour et une nuit d’avance, n’arrivât la première et ne donnât l’ordre de détruire la ville. Les députés de Mytilène approvisionnèrent le vaisseau de vin et de farine et promirent à l’équipage une bonne récompense s’il arrivait le premier. La chiourme fit tellement diligence que les hommes continuaient à ramer tout en mangeant leur portion de farine délayée dans du vin et de l’huile ; ils dormaient et ramaient par bordées. Par bonheur aucun vent ne vint les retarder et le premier bâtiment, chargé d’une funeste mission, ne se pressa pas, tandis que le second faisait force de rames. Le premier devança le second juste assez pour permettre à Pakhès de lire le décret. On se préparait à exécuter les ordres, quand le second vaisseau aborda, épargnant ainsi la ruine à Mytilène. Voilà à quoi tint que la ville ne fut pas détruite.