La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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La paresse

Marie-France HAZEBROUCQ, Professeur au lycée La Bruyère, à Versailles
Cours interactif de philosophie donné dans le cadre du Projet Europe, Éducation, École
2013

Ecouter la leçon :

LA PARESSE

Introduction
La paresse est un mot qui « désigne d’abord la disposition habituelle à ne pas travailler et, par extension, le manque d’énergie en face d’une tâche », donc à travailler peu, selon le sens courant du dictionnaire : on définit ainsi la paresse principalement en l’opposant au travail, c’est-à-dire à l’activité sociale qui permet de produire ce dont il est besoin pour vivre. Mais si on est oisif dès qu’on ne travaille pas, est-on pour autant paresseux ?
L’oisiveté est un temps où on peut faire bien des choses, pas seulement ne rien faire. Le terme de oisif vient de otium qui signifie en latin « temps de repos, retraite, loisir ». Le loisir est ce temps libre permettant de faire ce qu’on veut, ce qui ne signifie pas nécessairement l’inaction, la flemmardise ou la fainéantise. Si on a de la difficulté à distinguer l’oisiveté de la paresse, c’est parce qu’on ne pense la paresse que dans son rapport au travail, selon ce seul clivage. C’est même au point de réclamer pour l’oisiveté active et non pas fainéante, l’appellation de « travail », comme cette citation de La Bruyère en témoigne : « Il ne manque à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. »
Qu’est-ce donc que la paresse ? Si on la considère indépendamment de l’activité du travail, la paresse s’oppose surtout à l’action, elle est d’abord repos, inaction, inertie. Mais si être paresseux c’est ne rien faire, ce n’est pas seulement dormir, c’est aussi ne rien faire d’utile, ne faire que des choses vaines, oiseuses. À quelles conditions être oisif n’est pas être paresseux ? Il est alors question du genre de vie qu’il faut mener : une vie consacrée au plaisir ? à la pensée et à l’étude ? à l’action ? Or, être actif ne signifie plus, de nos jours, que travailler. Entrer dans la vie active, c’est avoir un travail. Quand et pourquoi la paresse en est-elle venue à ne s’opposer qu’au travail ?
La revendication d’un droit à la paresse ou l’éloge paradoxal de la paresse s’opposent à la glorification du travail, particulièrement du travail productiviste, et être paresseux consiste alors essentiellement à refuser le travail, voire à proposer une autre manière de vivre. On pourra enfin, avec la phénoménologie, remettre la question sur le métier et demander : la paresse n’est-elle finalement que repos, oisiveté ou refus du travail ? Que signifie-t-elle fondamentalement ?

Références bibliographiques :
I. La paresse comme repos et lenteur : Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même
II. La paresse comme oisiveté : Platon, Gorgias (484c-486d) ; Sénèque, De l’oisiveté ; De la tranquillité de l’âme
III.La paresse comme refus du travail : H. Arendt, Condition de l’homme moderne ; Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ; Paul Lafargue, Le droit à la paresse ;
IV. La paresse comme refus d’exister : I. Gontcharov, Oblomov ; E. Lévinas, De l’existence à l’existant (texte du dossier)
Textes
« Engourdi dans notre lit, nous refusant à tout acte, ne réalisons-nous pas la paresse comme un événement positif dans le bonheur d’être enfermé dans notre coquille ? La paresse n’est-elle pas le charme de la grasse matinée ? Dans la mesure où cet état n’est pas le sommeil ou la somnolence […] il n’est pas la paix. Le « il faut tenter de vivre » du Cimetière marin le traverse comme une inquiétude et par là la relation à l’existence et à l’acte apparaît au sein de la paresse la plus douce. La paresse accable, le désœuvrement pèse, ennuie. L’homme de la jouissance, de l’amusement, de la distraction fuit la paresse autant que le travail. […]
C’est à l’égard de l’existence elle-même comme charge que la paresse est une aversion impuissante et sans joie. C’est une peur de vivre qui n’en est pas moins une vie où la crainte de l’inaccoutumé, de l’aventure et de ses inconnues tire sa nausée de l’aversion pour l’entreprise de l’existence. […] »
« Commencer pour de bon, c’est commencer en se possédant inaliénablement. C’est donc ne pas pouvoir revenir en arrière. C’est s’embarquer et couper les amarres. Dès lors, il faut courir l’aventure jusqu’au bout. Interrompre ce qui a été vraiment commencé est une manière de le terminer sur un échec et non pas abolir le commencement. L’échec fait partie de l’aventure.
Ce qui a été interrompu ne sombre pas dans le néant comme le jeu. C’est dire que l’acte est l’inscription même dans l’être. Et la paresse en tant que recul devant l’acte est une hésitation devant l’existence, une paresse d’exister. »
E. LEVINAS, De l’existence à l’existant (1986)

« Le matin, quand tu as de la peine à te réveiller, aie cette pensée présente à l’esprit : je m’éveille pour faire œuvre d’homme ; m’irriterai-je encore à l’idée d’aller faire ce pour quoi je suis né ? ou bien ai-je été créé pour rester couché bien au chaud sous mes couvertures ? Mais c’est plus agréable.— Es-tu donc né pour l’agrément ? et, pour tout dire, es-tu fait pour te laisser aller ou pour agir ? Ne vois-tu donc pas les plantes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles faire leur travail et contribuer, à leur manière, à l’ordre du monde ? Et après cela tu refuses, toi, d’accomplir ce qui est l’œuvre de l’homme ? Tu ne te hâtes pas vers l’action conforme à ta nature ? — Mais il faut aussi se reposer.— J’en conviens ; mais la nature a déterminé la mesure du repos, comme elle a déterminé celle du boire et du manger. Néanmoins, ne dépasses-tu pas cette mesure et ne vas-tu pas au-delà du nécessaire ? Pourquoi dans tes actions n’en est-il plus de même, et pourquoi restes-tu en deçà de tes forces ? c’est que tu ne t’aimes pas toi-même, sinon tu aimerais aussi la nature et ses exigences. D’autres hommes ont aimé leur métier au point de se consumer au travail, ne prenant le temps ni de se baigner ni de manger ; toi, tu estimes ta nature moins qu’un ciseleur n’estime l’art de ciseler, ou un danseur la danse, ou un avare l’argent, ou un sot ambitieux la vaine gloire. Ceux-ci, quand ils sont possédés par leur passion, sacrifient le manger et le dormir au profit de la chose qui les touche ; est-ce que les cations qui ont pour objet le bien de tous te paraissent avoir moins de prix et mériter moins de zèle ? »
MARC-AURÈLE, Soliloques, livre V, 1