La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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KANT ESSAI SUR L’INTRODUCTION EN PHILOSOPHIE DE LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES

ESSAI SUR L’INTRODUCTION EN PHILOSOPHIE DE LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES

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PRÉFACE.

L’usage qu’on peut faire des mathématiques en philosophie consiste ou dans l’imitation de leur mé­thode, ou dans l’application réelle de leurs proposi­tions aux objets de la philosophie. On ne voit pas que la première de ces tentatives ait été jusqu’ici de quel­que utilité, quoiqu’on se promît d’abord d’en reti­rer un grand avantage, et l’on a vu tomber peu à peu les titres fastueux dont on décorait les proposi­tions philosophiques, jaloux qu’on était du caractère scientifique de la géométrie, parce qu’on s’est bien aperçu qu’il ne convient pas d’agir avec fierté dans des circonstances ordinaires, et que l’importun non liquet n’a voulu en aucune manière céder à cette pré­tention.

La seconde espèce d’usage a été, au contraire, d’autant plus utile pour les parties de la philosophie où il a été admis que, pour avoir mis à profit les théo­ries mathématiques, elles se sont élevées à une hau­teur à laquelle elles n’auraient pas pu prétendre sans cela. Mais en supposant qu’il n’y eut là que des vues propres à la physique, ne faudrait-il pas mettre la lo­gique des événements fortuits au nombre des parties de la philosophie ? Pour ce qui est de la métaphysique, au lieu de tirer parti de quelques notions ou de quel­ques théories des mathématiques, souvent au con­traire elle est armée contre elles, et, quand peut-être elle aurait pu en emprunter de solides fondements pour y élever ses spéculations, elle ne s’applique qu’à dé­duire des notions du mathématicien de subtiles fictions qui, hors de son champ, ne peuvent avoir que peu de vérité en soi. On peut aisément deviner de quel côté sera l’avantage dans la dispute entre deux sciences dont l’une surpasse tout le reste en certitude et en clarté, et dont l’autre ne s’efforce que depuis peu d’atteindre cette supériorité.

La métaphysique cherche, par exemple, à trouver la nature de l’espace et la raison suprême qui en fait concevoir la possibilité. Rien ne serait plus avantageux à cet effet que de pouvoir emprunter des données po­sitivement démontrées, afin de les faire servir de base à des études ultérieures. La géométrie fournit quel­ques-unes de ces données, qui regardent les propriétés les plus communes de l’espace, par exemple, que l’espace ne résulte pas de parties simples. Mais on n’en tient aucun compte, et l’on s’en rapporte unique­ment à la conscience incertaine de cette notion, en la concevant d’une manière tout à fait abstraite. Quand donc la spéculation, d’après ce procédé, ne veut pas se mettre d’accord avec les propositions des mathé­matiques, on cherche à sauver sa notion artificielle en reprochant à cette science de prendre pour fondement des notions qu’elle n’aurait pas tirées de la vé­ritable nature de l’espace, mais qu’elle aurait imagi­nées arbitrairement. L’étude mathématique du mouvement, liée à la connaissance de l’espace, fournit plusieurs données de même forme, pour maintenir l’étude métaphysique du temps dans la voie de la vé­rité. Le célèbre M. Euler, entre autres, en a fourni l’occasion[1]. Mais il semble plus commode de s’en tenir à des abstractions obscures et difficiles à exami­ner que de s’attacher à une science qui n’a que des vues intelligibles et claires.

La notion des infiniment petits, à laquelle les mathématiques ont si souvent recours, sera donc rejetée sans autre examen comme une fiction, plutôt que de conjecturer que l’on n’en sait pas encore assez pour pouvoir en porter un jugement. La nature elle-même semble pourtant nous donner des preuves assez signi­ficatives de la vérité de cette notion ; car s’il y a des forces qui agissent continuellement pendant un certain temps pour produire des mouvements, telles, suivant toute apparence, que la pesanteur, il faut que la force qui produit ces mouvements soit, au début ou au re­pos, infiniment petite en comparaison de Celle qu’elle communique dans un temps donné. Il est difficile, j’en conviens, de pénétrer dans la nature de cette notion ; mais cette difficulté ne peut, dans tous les cas, que justifier la modestie de conjectures incertaines, et non des décisions tranchantes d’impossibilité.

J’ai le dessein d’envisager maintenant, relative­ment à la philosophie, une notion assez connue en mathématiques, et encore très-étrangère à la philo­sophie. Ce mémoire ne comprend que de faibles com­mencements, comme il arrive ordinairement quand on veut ouvrir de nouvelles vues. Il est cependant possible qu’elles deviennent l’occasion de conséquen­ces importantes. En négligeant la notion des quan­tités négatives en philosophie, on est tombé dans une infinité de fautes ou de fausses interprétations des opinions des autres. S’il avait plu au célèbre Crusius de prendre connaissance du sens des mathématiques sous ce rapport, il n’aurait pas trouvé faux, jusqu’à s’en étonner, le rapprochement de Newton, lorsqu’il compare la force d’attraction qui a lieu à des distances de plus en plus éloignées et qui se change peu à peu en force de répulsion par le rapprochement des corps, aux séries dans lesquelles les quantités négatives com­mencent où les positives finissent : car les quantités négatives ne sont pas des négations de quantités, comme l’analogie de l’expression le lui a fait conjec­turer, mais elles ont en elles quelque chose de vrai­ment positif : seulement c’est quelque chose d’opposé à l’autre quantité positive. Et ainsi l’attraction néga­tive n’est pas le repos, comme il le prétend, c’est une véritable répulsion.

Je vais donc tâcher de faire voir dans ce mémoire de quelle application cette notion est en général sus­ceptible en philosophie.

La notion des quantités négatives est depuis long­temps en usage dans les mathématiques, où elle est aussi de la plus haute importance. Cependant l’idée que s’en sont faite la plupart des mathématiciens, et la définition qu’ils en ont donnée, est bizarre et con­tradictoire, quoiqu’il n’en résulte aucune inexactitude dans l’application : car les règles particulières en ont remplacé la définition, et rendu l’usage certain. Mais ce qu’il pouvait y avoir de faux dans le jugement sur la nature de la notion abstraite s’est trouvé sans con­séquence. Personne n’a peut-être montré plus sûre­ment et plus clairement ce qu’il faut entendre par quantités négatives que le célèbre professeur Kœstner[2], sous les mains duquel tout devient exact, compréhensible et agréable. La critique qu’il fait à cette occasion de la manie de décomposer d’an philo­sophe profondément abstrait, a beaucoup plus d’ex­tension que la lettre ne l’exprime, et peut être consi­dérée comme une invitation à éprouver les forces de la prétendue perspicacité d’un grand nombre de penseurs à une notion vraie et utile, pour en consolider philosophiquement la propriété, notion dont l’exacti­tude est déjà assurée en mathématiques, et que la fausse métaphysique évite volontiers, parce qu’an savant non-sens ne peut jouer aussi facilement la solidité ici qu’ailleurs. Entreprenant de procurer à la philosophie l’acquisition d’une notion encore inu­sitée, mais absolument nécessaire, je désire n’avoir d’autres juges que des hommes dont le jugement soit aussi vaste que l’auteur dont les écrits ont été l’occa­sion de ce travail. Car, en ce qui regarde les esprits métaphysiques d’une pénétration achevée, il faudrait être bien inexpérimenté pour croire qu’on pourrait encore ajouter quelque chose à leurs connaissances, ou retrancher quelque chose de leur opinion.

SECTION PREMIÈRE.
Explication de la notion des quantités négatives en général.

Il y a opposition entre deux choses, lorsque, posé l’une, l’autre se trouve par le fait supprimée. Cette opposition est double : elle est ou logique par la contradiction, ou réelle, c’est-à-dire sans contradiction.

La première espèce d’opposition, c’est-à-dire l’opposition logique, est la seule qu’on ait remarquée jusqu’ici. Elle consiste en ce que quelque chose est en même temps affirmé et nié d’un même sujet. La conséquence de cette liaison logique n’est absolument rien, comme l’énonce le principe de contradiction (nihil negativum est irrepræsentabile). Un corps en mouvement est aussi quelque chose (cogitabile) ; mais un corps qui serait dans le même sens à la fois en mouvement et pas en mouvement, n’est rien.

La seconde espèce d’opposition, c’est-à-dire la réelle, a lieu quand deux attributs sont opposés, mais pas par le principe de la contradiction. Une chose fait aussi disparaître ici ce qui a été posé par une autre ; mais la conséquence est quelque chose (cogitabile). La force motrice d’un corps vers un lieu, et un effort égal, quoique en direction opposée, ne se contredisent pas, et peuvent exister en même temps comme prédicats dans un même corps. La conséquence est le re pos, qui est quelque chose (repræsentabile). Il y a cependant une véritable opposition ; car ce qui est posé par une tendance, si elle était seule, est détruit par l’autre, et ces deux tendances sont de vrais prédicats d’une seule et même chose, et qui lui conviennent en même temps. La conséquence est également nulle, mais dans un autre sens que dans la contradiction (nihil privatum, repræsentabile).

Nous appellerons désormais ce rien = 0 ; et ce sens du mot rien est le même que celui de négation (negatio), défaut, manquement, mots qui sont usités chez les philosophes, seulement avec une détermination plus précise qui se représentera plus tard.

Dans la répugnance logique on ne fait attention qu’au rapport par lequel les prédicats d’une chose et leurs conséquences disparaissent par la contradiction. On ne cherche nullement à savoir lequel de ces deux prédicats est vraiment affirmatif (realitas), et lequel est vraiment négatif (negatio). Être en même temps obscur et non obscur est en contradiction dans le même sujet. Le premier attribut est logiquement affirmatif, l’autre logiquement négatif, quoique celui-là soit une négation dans le sens métaphysique. La répugnance réelle repose aussi sur le rapport de deux prédicats opposés d’une même chose ; mais cette répugnance est d’une tout autre espèce que la précédente : ce qui est affirmé par l’un, n’est pas nié par l’autre, car c’est impossible, les deux prédicats A et B étant affirmatifs ; seulement, comme les conséquences de chacun en particulier seraient a et b, ni l’un ni l’autre ne peuvent se rencontrer dans un sujet, et ainsi la conséquence est zéro. Supposez qu’une personne ait sur une autre une créance B de cent florins ; c’est là un titre au recouvrement de cette valeur : mais si le même a une dette de 100 florins, alors c’est un titre qui l’oblige à donner une pareille somme. Les deux dettes ensemble sont un capital de zéro, c’est-à-dire qu’il n’y a lieu ni à donner ni à recevoir de l’argent. On voit clairement que ce zéro est un rien proportionnel, puisque seulement une certaine conséquence n’est pas, comme dans ce cas, un certain capital, et, comme dans le cas cité plus haut, un certain mouvement. Au contraire, il n’y a absolument rien dans la suppression par la contradiction. En conséquence, le nihil negativum ne peut pas être exprimé par zéro 0 = : car il ne contient aucune contradiction. On peut concevoir qu’un certain mouvement ne soit pas, mais on ne peut pas concevoir qu’il soit et ne soit pas en même temps.

Les mathématiciens se servent de la notion de cette opposition réelle dans leurs quantités ; et, pour les indiquer, ils emploient les signes + et —. Comme une opposition de cette sorte est réciproque, on voit facilement que l’une détruit l’autre entièrement ou partiellement, sans que pour cela celles qui sont précédées du signe + soient différentes de celles qui sont précédées du signe —. Supposons qu’un vaisseau parte du Portugal pour se rendre aux États-Unis ; désignons par tous les espaces qu’il parcourt avec les vents d’est, et par — ceux dont il recule par le vent d’ouest. Les nombres indiqueront des milles. Le chemin qu’il a fait vers l’ouest dans sept jours est + 12 + 7 — 3 — 5 + 8 = 19 milles. Les quantités marquées du signe — ne portent ce signe que comme un indice de l’opposition, en tant qu’elles doivent être prises conjointement avec celles qui sont marquées du signe + ; mais si elles sont ainsi réunies à celles qui sont marquées du signe —, alors il n’y a plus lieu à aucune opposition, parce que l’opposition est un rapport réciproque qui ne se rencontre qu’entre les signes + et —. Et comme la soustraction est une réduction qui a lieu lorsque des quantités opposées sont prises simultanément, il est clair, en ce cas, que le signe — ne peut pas être proprement un signe de soustraction, comme on le croit ordinairement, mais bien que les signes + et — réunis n’indiquent qu’une réduction. Par conséquent — 4 — 5 = — 9 ne serait nullement une soustraction, mais une véritable augmentation, une addition de quantités de même espèce. Mais + 9 — 5 = 4 indique une réduction, parce que les signes de l’opposition font voir que l’un fait disparaître son équivalent dans l’autre. De même le signe + pris en lui-même n’indique pas proprement une addition ; il indique seulement que la quantité devant laquelle il se trouve doit être unie à une autre également précédée du signe + ou qui est censée en être précédée. Mais si elle doit être unie à une autre devant laquelle se trouve le signe —, alors la chose n’est possible qu’au moyen de l’opposition, et dans ce cas le signe +, tout aussi bien que le signe —, indique une soustraction, savoir, qu’une quantité en diminue une autre d’une partie égale à elle-même, comme — 9 + 4 = — 5. C’est pourquoi dans le cas — 9 — 4 = — 13, le signe — ne désigne point une soustraction, mais une addition, comme le signe + dans l’exemple + 9 + 4 = + 13. Car, en général, quand les signes sont les mêmes, les choses désignées doivent absolument être sommées ; mais s’ils sont différents, elles ne peuvent être réunies que par une opposition, c’est-à-dire moyennant une soustraction. Ces deux signes ne servent donc, dans la science des quantités, qu’à distinguer celles qui sont opposées, c’est-à-dire celles qui, prises ensemble, se détruisent réciproquement, entièrement ou partiellement, afin 1° que l’on reconnaisse par là ce rapport d’opposition réciproque, et 2° que l’on sache, après avoir soustrait l’une de l’autre, suivant le cas, à laquelle des deux quantités appartient le résultat. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, on aurait obtenu le même résultat numérique si la route parcourue avec le vent d’est avait été désignée par— et celle parcourue avec le vent d’ouest par + ; seule­ment le résultat aurait été alors marqué du signe —.

De là la notion mathématique des quantités néga­tives. Une quantité est négative par rapport à une autre, en tant qu’elle n’y peut être réunie que par une opposition, c’est-à-dire en tant que l’une fait disparaître dans l’autre une quantité égale à elle-même. C’est à la vérité un rapport d’opposition ; et des quantités qui sont ainsi opposées se détruisent réciproquement en nombre égal : de sorte que l’on ne peut donner absolument le nom de négative à une quantité ; mais il faut dire que, dans + a et — a, l’un est la quantité négative de l’autre. Mais, comme on peut toujours l’ajouter par la pensée, les mathéma­ticiens ont l’habitude d’appeler quantités négatives celles qui sont précédées du signe —. Il faut cepen­dant faire attention que cette dénomination n’indique pas une espèce de choses particulières quant à sa qua­lité intrinsèque, mais le rapport d’opposition avec d’autres choses qui sont désignées par +, pour être additionnées dans une opposition.

Pour tirer de cette notion ce qui est proprement l’objet de la philosophie, sans considérer particuliè­rement les quantités, nous observerons d’abord qu’elle contient l’opposition que plus haut nous avons appelée réelle. Soit + 8 d’actif, — 8 de passif : il n’y a pas contradiction à dire alors que les deux conviennent à une même personne. Cependant l’un enlève une partie égale à celle qui était posée par l’autre, et la conséquence est zéro. Je donnerai donc aux dettes le nom de capitaux négatifs. Mais je n’entendrai pas par là qu’elles soient des négations ou une simple absence de capitaux : car alors elles auraient le zéro pour signe, et la somme faite du capital et des dettes donnerait la valeur de la possession, 8 + 0 — 8 ; ce qui est faux : car les dettes sont des raisons positives de la diminution des capitaux. Comme toute cette dénomination n’indique toujours que le rapport de certaines choses entre elles, sans lequel cette notion cesse aussitôt, il serait absurde d’imaginer pour cela une espèce particulière de choses, et de les nommer choses négatives : car l’expression mathématique même de quantités négatives n’est pas exacte. En effet, des choses négatives signifieraient généralement des négations (negationes) ; mais ce n’est pas la notion que nous voulons établir. Il suffit au contraire d’avoir éclairci déjà les rapports d’opposition qui composent toute cette notion, et qui consistent dans l’opposition réelle. Pour donner cependant à connaître en même temps dans les expressions que l’un des opposés n’est pas le contradictoire de l’autre, et que, si celui-ci est positif, celui-là n’en est pas une simple négation, mais que, comme nous le verrons bientôt, il lui est opposé comme quelque chose d’affirmatif, nous appellerons, d’après la méthode des mathématiciens, la mort une naissance négative, la chute une ascension négative, le retour un départ négatif, afin que l’on puisse voir en même temps par l’expression, que d’abord la chute ne diffère pas simplement de l’ascension comme non-a de a, mais qu’en liaison avec elle, elle contient le principe d’une négation. Il est donc bien clair main­tenant que, comme tout revient ici au rapport d’oppo­sition, je puis tout aussi bien appeler la mort une nais­sance négative, que la naissance une mort négative ; de même aussi les capitaux sont aussi bien des dettes négatives que les dettes des capitaux négatifs. Mieux vaut cependant donner le nom d’opposé négatif à la chose à laquelle, en tout cas, on fait principalement attention quand on veut désigner son opposé réel. Ainsi, par exemple, il est plus convenable d’appeler les dettes des capitaux négatifs, que de les nommer des dettes positives, quoiqu’il n’y ait aucune diffé­rence entre le rapport d’opposition lui-même, mais en vue définitive du résultat de ce rapport d’opposition. Seulement, je remarque de plus que je me servirai encore quelquefois de l’expression qu’une chose est la négative de l’autre. Par exemple, la négative du lever est le coucher : par quoi je ne veux pas faire entendre une négation de l’autre, mais quelque chose qui est dans une opposition réelle avec l’autre.

Dans cette opposition réelle, il faut regarder la proposition suivante comme une règle fondamentale : La répugnance réelle n’a lieu qu’autant que de deux choses, comme principes positifs, l’une fait disparaître la conséquence de l’autre. Supposons que la force motrice soit un principe positif : alors une opposition réelle ne peut avoir lieu qu’autant qu’une autre force motrice est en rapport avec elle, et qu’elles détruisent ainsi mutuellement leurs conséquences. Ce qui suit peut servir de preuve universelle : 1° Les déterminations opposées entre elles doivent se rencontrer dans le même sujet : car, à supposer qu’il y ait une détermination dans une chose, et une autre détermination, quelle qu’elle puisse être, dans une autre chose, il n’en résulte aucune opposition[3]. 2° L’une des deux déterminations opposées d’une opposition réelle ne peut être l’opposé contradictoire de l’autre : car alors l’opposition contradictoire serait logique, et, comme on l’a fait voir plus haut, impossible. 3° Une détermination ne peut nier autre chose que ce qui a été posé par l’autre : car autrement il n’y aurait aucune opposition. 4° Elles ne peuvent pas, en tant qu’elles sont opposées entre elles, être négatives toutes deux : car alors aucune ne poserait rien qui fût détruit par l’autre. Il faut donc que dans toute opposition réelle les prédicats soient tous deux positifs, de manière toutefois que dans la liaison les consé­quences se détruisent réciproquement dans le même sujet. De cette manière, des choses dont l’une est re­gardée comme la négative de l’autre, sont toutes deux positives, si on les considère en elles-mêmes ; mais unies dans un même sujet, elles donnent zéro pour conséquence. La navigation vers l’est est un mouve­ment tout aussi positif que celle vers l’ouest ; seule­ment s’il s’agit du même vaisseau, les distances parcou­rues se détruisent mutuellement en totalité ou en partie.

Je ne veux pas dire par là que des choses opposées réellement entre elles ne contiennent pas du reste beaucoup de négations. Un vaisseau qui est poussé vers l’ouest, ne se meut pas alors vers l’est ou vers le sud, etc., etc. ; il n’est pas non plus en même temps dans tous les lieux. Ce sont là autant de négations qui s’attachent à son mouvement. Mais parmi toutes ces négations, la seule chose qui puisse être opposée réellement, et dont la conséquence est zéro, est en­core ce qu’il y a de positif dans le mouvement vers l’est, aussi bien que dans celui vers l’ouest.

C’est ce que l’on peut éclaircir de la manière sui­vante par des signes généraux. Toutes les négations véritables, et qui par conséquent sont possibles (car la négation de ce qui est posé en même temps dans le sujet, n’est pas possible), sont exprimées par le zéro = 0, et L’affirmation par un signe positif ; mais la liai­son dans le même sujet s’exprime par + ou —. On reconnaît ici que A + 0 = A, A — 0 = A, 0 + 0 = 0, 0 — 0 = 0[4], ne sont point des oppositions, et que dans aucune de ces formules ce qui a été posé n’est détruit. De même, A + A n’est pas une suppression, et il ne reste que ce cas-ci : A — A = 0 ; c’est-à-dire que de deux choses dont l’une est la négative de l’autre, toutes deux sont A, et par conséquent vrai­ment positives, de telle sorte cependant que l’une supprime ce qui a été établi par l’autre ; ce qui est in­diqué ici par le signe —.

La seconde règle, qui est proprement l’inverse de la première, s’énonce ainsi : Partout où il y a une raison positive, et où la conséquence est néanmoins zéro, il y a une opposition réelle, c’est-à-dire que ce principe est lié avec un autre principe positif qui est la négative du premier. Si un vaisseau est réellement poussé en pleine mer par le vent d’est, et qu’il reste toujours à la même place, ou du moins s’il ne peut se déplacer en raison proportionnelle de la force du vent, il faut que les îlots de la mer s’opposent à sa marche. C’est-à-dire, en général, que l’anéantissement de la conséquence d’une raison positive demande toujours aussi une raison positive. Soit une cause quelconque d’un effet b : la conséquence ne peut jamais être 0 qu’autant qu’il existe une cause d’un effet — b, c’est-à-dire une cause de quelque chose de vraiment positif qui soit opposé à la première ; b — b = 0. Si la succession d’une personne renferme un capital de 10,000 francs, toute la succession ne peut se réduire à 6,000 francs qu’à la condition que 10,000 — 4,000 = 6,000, c’est-à-dire qu’autant que 4,000 francs sont prélevés sur ce capital. Ce qui suit servira beaucoup à éclaircir ces lois.

Je termine cette section par les observations suivantes : Je nomme privation (privatio) la négation en tant qu’elle est la conséquence d’une opposition réelle. Mais toute négation qui ne découle pas de cette espèce de répugnance, doit s’appeler ici défaut (defectus, absentia). La dernière n’exige pas de raison positive, elle veut seulement un manque de raison ; mais la première a une véritable raison de la position et une raison pareille opposée. Le repos dans un corps est ou simplement un défaut, c’est-à-dire une négation du mouvement, en tant qu’il n’y a pas de force motrice ; ou une privation, lorsqu’il y a force motrice il est vrai, mais que la conséquence, c’est-à-dire le mouvement, est détruite par une force motrice directement opposée.

SECTION II.
Exemples pris de la Philosophie, où s’offre la notion des quantités négatives.
1° Tout corps s’oppose, par l’impénétrabilité, à la force motrice d’un autre qui cherche à pénétrer dans l’espace qu’il occupe. Comme il est néanmoins, malgré la force motrice de l’autre, une raison de son repos, il s’ensuit que l’impénétrabilité suppose une force tout aussi véritable dans les parties du corps, moyennant laquelle elles occupent ensemble un espace, que peut l’être jamais celle par laquelle un autre corps tâche de pénétrer dans cet espace.

Figurez-vous, pour plus de clarté, deux ressorts qui tendent l’un vers l’autre. Ils se tiennent sans doute en repos par des forces égales. Mettez entre eux un autre ressort d’une élasticité égale : il produira par son effort le même effet, et, d’après la règle de l’égalité de l’action et de la réaction, il tiendra les deux autres ressorts en repos. A la place de ce ressort, interposez un corps solide quelconque, le même effet aura lieu, et les deux ressorts seront tenus en repos par son impénétrabilité. La cause de l’impénétrabilité est donc une vraie force : car elle fait absolument ce que fait une véritable force. Si maintenant vous donnez le nom d’attraction à une cause, quelle qu’elle puisse être, au moyen de laquelle un corps en force d’autres à se presser ou à se mouvoir vers l’espace qu’il occupe (ce qui suffit ici pour concevoir seulement cette attraction), alors l’impénétrabilité est une attraction négative. Il est donc montré par là qu’elle est une cause tout aussi positive que toute autre force motrice dans la nature. Et, comme l’attraction négative est une véritable répulsion, les forces des éléments qui font qu’ils occupent un espace, mais de manière à mettre des bornes à cet espace par le conflit de deux forces opposées, fournissent le moyen d’un grand nombre d’explications dans lesquelles je crois être parvenu, dans un autre traité que je ferai connaître, à une connaissance claire et certaine.

2° Nous prendrons un exemple dans la psychologie. Il est question de savoir si le déplaisir est seulement un manque de plaisir, ou une raison de la privation du plaisir, qui soit quelque chose de positif en soi, et pas seulement l’opposé contradictoire du plaisir, mais qui lui soit opposé dans le sens réel, et si, par conséquent, le déplaisir peut être nommé un plaisir négatif. Le sentiment intérieur nous apprend d’abord que le déplaisir est plus qu’une simple néga tion : car quel que puisse être le plaisir, toujours il manque quelque plaisir possible, aussi longtemps que nous sommes des êtres bornés. Celui qui prend un médicament dont la saveur est semblable à celle de l’eau pure, ressent peut-être un plaisir de la santé qu’il espère ; dans le goût, au contraire, il ne trouve aucun plaisir ; mais ce défaut (defectus) n’est pas encore un déplaisir. Donnez-lui un médicament d’absinthe : la sensation devient très-positive. Il n’y a pas ici un simple manque de plaisir, mais quelque chose qui est une vraie cause du sentiment qu’on nomme déplaisir.

Mais on peut en tout cas reconnaître, par les éclaircissements que nous venons de donner, que le déplaisir n’est pas un sentiment purement négatif, mais bien un sentiment positif. Ce qui suit prouve évidemment que la peine est positive, et qu’elle est l’opposé réel du plaisir. On annonce à une mère Spartiate que son fils a combattu en héros dans la défense de la patrie : le doux sentiment du plaisir s’empare de son âme. Mais on ajoute qu’il est mort avec gloire : cette dernière nouvelle diminue considérablement ce plaisir, et le réduit à un plus faible degré. Appelez 4a le plaisir occasionné d’abord, et supposez que le déplaisir résultant de la seconde nouvelle soit simplement une négation = 0 : ces deux choses réunies donnent une valeur de la satisfaction 4a + 0 = 4a : en sorte 450 BS8AI

que le plaisir n’aurait pas été diminué par la nouvelle de la mort ; ce qui est faux. Supposons donc que le plaisir causé par la nouvelle de la bravoure de son fils soit égal à 4

simplement un manque de plaisir, c'est une cause positive qui détruit soit en partie, soit en entier, le plaisir qui résulte d'une autre cause; ce qui fait que je l'appelle un plaisir négatif. Le manque de plai­sir, aussi bien que le déplaisir, en tant qu'il dérive du manque de raisons, se nomme indifférence (in-differentia). Le manque de plaisir, aussi bien que le déplaisir, en tant qu'il empêche une conséquence par une opposition réelle de principes égaux, se nomme l'équilibre {œquiUbrium). Il y a bien lieu à zéro dans les deux cas ; mais dans le premier il est simplement une négation, et dans le second une privation. La dis­position de l'esprit dans laquelle il reste quelque chose de l'une des deux sensations, le plaisir et la douleur, qui sont d'inégale force, est l'excédant du plaisir ou du déplaisir (suprapondium voluptatis vel tœdii). C'est d'après des notions semblables que M. de M au· pertuis tâcha, dans ses recherches sur la philosophie morale, d'apprécier la somme de la félicité de la vie humaine; mais elle ne peut être estimée autrement qu'en disant que cette question est insoluble pour l'homme, parce qu'on ne peut additionner que des sentiments homogènes, et que le sentiment paraît très-différent suivant la diversité des émotions dans la condition très-confuse de la vie. Le calcul conduisit ce savant à un résultat négatif, auquel je ne puis cepen­dant pas donner mon assentiment. 1G>2 ESSAI

On peut, par ces raisons, appeler Yaversion un désir négatif, la haine un amour négatif, la lai­deur une beauté négative, le blâme un éloge néga­tif. On pourrait peut-être penser ici que tout cela n’est qu’une substitution de mots. Mais on ne verra juger ainsi que ceux qui ne savent pas combien il est avan­tageux que les expressions montrent en même temps le rapport à des notions déjà connues, et que chacun peut apprendre très-facilement dans les mathémati­ques. La faute dans laquelle un grand nombre de philosophes sont tombés par suite de cette négligence, est palpable. On trouve que le plus souvent ils re­gardent les maux comme de simples négations, quoi­qu’il soit évident, par nos explications, qu’il y a des maux par défaut mala defectus) et des maux par privation (mala privationis). Les premiers sont des négations dont la position opposée n’a rien de positif ; les seconds supposent des raisons positives qui font disparaître le bien dont une autre raison est réelle, et sont un bien négatif Ce dernier mal est bien plus grand que le premier. Ne pas donner est un mal par rapport au nécessiteux ; mais prendre, extorquer, voler, est, par rapport à lui, un mal bien plus grand, et prendre est un donner négatif. On pourrait faire voir quelque chose de semblable dans des rapports logiques. Des "erreurs sont des vérités négatives (qu’il ne faut pas confondre avec la vérité des propositions négatives) ; une réfutation est une preuve négative : cependant je n’insisterai pas plus longtemps sur ce point ; mon objet est seulement de mettre ces notions en vogue ; l’utilité en sera connue par l’usage, et dans la troisième section j’en donnerai quelques aperçus.

3° Les notions de l’opposition réelle trouvent aussi leur utile application dans la philosophie pratique Le démérite (demeritum) n’est pas simplement une né­gation, c’est une vertu négative (meritum negativum) : car le démérite ne peut avoir lieu qu’autant qu’il y a dans un être une loi intérieure (soit simple­ment la conscience morale, soit la connaissance de la loi positive) qu’on transgresse. Cette loi interne est une raison positive d’une bonne action, et la consé­quence peut être simplement zéro, si celle qui ré­sulterait seulement de la conscience de la loi était supprimée. Il y a donc ici une privation, une opposition réelle, et non un simple défaut. 11 ne faut pas croire que ceci ne s’applique qu’aux fautes dïac­tion demerita commissionis), et pas aussi aux fautes d’omission (demerita omissionis). Un ani­mal déraisonnable ne pratique aucune vertu ; mais cette omission n’est pas un démérite (demeritum) : car il n’a violé aucune loi intérieure ; il n’a pas été poussé à une bonne action par un sentiment moral, et le zéro ou l’omission n’est pas déterminé 4£4 essai

comme une conséquence de la résistance de l’animal à la loi intérieure ou par le moyen d’un contre-poids ; elle est ici une pure négation par défaut de raison positive, et non pas une privation. Supposez au con­traire un homme qui ne secourt pas celui dont il voit le besoin, et qu’il pourrait facilement secourir : ici l’amour du prochain est chez lui, comme dans le cœur de tout homme, une loi positive ; il faut que ce senti­ment soit vaincu ; il faut qu’il y ait dans cet homme une action intérieure réelle produite par des mobiles qui rendent l’omission possible. Ce zéro est la consé­quence d’une opposition réelle. Dans le principe, cer­taines gens éprouvent une peine sensible à ne pas faire quelque bien auquel ils se sentent réellement portés. L’habitude allège tout, et à la fin cette action n’est plus guère aperçue. D’après cela, les péchés d’action ne diffèrent pas moralement de ceux d’omis­sion, mais seulement quant à la quantité. Physique­ment, c’est-à-dire d’après les conséquences extérieu­res, ils sont encore d’espèce différente. Celui qui ne reçoit rien souffre un mal de défaut, et celui qui est volé un mal de privation. Mais en ce qui regarde l’état moral de celui qui commet un péché d’omission, il ne faut, pour le péché d’action, qu’un plus grand degré d’action. De même que l’équilibre du levier n’a lieu que par une véritable force servant à tenir le fardeau en repos, et qu’il suffit d’une légère augmentation SUR ?? NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 455

pour le mettre en mouvement du côté opposé : de même celui qui ne paye pas ce qu’il doit trompera dans certaines circonstances pour gagner ; et celui qui n’aide pas quand il le peut rendra pire la condi­tion des autres, aussitôt que les mobiles augmenteront. L’amour et le non-amour sont contradictoirement op­posés G un à l’autre : le non-amour est une véritable négation ; mais posé le cas où Ton se trouve dans une obligation d’aimer, celte négation n’est possible que par une opposition réelle, et par conséquent que comme une privation. Et dans un pareil cas le non-aimer et le haïr ne diffèrent qu’en degrés. Toutes les omissions qui sont des défauts d’une plus grande per­fection morale, et non pas des péchés par omission, ne sont au contraire que de simples négations d’une certaine vertu. Tels sont les défauts des saints et ceux des âmes nobles : il manque un degré plus grand de perfection, et ce défaut n’est pas la conséquence d’une réaction. On pourrait encore étendre beaucoup l’application des notions citées aux objets de la philosophie pra­tique. Des défenses sont des commandements néga­tifs,- des châtiments, des récompenses négatives. Mais j’aurai atteint mon but pour le moment, si je suis parvenu à faire comprendre en général l’applica­tion de cette pensée. Je sais très-bien que G explica­tion donnée jusqu’ici est plus que suffisante pour des 156 ESSAI

lecteurs d’une vive pénétration. On m’excusera ce­pendant si l’on fait attention qu’il existe encore une race indocile de critiques qui, parce qu’ils passent leur vie avec un seul livre, ne comprennent rien que ce qu’il contient, et pour lesquels les plus grands dé* veioppements ne sont pas superflus. 4° Nous emprunterons encore un exemple à la phy­sique. Il y a dans la nature beaucoup de privations qui résultent du conflit de deux forces agissantes, dont Tune détruit la conséquence de l’autre par une oppo­sition réelle. Mais on ignore souvent si ce ne serait peut-être pas simplement la négation du défaut parce qu’il manquerait une cause positive, ou si c’est la conséquence de l’opposition de forces réelles, de même que le repos peut être attribué ou au manque de forces motrices, ou à la lutte de deux forces motrices qui s’entre-détruisent. Il existe, par exemple, une question célèbre, celle de savoir si le froid exige une cause positive, ou si, comme un simple défaut, il doit être attribué à l’absence de la cause de la chaleur. Je ne m’arrête à cette question qu’autant qu’elle peut servir à mon dessein. Le froid n’est sans doute qu’une négation de chaleur, et il est facile de voir qu’il est possible par lui-même sans raison po­sitive. Mais il est également facile de comprendre qu’il pourrait provenir d’une cause positive, et c’est là réellement l’origine de ce qu’on peut prendre SUR LA NOTION DBS QUANTITES NEGATIVES. 4$7

pour une opinion du principe de la cbaleur. On ne connaît pas de froid absolu dans la nature ; et si Ton en parle, on ne l’entend que comparativement. L’ex­périence et le raisonnement s’accordent maintenant pour confirmer la pensée du célèbre Musschenbroekj que réchauffement ne consiste pas dans la commotion intérieure, mais dans le pasage positif du feu élémen­taire d’une matière dans une autre, quoique ce passage puisse probablement être accompagné d’une commo­tion intérieure, de même que cette commotion excitée procure la sortie du feu élémentaire des corps. D’a­près cela, lorsque l’élément du feu est, parmi les corps, en équilibre dans un certain espace, alors ces corps ne sont ni froids ni chauds l’un par rapport à l’autre. Mais si cet équilibre est détruit, alors le corps dans lequel le feu élémentaire passe est froid par rap­port à celui qui en est ainsi privé ; celui-ci, au con­traire, s’appelle chaud en tant que, comparativement à l’autre, il y fait pénétrer cette matière de la chaleur. L’état, dans ce changement, s’appelle chez l’un échauffement, et chez l’autre refroidissement, jus­qu’à ce que tout soit de nouveau en équilibre. Il n’y a donc rien de plus naturel que ces forces d’attraction de la matière mettent en mouvement ce fluide élastique et subtil, et en remplissent la masse des corps jusqu’à ce qu’il soit en équilibre des deux côtés, si toutefois les espaces à travers lesquels 158 kssai

agissent les attractions en sont remplis. Il tombe ici clairement sous les yeux qu’au corps qui en refroidit un autre par le contact, lui enlève, par une force vé­ritable (de l’attraction), le feu élémentaire dont sa masse était remplie, et que le froid de ce corps peut être nommé une chaleur négative, parce que la né­gation qui en résulte dans les corps plus chauds est une privation. Toutefois l’introduction de cette déno­mination serait sans utilité, et ne vaudrait guère mieux qu’un jeu de mots. Je n’ai donc d’autre des­sein que de faire entendre ce qui suit : On sait depuis longtemps que deux corps magné­tiques ont deux extrémités opposéesque l’on nomme pôles, et dont l’une repousse les points de même nom, et attire ceux de nom différent. Mais le célèbre pro­fesseur JEpinus a fait voir, dans un traité sur la ressemblance de la force électrique avec la force ma­gnétique, que des corps électrisés d’une certaine fa­çon manifestent également deux pôles, dont il ap­pelle l’un pôle positif et l’autre pôle négatif et dont G un attire ce que l’autre repousse. Ce phénomène est très-sensible lorsqu’on approche un tube assez près d’un corps électrique, de manière cependant que celui-ci n’en tire aucune étincelle. J’affirme mainte­nant que dans les échauffements ou les refroidisse­ments, c’est-à-dire dans tous les changements du froid ou du chaud, surtout s’ils sont subits, lorsqu’ils SUR ?? NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 15T

ont lieu dans un milieu continu, ou dans des corps mis bout à bout, on rencontre toujours comme deux pôles de la chaleur, dont l’un est positif, c’est-à-dire chaud à un degré supérieur à celui du corps opposé, et dont l’autre est négatif, c’est-à-dire chaud à un degré moindre. On sait que certains caveaux donnent un froid d’autant plus grand que le soleil échauffe davan­tage extérieurement l’air et la terre ; et Mathias Bel, qui décrit les monts Carpathes, dit à ce sujet que, dans la Transylvanie, les paysans ont coutume de re­froidir leurs boissons en les enfouissant dans la terre, et en faisant par-dessus un grand feu. Il paraît qu’a­lors la couche de la terrre sur la surface supérieure ne peut pas devenir chaude sans que la terre ne de­vienne froide un peu plus bas. Boerhaave rapporte qu’à une certaine distance le feu des forges occa­sionne du froid. Cette opposition paraît également ré­gner en plein air à la surface de la terre, principale­ment dans les changements subits. M. Jacobi dit quelque part, dans le Magasin de Hambourg, qu’ordinairement lors des froids rudes qui se font souvent sentirau loin, il y a souvent de grands espaces intermédiaires où il est tempéré et plus doux. M. Mpinus trouve de même, dans le tube dont j’ai parlé, que les électricités positives et négatives changent de place dans une certaine étendue à partir du pôle positif d’une extrémité jusqu’au pôle négatif de l’autre. 160 essai

Il paraît que réchauffement de l’air dans une région ne peut pas commencer sans occasionner en même temps l’action d’un pôle négatif, c’est-à-dire le froid, et que de cette manière le froid augmentant subite­ment dans un lieu, sert au contraire à augmenter la chaleur dans un autre, de même que quand le bout d’une tige ardente de métal est refroidi subitement dans l’eau, l’autre bout devient plus chaud (1). La dif- (l) Les expériences nécessaires pour s’assurer des pôles opposés de la chaleur seraient, ce me semble, faciles à faire. On prendrait un tube horizontal de fer-blanc d’environ un pied de long, et qui, à ses deux extrémités, serait recourbé perpendiculairement. A une hauteur de quelques pouces, ou le remplirait d’esprit-de-vin qu’on allumerait à une extrémité, tandis qu’à l’autre on placerait un thermomètre. Alors, d’après mes conjectures, cette opposition négative se manifesterait bientôt. On pourrait aussi, pour reconnaître ce qui se passe à Tune des extrémités par le refroidissement de l’autre, se servir de l’eau salée, dans laquelle on pourrait, d’un côté, jeter de la glace pilée. A cette occasion, je ne ferai plus qu’une observation que j’espère voir appli­quer, et qui, selon toutes les probabilités, jetterait une vive lumière sur le.froid et le chaud artificiels, dans la dissolution de certaines ma­tières mélangées. Je suis persuadé que la distinction de ces phéno­mènes repose principalement sur la question de savoir si, après le mélange complet, les liquides mélangés ont un volume plus ou moins considérable que celui qu’ils avaient avant d’être mêlés. Dans le pre­mier cas, je soutiens qu’ils manifesteront de la chaleur au thermo­mètre, et dans le second, du froid. Car, dans le cas où ils donnent un médium plus dense, il n’y a pas seulement une matière attractive qui attire plus à soi l’élément du feu qu’elle ne l’attirait auparavant dans un espace égal ; mais il est encore présumable que la force attractive devient plus considérable à proportion de l’accroissement de la densité, tandis que, peut-être, la force expansive de l’éther condensé n’aug­mente que, comme dans l’air, à proportion de la densité, parce que, d’après Newton, les attractions qui ont lieu de très-près s’opèrent dans une proportion beaucoup plus grande que celles qui ont lieu à de grandes distances. Ainsi le mélange, s’il a plus de densité que n’en auraient les deux choses mélangées prises ensemble avant leur mé­lange, manifestera, par rapport aux corps voisins, l’excédant de l’atSUR LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 164

férence des paies de chaleur cesse donc aussitôt que la communication ou la privation a eu le temps nécessaire pour se répandre uniformément par toute la matière, de même que le tube du professeur /Epinus ne laisse plus apercevoir qu’une seule es­pèce d’électricité aussitôt qu’il a tiré l’étincelle. Peul· être aussi que le grand froid de la région supérieure de l’air n’est pas seulement dû au défaut des moyens de chaleur, mais à une cause positive, c’est-à-dire qu’il devient négatif quant à la masse par rapport à la cha­leur, comme l’air inférieur et la terre deviennent po-sitifo. En général, la force magnétique, l’électricité et la chaleur semblent avoir lieu par des matières moyennes identiques. Toutes ensemble peuvent être produites par le frottement, et je conjecture que la différence des pôles et l’opposition de l’action positive et delà négative pourraient aussi être observées par une expérimentation habile dans les phénomènes de la chaleur. Le plan incliné de Galilée, le pendule de HuyghenSy le tube barométrique de Torricelli, la machine pneumatique a1 Otto de Guerickey et le traction du feu élémentaire ; et, comme il en enlevé au thermomètre, celui-ci indiquera du froid. Mais la chose arrivera tout différemment si le mélange donne un médium moins dense : car, comme il laisse échapper une quantité de feu élémentaire, les matières voisines l’atti­rent, et présentent le phénomène de la chaleur. L’issue des recherches ne répond pas toujours aux conjectures. Mais pour que les expériences ne soient pas purement une affaire de hasard, elles doivent être occa­sionnées par des conjectures-. 11 4ß2 essai

prisme de verre de Newton, nous ont donné la clef de grands mystères de la nature. L’action négative et l’action positive des matières, principalement dans l’électricité, recèlent, selon toute apparence, des vues importantes, et une postérité plus heureuse, dont nous entrevoyons les beaux jours, connaîtra sans voile des lois générales de ce qui ne nous apparaît maintenant que dans un accord encore douteux.

SECTION III.

Observation· qui peuvent préparer A l’application de la notion de· quantité· négative· aux objet· de. la Pbflo*ophi·. Je n’ai fait connaître jusqu’ici que les premières vues jetées sur un objet d’une haute importance et d’une grande difficulté. Quand, des exemples que

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j’ai cités et qui sont assez intelligibles, on s’élève à des propositions générales, on a raison d’appréhen­der beaucoup de faire sur une route non frayée des faux pas qui ne seront peut-être remarqués que par la suite. C’est pourquoi je ne présente ce que j’ai en­core à dire là-dessus que comme un essai très-incom­plet, quoique j’espère de grands avantages de l’atten­tion qu’on pourra peut-être y donner. Je sais bien qu’un pareil aveu est une fort mauvaise recommanSUE ??. NOTION DBS QUANTITES NÉGATIVES. 463

dation pour obtenir l’approbation de ceux qui de­mandent un ton dogmatique décidé, pour les faire entrer dans la direction on l’on Tondrait les voir. Mais, tans éprouver le moindre regret de la perte d’nne ap­probation de ce genrç, je pense que, dans une science aussi épineuse que la métaphysique, il vaut beau-coup mieux exposer d’abord ses idées à l’examen public sous la forme d’essais incertains, que de les annoncer sur-l&champ avec tout le soin d’une préten­due solidité et d’une complète conviction, parce qu’en agissant de cette dernière façon toute améliora­tion devient impossible, et que toute faute qui peut s’y rencontrer est irréparable. I. Chacun comprend facilement pourquoi quelque chose n’existe pas s’il n’y a pas de raison positive de son existence ; mais il n’est pas aussi facile de com­prendre comment ce qui existe cesse d’exister. Il existe, par exemple, en ce moment dans mon âme l’image du soleil, produite par la force de mon ima­gination. Dans un instant je cesserai de penser à cet objet. L’image qui était en moi cesse d’exister dans mon esprit, et l’état le’plus proche du précédent est zéro. Si je voulais poser en principe que la pensée a cessé d’être, parce que dans le moment suivant j’ai discontinué de la produire, la réponse ne différerait nullement de la demande : car il est précisément ques­tion de savoir comment une action qui se fait actuel464 essai

lement peut être discontinuée, c’est-à-dire peut cesser d’exister. Je dis donc que tout passer est un devenir négatif, c’est-à-dire que pour faire cesser quelque chose de positif qui existe, il faut aussi bien une cause positive que pour le produire quand il n’existe pas. La raison en est dans ce qui précède. Supposons que a existe : alors a — a est seulement égal à zéro, c’est-à-dire que a ne peut être détruit qu’autant qu’une cause réelle oppo­sée et égale est unie à la cause ou raison de a. La na­ture corporelle en présente partout des exemples : un mouvement ne cesse jamais entièrement ou en partie sans qu’une force motrice égale à celle qui aurait pu produire le mouvement perdu, soit en opposition avec elle. Mais l’expérience intérieure sur la suppres­sion des idées et des passions nées de l’activité de l’âme, s’accorde parfaitement aussi avec ce qui pré­cède. On sent soi-même très-manifestement que pour faire disparaître et faire cesser une pensée pleine d’af­fliction, il faut ordinairement une grande et véritable activité. Il faut des efforts réels pour chasser une pen­sée risible quand on veut reprendre sa gravité. Toute abstraction n’est que. la suppression de certaines idées manifestes que l’on dispose ordinairement de manière que ce qui reste soit présenté avec d’autant plus de clarté. Mais tout le monde sait quelle grande acti­vité il faut déployer pour cela. On peut donc appeler SUR ?? NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 465

Y abstraction une attention négative, c’est-à-dire une véritable opération et une véritable action oppo­sée à celle par laquelle la représentation devient claire, et qui* par son alliance avec çlle, produit le zéro ou le défaut (defectus) de la représentation claire. Car au­trement, si elle n’était absolument qu’une négation ou un défaut, alors il faudrait aussi peu d’efforts de la part d’une force pour la produire, que pour ignorer quelque chose qu’on n’aurait jamais eu de raison de connaîtra La même nécessité d une raison positive pour la suppression d’un accident intérieur de l’âme, se mon­tre dans l’empire sur les passions, pour lequel on peut se servir des exemples cités plus haut. Mais en géné­ral, à l’exception des cas où Ton a conscience de cette activitéopposée,etquenousavonsprécédemmentcités, on n’a aucune raison suffisante de la reconnaître quand on ne la remarque pas clairement en soi. Je pense en ce moment, par exemple, au tigre ; cette pensée dis­paraît, et se trouve remplacée par celle du cheval. On né peut assurément observer dans la vicissitude des pensées aucun effort particulier de l’àme qui ait opéré ici pour faire disparaître des pensées. Mais quelle admirable activité ne se trouve pas cachée dans les profondeurs de notre esprit, activité que nous ne re­marquons pas dans son exercice, parce que lies opéra­tions en sont norribreuees, et que chacune en particn166 ESSAI

lier n’est représentée que très-obscurément 1 Les preuves en sont connues de tout le monde : il suffit de citer pour exemple ce qui se passe en nous à notre insu quand nous lisons, pour en être étonné. On peut con­sulter, entre autres ouvrages sur ce sujet, la Logique de Reimarusy qui fait des observations là-dessus. On peut juger par là que le jeu des représentations, et généralement de toutes les facultés de notre àme, lorsque leurs conséquences cessent après avoir réelle­ment existé, suppose des actions opposées dont l’une est la négative de l’autre, en conséquence de certains principes que nous avons exposés, quoique l’expé­rience intérieure ne puisse pas toujours nous en ins­truire. Si Ton fait attention aux raisons sur lesquelles re­pose cette règle, on apercevra aussitôt que, pour ce qui regarde Yanéantissement de quelque chose qui existe, il ne peut y avoir à cet égard aucune diffé­rence entre les accidents des natures intellectuelles et les conséquences des forces agissantes dans le monde corporel ; c’est-à-dire qu’eux aussi ne sont jamais dé­truits autrement que par une véritable force motrice opposée à une autre, et qu’un accident interne, une pensée de l’âme, ne peut cesser d’exister sans une force véritablement active du même sujet pensant. La distinction ne regarde ici que les différentes lois aux­quelles sont soumis ces deux espèces d’êtres, puis* SUR LA. NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 16T

que l’état de la matière ne peut être changé que par des causes extérieures, tandis que celui d’un esprit peut encore l’être par une cause intérieure. La néces­sité de l’opposition réelle reste cependant toujours la même malgré cette distinction. J’observe encore que c’est une notion illusoire de croire avoir compris la disposition des consé­quences positives de l’activité de notre âme en les nommant des omissions. Il faut surtout remarquer que pinson approfondit ses jugements les plus ordinaires et les plus certains, plus on découvre de pareilles illu­sions, lorsque Ton se contente de » mots sans rien comprendre aux choses. Que je n’aie pas en ce mo­ment une certaine pensée si elle n’a pas existé aupa­ravant, c’est ce qui est assez intelligible quand je dis : Je ne pense pas à cela ; car ces mots signifient alors l’absence du principe, d’où l’on aperçoit l’absence de la conséquence. S’agit-il, au contraire, de sa­voir pourquoi une pensée qui naguère existait, n’est plus en moi : alors la réponse précédente n’est pas du tout admissible. Car ce non-être est à présent une pri­vation, et l’omission a maintenant un autre sens, sa­voir : la suppression d’une activitéqui existait un peu -auparavant (4 ). Mais c’est la question que je me pose, et dans laquelle je ne me paie pas si aisément d’un (1) Ce sens ne convient pas même proprement jsux paroles*. 168 ESSAI

mot. On a besoin d’une grande précaution dans l’ap­plication de la règle donnée à toutes sortes de cas de la nature, afin de ne pas prendre mal à propos quel­que chose de négatif pour quelque chose de positif, ce qui arrive facilement. Car le sens de la proposition que j’ai exposée ici est relatif à la naissance et à l’a­néantissement de quelque chose de positif. Par exem­ple^ l’extinction d’une flamme faute d’une matière qui l’alimente, n’est pas une naissance négative ; c’est-à-dire qu’elle ne se fonde pas sur une véritable force motrice qui soit opposée à celle qui fait naître cette flamme : car la durée d’une flamme n’est pas la durée d’un mouvement qui existe déjà, c’est la production continuelle de nouveaux mouvements par d’autres mo­lécules combustibles(1 ).L’extinction de la flamme n’est donc pas la suppression d’un mouvement réel, c’est seulement le défaut de nouveaux mouvements et d’au­tres décompositions, parce que la cause manque, à sa­voir : l’alimentation ultérieure du feu ; cessation qui ne doit pas être regardée alors comme la cessation d’une chose existante, mais comme le défaut de la raison d’une position possible (de la décomposition ultérieure). C’est assez. J’écris cela comme un sujet de méditation plus approfondie dans cette es- (1) Tout corps dont les parties sont subitement réduites en gaz et exercent en conséquence la répulsion, qui est opposée à la cohésion, donne du feu et brûle, parce que le feu élémentaire, qui était aupa­ravant en état de compression y- devient libre et se répand. SUR LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 409

pèce de connaissances : car cette explication ne peut suffire à ceux qui sont étrangers à ces sortes de ques­tions. il. Les propositions que je pense exposer dans ce numéro me paraissent être de la plus haute impor­tance. Mais il faut auparavant, que j’ajoute une déter­mination à la notion générale des quantités négatives, détermination qu’à dessein je n’ai pas donnée plus haut, pour ne pas surcharger l’attention. Je n’ai con­sidéré jusqu’ici que les fondements de ropposition réelle, en tant qu’ils posent réellement dans une seule et même chose des déterminations dont Tune est la négative de l’autre, par exemple des forces motrices du même corps suivant des directions directement op­posées entre elles ; et en ce cas ces causes détruisent positivement des deux côtés leurs effets, savoir, les mouvements. En conséquence, je donnerai maintenant Je nom de réelle à cette opposition oppositio actua-Us) : On appelle autrement, au contraire, etavec raison, $es prédicats qui appartiennent à des choses différen­tes, et dont l’un ne détruit pas immédiatement la con­séquence de l’autre, mais dont toutefois l’un est la négative de l’autre, en tant que chacun d’eux est tel qu’il peut également détruire ou la conséquence de l’autre, ou du moins quelque chose qui est précisément déterminé comme cette conséquence et qui lui ressem­ble. Cette opposition peut s’appeler opposition pos170 ESSAI

sible (oppositio potentialis). Elles sont toutes deux réelles, c’est-à-dire différentes de l’opposition logique ; toutes deux sont continuellement employées en ma­thématiques, et toutes deux méritent de l’être en phi­losophie. Dans deux corps qui sont mus l’un contre l’autre, suivant une même ligne droite et avec des forces égales, ces forces, en tant qu’elles se commu­niquent aux deux corps dans le choc, peuvent être l’une la négative de l’autre, et même dans le premier sens, par opposition réelle. Dans deux corps qui se meuvent en sens contraire sur une même ligne droite, et qui s’éloignent l’un de l’autre avec des forces éga­les, Tune de ces forces est la négative de l’autre. Mais comme dans ce cas ils ne se communiquent pas leurs forces, ils ne sont que dans une opposition virtuelle, parce que chacun d’eux détruirait la force qui est dans l’autre, s’ils venaient à se heurter dans la même direction. C’est ce que je sous-entendrai aussi dans ce qui suit relativement à toutes les raisons de l’opposition réelle dans le monde, et non pas seule­ment par rapport à celles qui concernent les forces mo­trices. Mais pour donner aussi un exemple de celles-là, on pourrait dire que le plaisir d’un homme et le déplaisir d’un autre sont en opposition virtuelle, comme si l’un devait détruire réellement le fait de l’au­tre, puisque dans cette opposition réelle l’un défait souvent ce que l’autre fait en suivant son plaisir. SUR LA NOTION DES QUANTITES NÉGATIVES. 171

Comme je prends d’une manière tout à fait générale les raisons qui sont opposées réellement de part et d’autre, on ne peut pas exiger de moi que je rende ces notions toujours visibles par des exemples in concreto : car autant est clair et intelligible tout ce qui appar­tient au mouvement et qu’on peut rendre visible, au­tant sont difficiles et obscures en nous les raisons réelles qui ne sont pas mécaniques, pour rendre com­préhensibles leurs rapports et leurs conséquences dans l’opposition ou dans l’accord. Je me contente donc d’exposer les propositions suivantes dans leur sens général. La première proposition est celle-ci : Dans tous les changements naturels du monde, la somme du positif, en tant quelle est évaluée comme addi­tion des positions semblables (non des positions opposées), et que Von soustrait les unes des autres des positions opposées réellement, ? est ni augmen­tée, ni diminuée. Tout changement consiste on dans la position de quelque chose de positif qui n’existait pas, ou dans la destruction de quelque chose de positif qui existait. Mais le changement est naturel en tantque son principe fait aussi bien partie du monde que sa conséquence. Dans le premier cas, celui de la position d’une chose qui n’existait pas, le changement est donc une nais­sance. L’état du monde avant ce changement est, par 172 ESSAI

rapport à celte position, égal à zéro, = 0 ; et, par cette naissance, la conséquence réelle est = A. Mais je dis que si A naît, — A doit aussi nattre dans un changement naturel du monde, c’est-à-dire qu’il ne peut exister aucune raison naturelle d’une consé­quence réelle, sans être en même temps une raison d’une autre conséquence qui est la négative de la première (1) : car la conséquence rien étant = 0, ex­cepté en tant que la raison est posée, la somme de la position ne renferme pas plus dans la conséquence que ce qui était contenu dans l’état du monde lorsqu’il en renfermait la raison. Mais cet état de la position qui est dans la conséquence, contenait le zéro ; c’est-à-dire que, dans l’état précédent, la position n’était pas celle qu’on trouve dans la conséquence. Donc le changement qui en résulte dans l’ensemble du monde, d’après ses conséquences réelles ou vir­tuelles, ne peut être pareillement qu’égal à zéro. Comme donc, d’un côté, la conséquence est positive et = A, mais que néanmoins l’état entier de l’univers doit être égal à zéro, = 0, comme auparavant, par rapport au changement A ; mais comme la chose est (1) De même que, par exemple, dans le choc d’un corps contre un autre, résulte en même temps la production d’un nouveau mou­vement et la suppression d’un autre semblable qui existait d’abord, et que dans une barque personne ne peut pousser suivant une cer­taine direction un autre corps flottant sans être poussé lui-même sui­vant la direction opposée. SUE LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 473

pourtant impossible, excepté dans le cas d’A — A, il en résulte que jamais il n’arrive naturellement dans le. monde un changement positif dont la conséquence ne consiste pas, en somme, dans une opposition réelle ou virtuelle qui se détruit. Mais cette somme donne zéro, = 0, et avant le changement elle était égale- ’ ment = 0 : de sorte qu’elle n’a été ni augmentée ni diminuée par là. Dans le second cas, celui où le changement con­siste dans la suppression de quelque chose de positif, la conséquence est = 0. Mais, d’après le numéro pré­cédent, l’état de l’ensemble de la raison n’était pas simplement = A, mais A — A= 0. Ainsi, d’après le mode d’estimation que je suppose ici, la position n’est ni augmentée ni diminuée dans le monde. Je vais tâcher d’éclaircir cette proposition, qui me paraît importante. Dans les changements du monde corporel, elle passe déjà pour une règle mécanique démontrée depuis longtemps. Elle est ainsi exprimée : Quantitas motus, summando vires corporum in easdem partes, et subtrahendo eas quw vergunt in contrarias, per mutuam illarum actionem (con-flictum, pressionem, attractionem) non mutâtur. Mais quoique dans la mécanique pure on ne fasse pas dériver immédiatement cette règle de la raison méta­physique, d’où nous avons tiré la proposition gêné* raie, la justesse n’en repose pas moins positivement 174 nui

sur ce fondement : car la loi de l’inertie qui constitue ce principe dans la preuve ordinaire, n’emprunte sa vérité que de l’argument que j’ai cité, ainsi que je pourrais le faire voir facilement s’il était nécessaire. L’explication de la règle dont nous nous occupons, dans le cas où les changements ne sont pas méca­niques, par exemple dans ceux qui se font dans notre âme ou qui en dépendent en général, est de sa nature difficile ; de même en général ces effets, ainsi que leurs causes, ne peuvent pas être exposés d’une manière à beaucoup près aussi claire et aussi intelligible que ceux du monde corporel. Cependant j’éclaircirai de mon mieux cette question.

* L’aversion est aussi bien quelque chose de positif que le désir. La première de ces deux choses est la conséquence d’un déplaisir positif, comme l’autre est la conséquence d’un plaisir. Ce n’est qu’autant que nous ressentons en même temps à l’occasion du même objet du plaisir et du déplaisir, quelle désir et Fa-version par rapport à cet objet sont en opposition positive. Mais en tant que la même cause occasionne du plaisir dans un objet, et devient aussi la raison d’un véritable déplaisir dans un autre objet, la raison du désir est en même temps la raison de l’aversion, et le principe d’un désir est pareillement celui de quelque chose qui se trouve en opposition réelle avec lui, quoi­que cette opposition ne soit que virtuelle. De même SUE LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 175
que lorsque des corps qui se meuvent sur la même ligne droite suivant une direction opposée, s’éloignent mutuellement, quoique l’un d’eux ne tende pas à dé­truire le mouvement de l’autre, on regarde cependant l’un de ces mouvements comme le négatif de l’autre, parce qu’ils sont virtuellement opposés : de même la crainte de l’obscurité dans un homme est en raison di­recte du degré du désir de la gloire ; et cette crainte n’est à la vérité que virtuelle, tant que les circonstances ne se trouvent pas en opposition réelle avec la pas­sion de la célébrité, et, par la même raison, du désir de la gloire. Un principe positif d’un pareil degré de déplaisir est établi dans l’âme pour le cas où les cir­constances du monde seraient opposées à celles qui sont favorables à la première de ces passions (1). Nous verrons bientôt qu’il n’en est pas ainsi dans l’être parfait, et que la raison de son souverain bien exclut toute possibilité même de déplaisir. Dans les opérations de l’entendement, nous trou­vons même que plus une idée devient claire et lucide, plus les autres idées deviennent obscures, plus leur clarté diminue : de sorte que le positif qui, dans un pareil changement, devient réel, est lié à une oppo- (1) Le sage stoïcien devait donc extirper tons les penchants qui con­tiennent un sentiment d’un grand plaisir sensuel, parce qu’ils ren­ferment aussi la raison de grands mécontentements et déplaisirs qui, d’après le jeu variable du coure du monde, peuvent détruire tout le prix de la jouissance* 176 essai

sition réelle et positive, qui, si Ton additionne tout d’après Iç mode d’estimation mentionné, ne di­minue ni n’augmente par le changement le degré du positif. La deuxième proposition est celle-ci : Toutes les causes réelles de l’univers, si Von additionne celles qui sont d’accord, et que Von en soustraie celles qui sont mutuellement opposées, donnent un résultat égal à zéro. L’ensemble du monde n’est rien en lui-même, excepté en tant qu’il est quelque chose par la volonté d’une autre chose. La somme de toute réalité existante, en tant qu’elle a sa raison dans le monde, est donc, considérée en elle-même, égale au zéro, = 0. Quand même toute réalité possible en rapport avec la volonté divine donne un résultat qui est positif, la substance d’un monde ne se trouve cependant pas détruite par là. Mais il ré­sulte nécessairement de cette substance que l’exis­tence de ce qui a sa raison dans le monde, est en soi et par soi égale à zéro. Ainsi la somme de ce qui existe dans le monde en rapport avec la raison qui est hors de lui, est positive ; mais, par rapport aux causes réelles intérieures entre elles, elle est égale à zéro. Dans le premier rapport, une opposition des principes réels du monde à la volonté divine ne pouvant jamais avoir lieu, il n’y a en ce sens aucun anéantis­sement, et la somme est positive. Mais comme dans SUR LA NOTION DES OUANTITBS NÉGATIVES. 477

le second rapport le résultat est zéro, il s’ensuit que les raisons positives doivent se trouver dans une op­position telle, que si on les examine simultanément, elles donnent zéro. OBSERVATION SUR LA SECONDE PROPOSITION. J’ai exposé ces deux propositions dans l’intention d’inviter le lecteur à réfléchir sur ce sujet. J’avoue aussi que je ne les pénètre pas encore assez claire­ment, ni avec une parfaite évidence dans leurs rai­sons. Cependant je suis très-convaincu que des re­cherches complètes, problérnatiquement exposées dans la connaissance abstraite, peuvent être très-avantageuses pour le progrès de la haute philoso­phie, parce que très-souvent un autre trouve plus fa­cilement l’explication d’une question très-obscure que celui qui y donne occasion, et dont les efforts n’ont pu vaincre que la moitié des difficultés. Le con-, tenu de cette proposition me paraît renfermer une certaine importance en soi bien propre à provoquer un examen soigneux,pourvu seulement qu’on en conçoive bien le sens ; ce qui n’est pas très-facile dans une pa­reille sorte de connaissance. le veux cependant chercher encore à prévenir quelques malentendus. On ne me comprendrait nul­lement si l’on s’imaginait que j’ai voulu dire- par la 12 17 » MU

première proportion qn’eu généra) Innomme de I* ré » lité n’est ni augmentée ni diminuée par les dmnm> mente cosmiques. Mais ma pensée n’est pas non plus que la règle mécanique donnée pour exemple fasse justement penser le contraire : car, par le choc des corps, la somme des mouvements tantôt augmente, tantôt diminue, quand on les considère en eux-mê­mes ; mais le résultat estimé suivant le mode prêtera est ce qui demeure identique : car les oppositions ne sont qoe virtuelles dans beaucoup de cas où les forées motrices ne se détruisent pas réellement, et où par conséquent une augmentation a lieu· Cependant, d’a­près l’estimation une fois prise pour règle, il fout que ces forces soient soustraites les unes des autres. C’est ainsi qu’il faut juger dans l’application de cette proposition aox changements non mécaniques. Un pareil malentendu aurait lieu si on s’imaginait que, d’après la même proposition, la perfection du monde ne peut pas s’accroître : car, par cette propo­sition, on ne peut absolument pas nier que la somme de la réalité en général ne doive pouvoir être aug­mentée naturellement. En outre, la perfection du monde en général consiste dans le conflit des raisons réelles, de même que la partie matérielle n’en est très-visiblement conservée que par l’opposition des forces dans une marche régulière. Et il y a toujours un grand malentendu quand on confond la somme de la SUR LA. NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. 179

réalité avec la grandeur de la perfection ; nous avoue vu plus haut que le déplaisir est aussi positif que le plaisir ; mais qui donc rappellerait une perfection ? ??. Nous avons déjà remarqué qu’il est souvent diffi­cile de décider si certaines négociations de la nature sont simplement des défauts occasionnés par l’absence d’un principe, ou des privations résultant de l’oppo­sition réelle de deux principes positifs. Les exemples eu sont nombreux dans te monde matériel. Les par­ties adhérentes de chaque corps exercent une pres­sion les unes contre les autres avec de véritables ."or-ces (d’attraction), et la conséquence de ces eiforts serait la diminution de volume, si des forces égales ne résistaient pas au même degré par la répulsion des éléments, dont l’effet est la raison de l’impénétrabilité. 11 y a repos ici, non pas parce que les forces motrices manquent, mais parce qu’elles agissent en sens con­traire les unes des autres. C’est ainsi que les poids suspendus aux deux bras d’une balance restent en re­pos lorsqu’ils sont placés en levier suivant la loi de l’équilibre. On peut étendre cette notion au delà des limites du monde matériel. De même il ?’.est pas nécessaire que quand nous croyons être dans une en­tière inaction de l’esprit, la somme des principes réels de la pensée et du désir soit moindre que dans l’état où quelques degrés de cette activité se manifestent à la conscience. Dites à l’homme le plus instruit,

I 180 ESSAI

dans les instants où il se repose, de vous raconter quelque chose, et de vous faire part de ses idées : il ne sait rien, et vous le trouvez en cet état sans réflexion déterminée et sans jugement critique. Fournissez-lui seulement une occasion par une ques­tion ou par quelques-uns de vos jugements, et sa science se manifestera dans une série d’actes qui ont une direction telle qu’ils rendent possible à vous et à lui la conscience de ses idées. Les raisons réelles de ce phénomène se sont sans doute rencontrées long­temps en lui ; mais comme la conséquence à l’égard de la conscience était zéro, elles ont dû être mutuel­lement opposées entre elles. Ainsi restent en% repos dans l’arsenal d’un prince, et conservées pour une guerre future dans un profond silence, ces foudres tjue l’art inventa pour la destruction, jusqu’à ce qu’une mèche perfide les touche, les fasse éclater avec la rapidité de l’éclair, et porter le ravage tout à l’entour. Les ressorts qui étaient continuellement prêts à se débander en elles étaient retenus par une puissante attraction, et attendaient l’appât d’une étincelle pour se débander. Il y a dans cette pensée de Leibniz quelque chose de grand, et, à mon avis, de très-juste : l’âme, avec sa faculté représentative, embrasse tout l’univers,quoique une partie très-faible seulement de ces représentations soit claire. Toutes les espèces de notions ne doivent, en effet, reposer SUR LA NOTION DES QUANTITÉS NÉGATIVES. ?8G

que sur l’activité intérieure de notre esprit, comme sur leur raison. Des choses extérieures peuvent bien renfermer la condition sans laquelle elles se manifestent d’une manière ou d’une autre, mais non pas la force de les produire réellement. La faculté de penser de Tàrae en doit contenir des raisons réelles autant que les pensées doivent naître naturellement en elle, et les phénomènes des connaissances qui paraissent et disparaissent à l’esprit ne doivent, selon toute appa­rence, être attribués qu’à- l’accord ou à l’opposition de toute activité. On peut regarder ces jugements comme les éclaircissements de la première proposi­tion du numéro précédent. Dans les choses morales on ne doit pas non plus regarder toujours le zéro comme une négation du dé­faut, ni une conséquence positive de plus de grandeur comme une preuve d’une plus grande activité dé­ployée dans cette direction, pour arriver à cette con­séquence. Donnez à un homme dix degrés d’une pas­sion qui est dans un certain cas contraire aux règles du devoir, par exemple l’avarice ; faites-lui dépenser douze degrés d’effort, d’après les principes de l’amour du prochain : la conséquence est qu’il sera charitable et bienfaisant de deux degrés. Supposez-en un autre de trois degrés d’avarice et de sept degrés de pouvoir d’agir d’après les principes de l’obligation : l’action sera de quatre degrés, mesure de son utilité pour au181 ?ß ??

trui, par suite de la lutte de son désir*. Mais il est in­contestable qu’en tant que cette passion peut être re­gardée comme naturelle et involontaire, la valeur morale de Faction du premier est plus grande que celle du second, quoique, si Ton voulait les estimer d’après la force vive, la conséquence dans le second cas dé­passe celle du premier. Il n’est donc pas possible que les hommes puissent conclure avec certitude le degré des intentions vertueuses des autres d’après leurs ac­tions. Celui qui voit le fond de notre âme s’est réservé à lui seul ce jugement. IV. Si l’on veut essayer d’appliquer cee notions à la connaissance imparfaite que les hommes peuvent avoir de la divinité infinie, quelles difficultés ne ren­contrent pas alors nos plus grands efforts ! Comme nous ne pouvons tirer les fondements de ces notions que de nous-mêmes, nous sommes le plus souvent in­certains si nous devons transporter cette idée propre­ment ou par quelque analogie à cet objet inconcevable. Simonide est aujourd’hui même un sage ; après plu­sieurs ajournements, il répondit à son prince : Plus je réfléchis sur Dieu, moins je puis le pénétrer. Tel n’est pas le langage du peuple savant. Il ne sait rien, il ne comprend rien, mais il parle de tout, et il s’en vante. Dans l’être suprême il ne peut y avoir de raisons de la privation ou d’une opposition réelle. Car tout étant donné en lui et par lui, aucune destruction interne n’est possible dans sa propre existence par l’entière possession des déterminations. Le sentiment du déplaisir n’est donc pas un prédicat qui convienne à la divinité. Un homme n’a jamais une passion pour un objet sans éprouver positivement de l’aversion pour le contraire, c’est-à-dire de telle manière que l’attrait de sa volonté est non-seulement l’opposé contradictoire du désir, mais son opposé réel (l’aversion), à savoir la conséquence d’un déplaisir positif. Dans tout désir qui anime un précepteur fidèle pour bien dresser son élève, tout résultat qui n’est pas conforme à son désir lui est positivement opposé et devient une raison de déplaisir. Les rapports des objets à la volonté divine sont d’une tout autre nature. Aucune chose extérieure n’est proprement une source ni de plaisir ni de peine en lui : car il ne dépend d’aucune autre chose, et ce plaisir pur n’habite pas en celui qui est heureux par lui-même, comme si le bien existait hors de lui ; mais le bien existe parce que la représentation éternelle de sa possibilité et le plaisir qui y est attaché sont une raison du désir excité. Si l’on compare avec cet état la représentation concrète de la nature du désir de toute créature, on comprendra que la volonté de l’incréé ne peut presque rien avoir de commun avec elle. Il en est de même des autres déterminations pour celui qui conçoit bien que la différence dans la qualité doit être immense, quand on compare des choses dont les unes ne sont rien en elles-mêmes, et dont l’autre est la cause de l’existence de tout.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

Comme on voit augmenter journellement le nombre des philosophes profonds, ainsi qu’ils s’appellent eux-mêmes, qui pénètrent si avant dans toutes choses, que rien même de ce qu’ils ne peuvent éclaircir ni comprendre ne leur demeure caché, je prévois déjà que la notion de l’opposition réelle que j’ai posée en principe au commencement de cette dissertation, leur paraîtra très-aride, et que la notion des quantités négatives qui a été construite sur ce fondement ne sera pas assez fondamentale. Moi, qui ne cherche pas à dissimuler la faiblesse de mes aperçus, et qui ne comprends ordinairement pas ce que tous les hommes croient comprendre facilement, je me flatte d’avoir droit, par mon impuissance, à l’assistance de ces grands génies, afin que leur haute sagesse puisse remplir le vide que mes lumières imparfaites ont dû laisser dans mes idées.

Je comprends très-bien comment une conséquence est posée par un principe suivant la règle de l’identité, par la raison quel l’analyse des notions l’y trouve contenue. Ainsi la nécessité est une raison de l’immutabilité, la composition une raison de la divisibilité, l’infinité une raison de toute la science ; et je puis apercevoir clairement cette liaison du principe avec la conséquence, parce que la conséquence est réellement identique avec une partie de la notion du principe, et que, puisqu’elle y est déjà comprise, elle est établie par ce principe d’après la règle de l’accord. Toutefois je serais bien aise de recevoir des éclaircissements sur la manière dont une chose dérive d’une autre, mais pas d’après la règle de l’identité. Je nomme la première espèce de principe, principe logique, parce que son rapport à la conséquence peut être regardé comme logique, d’après la règle de l’identité ; tandis que j’appelle principe réel celui de la seconde espèce, parce que ce rapport appartient bien à mes vraies notions, mais la manière dont il a lieu ne peut être jugée en aucune façon.

En ce qui regarde maintenant ce principe réel et son rapport à la conséquence, ma question peut être présentée sous cette forme simple : Comment dois-je comprendre que, par le fait que quelque chose existe, quelque autre chose existe aussi ? Une conséquence logique n’est posée que parce qu’elle est identique avec le principe. L’homme peut faillir. La raison de cette faillibilité consiste dans le fini de sa nature : car si j’analyse la notion d’un esprit limité, je trouve que la faillibilité en fait partie, c’est-à-dire qu’elle est identique avec ce qui est contenu dans la notion d’un esprit fini. Mais la volonté de Dieu contient le principe 186 ESSAI

réel de l’existence du monde. La volonté divine est quelque chose. Le monde existant est une tout autre chose. Cependant l’une est posée par l’autre. L’état où je suis quand j’entends le nom de StagirUe est une chose par laquelle quelque autre chose prend nais­sance, savoir ma pensée à un philosophe. Un corps A est en mouvement, un autre ? se trouve en repos sur la même ligne droite. Le mouvement de A est quel­que chose ; celui de ? est quelque autre chose, et ce­pendant G un se trouve posé par l’autre. Vous pouvez maintenant analyser la notion de la volonté divine tant que vous voudrez, vous n’y rencontrerez jamais un monde existant qu’autant qu’il y serait contenu et posé par l’identité ; il en est de même des autres cas. Je ne me laisse pas non plus payer des mots cause et effet, for ce et action : car dès quunejoisje consi­dère quelque chose comme une cause d’une autre, ou que je lui attribue la notion d’une force, foi déjà imaginé en elle le rapport du principe réel à la conséquence, et il est facile ensuite d’apercevoir la position de la conséquence d’après la règle de Videntité. Par exemple, au moyen de la volonté toute-puissante de Dieu, on peut comprendre très-clairement l’existence du monde. Mais ici la puissance signifie ce quelque chose en Dieu par quoi d’autres choses sont posées. Mais ce mot désigne le rapport d’un prin­cipe réel à la conséquence ; et ce rapport, je voudrais SUE LA NOTION DIS QUANTITÉS NÉGATIYIS. 187

bien qu’on me le fltcomprendre. J’observe seulement en passant que la division faite par H. Crusius du principe en principe idéal et en principe réel est en­tièrement différente de la mienne : car son principe * idéal est identique avec le principe de connaissance, et alors il est facile d’apercevoir que, quand je regarde déjà quelque chose comme un principe, je peux en tirer la conclusion. Ainsi, d’après ses propositions, le vent d’ouest est un principe réel des nuages plu­vieux, et, en même temps, un principe idéal, parce que je peux les reconnaître et les conjecturer à ce ca­ractère. Mais d’après nos notions, le principe réel n’est jamais un principe logique, et la pluie n’est pas posée par le vent en conséquence de la règle de l’i­dentité. La différence entre l’opposition réelle et l’op­position logique, telle que nous l’avons exposée plus haut, est parallèle à la différence reconnue mainte­nant entre le principe réel et le principe logique. J’aperçois clairement la première à l’aide du prin­cipe de contradiction, et je comprends comment, quand je pose l’éternité de Dieu, le prédicat de la mortalité est détruit parce qu’il y répugne. Mais de savoir comment le mouvement d’un corps est détruit par le mouvement d’un autre sans que celui-ci soit en contradiction avec le premier, c’est une autre ques­tion. Si je suppose l’impénétrabilité, qui est en oppo­sition réelle avec tout corps qui cherche à pénétrer 488 ESSAI SUft LA H0TI05 MES QVAKTITEB HB6ATIYES.

dans l’espace qu’occupe un autre corps, je puis déjà comprendre ranéantissement des mouvements, mais alors j’ai converti l’opposition réelle en une autre. Que Ton cherche maintenant si Ton peut, en général, expliquer et rendre intelligible cette opposition réelle : Comment, parce qu’une chose est9 une autre chose cesse-ê-elle dêire ? et si l’on peut en dire plus que ce que j’en ai dit, à savoir qu’elle n’arrive pas simplement en vertu du principe de contradiction. J’ai réfléchi sur la nature de notre connaissance à l’égard de nos jugements de principes et de conséquences, et j’expo­serai un jour le résultat de ces opérations avec beau­coup de détail. Il en résulte aussi que le rapport d’un principe réel à quelque chose qui a été posé ou sup­primé par là, ne peut pas être exprimé par un ju­gement, mais simplement par une notion, qu’on peut bien, au moyen de l’analyse, réduire à des no­tions plus simples de principes réels, de manière ce­pendant qu’à la fin toute notre connaissance de ce rapport aboutit à des notions simples et inanalysables, dont le rapport à la conséquence ne peut nullement être éclairci. Ceux dont les profondes lumières ne trouvent point de bornes, essayeront les mé­thodes de leur philosophie aussi loin qu’ils peuvent aller dans une semblable question.

Notes
Histoire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, année 1748.
Principe d’Arithmétique, pages 39-62.
Nous traiterons encore dans la suite d’une opposition virtuelle.
On pourrait croire ici que 0 — A est encore un cas qui a été omis. Mais ce cas est impossible dans le sens philosophique : car quelque chose ne peut jamais être soustrait de rien. Si en mathématiques cette expression est juste dans l’application, c’est parce que le zéro ne change absolument en rien ni l’augmentation ni la diminution par d’autres quantités : A + 0 — A est toujours A — A ; par conséquent le zéro est complètement inutile. La pensée qui en a été empruntée, comme si des quantités négatives étaient moins que rien, est donc vaine et absurde.