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Les raisins de la colère


EXERCICE / Appréhender la colère par un film de John Ford

Analyse d’une séquence du film de John Ford : Les raisins de la colère :

Séquence 4 (0h15’55) : Annoncée par un gros plan sur le visage du fermier-narrateur et un fondu enchaîné, cette scène correspond au troisième flash-back relatant le souvenir de l’expropriation de Muley Graves lui-même.
Plan 1 – Comme souvent chez Ford, l’espace du cadre est réduit, dédoublé, ici par le toit et les colonnes de la véranda, obligeant le regard à suivre la diagonale formée par les personnages. Tous sont de dos, les enfants et la mère réfugiés dans l’encadrement à gauche, les hommes en avant, orientés vers une masse sombre et grossissante qui cristallise l’intensité dramatique de cette scène climax du film. Le geste de protection inquiète esquissé par l’homme situé à gauche de Muley en direction des enfants ajoute à l’émotion.
Plan 2 – Brutal changement d’échelle du plan, rapproché et au niveau du sol. L’énormité de la machine, le grincement métallique de la chenille et le grondement du moteur Diesel envahissent l’image de leur monstruosité. Image éminemment symbolique de l’invasion du territoire par la mécanique capitaliste.
Plan 3 – (Idem que 1). Après avoir pulvérisé la clôture, le tracteur poursuit sa course folle, rectiligne, butée, et menace d’écraser les hommes, pris d’un mouvement de panique. Geste dérisoire de résistance : Muley épaule son fusil et tient le « monstre » d’acier en joue.
Plan 4 – Plan moyen large en contre-plongée sur le conducteur-robot arborant des lunettes de protection (symbole de l’anonymat du processus de l’expropriation). L’homme stoppe sa machine dont on peut contempler les entrailles de métal. La structure de la séquence est en place : une alternance champs contrechamps comme figure d’opposition duelle entre deux points de vue contradictoires.
Plans 5 à 14 – Une série de champs-contrechamps.
En contrechamp du 4, le plan 5 montre clairement l’inégalité du rapport de forces. Les frêles silhouettes alignées des trois fermiers, pauvrement armés, tentent de s’opposer au tracteur (en amorce à droite, plans 5 et 9). Ils n’ont plus que leur corps à opposer à la marche du destin. Dans les plans 6 (reprenant le 4 en plus rapproché), 8 et 10, la contre-plongée accroît la domination du conducteur : ses semelles, au premier plan, suggèrent l’écrasement des métayers. Exaspéré par leur vaine résistance, l’homme ôte ses lunettes (6). L’anonymat ainsi levé instaure le dialogue. Muley et son fils sont filmés en plan rapproché (plan 7), soit à égalité avec leur adversaire : la fatalité a un visage connu, celui du fils de Joe Davis, appartenant à la même communauté. Mais le contrechamp (plan 8, reprise de 6) retourne la situation : ce fils de paysan, qui participe à la démolition de son propre clan, s’estime « agressé » par le fusil de Muley, pourtant en état de légitime défense. Dans l’incompréhension et les hurlements pour couvrir le grondement du tracteur (plan 9) veut savoir ce qui divise à ce point le groupe que l’un de ses membres n’hésite pas à se retourner contre lui. Réponse (10) : « Trois dollars par jour », pour subvenir aux besoins d’une famille. L’argent qui, selon la logique implacable des puissants, aliène les faibles pour en faire des individualistes cyniques (« Les autres, qu’ils se démerdent »). Ils vont alors à l’encontre de l’intérêt commun, rompent les relations de proximité et brisent l’unité (au même titre que la succession de champs-contrechamps). À l’argent et sa puissance amorale, Muley oppose (11) le lien viscéral qui le rattache à sa terre, source de vie et d’union, lieu d’histoires anciennes et d’héritage familial : affrontement du verbe et des regards qui résume toute la problématique du film. Le fils Davis ne peut plus que remettre ses lunettes (12), signe de son aliénation et de sa déshumanisation. Il redevient un anonyme au service de la machine qu’il conduit (et qui le mène) et des puissants : « C’est celle [la terre] de la compagnie. » Dépossédé, Muley ne peut plus que menacer en vain en levant son fusil (13). Une nouvelle repartie imparable du conducteur (14) clôt les échanges et annonce la fin de la logique conflictuelle des champs contrechamps.
Plan 15 – Le tracteur se remet donc en marche, et le funeste destin avec lui. Au début du plan (15a), les chenilles, comme métonymie de la monstruosité destructrice du pouvoir financier, envahissent l’écran. Ford saisit l’engin au ras du sol, oriente le regard sur la terre qui est violée par son action et accompagne d’un panoramique sa trajectoire inexorable. Résignée et impuissante, la famille regarde passer le tracteur (15b) qui commence à renverser sa masure comme un fétu de paille.
Plan 16 – Changement d’axe en contre-plongée sur les visages décomposés des Graves (16a). Comme durant tout le film, Ford choisit de ne montrer que les conséquences de la destruction sur les hommes plutôt que de s’attarder sur l’acte luimême (en hors-champ) dont le fracas nous parvient néanmoins. Un nouveau panoramique de droite à gauche suit les traces de chenilles pour nous amener à constater les dégâts avec les Graves (16b). À l’arrière-plan, la machine du capital, têtue et oublieuse déjà de l’acte dérisoire de résistance et du désastre humain qu’elle laisse derrière elle, poursuit sa ligne.
Plan 17 – Reprise partielle du plan 16. Le panoramique passe des trois personnages, désolés et silencieux comme des statues (17a), à leurs ombres couchées sur la terre défigurée (17b). De la vie à trépas. Les hommes ont été dépossédés de leur terre sur laquelle l’obscurité est tombée. Seules leurs ombres, c’est-àdire le souvenir fantomatique de leur présence – et les morts comme Granpa –, peuvent y demeurer à présent.