La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
Durkheim : le profane et le sacré

Durkheim : l’opposition sacré / profane un invariant à l’oeuvre dans toutes les religions

Durkheim [05] 1858-1917


EXERCICE :

1. Faire un tableau distinguant les deux notions.
2. Rédiger une définition de la religion à partir de cette distinction
3. Quel usage est-il fait de la religion ?

« On procède comme si la religion formait une sorte d’entité indivisible, alors qu’elle est un tout formé de parties ; c’est un système plus ou moins complexe de mythes, de dogmes, de rites, de cérémonies. Or un tout ne peut être défini que par rapport aux parties qui le forment. Il est donc plus méthodique de chercher à caractériser les phénomènes élémentaires dont toute religion résulte, avant le système produit par leur union.

Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des états de l’opinion, elles consistent en représentations ; les secondes sont des modes d’action déterminés. Entre ces deux classes de faits, il y a toute la différence qui sépare la pensée du mouvement.

[…] Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les dogmes, les légendes sont ou des représentations on des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes.

Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison en un mot une chose quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. […] Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé une fois pour toutes ; l’étendue en est infiniment variable selon les religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c’est que, à défaut de dieux, il admet l’existence de choses sacrées, à savoir des quatre vérités saintes et des pratiques qui en dérivent[1].

Mais nous nous sommes borné jusqu’ici à énumérer, à titre d’exemples, un certain nombre de choses sacrées : il nous faut maintenant indiquer par quels caractères généraux elles se distinguent des choses profanes.

On pourrait être tenté tout d’abord de les définir par la place qui leur est généralement assignée dans la hiérarchie des êtres. Elles sont volontiers considérées comme supérieures en dignité et en pouvoir aux choses profanes et particulièrement à l’homme, quand celui-ci n’est qu’un homme et n’a, par lui-même, rien de sacré. On se le représente, en effet, comme occupant, par rapport à elles, une situation inférieure et dépendante ; et cette représentation n’est certainement pas sans vérité. Seulement, il n’y a rien là qui soit vraiment caractéristique du sacré. Il ne suffit pas qu’une chose soit subordonnée à une autre pour que la seconde soit sacrée par rapport à la première. Les esclaves dépendent de leurs maîtres, les sujets de leur roi, les soldats de leurs chefs, les classes inférieures des classes dirigeantes, l’avare de son or, l’ambitieux du pouvoir et des mains qui le détiennent ; or, si l’on dit parfois d’un homme qu’il a la religion des êtres ou des choses auxquels il reconnaît ainsi une valeur éminente et une sorte de supériorité par rapport à lui, il est clair que, dans tous ces cas, le mot est pris dans un sens métaphorique et qu’il n’y a rien dans ces relations qui soit proprement religieux .

D’autre part, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a des choses sacrées de tout degré et qu’il en est vis-à-vis desquelles l’homme se sent relativement à l’aise. Une amulette a un caractère sacré, et pourtant le respect qu’elle inspire n’a rien d’exceptionnel. Même en face de ses dieux, l’homme n’est pas toujours dans un état si marqué d’infériorité ; car il arrive très souvent qu’il exerce sur eux une véritable contrainte physique pour obtenir d’eux ce qu’il désire. On bat le fétiche dont on n’est pas content, sauf à se réconcilier avec lui s’il finit par se montrer plus docile aux vœux de son adorateur. Pour avoir de la pluie, on jette des pierres dans la source ou dans le lac sacré où est censé résider le dieu de la pluie ; on croît, par ce moyen, l’obliger à sortir et à se montrer. D’ailleurs, s’il est vrai que l’homme dépend de ses dieux, la dépendance est réciproque. Les dieux, eux aussi, ont besoin de l’homme ; sans les offrandes et les sacrifices, ils mourraient. Nous aurons même l’occasion de montrer que cette dépendance des dieux vis-à-vis de leurs fidèles se maintient jusque dans les religions les plus idéalistes.

Mais, si une distinction purement hiérarchique est un critère à la fois trop général et trop imprécis, il ne reste plus pour définir le sacré par rapport au profane que leur hétérogénéité. Seulement, ce qui fait que cette hétérogénéité suffit à caractériser cette classification des choses et à la distinguer de toute autre, c’est qu’elle est très particulière : elle est absolue. Il n’existe pas dans l’histoire de la pensée humaine un autre exemple de deux catégories de choses aussi profondément différenciées, aussi radicalement opposées l’une à l’autre. L’opposition traditionnelle entre le bien et le mal n’est rien à côté de celle-là : car le bien et le mal sont deux espèces contraires d’un même genre, à savoir le moral, comme la santé et la maladie ne sont que deux aspects différents d’un même ordre de faits, la vie, tandis que le sacré et le profane ont toujours et partout été conçus par l’esprit humain comme des genres séparés, comme deux mondes entre lesquels il n’y a rien de commun. Les énergies qui jouent dans l’un ne sont pas simplement celles qui se rencontrent dans l’autre, avec quelques degrés en plus ; elles sont d’une autre nature. Suivant les religions, cette opposition a été conçue de manières différentes. Ici, pour séparer ces deux sortes de choses, il a paru suffisant de les localiser en des régions distinctes de l’univers physique ; là, les unes sont rejetées dans un milieu idéal et transcendant, tandis que le monde matériel est abandonné aux autres en toute propriété. Mais, si les formes du contraste sont variables, le fait même du contraste est universel.

Ce n’est pas à dire cependant qu’un être ne puisse jamais passer d’un de ces mondes dans l’autre : niais la manière dont ce passage se produit, quand il y a lieu, met en évidence la dualité essentielle des deux règnes. Il implique, en effet, une véritable métamorphose. C’est ce que démontrent notamment les rites de l’initiation, tels qu’ils sont pratiqués par une multitude de peuples. L’initiation est une longue série de cérémonies qui ont pour objet d’introduire le jeune homme à la vie religieuse : il sort, pour la première fois, du monde purement profane où S’est écoulée sa première enfance pour entrer dans le cercle des choses sacrées. Or, ce changement d’état est conçu, non comme le simple et régulier développement de germes préexistants, mais comme une transformation totius substantiae. On dit qu’à ce moment le jeune homme meurt, que la personne déterminée qu’il était cesse d’exister et qu’une autre, instantanément, se substitue à la précédente. Il renaît sous une forme nouvelle. Des cérémonies appropriées sont censées réaliser cette mort et cette renaissance qui ne sont pas entendues dans un sens simplement symbolique, mais qui sont prises à la lettre . N’est-ce pas la preuve qu’entre l’être profane qu’il était et l’être religieux qu’il devient il n’y a pas de solution de continuité ?

Cette hétérogénéité est même telle qu’elle dégénère souvent en un véritable antagonisme. Les deux mondes ne sont pas seulement conçus comme séparés, mais comme hostiles et jalousement rivaux l’un de l’autre. Puisqu’on ne peut appartenir pleinement à l’un qu’à condition d’être entièrement sorti de l’autre, l’homme est exhorté à se retirer totalement du profane, pour mener une vie exclusivement religieuse. De là, le monachisme qui, à côté et en dehors du milieu naturel où le commun des hommes vit de la vie du siècle, en organise artificiellement un autre, fermé au premier, et qui tend presque à en être le contre-pied. De là, l’ascétisme mystique dont l’objet est d’extirper de l’homme tout ce qui peut y rester d’attachement au monde profane. De là, enfin, toutes les formes du suicide religieux, couronnement logique de cet ascétisme ; car la seule manière d’échapper totalement à la vie profane est, en définitive, de s’évader totalement de la vie.

L’opposition de ces deux genres vient, d’ailleurs, se traduire au dehors par un signe visible qui permet de reconnaître aisément cette classification très spéciale, partout où elle existe. Parce que la notion du sacré est, dans la pensée des hommes, toujours et partout séparée de la notion du profane, parce que nous concevons entre elles une sorte de vide logique, l’esprit répugne invinciblement à ce que les choses correspondantes soient confondues ou simplement mises en contact ; car une telle promiscuité ou même une contiguïté trop directe contredisent trop violemment l’état de dissociation où se trouvent ces idées dans les consciences. La chose sacrée, c’est, par excellence, celle que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher. Sans doute, cette interdiction ne saurait aller jusqu’à rendre impossible toute communication entre les deux mondes ; car, si le profane ne pouvait aucunement entrer en relations avec le sacré, celui-ci ne servirait à rien. Mais, outre que cette mise en rapport est toujours, par elle-même, une opération délicate qui réclame des précautions et une initiation plus ou moins compliquée, elle n’est même pas possible sans que le profane perde ses caractères spécifiques, sans qu’il devienne lui-même sacré en quelque mesure et à quelque degré. Les deux genres ne peuvent se rapprocher et garder en même temps leur nature propre.

Nous avons, cette fois, un premier critère des croyances religieuses. Sans doute, à l’intérieur de ces deux genres fondamentaux, il y a des espèces secondaires qui, elles aussi, sont plus ou moins incompatibles les unes avec les autres. Mais ce qui est caractéristique du phénomène religieux, c’est qu’il suppose toujours une division bipartite de l’univers connu et connaissable en deux genres qui comprennent tout ce qui existe, mais qui s’excluent radicalement. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à distance des premières. Les croyances religieuses sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées et les rapports qu’elles soutiennent soit les unes avec les autres, soit avec les choses profanes. Enfin, les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées.

[…] Chaque groupe homogène de choses sacrées ou même chaque chose sacrée de quelque importance constitue un centre d’organisation autour duquel gravite un groupe de croyances et de rites, un culte particulier ; et il n’est pas de religion si unitaire qu’elle puisse être, qui ne reconnaisse une pluralité de choses sacrées. Même le christianisme, au moins sous sa forme catholique, admet, outre la personnalité divine, d’ailleurs triple en même temps qu’une, la Vierge, les anges, les saints, les âmes des morts, etc. Aussi une religion ne se réduit-elle généralement pas à un culte unique, mais consiste en un système de cultes doués d’une certaine autonomie. Cette autonomie est, d’ailleurs, variable. Parfois, ils sont hiérarchisés et subordonnés à quelque culte prédominant dans lequel ils finissent même par s’absorber ; mais il arrive aussi qu’ils sont simplement juxtaposés et confédérés. La religion que nous allons étudier nous fournira justement un exemple de cette dernière organisation. »

[Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, CSS Livre 1]