La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Recueil de textes pour l’épreuve de HLP : approfondir la notion de "guerre’

chaos, distinction, confusion, force, guerre, violence, massacre, cruauté

REGARDS GRECS
Au commencement : généalogie des Dieux ; la séparation & la douleur

LE CHAOS

LA THÉOGONIE d’HESIODE

Commençons par invoquer les Muses de l’Hélicon, les Muses qui, habitant cette grande et céleste montagne, dansent d’un pas léger autour de la noire fontaine et de l’autel du puissant fils de Saturne, et baignant leurs membres délicats dans les ondes du Permesse, de l’Hippocrène et du divin Olmius, forment sur la plus haute cime de l’Hélicon des choeurs admirables et gracieux. Lorsque le sol a frémi sous leurs pieds bondissants, dans leur pieuse ardeur, enveloppées d’un épais nuage, elles se promènent durant la nuit et font entendre leur belle voix en célébrant Jupiter armé de l’égide, l’auguste Junon d’Argos, qui marche avec des brodequins d’or, la fille de Jupiter, Minerve aux yeux bleus, Phébus-Apollon, Diane chasseresse, Neptune, qui entoure et ébranle la terre, la vénérable Thémis, Vénus à la paupière noire, Hébé à la couronne d’or, la belle Dioné, l’Aurore, le grand Soleil, la Lune splendide, Latone, Japet, l’astucieux Saturne, la Terre, le vaste Océan et la Nuit ténébreuse, enfin la race sacrée de tous les autres dieux immortels. Jadis elles enseignèrent à Hésiode d’harmonieux accords, tandis qu’il faisait paître ses agneaux au pied du céleste Hélicon. Ces Muses de l’Olympe, ces filles de Jupiter, maître de l’égide, m’adressèrent ce langage pour la première fois :
"Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez que pour l’intempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir."
Ainsi parlèrent les éloquentes filles du grand Jupiter, et elles me remirent pour sceptre un rameau de vert laurier superbe à cueillir ; puis, m’inspirant un divin langage pour me faire chanter le passé et l’avenir, elles m’ordonnèrent de célébrer l’origine des bienheureux Immortels et de les choisir toujours elles-mêmes pour objet de mes premiers et de mes derniers chants. Mais pourquoi m’arrêter ainsi autour du chêne ou du rocher ?

Célébrons d’abord les Muses qui, dans l’Olympe, charment la grande âme de Jupiter et marient leurs accords en chantant les choses passées, présentes et futures. Leur voix infatigable coule de leur bouche en doux accents, et cette harmonie enchanteresse, au loin répandue, fait sourire le palais de leur père qui lance la foudre. On entend résonner la cime de l’Olympe neigeux, demeure des Immortels. D’abord, épanchant leur voix divine, elles rappellent l’auguste origine des dieux engendrés par la Terre et par le vaste Uranus, et chantent leurs célestes enfants, auteurs de tous les biens. Ensuite, célébrant Jupiter, ce père des dieux et des hommes, elles commencent et finissent par lui tous leurs hymnes et redisent combien il l’emporte sur les autres divinités par sa force et par sa puissance. Enfin, quand elles louent la race des mortels et des Géants vigoureux, elles réjouissent dans le ciel l’âme de Jupiter, ces Muses de l’Olympe, filles du dieu qui porte l’égide. Dans la Piérie, Mnémosyne, qui régnait sur les collines d’Éleuthère, unie au fils de Saturne, mit au jour ces vierges qui procurent l’oubli des maux et la fin des douleurs. Durant neuf nuits, le prudent Jupiter, montant sur son lit sacré, coucha près de Mnémosyne, loin de tous les Immortels. Après une année, les saisons et les mois ayant accompli leur cours et des jours nombreux étant révolus, Mnémosyne enfanta neuf filles animées du même esprit, sensibles au charme de la musique et portant dans leur poitrine un coeur exempt d’inquiétude ; elle les enfanta près du sommet élevé de ce neigeux Olympe où elles forment des choeurs brillants et possèdent des demeures magnifiques. Àleurs côtés se tiennent les Grâces et le Désir dans les festins, où leur bouche, épanchant une aimable harmonie, chante les lois de l’univers et les fonctions respectables des dieux. Fières de leurs belles voix et de leurs divins concerts, elles montèrent dans l’Olympe : la terre noire retentissait de leurs accords, et sous leurs pieds s’élevait un bruit ravissant tandis qu’elles marchaient vers l’auteur de leurs jours, ce roi du ciel, ce maître du tonnerre et de la brûlante foudre, qui, puissant vainqueur de son père Saturne, distribua équitablement à tous les dieux les emplois et les honneurs.
Voilà ce que chantaient les Muses, habitantes de l’Olympe, les neuf filles du grand Jupiter, Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, la plus puissante de toutes, car elle sert de compagne aux rois vénérables. Lorsque les filles du grand Jupiter veulent honorer un de ces rois, nourrissons des cieux, dès qu’elles l’ont vu naître, elles versent sur sa langue une molle rosée, et les paroles découlent de sa bouche douces comme le miel. Tous les peuples le voient dispenser la justice avec droiture lorsqu’il apaise tout à coup un violent débat par la sagesse et l’habileté de son langage, car les rois sont doués de prudence afin que, sur la place publique, en proférant de pacifiques discours, ils fassent aisément restituer à leurs peuples tous les biens dont ils ont été insolemment dépouillés. Tandis que ce prince marche dans la ville, les citoyens, remplis d’un tendre respect, l’invoquent comme un dieu et il brille au milieu de la foule assemblée. Tel est le divin privilège que les Muses accordent aux mortels.
Les Muses et Apollon, qui lance au loin ses traits, font naître sur la terre les chantres et les musiciens ; mais les rois viennent de Jupiter. Heureux celui que les Muses chérissent ! un doux langage découle de ses lèvres. Si un mortel, l’âme déchirée par un récent malheur, s’afflige et se lamente, qu’un chantre, disciple des Muses, célèbre la gloire des premiers hommes et des bienheureux Immortels habitants de l’Olympe, aussitôt l’infortuné oublie ses chagrins ; il ne se souvient plus du sujet de ses maux et les présens des vierges divines l’ont bientôt distrait de sa douleur.
Salut, filles de Jupiter, donnez-moi votre voix ravissante. Chantez la race sacrée des Immortels nés de la Terre et d’Uranus couronné d’étoiles, conçus par la Nuit ténébreuse ou nourris par l’amer Pontus. Dites comment naquirent les dieux, et la terre, et les fleuves, et l’immense Pontus aux flots bouillonnants, et les astres étincelants, et le vaste ciel qui les domine ; apprenez-moi quelles divinités, auteurs de tous les biens, leur durent l’existence ; comment cette céleste race, se partageant les richesses, se distribuant les honneurs, s’établit pour la première fois dans l’Olympe aux nombreux sommets. Muses habitantes de l’Olympe, révélez-moi l’origine du monde et remontez jusqu’au premier de tous les êtres.

En quoi consiste une parole révélée ?

Expliquer : [...] ces filles de Jupiter, maître de l’égide, m’adressèrent ce langage pour la première fois :
"Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez que pour l’intempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir."

Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l’Amour, le plus beau des dieux, l’Amour, qui amollit les âmes, et, s’emparant du coeur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure. L’Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s’unissant d’amour avec l’Érèbe. La Terre enfanta d’abord Uranus couronné d’étoiles et le rendit son égal en grandeur afin qu’il la couvrît tout entière et qu’elle offrît aux bienheureux Immortels une demeure toujours tranquille ; elle créa les hautes montagnes, les gracieuses retraites des Nymphes divines qui habitent les monts aux gorges profondes. Bientôt, sans goûter les charmes du plaisir, elle engendra Pontus, la stérile mer aux flots bouillonnants ; puis, s’unissant avec Uranus, elle fit naître l’Océan aux gouffres immenses, Céus, Créus, Hypérion, Japet, Théa, Thémis, Rhéa, Mnémosyne, Phébè à la couronne d’or et l’aimable Téthys. Le dernier et le plus terrible de ses enfants, l’astucieux Saturne, devint l’ennemi du florissant auteur de ses jours. La Terre enfanta aussi les Cyclopes au coeur superbe, Brontès, Stéropés et l’intrépide Argès, qui remirent son tonnerre à Jupiter et lui forgèrent sa foudre : tous les trois ressemblaient aux autres dieux, seulement ils n’avaient qu’un oeil au milieu du front et reçurent le surnom de Cyclopes, parce que cet oeil présentait une forme circulaire. Dans tous les travaux éclataient leur force et leur puissance. La Terre et Uranus eurent encore trois fils grands et vigoureux, funestes à nommer, Cottus, Briarée et Gygès, race orgueilleuse et terrible ! Cent bras invincibles s’élançaient de leurs épaules et cinquante têtes attachées à leurs dos s’allongeaient au-dessus de leurs membres robustes. Leur force était immense, infatigable, proportionnée à leur haute stature. Ces enfants, les plus redoutables de tous ceux qu’engendrèrent la Terre et Uranus, devinrent dès le commencement odieux à leur père. À mesure qu’ils naissaient, loin de leur laisser la lumière du jour, Uranus les cachait dans les flancs de la Terre et se réjouissait de cette action dénaturée. La Terre immense gémissait, profondément attristée, lorsque enfin elle médita une cruelle et perfide vengeance. Dès qu’elle eut tiré de son sein l’acier éclatant de blancheur, elle fabriqua une grande faux, révéla son projet à ses enfants et, pour les encourager, leur dit, consumée de douleur : "Mes fils ! si vous voulez m’obéir, nous vengerons l’outrage que vous fait subir votre coupable père : car il est le premier auteur d’une action indigne." Elle dit. La crainte s’empara de tous ses enfants ; aucun n’osa répliquer. Enfin le grand et astucieux Saturne, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère : "Ô ma mère ! je promets d’accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d’une action indigne." A ces mots, la Terre immense ressentit une grande joie au fond de son coeur. Après avoir caché Saturne dans une embuscade, elle remit en ses mains la faux à la dent tranchante et lui expliqua sa ruse tout entière. Le grand Uranus arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il s’étendit sur la Terre de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de l’embuscade, le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faulx énorme, longue, acérée, il s’empressa de couper l’organe viril de son père et le rejeta derrière lui. Ce ne fut pas vainement que cet organe tomba de sa main : toutes les gouttes de sang qui en découlèrent, la Terre les recueillit, et les années étant révolues, elle produisit les redoutables Furies, les Géants monstrueux, chargés d’armes étincelantes et portant dans leurs mains d’énormes lances, enfin ces Nymphes qu’on appelle Mélies sur la terre immense. Saturne mutila de nouveau avec l’acier le membre qu’il avait coupé déjà et le lança du rivage dans les vagues agitées de Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d’un corps immortel jaillit une blanche écume d’où naquit une jeune fille qui fut d’abord portée vers la divine Cythère et de là parvint jusqu’à Chypre entourée de flots. Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s’élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu’elle fut nourrie de l’écume des mers ; Cythérée, parce qu’elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu’elle naquit dans Chypre entourée de flots et Philomédée, parce que c’est d’un organe générateur qu’elle reçut la vie. Accompagnée de l’Amour et du beau Désir, le même jour de sa naissance, elle se rendit à la céleste assemblée. Dès l’origine, jouissant des honneurs divins, elle obtint du sort l’emploi de présider, parmi les hommes et les dieux immortels, aux entretiens des jeunes vierges, aux tendres sourires, aux innocents artifices, aux doux plaisirs, aux caresses de l’amour et de la volupté. Le grand Uranus, irrité contre les enfants qu’il avait engendrés lui-même, les surnomma les Titans, disant qu’ils avaient étendu la main pour commettre un énorme attentat dont un jour ils devaient recevoir le châtiment. La Nuit enfanta l’odieux Destin, la noire Parque et la Mort ; elle fit naître le Sommeil avec la troupe des Songes, et cependant cette ténébreuse déesse ne s’était unie à aucun autre dieu. Ensuite elle engendra Momus, le Chagrin douloureux, les Hespérides, qui par delà l’illustre Océan, gardent les pommes d’or et les arbres chargés de ces beaux fruits, les Destinées, les Parques impitoyables, Clotho, Lachésis et Atropos qui dispensent le bien et le mal aux mortels naissans, poursuivent les crimes des hommes et des deux et ne déposent leur terrible colère qu’après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance. La Nuit funeste conçut encore Némésis, ce fléau des mortels, puis la Fraude, l’Amour criminel, la triste Vieillesse, Éris au coeur opiniâtre. L’odieuse Éris fit naître à son tour le Travail importun, l’Oubli, la Faim, les Douleurs qui font pleurer, les Disputes, les Meurtres, les Guerres, le Carnage, les Querelles, les Discours mensongers, les Contestations, le Mépris des lois et Até, ce couple inséparable, enfin Horcus, si fatal aux habitans de la terre quand l’un d’eux se parjure volontairement. Pontus engendra Nérée qui fuit le mensonge et chérit la vérité, Nérée, le plus âgé de tous ses fils : on l’appelle le vieillard à cause de sa sincérité et de sa douceur, et parce que, loin d’oublier les lois de la justice, il porte des arrêts équitables et modérés. Ce même dieu, uni avec la Terre, eut pour enfants le grand Thaumas, l’intrépide Phorcys, Céto aux belles joues et Eurybie qui renferme un coeur d’acier dans sa forte poitrine.

Le début de l’univers, par Jean-Pierre Vernant

Catherine Unger : Vous aimez que l’on vous raconte des histoires ? Moi aussi. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Grèce ancienne, nous a reçus, chez lui, à Sèvres, près de Paris. Il nous a raconté les fabuleuses histoires de la mythologie grecque. Aujourd’hui, La naissance de l’univers.
Jean Pierre Vernant, merci de nous accueillir chez vous. Vous avez 87 ans et vous avez consacré la majeure partie de votre très longue vie à la mythologie grecque. Alors, un peu brutalement, qu’est-ce que c’est que la mythologie et à quoi ça sert ?

Jean-Pierre Vernant : Ah ! Question difficile. Il faudrait que je vive encore très vieux, beaucoup plus vieux pour y répondre. Pour nous, la mythologie grecque, des grands débats, ce sont éventuellement des récits, des textes sur des personnages légendaires ou sur des divinités grecques anciennes que nous connaissons à travers des textes du genre l’épopée, les tragiques, les historiens, les commentaires de toutes sortes ou Hésiode, qui est un poète béotien du VIIe siècle avant Jésus-Christ, période très archaïque, qui a écrit en particulier un grand poème intitulé la Théogonie, c’est-à-dire la naissance des Dieux, où il nous raconte comment le monde s’est constitué à partir de ce qu’il était au départ, c’est-à-dire rien, d’une certaine façon. Qu’est-ce qu’il y avait quand il n’y avait encore rien du tout ? C’est ça qu’il apporte comme réponse.

Catherine Unger : C’était le néant en quelque sorte.

Jean-Pierre Vernant : C’était ce que les Grecs appellent, je donne le nom grec, Chaos. Chaos d’où est tiré notre nom le chaos. Mais qui est quoi ? Au départ, ce qu’il eut d’abord, raconte, chante Hésiode, c’est la Béance. Une espèce d’ouverture béante, immense, gigantesque où tout est englouti, un vide obscure, indistincte, où il n’y a pas de direction, pas de fond. Si on était happé par cette béance originelle, on tomberait indéfiniment, sans jamais trouver de fond, parce qu’il n’y a pas de fond, aucun rayon de soleil, rien de distinct. Vraiment l’illimité et l’indistinct.

Catherine Unger : Une sorte d’immense gueule aveugle, complètement aveugle ?

Jean-Pierre Vernant : Aveugle ? Il n’est pas question d’yeux, un gouffre béant.

Catherine Unger : Un abime ?

Jean-Pierre Vernant : Un abime. C’est ça qu’il y a d’abord. Ensuite, naît, apparaît, se produit Gaïa, c’est-à-dire la Terre, avec un grand « T », la déesse ou la puissance Terre. Elle apparaît, au fond, au milieu de Béance et d’une certaine façon, comme nous le verrons, encore rattachée à la Béance. La Terre, Gaïa, d’une certaine façon, c’est le contraire de la Béance. La Béance, c’est un trou, un vide obscur où rien n’a de forme. La terre, c’est un plancher déjà. C’est quelque chose de solide où on peut marcher, où les hommes marcheront, les animaux, les Dieux, les montagnes. C’est une espèce de chose très solide. Et à la surface de la terre, tout est dessiné, tout est distinct, bref. D’une certaine façon, ce qui tout d’un coup surgit au sein de la Béance, après la Béance, c’est le contraire mais pas tout à fait, parce que la béance sur quoi repose-telle ? Elle repose sur Chaos. Elle a des espèces de racines qui descendent en bas, dans un monde qui est obscure, complètement, et qui plongent dans cette Béance parce que ces racines sont d’une certaine façon illimitées. Au fond, Terre s’appuie sur béance et elle contredit béance en donnant une forme, un plancher une assise à tout ce qui va apparaître après. En même temps, un troisième élément apparaît, que les Grecs appellent Éros, amour, pulsion érotique. Mais cet amour, à ce stade, n’est pas encore ce que vous et moi appelons amour et qui implique qu’il ait deux sexes, qu’il y ait une bisexualité, du féminin et du masculin, opposés l’un à l’autre, s’attirant l’un à l’autre et s’unissant l’un à l’autre. Pourquoi ? Chaos, Béance, c’est un nom neutre. Gaïa, c’est un nom féminin. C’est une dame, une immense, géante qui occupe tout l’horizon.

Catherine Unger : Une mère ?

Jean-Pierre Vernant : Elle sera en même temps une mère universelle. Au fond, tout est sorti du sein de Gaïa. Mais, Gaïa n’a pas de partenaire masculin. Il n’y a pas encore de masculin, de mâle. Donc, quand elle va engendrer. Elle va engendrer en effet, deux êtres qui sont ses compléments : d’abord ce que les Grecs nomment Ouranos, ciel, et même ciel nocturne, « Ciel étoilé », une grande voûte, un grand dé sombre qu’elle crée, masculin. Elle crée en même temps un autre être masculin, qui est son complément et son contraire, que les Grecs appellent Pontos, « Flot marin », mais au fond toutes les eaux. Alors, « Flot marin », l’eau est fluide, on ne peut pas la retenir, tandis que la terre c’est ce qui est massif, ce qui a une forme et qu’on ne peut pas faire glisser entre ses doigts. Donc, ça s’oppose.

Catherine Unger : Mais alors, elle a perdu Éros en route, c’est une sorte de poussée de l’univers ?

Jean-Pierre Vernant : Alors, qu’est-ce qui se passe ? C’est que quand elle crée Ouranos et Pontos, elle les crée à partir de ce qu’elle possède déjà à l’intérieur d’elle-même. Il n’y a pas d’union sexuelle. Éros, c’est cette pulsion sexuelle qui fait que dans les monde les choses ne restent pas immobiles, stables, fixes, il y a une sorte de dynamique. Terre, elle, est faite pour engendrer. Et quand elle n’a pas de partenaire, elle engendre en portant au jour, en faisant apparaître à la lumière, ce que déjà dans ses profondeurs elle portait en elle-même. Alors, elle porte Ouranos. Ouranos le grand ciel. Imaginons Terre, comme une immense, géante, étendue à terre sur le dos, Chaos en-dessus d’elle, étendu sur elle. Elle a créé Ouranos exactement semblable et égal à elle-même. Il n’y a pas un morceau de Terre que le Ciel ne recouvre. Et Ouranos, n’a pas d’autres activités que sexuelles. Il est vautré sur Gaïa, sur Terre…

Catherine Unger : Il la couvre en permanence ?

Jean-Pierre Vernant : Il la couvre en permanence. De temps en temps il s’écarte mais entre les deux il n’y a pas d’espace et il n’y a pas de lumière, c’est la nuit. Et, il se livre à cette activité sexuelle incessante. Lorsque le féminin a engendré le masculin, on peut dire que ce masculin n’a pas d’autre horizon que de remplir son rôle de mâle.

Catherine Unger : C’est le coïtus interromptus, là ?

Jean-Pierre Vernant : Vous pouvez le dire. Il n’est pas interrompu du tout. Il est si peu interrompu que les progénitures que maintenant Gaïa va porter, des œuvres de Ciel, ne peuvent pas sortir parce qu’Ouranos, si je peux dire, bouche le passage en permanence. Donc, toute une série d’enfants d’Ouranos et de Gaïa, que l’on va ensuite appeler les Titans, plus d’autres êtres : les Cyclopes, Hékatonchires, c’est-à-dire les Cent-bras, des espèces de monstres primordiaux, sont dans le giron de Gaïa où ils se pressent sans pouvoir sortir.

Catherine Unger : Elle doit en avoir marre ?

Jean-Pierre Vernant : Elle en a plus que marre. D’abord, elle souffre. Ils sont à l’étroit dans son ventre par conséquent ils la dilatent, la font souffrir. Elle s’adresse donc à ses enfants, au sein de son ventre, en elle-même, pour leur dire : écoutez, mes enfants, à peu près, votre père, Ouranos, se conduit d’une façon scandaleuse, injurieuse, il nous fait du mal, il faut le châtier. Bien entendu, tous ses enfants sont pris de terreur devant cette espèce d’énorme monstre sombre qu’ils voient au-dessus de leur mère et qui bouche toutes les issues. Un seul, le dernier des Titans, Cronos, le plus malin, le plus faux, le plus ambitieux aussi, dit, à peu près à sa mère : je suis prêt à faire ce que tu me diras.

Catherine Unger : Alors, elle invente une ruse, c’est ça ?

Jean-Pierre Vernant : Oui. Elle invente une ruse, lui donne une forme. Elle invente ce que les Grecs appellent un harpé, une faucille courbe, en acier, parce que dans ses profondeurs de ventre elle peut en même temps construire de l’acier, et elle donne ça dans la main droite de Cronos. Elle le met en guetteur vigilant, à l’endroit où Ouranos va venir, pour pénétrer la mère. Cronos tient l’harpé ou la faucille dans la main droite et quand Ouranos s’avance, il attrape les parties sexuelles d’Ouranos…

Catherine Unger : Les bourses.

Jean-Pierre Vernant : Les bourses et il les tranche. Une fois qu’il les a tranchés, sans regarder en arrière, il les jette par-dessus son épaule et de cette bourse, les gouttes de sang tombent sur la terre et le sexe lui-même, jeté plus loin, tombe dans le flot marin, dans la mer. Cet acte a pour première conséquence qu’Ouranos pousse un hurlement de douleur et s’éloigne de Gaïa. Il s’éloigne et se fixe dans les hauteurs du monde d’où il ne bougera plus. Ainsi, entre la Ciel et la Terre un espace s’est crée, s’est creusé. Un espace, nous le verrons, où les êtres trouvent un moyen de naître, de voir la lumière, d’être visibles, de se développer.

Catherine Unger : Ce n’est pas seulement un espace qui est crée. Il y a aussi un nouveau temps.

Jean-Pierre Vernant : C’est un espace qui est crée, et c’est aussi un nouveau temps. Pourquoi ? Parce que tant qu’Ouranos restait vautré sur Gaïa, il n’y avait pas de générations successives. Les enfants, les fils de Gaïa et d’Ouranos, de Terre et Ciel, restaient cachés dans le ventre de leur mère. A partir du moment où ils viennent à la lumière, ils vont eux-mêmes se développer dans l’espace, ils vont s’unir les uns aux autres et créer une nouvelle génération. Et voilà que tout d’un coup que ce monde dont Gaïa est le plancher, dont maintenant il y a un plafond, lumineux ou nocturne, ce monde-là va être un monde qui va sans cesse connaître des vagues successives de générations. L’espace est ouvert, le temps est débloqué. Mais en même temps, ce qui se passe, c’est qu’Ouranos, furieux d’avoir été ainsi mutilé, d’avoir ainsi été cloué à sa place de ciel sans pouvoir rejoindre la terre maternelle, lance, contre ses enfants, une invective en leur disant : vous serez des Titans, vous êtes par conséquent des êtres d’une certaine façon sous le coup d’une malédiction parce que vous avez porté atteinte à ce que représentait votre père. Et cette malédiction va courir et prendre plusieurs formes. D’abord, les gouttes, de sang du sexe d’Ouranos, qui sont tombées sur la terre, avec le temps, avec le court des générations, vont donner naissance à une série d’êtres, en particulier à ces êtres qu’on appelle les Érinyes, qui ont pour fonction de faire payer aux enfants, aux parents les fautes commises contre le père ou consanguins.

Catherine Unger : Les Érinyes, c’est celles qui se souviennent des forfaits, en quelque sorte.

Jean-Pierre Vernant : Elles, dans ce monde qui est maintenant un monde livré au temps, aux générations successives, sont la mémoire des fautes. Elles ne pardonnent pas et feront payer ceux qui ont porté atteinte à l’intégrité de la génération antérieure. En même temps qu’elles, d’autres personnages arrivent : les Géants, qui sont essentiellement des combattants, des guerriers, et aussi des Nymphes, qu’on appelle des Meliai, ce sont des frênes, ce sont les arbres dont on fait les lances, les armes guerrières. C’est-à-dire un trio d’êtres qui représentent dans le monde la vengeance, le souvenir des injures qui vous ont été faites, la violence, le sang, le meurtre, la guerre, le combat, la désunion. Il y a un mot grec, pour dire cela, c’est le mot Éris, la discorde, le fait qu’au sein de ce qui devrait être uni, la violence tout d’’un coup se déchaîne.

Catherine Unger : Éris, c’est le contraire d’Éros ?

Jean-Pierre Vernant : D’une certaine façon, ces mots se répondent, mais ça sera le contraire d’Éros. Pourquoi ? Parce que des gouttes du sang d’Ouranos, voilà ce qui est né mais en même temps du sexe d’Ouranos, tombé dans la mer a flotté, du sperme qui sort de ce sexe mutilé, se mélange à l’écume des flots, de la mer, va naître une créature merveilleuse, qui s’appelle Aphrodite, celle qui est née justement de cela. Cette Aphrodite, qui est la Déesse de la beauté et de l’amour, va, portée par les vents, arriver jusqu’à l’ile Chypre où elle est née. Elle va sortir de l’eau, aborder sur le rivage et au fur et mesure, que sur le sable, elle s’avance, elle est suivie, encadrée, de deux divinités : Éros, que nous avons vu, et Himéros, amour et désir. Par conséquent, cet acte qui a en quelque sorte constitué les bases du cosmos, un plancher, un gouffre sous-terrain et un ciel, à partir de là, on a, par la malédiction en même temps, cet acte qui était nécessaire pour qu’il y ait de l’espace et du temps mais qui est en même temps une faute - tout commence par une faute, par une faute féconde mais faute -, une culpabilité. A cause de cela on va avoir en même temps des puissances : de discorde, Éris et une puissance d’amour, Aphrodite. Il va y avoir des mâles et des femelles qui vont tendre à se rapprocher mais en même temps il va y avoir des discordes. Le monde que nous allons avoir, sous le signe d’un acte nécessaire, celui de Cronos, qui écarte, qui fait que les choses peuvent venir, qui fait que maintenant il y a du temps, des générations successives, il y aura pour les hommes la vie et la mort après, en même temps cet acte rompt une espèce d’immobilité et par-là même il met les choses en mouvement et le mouvement implique à la fois le bien et le mal.

Catherine Unger : Il est à la fois libérateur et c’est un forfait.

Jean-Pierre Vernant : C’est un libérateur et c’est un forfait. Alors, les choses sont déjà assez claires. Ce n’est pas tout à fait fini parce que de Chaos, de cette béance, il y a des enfants qui ne vont s’unir avec personnes, eux. Une lignée qui dans le monde, Gaïa, Ouranos, Pontos vont s’unir de nouveau, auront des enfants qui s’uniront…

Catherine Unger : Tout ça est toujours incestueux au départ, par la force des choses.

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr, il faut bien faire avec ce qu’on a et quand on n’est pas nombreux il faut s’entendre, bref. Cet inceste n’est pas scandaleux parce qu’il faut choisir entre l’absence de générations et l’inceste. Alors, Chaos engendre d’abord un double : un mâle et une femelle. Érébos et Nux. Érébos, les rêves, c’est le noir absolu. Il n’y a pas le moindre banc, pas le moindre rayon de lumière. Puis, il est masculin. Nux, c’est une dame, c’est la nuit. C’est la nuit mais si Érébos est avare de toute lumière, Nux va, elle, aussi avoir des enfants, comme Gaïa, sans s’unir à personne. Et les enfants de Nux, c’est Éther (ou Aïthêr), lumineux et le Jour, Hêmérê. C’est-à-dire que Nux engendre, comme fait Gaïa avec Ouranos, quelque chose qui la complète et qui est son contraire. Alors, on a d’une part, Érébos, le noir absolu, le monde d’en bas, on a Éther, qui est le lieu où les Dieux vont résider où il n’y a jamais une ombre, jamais un nuage, jamais la moindre noirceur, perpétuellement une lumière totale, puis il y a Hêmérê, le Jour, c’est-à-dire quelque chose qui joue avec Nux comme Éris et Éros vont jouer. La Nuit, elle crée le Jour et ensuite ils vont continuellement se suivre, se rencontrer dans ce qu’on appelle les portes de la nuit, se saluer comme ça sans jamais se parler, ni se toucher. Pourquoi ? Parce que là où il y a la Nuit, il n’y a pas le Jour. Là, où il y a le Jour, il n’y a pas la Nuit. Mais il n’y a pas de nuit sans jour et il n’y a pas de jour sans suit. Désormais, le ciel que nous allons voir, sera de temps en temps un ciel lumineux et tout à fait là-haut, un Aïthêr, un éther complet et d’autres fois, ce ciel qu’il était à l’origine, sombre, nocturne, où il n’y a pas de lumière et tout cela va se succéder dans ne sorte de mouvement ininterrompu de genèse. Alors, nous en sommes là, les fondements du cosmos sont placés. Ce qu’on doit comprendre au départ, dans cette vision, me semble-t-il, qu’on les Grecs, le problème qui était posé, c’était le problème de mettre en place une assise du monde qui permette de comprendre que les Dieux, Cronos et les Titans, qui sont maintenant là, à la lumière…

Catherine Unger : Les tous premiers Dieux.

Jean-Pierre Vernant : Les tous premiers Dieux. En quelque sorte la scène est dressée, les Dieux sont là, vont comprendre qu’ils vont se trouver dans un monde qui déjà, pour eux, est un monde compliqué, où il faut prendre des décisions, qui sont dangereuses et pourtant nécessaires, où il y a de la haine, de la rivalité, de la méfiance et en même temps de l’accord, de l’attrait, de l’attirance. Ces Deux voient le monde, ils vont se porter en haut des montagnes, le plus près de l’éther possible mais le monde qu’il y a juste la surface de la terre où la nuit et le jour se succèdent, où l’amour et la haine se mêlent, le masculin et le féminin sont présentés, ce monde ne leur est pas absolument étranger. La suite de l’histoire ça va être, maintenant que nous avons le monde de Chaos, le tartare brumeux, indistinct, nocturne, là, sous la terre, le plancher ferme où nous pouvons marcher, le flot qui vient entourer la terre et qui d’une certaine façon pénètre aussi à l’intérieur et fait pousser les choses, et le grand ciel, on a un monde qui est en quelque sorte déjà clos mais où l’on sent qu’il va se passer quelque chose qui ne sera pas facile et qui est quoi ? Il est le fait que maintenant il faut continuer le mouvement de départ qui a été donné qui est que les Dieux vont avoir un rôle à jouer. Le problème maintenant, ça va être : comment les Dieux vont, de cette espèce de décor, faire véritablement un monde où les hommes auront leur place, les animaux leur place et où auront une lace entièrement à part.

Catherine Unger : En fait, on est allé du désordre à l’ordre. Il va s’agir cette fois de maintenir l’ordre.

Jean-Pierre Vernant : On est allé de l’indistinct, de l’illimité, du confus, de la nuit quelque chose qui avait une forme précise, une assise stable, un décor qui est planté, qui est là. Maintenant, il faut le remplir. Le temps est débloqué. L’espace est ouvert. Si je puis dire, la scène du monde, les Dieux l’occupent et le grand problème ça va être : qui est le souverain de ces Dieux ? Quel ordre va-t-il instituer ? Comment, dans cet ordre, il va y avoir une stabilité qui fait qu’en dépit du mouvement des générations, ce n’est pas le retour au chaos ? Comment ce monde ne retourne pas à la confusion, à l’indistinction originelle d’où il est sorti ?

Catherine Unger : Ces histoires magnifiques que vous racontez admirablement et qui font vraiment rêver, elles posent la question suivante : Comment est-ce que ce mythes ce sont transmis ? Comment est-ce que ces mythes se sont établis ? Comment ils se sont constitués ? Comment ils se sont conservés ?

Jean-Pierre Vernant : Ce mythe-là, comme je vous l’ai dit, a été transmis tout simplement. C’est un texte d’Hésiode. Il y avait, il y a, nous le savons, nous avons d’autres textes, d’autres Théogonie que celle-là. Il y a des théogonies dites orphiques, marginales, un peu, où c’est Nux qui est l’élément primordial, la nuit. Il y a d’autres Théogonie, celle de Phérécyde de Syros aussi. Celle d’Hésiode, est en quelque sorte - il n’y a pas d’orthodoxie religieuse chez les Grecs, il n’y a pas de dogme, ce n’est pas une religion intellectuelle avec des dogmes - cette façon de voir, à travers ce texte qui a été reproduit indéfiniment puisqu’il nous est parvenu, ce n’es pas seulement à l’époque archaïque…

Catherine Unger : Mais avant d’être reproduit, c’était une tradition orale ?

Jean-Pierre Vernant : C’était une tradition orale mais nous ne pouvons pas l’atteindre.

Catherine Unger : Bien sûr.

Jean-Pierre Vernant : Cette tradition orale, nous ne la connaissons qu’à travers les textes qui l’ont fixée. Exactement pareil pour l’Iliade et l’Odyssée et pour d’autres chants épiques que l’Iliade et l’Odyssée, nous n’en avons que deux. Nous savons qu’au départ, c’étaient des poètes des aèdes, qui chantaient devant des publics divers. Ils chantaient des textes très longs, qu’ils savaient par cœur et en même temps, ils improvisaient. Tant qu’on n’a pas d’écriture, tant qu’on est dans une civilisation orale, la mémoire de cette culture est précisément incarnée dans des personnages qui sont ces chanteurs, qui font un véritable dressage de la mémoire, qui apprennent grâce au rythme à pouvoir reproduire ces chants. Ils ont entendu ces chants, ils les reproduisent, ils peuvent les modifier, on sait aujourd’hui très bien que cette tradition orale de grands chants épiques, qui va constituer un grand élément de ce que nous appelons un grand élément de la mythologie grecque, sont toujours en même temps récités par cœur, par conséquent reproduit par mémoire, et en même temps toujours variés. Tant qu’on est dans l’oralité, ça n’est pas fixé, ça n’est pas absolument mort. Au VIe siècle, sous les tyrans d’Athènes, nous savons qu’on convoque un certain nombre de représentants de ces chanteurs et qu’on leur donne comme tâche, d’écrire précisément, de coudre morceau par morceau, tous les chants pour en faire une sorte de texte un peu officiel. A ce moment-là, on a une tradition qui est beaucoup plus fixe mais aussi beaucoup plus figée qui va donner lieu à un autre type d’activité que celle des aèdes. Ils chantent et suivant que c’est une grande fête ou un petit public, suivant que c’est à Sparte ou Athènes, ils varient, ils ne choisissent pas les mêmes morceaux, ils choisissent en fonction du public, inventent des variantes, improvisation et création en même temps. Tandis que quand on a le texte, non, il y a le texte et il va y avoir des commentaires du texte. Il va y avoir des réflexions sur le texte pour penser que peut-être ce morceau-là n’est pas authentique, des gloses. Donc, on est dans deux systèmes différents. Et ce que nous appelons les mythes grecs, c’est à l’origine ce que les uns ont chantés, ce qui a été à un moment donné fixé par écrit et ce qui à l’époque plus tardive, hellénistique ou gréco-romaine, va faire l’objet de commentaires et de reprises d’un certain nombre de gens qui veulent en quelque sorte renouer avec la tradition classique, la plus connue, celle du VIIe et IVe siècle.

Catherine Unger : Pour le Grecs, c’est une histoire juste ou c’est juste une histoire ?

Jean-Pierre Vernant : Peut-être que c’est une histoire juste mais ce n’est pas une histoire au sens de l’historien. On peut dire que c’est au Ve siècle. Au départ le mot mythos est synonyme du mot logos, mythe et raisonnement ce n’est pas rien, ce sont deux récits et c’est au Ve siècle que comme il y a un certain nombre de gens…

Catherine Unger : Ve siècle avant Jésus-Christ, bien sûr.

Jean-Pierre Vernant : Avant Jésus-Christ, bien sûr. Un certain nombre d’historien, Hérodote, avant lui Hécatée et puis surtout Thucydide vont prendre leurs distances avec ces récits que tout le monde connaissaient, que tous les enfants apprenaient par cœur, pour écrire des histoires d’un autre genre. Comme Thucydide, qui va écrire l’histoire de la guerre du Péloponnèse à laquelle il a assistée. Et il va expliquer que cette enquête – le mot historia veut dire enquête – qu’il mène et qu’il rédige a ceci de particulier c’est que tout ce qu’il raconte, il l’a vu lui-même. Il a assisté ou il rapporte des propos qui ont été tenus par des gens qui ont été les témoins. Par conséquent, lui, ce qu’il fait dans son historia, dans son enquête, c’est quelque chose de très différente de ce que font les poètes ou les tragédiens qui font des choses très belles à entendre mais dont il n’y a aucune espèce de garant, ce n’est pas vrai, ça n’a pas de valeur de témoignage. Par conséquent on va appeler mythes tous ces récits qui se rapportent à un temps qui n’est pas le vrai temps historique des cités auquel l’historien a assisté, on va dire ça c’est du vrai mythe.

Catherine Unger : Et pourtant quand on vous entend raconter la cosmogonie, on a l’impression que sans ces histoires fabuleuses, il n’y aurait d’une certaine façon ni de savoir, ni de sagesse.

Jean-Pierre Vernant : Je suis tout à fait de votre avis. Même la science grecque, d’une certaine façon reste, comme dirais-je, branchée sur ces récits. Mais, en même temps, elle rompt avec ces récits. De même que l’historien va considérer que peut être admis comme vrai que ce à quoi on a assisté soi-même et que les histoires d’Achille, d’Hector, ou de Dionysos ou de Persée, va savoir, il n’y avait pas de témoins pour les raconter. Les gens qui racontent ça, c’est de la tradition orale. De la même façon, pour la science, il va y avoir un moment où les Grecs vont abandonner les explications du monde à partir de puissances : le Ciel, la béance, Gaïa… pour avoir des notions beaucoup plus précises, essayer de écrire la naissance du monde à l’origine à partir d’expériences auxquelles ils assistent eux-mêmes, utiliser la clepsydre, des choses que l’on fait tourner où les parties lourdes vont rester à un endroit et les parties légères vont au contraire se dégager. Ils vont essayer d’avoir des schémas explicatifs beaucoup plus proche de l’expérience quotidienne. Et surtout, ils vont considérer, c’est tout à fait autre chose, qu’est vrai du point de vue de l’épistémè, de la connaissance, ce qui obéit à un raisonnement rigoureux, les mathématiques. C’est-à-dire que pour eux, la vérité, c’est celle d’un discours qui est absolument cohérent d’un bout à l’autre. On parle de définition, de postulat et on montre comment le raisonnement abouti nécessairement à un résultat. Le résultat c’est quoi ? C’est que le vrai en mathématique, d’une démonstration, n’est pas vrai en démonstration parce qu’elle est conforme au réel, ce que je dis sur le triangle ça ne vient pas de ce que c’est conforme au petit triangle réel, pourquoi ? Parce que la ligne sur laquelle je raisonne, l’espace triangulaire sur lequel je raisonne, le point sur lequel je raisonne ce n’est pas celui que je dessine, c’est un point idéel, c’est-à-dire un concept. Mon concept de point je ne peux pas le faire matériellement. Parce que si je le fait matériellement, il n’est plus vrai. Mon point ne doit avoir aucune épaisseur, ma ligne doit être absolument droite. Donc, c’est l’idée d’une vérité, qui n’est pas calquée sur les choses, ni relève e la poésie mais qui est inscrite dans la rectitude même du raisonnement.

Répondre aux questions

Les Troyennes

Les sources antiques d’Andromaque de Racine : Homère, Euripide, Sénèque
Homère, Iliade (2 extraits)
Euripide, Andromaque (3 extraits), Les Troyennes (1 extrait)
Sénèque, Les Troyennes (2 extraits)


Homère, Iliade (traduction Bareste, 1843).

EXTRAIT 1 : LES ADIEUX D’HECTOR ET D’ANDROMAQUE (chant VI, vers 369-502) Hector s’éloigne après avoir prononcé ces paroles et se rend à son palais ; il n’y trouve point son épouse Andromaque : elle était allée avec son enfant et une de ses suivantes pleurer et gémir au sommet de la tour. Hector s’arrête sur le seuil de la demeure, et, s’adressant aux suivantes de son épouse, il leur dit :

[376] « Femmes, répondez-moi sincèrement ; la belle Andromaque est-elle allée dans le palais d’une de mes sœurs ou chez l’épouse d’un de mes frères ? S’est-elle rendue au temple de Minerve pour implorer, avec les autres Troyennes, la terrible déesse à la belle chevelure ? » Le fidèle intendant du palais lui répond en ces termes :[382] « Puisque vous me l’ordonnez, ô mon maître, je vous parlerai sincèrement. Andromaque n’est point dans la demeure d’une de vos sœurs, ni chez l’épouse d’un de vos frères, ni au temple de Minerve où les autres Troyennes apaisent, par leurs prières, la terrible déesse à la belle chevelure. Andromaque s’est rendue sur la haute tour d’Ilion, dès qu’elle a appris la détresse des Troyens et la victoire remportée par les Grecs. Soudain elle a couru vers nos remparts comme une femme égarée, et elle était suivie par la nourrice qui portait votre jeune enfant. »[390] Hector, après avoir entendu ces paroles, sort du palais ; il prend le même chemin qu’avait pris Andromaque, et traverse les superbes rues d’Ilion. Bientôt il arrive aux portes de Scée ; car ces portes conduisaient dans la plaine. En ce moment se présente à Hector sa noble épouse Andromaque, fille du magnanime Éétion, qui jadis résidait à Thèbes, dans la contrée d’Hypoplacie, au pied du mont Placion, ombragé de forêts, et qui régnait sur les peuples de la Cilicie : la fille d’Éétion fut unie au vaillant Hector à l’armure d’airain. Quand Andromaque se présente à son époux, une seule femme l’accompagne, portant sur son sein leur jeune fils : cet unique rejeton d’Hector était aussi beau que les astres qui brillent au ciel ; son père le nommait Scamandrius, mais tous les Troyens l’appelaient Astyanax, « roi de la ville », parce qu’Hector seul protégeait la cité d’Ilion. En apercevant son fils, le vaillant héros sourit en silence Andromaque s’approche de son époux en versant des larmes ; elle lui prend la main et lui parle en ces termes :[407] « Infortuné, ton courage finira par te perdre ! Tu n’as donc pas pitié de ce jeune enfant, ni de moi, malheureuse femme, qui serai bientôt veuve ? Sans doute les Achéens t’arracheront la vie en se précipitant sur toi ! Hector, si je devais te perdre, il vaudrait mieux pour moi que je descendisse dans les profondeurs de la terre ; car, lorsque tu auras cessé de vivre, rien ne pourra me consoler, et il ne me restera plus que la douleur ! J’ai perdu mon père et ma vénérable mère : le divin Achille tua mon père et ravagea la populeuse ville des Ciliciens, Thèbes aux portes élevées ; Achille, retenu par une pieuse crainte, n’osa point dépouiller mon père de son armure ; il brûla son corps avec ses belles armes, et il lui éleva une tombe qu’entourèrent d’ormeaux les nymphes des montagnes, filles du redoutable Jupiter. J’avais aussi sept frères ; mais ils descendirent le même jour dans les sombres demeures : ils furent tous exterminés par l’impétueux Achille tandis qu’ils faisaient paître dans les campagnes leurs bœufs à la marche pénible et leurs blanches brebis.[425] 2. Ma mère, qui régnait au pied du mont Placion ombragé de forêts, fut conduite par Achille sur ce rivage avec toutes ses richesses ; et le héros ne lui rendit la liberté qu’après avoir reçu d’elle une forte rançon. Mais lorsqu’elle fut rentrée dans le palais de son époux, elle périt, frappée par les flèches de Diane.

Hector, tu es tout pour moi, père et frères puisque tu es mon jeune époux ! Prends donc pitié de moi, et reste au sommet de cette tour, si tu ne veux point rendre ton épouse veuve et ton enfant orphelin ! Place tes soldats sur la colline des Figuiers : c’est là que la ville est accessible à l’ennemi et que nos remparts peuvent être aisément franchis. Les plus braves des Achéens, les deux Ajax, l’illustre Idoménée, les Atrides et le vaillant fils de Tydée, ont déjà tenté trois fois d’escalader ces murs, soit par les conseils de quelques devins, soit qu’ils y aient été poussés par leur propre courage. » Hector lui répond aussitôt : [441] « Andromaque, je partage toutes tes craintes ; mais j’honore trop les défenseurs d’Ilion et les Troyennes au long voile pour abandonner, comme un lâche, les combats meurtriers. Mon courage me défend de fuir devant nos ennemis. J’ai appris à être brave, à combattre aux premiers rangs des Troyens et à soutenir vaillamment la gloire de mon père et la mienne. - Je le sens au fond de mon âme, un jour viendra où périront à la fois et la ville sacrée de Troie, et Priam et le peuple courageux du vaillant Priam ! Mais ni les malheurs réservés aux Troyens et à Hécube elle-même, ni la mort du roi et de mes frères, qui, braves et nombreux, tomberont dans la poussière, domptés par des bras ennemis, ne m’affligent autant que cette affreuse pensée, qu’un jour un Grec t’entraînera tout en pleurs dans sa patrie après t’avoir ravi la liberté ; que dans Argos tu tisseras la toile sous les ordres d’une femme étrangère, et que, contrainte par la dure nécessité, tu porteras malgré toi l’eau des fontaines de Messéide ou d’Hypérée ! Alors, en voyant couler tes larmes, on dira : — Voici l’épouse d’Hector, de ce vaillant héros qui l’emportait sur tous les Troyens lorsqu’ils combattaient autour des murailles d’Ilion ! C’est ainsi qu’on parlera. Ces mots réveilleront ta douleur et te feront regretter de n’avoir plus ton époux près de toi pour briser les liens de la servitude ! Mais que des monceaux de terre couvrent mon corps inanimé avant que j’entende les cris et les gémissements de mon épouse réduite à l’esclavage ! » [466] L’illustre Hector, après avoir prononcé ces paroles, tend ses bras vers son fils ; mais à la vue de son père, l’enfant, effrayé par le vif éclat de l’airain et par la crinière qui flottait d’une manière menaçante sur le sommet du casque, se jette en criant sur le sein de sa nourrice. Le père et la mère se mettent à sourire. Aussitôt Hector ôte le casque brillant qui couvrait sa tête et le dépose à ses pieds ; puis il embrasse son fils chéri, le balance dans ses bras, et il implore en ces termes Jupiter et les autres dieux : [474] « Jupiter, et vous tous, dieux immortels, faites que mon enfant soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ! Rendez-le fort et courageux pour qu’il règne et commande dans Ilion, afin qu’un jour chacun s’écrie en le voyant revenir du combat : - Il est encore plus brave que son père ! — Faites qu’il paraisse chargé des dépouilles sanglantes de l’ennemi qu’il aura tué, pour que le cœur de sa mère en tressaille de joie ! » [482] Il dit, et remet son enfant dans les bras de son épouse chérie, qui le presse contre son sein avec un sourire mêlé de larmes. Le héros, vivement ému, la caresse de la main et lui adresse ces paroles :[486] « Infortunée, ne t’abandonne point à l’excès de ta douleur ! Nul ne pourra me faire descendre dans la tombe avant l’heure fatale : les mortels, qu’ils soient illustres ou obscurs, ne peuvent échapper à la destinée dès que leurs yeux se sont ouverts à la lumière. Andromaque, rentre dans ta demeure, reprends tes travaux accoutumés, la toile et le fuseau, et ordonne à tes femmes de se mettre à l’ouvrage. Les soins de la guerre doivent nous occuper seuls, nous autres hommes, et moi plus encore que tous les guerriers qui sont nés dans Ilion."[494] Hector reprend son casque ombragé d’une épaisse crinière. Andromaque, son épouse chérie, s’achemine vers sa demeure, et souvent elle retourne la tête en versant d’abondantes larmes. Quand elle est entrée dans le palais du noble Hector, l’exterminateur des phalanges ennemies, elle y trouve ses suivantes et réveille dans leur cœur la tristesse et le deuil. Hector, vivant encore, est pleuré dans son palais ; car on n’espère plus qu’il reviendra du combat ni qu’il pourra échapper aux coups des vaillants Achéens.
3.

Sur ce vase grec (collection du musée de Wurzbourg) Andromaque est au centre face à Hector. Celui-ci part au combat, accompagné de son jeune écuyer et demi-frère Kébrion (qui sera tué par Patrocle, Iliade, XVI, 737). A droite Hélène et Pâris.

EXTRAIT 2 : LA DOULEUR D’ANDROMAQUE (chant XXII, vers 437-514)

Hector vient d’être tué par Achille. Andromaque entend les lamentations de ses parents Priam et Hécube. Andromaque ne savait encore rien touchant le sort de son époux : aucun messager véritable ne lui avait appris qu’Hector seul était resté hors des portes d’Ilion. Cette princesse, retirée dans son palais, tissait une toile qui devait servir à former un ample manteau de pourpre, et sur laquelle elle brodait des ornements divers. Elle avait ordonné à ses femmes de placer sur le feu un grand trépied rempli d’eau afin qu’Hector pût se baigner en revenant du combat. L’infortunée ignorait que, loin du bain qu’elle avait fait préparer, Minerve venait de vaincre son époux en se servant du bras d’Achille ! Mais lorsqu’elle entend les gémissements et les sanglots qui partent de la tour, un tremblement la saisit, et sa navette tombe à terre ; elle s’adresse aux femmes qui l’entourent et leur dit :

« Que deux d’entre vous me suivent pour savoir la cause de ces pleurs. Je viens d’entendre la voix de la vénérable Hécube : mes genoux sont glacés et mon cœur bat si violemment dans ma poitrine, qu’on croirait qu’il veut s’envoler par ma bouche. Ah ! sans doute, les fils de Priam sont menacés d’un grand malheur. Puisse une semblable nouvelle ne jamais frapper mon oreille ! Je crains qu’Achille n’ait, en poursuivant mon vaillant époux loin des murs d’Ilion, ravi les forces et le courage qui l’animent. Hector, loin de rester au milieu de ses guerriers, s’avance toujours le premier, et il ne le cède à personne par sa valeur. » Elle s’éloigne du palais comme une femme furieuse : son cœur palpite avec force, et ses femmes suivent ses pas. Arrivée à la tour en traversant la foule des Troyens, elle s’arrête sur la muraille, regarde de tous côtés et aperçoit le cadavre d’Hector traîné devant les remparts de la ville par de rapides coursiers qui l’entraînent vers les vaisseaux des Grecs. Soudain un sombre nuage couvre ses yeux : elle tombe en arrière, et son âme est prête à s’exhaler ; les chaînes brillantes, les riches bandelettes, les superbes réseaux tressés qui retenaient sa belle chevelure s’échappent de sa tête ainsi que le voile éclatant qui lui avait été donné par la blonde Vénus le jour où le vaillant Hector l’emmena loin du palais d’Éétion après l’avoir comblé de présents. Les sœurs et les belles-sœurs d’Hector retiennent Andromaque, qui veut mourir. Quand elle est revenue de son évanouissement, elle répand des pleurs, pousse des sanglots, et s’écrie au milieu des Troyennes : « Hector, ah ! que je suis malheureuse ! Quel affreux destin nous donna le jour ! Tu naquis en ces lieux, dans les palais de Priam ; et moi je vins au monde à Thèbes, près des forêts de Placus, dans les demeures d’Éétion, qui m’éleva quand j’étais enfant. Père infortuné, d’une fille plus infortunée encore, pourquoi m’as-tu fait naître ?… — Hector, te voilà descendu dans les sombres demeures de Pluton, dans les profonds abîmes de la terre, et tu me laisses veuve au sein de nos foyers et dans un deuil éternel ! Tu ne peux plus être l’appui de ce fils encore enfant à qui nous avons si malheureusement donné le jour, et lui ne pourra jamais te secourir ! — Pauvre enfant, s’il échappe à cette lamentable guerre, les peines et les chagrins s’attacheront à ses pas, et les étrangers s’empareront de son héritage. Le jour qui le rend orphelin le prive de tous ses amis. Il ne paraîtra plus que les yeux baissés et les joues baignées de larmes : s’il aborde les anciens amis de son père en arrêtant celui-ci par son manteau, celui-là par sa tunique, ils ne l’écouteront pas. Cependant si quelques-uns d’entre eux, touchés de compassion, lui offrent une coupe, elle mouillera seulement ses lèvres sans rafraîchir son palais. L’homme qui aura encore ses parents l’éloignera de sa table en le frappant et en lui adressant ces amers reproches : — « Retire-toi, puisque ton père n’assiste plus à nos festins ! » — Ainsi, tout en pleurs, Astyanax reviendra près de sa mère, veuve d’Hector. Et pourtant autrefois Astyanax se plaçait sur les genoux de son père pour se nourrir de la moelle succulente et de la chair délicate de nos troupeaux ; puis, lorsque le sommeil fermait ses paupières et le forçait de suspendre les jeux de son enfance, il s’endormait sur une couche moelleuse ou dans les bras de sa nourrice, et son cœur goûtait une joie bien douce. Désormais ce pauvre enfant, privé de son père, souffrira des maux sans nombre, lui que les Troyens nomment « le roi de la ville », parce qu’Hector défendait seul les portes et les hautes murailles d’Ilion. — Ô mon époux, ton cadavre deviendra, loin de tes amis et de tes parents, la pâture des vers après que les chiens se seront rassasiés de tes chairs sanglantes ! Tes riches vêtements, tissés par la main des femmes, sont encore dans nos palais ; eh bien ! je les jetterai dans les flammes puisqu’ils te sont inutiles maintenant et que tu ne les porteras plus. Mais du moins je te rendrai des honneurs au milieu de tout le peuple d’Ilion ! » Ainsi parle Andromaque en versant des larmes, et ses femmes gémissent autour d’elle.

Après ces textes fondateurs l’image d’Andromaque ne changera pas : celle d’une épouse et mère de famille fidèle et éplorée. La scène des adieux sera souvent représentée dans l’art européen, par exemple  : Exposition de la BNF sur les héros : http://classes.bnf.fr/heros/it/36/01.htm
Base Joconde : http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr
Voir aussi le tableau de Chirico :

Homère ne présente Andromaque qu’avant et juste après la mort d’Hector. Euripide, dans le prologue de sa pièce, situe l’action bien plus tard : l’héroïne, mariée à Néoptolème (= Pyrrhus) dont elle a un fils, Molossos, est confrontée à la jalousie d’Hermione, deuxième épouse de Néoptolème. Traduction Artaud, 1842.

EXTRAIT 1 : LE PROLOGUE (vers 1-55)La scène est à Phthie, à l’entrée du temple de Thétis et du palais de Néoptolème.

ANDROMAQUE. – Ornement de l’Asie, ville de Thèbe, d’où je partis jadis avec une dot opulente, pour venir au foyer du roi Priam, donnée en épouse à Hector, moi, Andromaque, autrefois objet d’envie ! et maintenant il n’est point de femme plus malheureuse que moi, et il n’y en aura jamais. J’ai vu mourir Hector mon époux, par la main d’Achille ; j’ai vu le fils que je lui avais enfanté, Astyanax, précipité du haut d’une tour, quand les Grecs se furent rendus maîtres du sol de Troie. Et moi, issue d’une noble famille, j’ai été envoyée esclave en Grèce, donnée à l’insulaire Néoptolème comme prix de la guerre, et comme sa part des dépouilles de Troie. J’habite les champs qui séparent cet État de Phthie de la ville de Pharsale ; c’est là que Thétis, divinité marine, vécut avec Pélée, loin du commerce des hommes : en mémoire de son hymen, le peuple thessalien appelle ce lieu Thétidée. Le fils d’Achille possède ce palais ; mais il laisse Pelée régner sur la terre de Pharsale, ne voulant pas reprendre le sceptre à ce vieillard tant qu’il vit. Unie au fils d’Achille mon maître, je lui ai donné dans ce palais un enfant mâle. Et d’abord, malgré mon malheur, je me flattais de l’espoir que, tant que mon fils vivrait, je trouverais en lui un appui et une consolation : mais depuis que mon maître, dédaignant ma couche d’esclave, a épousé la Lacédémonienne Hermione, je suis accablée par elle de mauvais traitements. Elle dit que par de secrets maléfices je la rends stérile, et odieuse à son époux ; que je veux être maîtresse à sa place dans cette maison, et la chasser violemment de son lit, moi qui n’y pris place qu’à regret, et qui en suis sortie pour toujours. Le grand Jupiter le sait, c’est malgré moi que je suis entrée dans cette couche. Mais je ne puis la persuader ; elle veut me faire mourir, et Ménélas, son père, seconde ses projets. Il arrive de Sparte en ces lieux, dans cette intention même. Saisie de crainte, je suis venue chercher un asile contre la mort dans ce sanctuaire consacré à Thétis, et qui touche aux murs du palais. Pelée et sa famille le révèrent comme un monument de son alliance avec la déesse. J’ai envoyé en secret mon fils, mon unique espérance, dans une maison étrangère, de peur qu’on n’attente à sa vie ; car son père n’est pas là pour me défendre, et pour secourir son fils. Il est allé à Delphes expier une offense faite à Apollon, dans un moment de délire, où il vint demander au dieu vengeance du meurtre de son père. Il tâche aujourd’hui d’obtenir le pardon de sa faute, et de se rendre Apollon propice à l’avenir.

EXTRAIT 2 : L’AFFRONTEMENT ENTRE HERMIONE ET ANDROMAQUE (vers 147-273).

HERMIONE. — Ces parures d’or qui brillent sur ma tête, ces riches vêtements, ces tissus précieux dont je suis couverte, ne sont point les richesses de la maison d’Achille ou de Pélée ; mais je les ai apportés de la terre de Sparte ; Ménélas, mon père, me les a donnés avec une dot magnifique : j’ai donc le droit de parler librement. Telle est donc la réponse que j’ai à vous faire. Et toi, esclave et captive, tu voudrais me chasser de ce palais, pour y être maîtresse ; tu me rends par tes maléfices odieuse à mon époux, et tu as frappé mon sein de stérilité. L’esprit des femmes de l’Asie est habile dans ces arts funestes ; mais je réprimerai ton audace. Ni la demeure de la Néréide, ni ce temple, ni cet autel, ne te protégeront ; mais tu mourras.
Et si quelqu’un des m hautain, prendre des sentiments plus humbles, trembler, tomber à mes genoux, balayer ma maison, répandre des vases d’or la rosée d’Achéloüs, et connaître où tu es : car il n’y a plus ici ni Hector, ni Priam, ni opulence, mais une ville grecque. Malheureuse, tu en viens à ce point d’égarement, d’oser entrer dans le lit de celui dont le père a tué ton époux, et avoir des enfants d’un meurtrier ! Telles sont les mœurs des Barbares : le père couche avec la fille, le fils avec la mère, le frère avec la sœur ; les plus chers amis s’entre-égorgent ; la loi ne défend aucun de ces crimes. Mais ne t’avise pas de les introduire chez nous : il n’est pas honnête qu’un seul homme tienne deux femmes sous ses lois ; mais celui-là doit se contenter d’une seule compagne, qui veut avoir une maison bien gouvernée.
LE CHOEUR. — La jalousie est la passion des femmes : toujours elles haïssent celles qui partagent avec elles le lit de leur époux.
ANDROMAQUE. — Hélas ! hélas ! la jeunesse est un mal pour les mortels, et dans la jeunesse l’injustice. Pour moi, je crains que ma qualité d’esclave ne fasse tort à mes raisons, quoique j’en aie beaucoup de bonnes à dire, et que si, au contraire, j’ai raison, je n’en sois que plus maltraitée ; car l’orgueil des grands supporte impatiemment la supériorité des petits. Mais je n’aurai pas la faiblesse de me trahir moi-même. Dis-moi, jeune femme, à quel titre pourrais-je te disputer les droits d’un hymen légitime ? Serait-ce que la ville de Lacédémone est inférieure à celle des Phrygiens, ou que ma fortune efface la tienne, et que ma liberté te fait envie ? Est-ce l’éclat de ma jeunesse et de ma beauté ? est-ce la grandeur de ma patrie et le crédit de mes nombreux amis qui m’enfle le cœur, et m’inspire le désir de régner à ta place ? Serait-ce pour donner le jour à des enfants esclaves, nouveau surcroît de misère pour moi ? Ou bien souffrira-t-on que mes fils soient rois de Phthie, à défaut des tiens ? En effet, les Grecs me chérissent ! et par le nom d’Hector, et par moi-même, je leur suis inconnue ; ils ignorent qu’Andromaque fut reine des Phrygiens. Ce ne sont pas mes maléfices qui te font haïr de ton époux ; mais tu ne sais pas lui rendre ton commerce agréable. Le véritable philtre, le voici : ce n’est pas la beauté, ce sont les vertus qui plaisent aux maris. Mais toi, si quelque chose te blesse, tu parles avec emphase de la grandeur de Lacédémone, et de Scyros avec dédain ; tu étales ta richesse parmi des pauvres ; Ménélas est à tes yeux plus grand qu’Achille : voilà ce qui te rend odieuse à ton époux. Une femme, fût-elle unie à un méchant époux, doit chercher à lui plaire, et ne pas lutter avec lui d’arrogance. Si tu avais eu pour époux quelque roi de la Thrace, pays couvert de neige, où le même homme fait tour à tour partager sa couche à plusieurs femmes, tu les aurais donc tuées ? et, par les excès d’une passion insatiable, tu aurais déshonoré toutes les femmes ? Si cette passion fermente en nous avec plus de violence que chez les hommes, du moins nous la réglons avec décence. O cher Hector, si Vénus t’inspira quelque faiblesse, j’aimais, à cause de toi, les femmes que tu aimais ; souvent même je présentai mon sein aux enfants qu’une autre mère t’avait donnés, pour ne te faire sentir aucune amertume. En agissant ainsi, je gagnais, par ma douceur, le cœur de mon époux. Mais toi, dans ta crainte jalouse, tu ne souffres pas même qu’une goutte de rosée céleste approche de ton époux. Femme, prends garde de surpasser en impudicité celle qui t’a donné le jour : les enfants sensés doivent fuir l’exemple d’une mère vicieuse.
LE CHOEUR. — Reine , autant que la chose t’est possible, suis mes conseils, et réconcilie-toi avec Andromaque.
HERMIONE. — D’où vient ce langage arrogant ? Oses-tu te mesurer en paroles avec moi, comme si toi seule étais chaste et que je ne le fusse pas ?
ANDROMAQUE. — Ce n’est pas du moins dans le langage que tu viens de tenir.
HERMIONE. — Que jamais, femme, ton esprit n’habite en moi !
ANDROMAQUE. — Tu es jeune, et tu offenses la pudeur dans tes paroles !
HERMIONE. — Pour toi, ce n’est pas dans tes paroles, mais dans tes actions, qui me blessent autant qu’il est en toi.
ANDROMAQUE. Ne peux-tu souffrir en silence les douleurs que te cause l’amour ?
HERMIONE. — Eh quoi ! n’est-ce pas là le plus précieux des biens pour les femmes ? ANDROMAQUE. — Oui, lorsque la pudeur le règle ; sinon, c’est un opprobre.
HERMIONE. — Notre ville ne se gouverne pas par les lois des Barbares.
ANDROMAQUE. — Ce qui est une honte chez les Barbares n’est pas moins honteux chez les Grecs.
HERMIONE. — Tu raisonnes bien, oh ! très bien ; mais tu n’en mourras pas moins.
ANDROMAQUE. — Vois-tu la statue de Thétis qui tourne sur toi ses regards ?
HERMIONE. — Elle déteste ta patrie, à cause du meurtre d’Achille.
ANDROMAQUE. — C’est Hélène, c’est ta mère qui a causé sa mort, et non pas moi.
HERMIONE. — Pousseras-tu plus loin tes outrages contre moi ?
ANDROMAQUE. — Je me tais, je tiens ma bouche fermée.
HERMIONE. — Réponds enfin sur l’objet qui m’amène.
ANDROMAQUE. — Je dis que tes sentiments ne sont pas ce qu’ils devraient être.
HERMIONE. — Enfin, quitteras-tu ce temple saint de la déesse de la mer ?
ANDROMAQUE. — La mort seule pourra m’en arracher.
HERMIONE. — La résolution en est prise, je n’attendrai pas le retour de mon époux.
ANDROMAQUE. — Ni moi non plus, jusque-là, je ne me livrerai pas à toi.
HERMIONE. — Je t’y contraindrai, en employant le feu sans m’inquiéter de toi.
ANDROMAQUE. — Allume donc l’incendie : les dieux en seront témoins.
HERMIONE. — Et je laisserai sur ton corps de cuisantes blessures.
ANDROMAQUE. — Immole-moi, ensanglante l’autel de la déesse ; elle saura t’en punir.
HERMIONE. — Ô race barbare, audace intraitable, tu veux braver la mort ? Va, je sais le moyen de te faire quitter de bon gré ton asile : je possède un appât puissant sur toi : mais couvrons mes paroles ; les faits parleront bientôt. Demeure ferme à ton poste ; quand tu serais attachée de toutes parts avec du plomb fondu, je saurai t’en arracher avant le retour du fils d’Achille, en qui tu mets ta confiance.
ANDROMAQUE. — Oui, je mets en lui ma confiance. Chose étrange ! les dieux ont donné aux mortels des remèdes contre la morsure des serpents, et personne n’en a encore trouvé contre une méchante femme, pire que la vipère et que le feu, tant nous sommes un fléau pour les hommes !

Dialogue remarquable où les arguments sont tour à tour rationnels, religieux, sophistiques, racistes…Racine s’est souvenu de cette dureté en mettant en scène beaucoup plus brièvement la froideur cruelle qu’Hermione oppose aux prières d’Andromaque (Acte III, scène 4 ; voir aussi la préface). Historiquement la pièce a été créée vers 425, pendant la désastreuse guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte (de 430 à 404) ; or Hermione est de naissance une Spartiate (fille de Ménélas et d’Hélène) ; contre Ménélas, présenté par Euripide comme particulièrement cruel envers Andromaque, celle-ci prononcera une violente diatribe anti-spartiate (deuxième épisode, = vers 309-463).

EXTRAIT 3 : DIALOGUE ORESTE – HERMIONE (vers 989-1008)
Oreste se présente sur la scène. Autrefois fiancé d’Hermione, il a demandé à Néoptolème de renoncer à épouser celle-ci. Humilié par son refus, il projette de le tuer
.

HERMIONE. — Mais éloigne-moi au plus tôt de cette demeure ; craignons d’être prévenus par le retour de mon époux, et que Pélée, apprenant que j’abandonne le palais de son fils, ne se mette à ma poursuite avec des coursiers rapides.
ORESTE. — Ne redoute pas le bras d’un vieillard, et ne crains pas non plus le fils d’Achille, qui m’a outragé : cette main vient de lui dresser un piège mortel et inévitable ; je ne l’expliquerai pas d’avance, mais le rocher de Delphes1 le connaîtra quand il sera temps. Le parricide lui apprendra, si les serments de mes amis sont fidèlement gardés sur la terre delphique, qu’il ne devait pas épouser celle qui me fut promise. La vengeance qu’il a demandée à Apollon du meurtre de son père lui coûtera cher, et son repentir lui servira peu auprès du dieu qui doit le punir. Mais la mort sera le châtiment de ses accusations contre le dieu et contre moi, et il apprendra ce que peut ma haine : car le dieu renverse la fortune de ses ennemis, et se plaît à briser leur orgueil. (Il sort avec Hermione.)

A la fin de la pièce un messager racontera le meurtre de Néoptolème par les Delphiens à l’instigation d’Oreste (vers 1085-1165). Puis l’apparition de la déesse Thétis constitue le dénouement : Andromaque sera mariée au Troyen Hélénos et son fils deviendra roi, et Pélée sera divinisé après avoir enterré son fils à Delphes. Le sort d’Oreste et d’Hermione n’est pas indiqué. Nulle trace ici de la folie d’Oreste ; Hermione, dont la vengeance envers Andromaque a échoué, n’est pas mue par son amour pour Néoptolème. De plus la tradition grecque interdit à une femme de machiner la mort d’un homme : Clytemnestre est le seul contre–exemple en Grèce, puisque Médée est une barbare.

Caen, musée des Beaux-Arts : Pierre Guérin, Oreste annonce à Hermione la mort de Pyrrhus (vers 1800).

Hécube, femme de Priam, vient d’apprendre l’immolation de sa jeune fille Polyxène sur le tombeau d’Achille. Andromaque lui répond en énumérant ses malheurs à elle.
HÉCUBE. — Hélas ! hélas ! ma fille ! Ô sacrifice abominable ! Ah ! quelle mort funeste ! ANDROMAQUE. — Sa mort est ce qu’on l’a faite ; mais telle qu’elle est, cette mort est préférable à la vie qu’on me laisse.
HÉCUBE. — Ah ! ma fille, être vivant ou être mort, n’est-ce pas la même chose ; l’un n’est plus rien, l’autre a encore l’espérance.
ANDROMAQUE. — Ô ma mère, écoute de belles paroles que j’ai entendues, et qui pourront soulager ta douleur. Ne pas naître équivaut à mourir ; mais mourir vaut mieux que vivre misérable ; car on ne souffre plus, n’ayant pas le sentiment de ses maux. Mais celui qui fut heureux et qui tombe dans le malheur a le cœur en proie au regret de son bonheur passé. Polyxène est morte, c’est comme si elle n’eût pas vu le jour ; elle oublie tous ses maux. Mais moi, après avoir touché le but et atteint le faîte de la prospérité, je suis retombée dans l’abîme de l’infortune. Car toutes les vertus qu’on peut souhaiter dans une femme, je les ai pratiquées dans la maison d’Hector ; d’abord une femme, qu’elle soit innocente ou coupable, s’expose à la médisance par cela seul qu’elle ne reste pas à la maison : je m’interdis même le désir d’en sortir, et me renfermai dans ma demeure, sans admettre au sein de mes foyers les entretiens flatteurs des femmes. Je n’avais d’autre maître que les sentiments honnêtes de mon cœur, et ils me suffisaient : je présentais toujours à mon époux un visage serein et une bouche silencieuse, et je savais à propos quand il fallait lui céder la victoire ou l’emporter sur lui. Le renom de cette conduite, répandu dans l’armée grecque, a causé ma perte : car, dès que je fus captive, le fils d’Achille voulut m’avoir pour épouse, et je serai esclave dans la maison des meurtriers de mon époux. Si, oubliant le souvenir chéri d’Hector, j’ouvre mon cœur à la tendresse de mon nouveau mari, je paraîtrai infidèle aux mânes du premier ; et si je lui témoigne de la haine, je me rendrai odieuse à mes maîtres. On dit cependant qu’une seule nuit calme l’aversion d’une femme pour la couche d’un homme ; je déteste celle qui, perdant un premier époux, peut en aimer un autre. Un cheval même, lorsqu’on le sépare de la compagne avec laquelle il fut élevé, ne porte plus si facilement le joug ; et cependant, privés de la parole et de l’intelligence, ces animaux sont inférieurs à notre nature. En toi, cher Hector, je trouvai réunis la prudence, l’illustration, l’opulence et l’éclat du courage ; tu me reçus innocente et pure au sortir de la maison paternelle, et le premier tu entras dans mon lit virginal. Tu meurs, et l’on m’entraîne captive au delà des mers, pour subir en Grèce le joug de l’esclavage. Ah ! la mort de Polyxène, sur laquelle tu gémis, n’est-elle pas un malheur bien moindre que les miens ? J’ai perdu même ce qui reste à tous les mortels, l’espérance ; mon esprit ne s’abuse même plus par l’idée d’un sort meilleur : et pourtant c’est déjà un bien que d’y croire.
LE CHOEUR. — Tes malheurs sont les nôtres, et, en les déplorant, tu nous enseignes toute l’étendue de notre misère.
HÉCUBE. — Je ne suis jamais montée sur un vaisseau ; mais ceux que j’ai vus en peinture et ce que j’en ai ouï dire me les ont fait connaître. Lorsque la tempête gronde sans déployer toute sa violence, les
nautoniers se mettent à l’œuvre avec ardeur pour échapper au danger ; l’un court au gouvernail, l’autre
aux voiles, un autre épuise l’eau de la sentine ; mais si leurs efforts sont impuissants contre la furie de la
mer bouleversée, ils cèdent à la fortune et s’abandonnent à la merci des flots. Ainsi moi, dans les maux qui
m’accablent, je reste sans voix, et la plainte expire sur mes lèvres ; je cède à la tempête de l’adversité
soulevée par les dieux. Mais, ma chère fille, laisse là les malheurs d’Hector, tes larmes ne sauraient le
sauver. Honore ton nouveau maître, charme son cœur par le doux attrait de tes vertus. En agissant ainsi, .tu feras la joie de tes amis, et tu pourras élever le fils de mon fils , pour être l’espoir de Troie et pour que
ta postérité relève un jour les murs d’Ilion. Je vois s’avancer le héraut des Grecs ; quels nouveaux ordres apporte-t-il ?
TALTHYBIUS. — Épouse d’Hector, le plus vaillant des Phrygiens, ne me prends pas en haine ; c’est contre mon gré que je viens t’annoncer les résolutions des Grecs et des Pélopides.
ANDROMAQUE. — Qu’est-ce donc que me prépare ce début sinistre ?
TALTHYBIUS. — Il a été résolu que ton fils… Comment pourrai-je m’expliquer ?
ANDROMAQUE. — Est-ce qu’il ne nous sera pas permis d’avoir le même maître ?
TALTHYBIUS. — Aucun Grec ne sera jamais son maître.
ANDROMAQUE. — Veulent-ils donc abandonner ici le dernier débris des Phrygiens ?
TALTHYBIUS. — Je ne sais comment t’annoncer une chose si funeste.
ANDROMAQUE. — J’approuve ta retenue : mais dis-moi cette chose si funeste.
TALTHYBIUS. — On veut faire périr ton fils, pour te dire le fait dans toute son horreur.
ANDROMAQUE. — Ah ! grands dieux ! voilà quelque chose de plus horrible qu’un détestable hymen !
TALTHYBIUS. — L’éloquence d’Ulysse l’a emporté dans l’assemblée des Grecs.
ANDROMAQUE. — Hélas ! hélas ! il n’est point de terme aux maux que je souffre.
TALTHYBIUS. — Il a montré le danger de laisser croître le fils d’un héros.
ANDROMAQUE. — Puisse-t-il obtenir un pareil arrêt pour ses propres fils !
TALTHYBIUS. — Il faut qu’Astyanax soit précipité du haut des tours d’Ilion. Cela doit s’accomplir ; montre ta sagesse en te résignant et en te soumettant sans résistance. Ne te flatte pas de pouvoir t’opposer aux volontés des Grecs ; songe à ta faiblesse : sans époux, sans patrie, tu es au pouvoir d’un maître, et nous sommes plus forts qu’il ne faut pour réduire une femme. Évite donc un combat inégal ; ne tente rien d’indigne de toi, et n’éveille point la haine ; garde-toi même de lancer des imprécations contre les Grecs ; car si tu irrites l’armée par tes menaces, on refusera à ton fils la sépulture et les lamentations funèbres ; si, au contraire, tu supportes tes maux en silence et avec courage, tu ne priveras pas son corps des derniers honneurs, et toi-même tu obtiendras des Grecs un traitement plus doux.
ANDROMAQUE. — Ô mon fils, ô doux objet de ma tendresse, tu vas périr par une main ennemie, tu vas
abandonner ta mère désolée ! C’est la valeur de ton père qui te tue, elle qui fut le salut de tant d’autres. La
vertu de ton père t’a mal servi. Ô hymen infortuné, couche nuptiale, lorsque j’entrai dans le palais d’Hector,
devais-je croire, en lui donnant un fils, que j’offrais aux Grecs une victime, et non un maître à l’opulente
Asie ? Tu pleures, ô mon fils ! as-tu le sentiment de tes maux ? Pourquoi tes mains m’embrassent-elles ?
pourquoi t’attacher à ma robe, comme un jeune oiseau s’abrite sous l’aile de sa mère ? Hector ne sortira
point de la terre, armé de sa lance redoutable, pour être ton libérateur ; ni sa famille ni la puissance
phrygienne ne peuvent te secourir. Impitoyablement précipité la tête la première du haut d’une roche, tu
vas rendre le dernier soupir. O fils chéri que je presse entre mes bras, douce haleine que je respire ; c’est
donc en vain que ce sein t’a nourri, en vain je me suis épuisée de peines et de tourments ! Pour la dernière
fois embrasse ta mère, presse-toi contre son cœur, de tes bras entoure mon corps, et que ta bouche
s’unisse à la mienne. Ô Grecs, qui inventez des supplices dignes des Barbares, pourquoi faites-vous périr
cet enfant innocent ? Ô race de Tyndare5
, non, tu n’es pas la fille de Jupiter ; les auteurs de tes jours furent
une Furie, et l’Envie, et le Meurtre, et la Mort, tous les monstres qu’enfante la terre. Non, jamais Jupiter n’a
pu produire ce fléau des Grecs et des Barbares. Sois maudite, toi dont la beauté funeste a indignement
ravagé les champs de la Phrygie !
Prenez, emportez, précipitez mon fils, si tel est votre plaisir ; faites de ses chairs un horrible festin, puisque
les dieux sont les auteurs de notre désastre, et que je ne pourrais arracher mon fils à la mort. Cachez mon
corps misérable, plongez-le au fond de votre vaisseau. Heureux auspices pour un hymen, de le souiller du
sang de mon fils ! (Elle sort.)
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Sénèque : Les Troyennes (traduction Nisard, 1855).

EXTRAIT 1 : ANDROMAQUE DOIT-ELLE LIVRER SON FILS OU LAISSER DÉVASTER LE TOMBEAU D’HECTOR ?(vers 642-706)Andromaque a vu en songe Hector qui lui a conseillé de cacher Astyanax dans son propre tombeau. Mais Ulysse, méfiant, veut raser ce tombeau et disperser les cendres pour faire disparaitre toute trace d’Hector.

(ANDROMAQUE) (à part.) Que ferai-je ? Une double crainte partage mon âme : d’un côté, mon fils ; de
l’autre, la cendre d’un époux. Lequel doit l’emporter ? Cher Hector, j’en atteste les dieux cruels, et plus
encore tes mânes, mes véritables dieux, je n’aime dans mon fils que toi seul. Qu’il vive, pour me rappeler
les traits de mon époux. Quoi ! les cendres d’Hector seraient arrachées de son tombeau, ses restes
dispersés sur la vaste étendue des mers ? Périsse plutôt son fils ! Ah ! mère barbare ! pourras-tu le voir
souffrir une mort si cruelle, tomber en roulant du haut d’une tour ? Oui, je le pourrai, j’en aurai le courage,
pourvu que mon époux mort ne soit pas outragé par la main du vainqueur. Que dis-je ? mon fils sentira
toutes les angoisses de la mort ; le trépas a rendu l’autre insensible. Cruelle incertitude ! Prenons un parti.
A qui des deux ferai-je grâce ? Ingrate, tu balances ? Et c’est ton Hector ? Que dis-tu ? des deux côtés est
un Hector ; mais l’un est vivant, et peut-être un jour vengera son père. Je ne puis les sauver tous deux.
Que faire ? Sauvons celui que redoutent les Grecs.
(ULYSSE) C’en est fait, j’obéis à l’oracle ; je détruis ce tombeau.
(ANDROMAQUE) Ce tombeau que vous nous avez vendu1
 !
(ULYSSE) Que m’importe ? je le renverserai de fond en comble.
(ANDROMAQUE) J’en appelle aux dieux, j’en appelle à l’ombre d’Achille. Pyrrhus, défendez le bienfait2
de
votre père.
(ULYSSE) Ce tombeau va couvrir la terre de ses débris.
(ANDROMAQUE) C’est le seul crime que les Grecs n’eussent pas encore tenté. Vous avez outragé les
temples, ceux même des dieux qui vous sont propices. Votre fureur avait épargné les tombeaux. Mais je
m’opposerai à vos efforts ; ma faible main bravera vos armes ; un juste courroux me donnera des forces.
Telle cette vaillante Amazone qui terrassa les bataillons argiens3
, ou qu’une Ménade4
, possédée d’une
fureur divine, parcourt à grands pas les forêts épouvantées et hors d’elle-même frappe et blesse sans le
savoir, je m’élancerai au milieu des soldats, et je périrai du moins en défendant les cendres de mon époux.
(ULYSSE) (aux soldats.) Vous hésitez ? Qui vous arrête ? Les gémissements et la fureur impuissante d’une
femme ? Obéissez.
(ANDROMAQUE) Que vos coups tombent d’abord sur moi. Ils me repoussent. Brise les liens de la mort,
entrouvre la terre, cher Hector, pour dompter Ulysse. Ton ombre suffira. Il a saisi ses armes ; il lance des
feux. Ô Grecs, ne voyez-vous pas Hector ? ou suis-je la seule qui le voie ?
(ULYSSE) (à un soldat.) Détruis-le jusque dans ses fondements.
(ANDROMAQUE) (à part.) Que fais-tu, insensée ? Tu enveloppes dans la même ruine ton fils et ton époux.
Peut-être pourras-tu fléchir les Grecs par tes prières ! L’infortuné serait écrasé sous les débris de ce vaste
monument ! Qu’il périsse de toute autre manière, plutôt que d’être la victime d’un père mort, plutôt que de

1
Priam a acheté le cadavre d’Hector pour pouvoir l’ensevelir (Iliade, XXIV, 230 sqq.)
2
Achille a accepté de rendre le corps.
3 = grecs. Dans la tradition les Amazones sont alliées aux Troyens.
4
ou Bacchantes : adoratrices de Bacchus – Dionysos, caractérisées par leur violence débridée.
13
peser lui-même sur la cendre paternelle.

(A Ulysse) Ulysse, je tombe à vos pieds ; Andromaque, qui n’a
jamais imploré personne, embrasse vos genoux. Prenez pitié d’une mère ; écoutez ses prières avec
douceur, avec patience. Plus les dieux vous ont élevé, moins vous devez accabler les malheureux. Ce qu’on
leur accorde, on le donne à la fortune. Ainsi puisse vous recevoir la couche de votre chaste épouse !
Puissent les jours de Laërte1
se prolonger jusqu’à votre retour ! Que votre fils vous reçoive dans votre
palais ! Puisse-t-il enfin, allant même au delà de vos voeux, passer en âge son aïeul, et son père en
sagesse. Ayez pitié d’une mère. C’est ma seule consolation dans mes malheurs.
(ULYSSE) Livrez-moi votre fils, et vous me prierez après.
(ANDROMAQUE) Sors de ta retraite, viens, déplorable enfant, que ta mère n’a pu sauver.
On notera l’évolution du personnage d’Andromaque dans ce passage : d’abord le dilemme et la
délibération, puis les menaces guerrières, enfin la position de suppliante.

EXTRAIT 2 : LA MORT D’ASTYANAX (vers 1068-1117)
Un messager vient annoncer et décrire les crimes exigés et accomplis par les Grecs : la mort successive
d’Astyanax et celle de Polyxène, la toute jeune fille de Priam qui est immolée aux mânes d’Achille.
(MESSAGER) (à Hécube) Votre fille a été immolée, (à Andromaque) votre fils, précipité du haut du rempart.
Mais l’un et l’autre ont souffert la mort avec courage.
(ANDROMAQUE) Retracez-nous le détail funeste de ce double forfait. Une âme affligée se complaît dans
tout ce qui peut nourrir sa douleur. Parlez donc, et n’omettez aucune circonstance.
(MESSAGER) Il ne reste plus de la ville superbe de Troie que cette tour au sommet de laquelle Priam se
rendait d’ordinaire ; de là ce prince, placé derrière les créneaux, observait les combats et dirigeait les
mouvements de ses troupes, tenant son petit-fils entre ses bras, et lui montrant Hector qui, le fer et la flamme à la main, poursuivait les Grecs effrayés. Ce vieillard faisait admirer au jeune enfant les exploits de
son père. Cette tour, autrefois remarquable entre toutes, et qui faisait l’ornement de nos murailles, est
maintenant un rocher cruel, autour duquel s’assemblent en foule les chefs et les soldats. Tous ont quitté
leurs vaisseaux ; les uns couvrent une vaste colline, d’où la vue s’étend au loin dans la plaine ; les autres,
quoique placés au sommet d’une roche, se dressent encore sur la pointe du pied ; d’autres montent sur les
pins, les lauriers, les hêtres, qui tremblent sous le poids dont leur cime est chargée. Ceux-ci gravissent le
sommet escarpé d’une montagne : ceux-là se tiennent sur quelque reste de maison à demi consumée ;
d’autres saisissent les pierres saillantes de nos murs en ruines ; quelques-uns même, ô sacrilège ! assis sur
le tombeau d’Hector, contemplent le spectacle barbare. A travers cet espace rempli de spectateurs, on vit
s’avancer fièrement le roi d’Ithaque2
, tenant de la main droite le petit-fils de Priam. L’enfant le suit d’un pas
assuré jusqu’au haut des remparts. Arrivé devant la tour, il promène autour de lui ses regards intrépides,
sans éprouver le moindre effroi. Tel un lionceau, trop jeune et trop faible encore pour s’élancer sur sa proie, a déjà cependant un air menaçant, essaye de mordre, et montre en lui toute la fierté du roi des forêts ; ainsi Astyanax, même entre les mains de son ennemi, excitait l’admiration des soldats, des chefs, d’Ulysse lui-même. Objet des pleurs d’une si grande multitude, lui seul ne pleure pas ; et tandis qu’Ulysse, instruit par le devin, répétait les prières et les paroles sacrées et suppliait les dieux cruels d’accepter ce sacrifice, l’enfant se précipite de lui-même au milieu royaume de Priam.
(ANDROMAQUE) Jamais l’habitant de la Colchide ou le Scythe3
vagabond, jamais ces peuplades sauvages répandues autour de la mer Caspienne, poussèrent-ils si loin la cruauté ? Non, le farouche Busiris4
lui-

1
Père d’Ulysse. Allusion au long retour d’Ulysse après la fin de la guerre.
2 Ulysse
3
La Colchide, dans le Caucase, et la Scythie, dans les plaines d’Ukraine, sont des pays considérés comme
particulièrement barbares.
4 Roi mythique d’Égypte, très hostile aux étrangers.
14
même n’immola jamais sur ses autels une si tendre victime, et Diomède1
ne fit jamais dévorer par ses
chevaux cruels les membres d’un enfant. Ô mon fils, qui ensevelira ton corps et le confiera au tombeau ?
(MESSAGER) Après cette chute, que peut-il rester de votre fils ? Ses membres brisés sont épars çà et là.
L’éclat de sa beauté, les grâces de son visage, ces traits nobles qui rappelaient son père, tout a été détruit,
lorsqu’il est tombé si pesamment sur la terre. Sa tête s’est brisée contre le roc, et les débris sanglants en
ont jailli de toutes parts. II n’est plus, hélas ! qu’un corps défiguré.
(ANDROMAQUE) C’est encore par là qu’il ressemble à son père. Un bon exemple d’hypotypose ! La tragédie de Sénèque ne recule pas devant les descriptions les plus détaillées de l’horreur. Sébastien BOURDON, Ulysse découvre Astyanax caché dans le tombeau d’Hector, 1656. Source : Musée national du Canada. François HUBERT francois.hubert@ac-strasbourg.fr

Qu’est-ce qu’un bon maître ?
Contre les sophistes de Isocrate
https://remacle.org/bloodwolf/orateurs/isocrate/sophistes.htm

[16] 9. Je veux, puisque je me suis avancé jusque-là, m’expliquer avec encore plus de clarté. Je dis que la science des formes dont nous nous servons soit pour parler, soit pour composer dos discours, n’est pas au nombre des choses très difficiles à acquérir, si l’on place sa confiance, non dans les hommes qui font facilement de vaines promesses, mais dans ceux qui sont véritablement instruits des choses qu’ils enseignent. Quant à l’art de choisir les formes que réclame chaque objet en particulier, de les disposer entre elles, de les placer à propos, de ne laisser échapper aucune occasion de donner par les pensées une variété convenable à tout un discours , d’observer enfin, dans les paroles, les règles du nombre et de l’harmonie , [17] je dis que c’est un travail qui exige beaucoup de soins, et que c’est l’œuvre d’un esprit courageux et pénétrant ; j’ajoute que le disciple doit non seulement avoir reçu de la nature les moyens nécessaires pour apprendre et connaître les divers genres de style , mais qu’il doit s’être exercé à en faire usage, et que le maître, indépendamment de la faculté d’expliquer toutes les règles avec une exactitude telle que rien de ce qui doit être appris ne soit passé sous silence, est obligé pour tout le reste de s’offrir lui-même à ses disciples comme un modèle si complet, [18] que ceux qu’il aura formés et qui seront capables de l’imiter se fassent aussitôt reconnaître par un langage plus gracieux et plus fleuri. Lorsque tous ces avantages se trouveront réunis, ceux qui se livrent à l’étude de la philosophie atteindront la perfection ; mais, toutes les fois qu’une des conditions n’aura pas été remplie, les disciples seront nécessairement inférieurs dans cette partie.

Plaidoyer de Lysias contre l’un des Trente Tyrans, Eratosthène
Mon embarras, Athéniens, n’est pas de savoir par où je commencerai ce discours, mais comment je parviendrai jamais à le finir : ceux que je poursuis ont commis un si grand nombre de crimes, et ces crimes sont si atroces, que même la fiction, si je m’en permettais l’usage, ne pourrait rien imaginer au-delà, et qu’en me renfermant dans l’exacte vérité, je n’aurais encore ni assez de temps. ni assez de force pour tout dire.

[2] Je vois que dans nombre de causes, il nous faudra désormais changer de méthode. Jusqu’ici, il était d’usage que l’accusateur, pour justifier sa démarche, alléguât l’inimitié qui était entre lui et l’accusé ; maintenant il faut que l’accusateur demande à l’accusé quel sujet d’inimitié il pouvait avoir contre la ville d’Athènes, pour s’être porté contre elle à de pareils excès. Ce n’est pas que je n’aie de vrais motifs de haine et de ressentiment personnel ; mais quand il s’agit des oppresseurs de la liberté publique, on ne saurait poursuivre ses propres injures sans venger en même temps celles de l’état.

[3] Je n’avais jamais porté la parole devant les tribunaux ni pour moi ni pour personne, et c’est la circonstance seule qui me force aujourd’hui d’accuser Ératosthène. Je me sens donc de plus en plus intimidé, et je crains, saute d’expérience, de ne pouvoir suivre l’accusation au nom de mon frère et au mien propre, avec toute la vigueur qu’elle exige. Toutefois, Athéniens, je vais essayer de vous instruire le plus brièvement qu’il me sera possible en reprenant les choses dès le principe.

Cicéron : Extrait des Catilinaires, par exemple début de la première Catilinaire (traduction ?)
« Jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Où s’arrêteront les emportements de cette audace effrénée ? Ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin , ni les postes répandus dans la ville , ni l’effroi du peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la réunion du sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards, ni le visage de ceux qui t’entourent, rien ne te déconcerte ? Tu ne sens pas que tes projets sont dévoilés ? Tu ne vois pas que ta conjuration reste impuissante, dès que nous en avons tous le secret ? Penses-tu qu’un seul de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et la nuit précédente , où tu es allé, quels hommes tu as réunis, quelles résolutions tu as prises ?
0 temps ! ô moeurs ! Le Sénat connaît tous ces complots, le consul les voit ; et Catilina vit encore. Il vit ? que dis-je ? il vient au Sénat ; il prend part aux conseils de la République ; son oeil choisit et désigne tous ceux d’entre nous qu’il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons assez faire pour la République, si nous échappons à sa fureur et à ses poignards. Il y a longtemps, Catilina, que le consul aurait dû t’envoyer à la mort, et faire tomber sur ta tête le coup fatal dont tu menaces les nôtres. avait pris les armes non loin de Rome
La veille, Catilina avait tenu une assemblée avec ses partisans pour décider la mort de Cicéron (...) . Nous sommes armés contre toi, Catilina, d’un sénatus consulte d’une rigueur terrible ; ni la sagesse ni l’autorité de cet ordre ne manquent à la république ; c’est nous, je le dis ouvertement, c’est nous consuls qui lui manquons. »

Quels sont les effets produits par les discours ?
 Gorgias, Éloge d’Hélène.

[…] le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d’une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié.Comment ? Je vais vous le montrer. C’est à l’opinion des auditeurs qu’il me faut le montrer. Je considère que toute poésie n’est autre qu’un discours marqué par la mesure, telle est ma définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille la douleur, lorsque sont évoqués les heurs et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises ; le discours provoque en l’âme une affection qui lui est propre. Mais ce n’est pas tout ! Je dois maintenant passer à d’autres arguments. Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l’effet des paroles, et chassent le chagrin. C’est que la force de l’incantation, dans l’âme, se mêle à l’opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent en l’âme les erreurs et en l’opinion les tromperies. Nombreux sont ceux, qui sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d’un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s’est passé, s’ils [connaissaient] ; tous les événements présents, et, à l’avance, les événements futurs, le discours ne serait pas investi d’une telle puissance ; mais lorsque les gens n’ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l’avenir, il a toutes les facilités. C’est pourquoi, la plupart du temps, la plupart des gens confient leur âme aux conseils de l’opinion. Mais l’opinion est incertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines et instables. Dès lors, quelle raison empêche qu’Hélène aussi soit tombée sous le charme d’un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme si elle avait été enlevée et violentée. Car le discours persuasif a contraint l’âme qu’il a persuadée, tant à croire aux discours qu’à acquiescer aux actes qu’elle a commis. C’est donc l’auteur de la persuasion, en tant qu’il est cause de contrainte, qui est coupable ; mais l’âme qui a subi la persuasion a subi la contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu’on l’accuse. Que la persuasion, en s’ajoutant au discours, arrive à imprimer jusque dans l’âme tout ce qu’elle désire, il faut en prendre conscience. Considérons en premier lieu les discours des météorologues : en détruisant une opinion et en en suscitant une autre à sa place, ils font apparaître aux yeux de l’opinion des choses incroyables et invisibles. En second lieu, considérons les plaidoyers judiciaires qui produisent leur effet de contrainte grâce aux paroles : c’est un genre dans lequel un seul discours peut tenir sous le charme et persuader une foule nombreuse, même s’il ne dit pas la vérité, pourvu qu’il ait été écrit avec art. En troisième lieu, considérons les discussions philosophiques : c’est un genre de discours dans lequel la vivacité de la pensée se montre capable de produire des retournements dans ce que croit 1’opinion. Il existe une analogie entre la puissance du discours à l’égard de l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues à l’égard de la nature des corps. De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d’autres drogues, d’autres humeurs, que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d’autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d’autres qui, avec l’aide maligne de Persuasion, mettent l’âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie.
Gorgias, Éloge d’Hélène, 1, § 8-14,

tr. fr. Dumont, in Les Écoles présocratiques, Folio essais, 1991, p. 711-713.

PLATON, Gorgias
L’analogie médecin-orateur

GORGIAS.
Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous les autres arts ! Je vais t’en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré, avec mon frère et d’autres médecins, chez certains malades qui ne voulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu’on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j’en suis venu à bout, moi, sans le secours d’aucun autre art que de la rhétorique. J’ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans une ville, et qu’il soit question de disputer de vive voix devant le peuple, ou devant quelque autre assemblée, sur la préférence entre l’orateur et le médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci, et l’homme qui a le talent de la parole sera choisi, s’il entreprend de l’être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l’orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu’il n’est aucune matière sur laquelle il ne parle en présence de la multitude d’une manière plus persuasive que tout autre artisan, quel qu’il soit. Telle est l’étendue et la puissance de la rhétorique. Il faut cependant, Socrate, user de la rhétorique, comme on use des autres exercices : car, parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis, les percer ni les tuer ; mais, certes, il ne faut pas non plus, parce que quelqu’un ayant fréquenté les gymnases, s’y étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en aversion et chasser des villes les maîtres de gymnase et d’escrime ; car ils n’ont dressé leurs élèves à ces exercices qu’afin qu’ils en fissent un bon usage contre les ennemis et les médians, pour la défense, et non pour l’attaque, et ce sont leurs élèves qui, contre leur intention, usent mal de leur force et de leur adresse ; il ne s’ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais, non plus que l’art qu’ils professent, ni qu’il en faille rejeter la faute sur lui ; mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. On doit porter le même jugement de la rhétorique. L’orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur toute chose ; en sorte qu’il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude sur tel sujet qu’il lui plaira ; mais ce n’est pas une raison pour lui d’enlever aux médecins ni aux autres artisans leur réputation, parce qu’il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autres exercices, selon les règles de la justice. Et si quelqu’un, s’étant formé à l’art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour commettre une action injuste, on n’est pas, je pense, en droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître qui lui a donné des leçons : car il ne lui a mis son art entre les mains qu’afin qu’il s’en servît pour de justes causes ; et l’autre en fait un usage tout opposé. C’est donc le disciple qui abuse de l’art qu’on doit haïr, chasser, faire mourir, et non pas le maître.[…]
SOCRATE.
Pour moi, j’ignore si la rhétorique que Gorgias professe est ce que j’ai en vue ; d’autant plus que la discussion précédente ne nous a pas découvert clairement ce qu’il pense. Quant à ce que j’appelle rhétorique, c’est une partie d’une certaine chose qui n’est pas du tout belle.
GORGIAS.
De quelle chose, Socrate ? dis, et ne crains point de m’offenser.
SOCRATE.
Il me paraît donc, Gorgias, que c’est une profession, où l’art n’entre à la vérité pour rien, mais qui suppose dans une âme du tact, de l’audace, et de grandes dispositions naturelles à converser avec les hommes. J’appelle flatterie le genre auquel cette profession se rapporte. Ce genre me paraît se diviser en je ne sais combien de parties, du nombre desquelles est la cuisine. On croit communément que c’est un art ; mais, à mon avis, ce n’en est point un : c’est seulement un usage, une routine. Je compte aussi parmi les parties de la flatterie la rhétorique, ainsi que la toilette et la sophistique, et j’attribue à ces quatre parties quatre objets différents. Maintenant, si Polus veut m’interroger, qu’il interroge ; car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de la flatterie est, selon moi, la rhétorique. Il ne s’aperçoit pas que n’ai point achevé ma réponse ; et, comme si elle était achevée, il me demande si je ne tiens point la rhétorique pour une belle chose. Pour moi, je ne lui dirai pas si je la tiens pour belle ou pour laide, qu’auparavant je ne lui aie répondu ce que c’est. Cela ne serait pas dans l’ordre, Polus. Demande-moi donc, si tu veux l’entendre, quelle partie de la flatterie est, selon moi, la rhétorique.
POLUS.
Soit : je te le demande. Dis-moi quelle partie c’est.
SOCRATE.
Comprendras-tu ma réponse ? La rhétorique est, selon moi, le simulacre d’une partie de la politique.
POLUS.
Mais encore, est-elle belle ou laide ?
SOCRATE.
Je dis qu’elle est laide ; car j’appelle laid tout ce qui est mauvais, puisqu’il faut te répondre comme si tu comprenais déjà ma pensée. […] Voyons si je pourrai te faire entendre plus clairement ce que je veux dire. Je dis qu’il y a deux arts qui se rapportent au corps et à l’âme. Celui qui répond à l’âme, je l’appelle politique. Pour l’autre, qui regarde le corps, je ne saurais le désigner d’abord par un seul nom. Mais quoique la culture du corps soit une, j’en fais deux parties, dont l’une est la gymnastique, et l’autre la médecine. En divisant de même la politique en deux, je mets la puissance législative vis-à-vis de la gymnastique, et la puissance judiciaire vis-à-vis de la médecine. Car la gymnastique et la médecine d’un côté, et de l’autre la puissance législative et la judiciaire ont beaucoup de rapport entre elles, car elles s’exercent sur le même objet ; mais elles ont entre elles aussi quelques différences. Ces quatre arts étant tels que j’ai dit, et ayant toujours pour but le meilleur état possible, les uns du corps, les autres de l’âme, la flatterie s’en est aperçue, non point par réflexion, mais par un certain tact, et, s’étant partagée en quatre, elle s’est insinuée sous chacun de ses arts, et s’est donnée pour celui sous lequel elle s’est glissée. Elle ne se met nullement en peine du bien ; mais par l’appât du plaisir, elle attire et séduit la folie, et s’en fait adorer. La cuisine s’est glissée sous la médecine, et s’attribue le discernement des aliments les plus salutaires au corps ; de façon que si le médecin et le cuisinier avaient à disputer ensemble devant des enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du médecin, connaît mieux les qualités bonnes et mauvaises de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie, et c’est une chose que je dis laide, Polus, car c’est à toi que j’adresse ceci, parce qu’elle ne vise qu’à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute que ce n’est point un art, mais une routine, d’autant qu’elle n’a aucun principe certain sur la nature des choses dont elle s’occupe, et qu’elle ne peut rendre raison de rien. Or, je n’appelle point art toute chose qui est dépourvue de raison. Si tu prétends me contester ceci, je suis prêt à te répondre. La flatterie en fait de ragoûts s’est donc cachée sous la médecine, comme je l’ai dit. Sous la gymnastique s’est glissée de la même manière la toilette, pratique frauduleuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui emploie pour séduire les airs, les couleurs, le poli, les vêtements, et substitue le goût d’une beauté empruntée à celui de la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et, pour ne pas m’étendre, je te dirai, comme les géomètres (peut-être ainsi me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine ; ou plutôt de cette manière : ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l’est à la puissance législative ; et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la puissance judiciaire. Telles sont les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles ont aussi des rapports ensemble, les sophistes et les rhéteurs se confondent avec les législateurs et les juges, s’appliquent aux mêmes objets, et ne savent pas eux-mêmes quel est leur véritable emploi, ni les autres hommes non plus. Si l’âme, en effet, ne commandait point au corps, et que le corps se gouvernât lui-même ; si l’âme n’examinait point par elle-même, et ne discernait pas la de la cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge et qu’il les estimât par le plaisir qu’elles lui procurent, rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que dit Anaxagoras (et tu connais cela, assurément) : toutes choses seraient confondues, on ne pourrait distinguer ce qui est salutaire en fait de médecine et de cuisine. Tu as donc entendu ce que je pense de la rhétorique : elle est par rapport à l’âme ce que la cuisine est par rapport au corps.
PLATON, Gorgias. (traduction de Victor Cousin).

Callicles contre les philosophes
Platon, Gorgias, 484d-486c
La vérité est donc telle que je dis : tu le reconnaîtras toi-même si, laissant là la philosophie, tu tʼappliques à de plus grands objets. Jʼavoue, Socrate, que la philosophie est une chose amusante, lorsquʼon lʼétudie avec modération dans la jeunesse. Mais si on si arrête trop longtemps, cʼest un fléau. Quelque beau naturel que lʼon ait, si on pousse ses études en ce genre jusque dans un âge
avancé, on reste nécessairement neuf en toutes les choses [484d] quʼon ne peut se dispenser de savoir, si lʼon veut devenir un homme comme il faut, et se faire une réputation. Les philosophes nʼont en effet aucune connaissance des lois qui sʼobservent dans une ville ; ils ignorent comment il faut traiter avec les hommes dans les rapports publics ou particuliers quʼon a avec eux ; ils nʼont nulle expérience des plaisirs et des passions humaines, ni en un mot de ce quʼon appelle la vie. Aussi, lorsquʼils se trouvent chargés de quelque affaire domestique ou civile, [484e] ils se rendent ridicules à-peu-près comme les politiques, quand ils assistent à vos assemblées et à vos disputes (…)
Il est bon dʼavoir une teinture de philosophie, autant quʼil en faut pour que lʼesprit soit cultivé ; et il nʼest pas honteux à un jeune homme dʼétudier la philosophie. Mais lorsquʼon est sur le retour de lʼâge, et quʼon philosophe encore, la chose devient alors ridicule, Socrate. [485b] Pour moi, je suis, par rapport à ceux qui sʼappliquent à la philosophie, dans la même disposition dʼesprit quʼà lʼégard de ceux qui bégaient et sʼamusent à jouer. Quand je vois un enfant à qui cela convient encore, bégayer ainsi en parlant et badiner, jʼen suis fort aise, je trouve cela gracieux, noble, et séant à cet âge ; tandis que si jʼentends un enfant articuler avec précision, cela me choque, me blesse lʼoreille, et me paraît sentir lʼesclave. Mais si cʼest un homme que lʼon entend ainsi bégayer ou quʼon voit jouer, la chose paraît ridicule, indécente à cet âge, et digne du fouet. Voilà ce que je pense de ceux qui sʼoccupent de philosophie. Quand je vois un [485c] jeune homme sʼy adonner, jʼen suis charmé, cela me semble à sa place, et je juge que ce jeune homme a de la noblesse dans les sentimens. Sʼil la néglige au contraire, je le regarde comme une âme basse, qui ne se croira jamais capable dʼune action belle [485d] et généreuse. Mais lorsque je vois un vieillard qui philosophe encore, et nʼa point renoncé à cette étude, je le tiens digne du fouet, Socrate. Comme je disais en effet tout-à-lʼheure, quelque beau naturel quʼait un pareil homme, il ne peut manquer de tomber au-dessous de lui-même, en évitant les endroits fréquentés de la ville, et les places publiques, où les hommes, selon le poète[25], acquièrent de la célébrité : et il passe ainsi caché le reste de ses jours à jaser dans un coin avec trois ou [485e] quatre jeunes, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours noble, grand, et qui vaille quelque chose. (…)
Cependant, mon cher Socrate (ne tʼoffense point de ce que je vais dire ; cʼest par bienveillance que je te parle ainsi), ne trouves-tu pas quʼil est honteux pour toi dʼêtre dans lʼétat où je suis persuadé que tu es, ainsi que tous ceux qui passent leur vie à parcourir le carrière philosophique ? Si quelquʼun mettait actuellement la main sur toi, ou sur un de ceux qui te ressemblent, et te conduisait en prison, disant que tu lui as fait tort, quoiquʼil nʼen soit rien, tu sais que tu serais [486b] fort embarrassé de ta personne, que la tête te tournerait, et que tu ouvrirais la bouche toute grande, sans savoir que dire. Lorsque tu paraîtrais devant les juges, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mopareil dʼextravagances ou de puérilités, qui finiront par te ruiner et te faire une maison déserte, et propose-toi pour modèles, non ceux qui disputent sur ces [486d] bagatelles, mais ceux qui ont du bien, du crédit, et qui jouissent des avantages de la vie.

Ruse et séduction de la parole

Odyssée : le Cyclope (IX, 105-566)
Traduction Bareste 1842, http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/bareste/odyssbareste/odyssbareste09/odyssbareste09.htm
Après avoir échappé aux Lotophages porteurs d’oubli, Ulysse et ses compagnons arrivent près de l’ile des Cyclopes ; ils débarquent d’abord sur l’ile déserte voisine, où ils se reposent.

sauvage-humain

(Vers 105) Le cœur navré de douleur, nous abandonnons ces côtes ; et bientôt nous arrivons au pays des orgueilleux Cyclopes, de ces hommes qui vivent sans lois, qui se confient aux soins des dieux, qui ne sèment aucune plante et ne labourent jamais la terre. Là tout s’élève sans semence et sans culture ; Jupiter, par ses pluies abondantes, fait croître pour ces géants l’orge, le froment et les vignes, qui, chargées de grappes, donnent un vin délicieux. Les Cyclopes n’ont point d’assemblées, ni pour tenir conseil, ni pour rendre la justice ; mais ils vivent sur les sommets des montagnes, dans des grottes profondes, et ils gouvernent leurs enfants et leurs épouses sans avoir aucun pouvoir les uns sur les autres.
En face du port et à quelque distance du pays des Cyclopes s’étend une île fertile couverte de forêts, où naissent en foule des chèvres sauvages ; car les pas des hommes ne les mettent point en fuite.[…]

L’homme et les fruits de la terre
Ce long passage donne à penser la distinction entre "guerre" et "massacre"

(Vers 166) De cette île nous voyons s’élever à peu de distance la fumée du pays des Cyclopes, et nous entendons leurs voix mêlées au bêlement des chèvres et des brebis. Quand le soleil a terminé sa course et que les ténèbres du soir se sont répandues sur la terre, nous nous couchons sur le rivage. Au retour de la brillante Aurore, je rassemble tous mes guerriers, et je leur dis :
« Vous, restez maintenant en ces lieux ; moi, avec les rameurs de mon navire, j’irai visiter ces peuples et savoir s’ils sont cruels, sauvages et sans justice, ou s’ils sont hospitaliers et si leur âme respecte les dieux. »
En achevant ces paroles, je m’embarque et j’ordonne à mes compagnons de me suivre et de délier les cordages ; ils obéissent aussitôt, se placent sur les bancs, et tous assis en ordre ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Lorsque nous touchons au rivage du pays des Cyclopes, nous apercevons à l’entrée du port, près de la mer, une caverne immense ombragée de lauriers. Là reposent de nombreux troupeaux de chèvres et de brebis. Autour de la caverne s’étend une bergerie construite sur des pierres enfouies dans le sol et entourées de pins énormes et de chênes à la haute chevelure. Là demeure aussi un homme gigantesque, qui, seul, fait paître au loin ses troupeaux : il ne se mêle point aux autres Cyclopes, mais, toujours à l’écart, il renferme dans son cœur l’injustice et la cruauté. Ce monstre horrible n’est point semblable à un homme qui se nourrit des fruits de la terre ; car il ressemble à un mont élevé couronné d’arbres, dont le sommet s’élève au-dessus de toutes les montagnes. J’ordonne à mes compagnons de rester près du navire pour le garder ; puis je choisis douze de mes plus vaillants guerriers, et je prends encore avec moi une outre de peau de chèvre remplie d’un vin délicieux que me donna Maron, fils d’Évanthée, prêtre d’Apollon. — Maron régnait sur la ville d’Ismare, et il habitait le bois sacré du brillant dieu du jour ; nous, pleins de vénération pour ce prêtre, nous le protégeâmes, lui, sa femme, ses enfants, et, en récompense, il me combla de présents magnifiques : il me donna sept talents d’or d’un travail précieux, un cratère d’argent, et il remplit douze amphores d’un vin suave et pur, véritable breuvage des dieux ; hors Maron, sa femme et l’intendante, nul dans la maison, pas même les esclaves, ne croyait à l’existence du vin détectable dont il nous fit présent. Lorsque, dans une coupe, on mêlait ce délicieux nectar avec vingt mesures d’eau, alors s’exhalait du cratère un suave et divin parfum auquel personne ne pouvait résister. — J’emporte donc une grande outre remplie de ce vin, et dans un sac de cuir je mets des provisions ; car je pensais déjà au fond de mon cœur que je rencontrerais un homme doué d’une force immense, plein de férocité, et ne connaissant ni la justice ni les lois.
Bientôt nous arrivons à l’antre, et nous n’apercevons point le géant : il faisait paître ses magnifiques troupeaux. Nous entrons dans la caverne et nous y trouvons des corbeilles chargées de fromage. Des chevreaux et des agneaux remplissent la bergerie et sont enfermés dans différentes enceintes : dans les unes sont les agneaux nés les premiers, dans les autres sent les plus jeunes, et dans les troisièmes sont ceux qui ne viennent que de naître. Nous y trouvons encore des vases de toutes espèces dans lesquels le Cyclope trait ses troupeaux et qui sont remplis de lait et rangés en ordre. Mes compagnons m’engagent à prendre quelques fromages et à nous en retourner ensuite ; ils me supplient aussi d’enlever des chèvres et des brebis, de les emmener dans notre navire et de franchir avec elles l’onde amère. Mais moi je ne les écoutai point (j’eusse cependant mieux fait de suivre leurs conseils !), parce que je voulais voir le Cyclope et savoir s’il m’accorderait les présents de l’hospitalité. Hélas ! cette entrevue devait être fatale à mes braves compagnons !
Nous allumons des bûchers et nous offrons des sacrifices aux dieux immortels ; puis nous prenons quelques fromages et nous les mangeons en attendant le Cyclope qui arrive bientôt en portant un lourd fardeau de bois desséché pour apprêter son repas et qu’il jette à l’entrée de sa caverne avec un bruit horrible. Nous, saisis d’effroi, nous fuyons jusqu’au fond de l’antre. Le Cyclope fait entrer dans sa vaste grotte toutes les chèvres qu’il veut traire ; il laisse dans la cour les boucs et les béliers, et il soulève et roule un énorme rocher qu’il applique ensuite contre sa demeure. Vingt deux chariots à quatre roues n’auraient pu remuer la lourde pierre qu’il vient de placer à l’entrée de sa caverne. Le géant, s’étant assis, trait, selon sa coutume, ses brebis, ses chèvres bêlantes, et il rend les jeunes agneaux à leurs mères ; puis, laissant cailler la moitié du lait, il le dépose dans des corbeilles tressées avec soin, et il met l’autre moitié dans des vases afin que ce lait lui serve de breuvage pendant son repas du soir. Lorsqu’il a terminé ces apprêts, il met le feu au bois qu’il vient d’apporter. Tout à coup il nous aperçoit et nous dit :
« Étrangers, qui êtes-vous ? D’où venez-vous en traversant les plaines immenses de l’Océan ?Est-ce pour votre négoce, ou errez-vous, sans dessein, comme des pirates qui parcourent les mers en exposant leur vie et en portant le ravage chez des peuples étrangers ? »
Aux accents terribles de cette voix formidable et à l’aspect de cet affreux colosse, nous sommes saisis d’effroi. Cependant, moi, j’ose lui répondre en ces termes :
« Nous sommes Achéens, et nous revenons de la ville de Troie. Des vents contraires nous ont égarés sur les flots, pendant que nous voguions vers notre patrie, et nous nous sommes perdus dans des voies inconnues : ainsi l’a voulu Jupiter. Nous nous glorifions d’être les guerriers d’Agamemnon, fils d’Atrée, d’Agamemnon dont la gloire est immense sous le ciel ; car il a renversé une puissante ville et vaincu des peuples nombreux. Maintenant nous venons embrasser tes genoux afin que tu nous donnes, selon l’usage, l’hospitalité ou du moins quelques présents. Vaillant héros, respecte les dieux, puisque nous implorons ta pitié. Jupiter hospitalier est le vengeur des suppliants et des hôtes, et il accompagne toujours les vénérables étrangers. »
Telles sont mes paroles. Le cruel Cyclope me répond :
« Étranger, tu as sans doute perdu la raison, ou tu viens d’un pays bien éloigné, puisque tu m’ordonnes de respecter et de craindre les dieux. Sache donc que les Cyclopes se soucient peu de Jupiter et de tous les immortels fortunés : ils sont plus puissants qu’eux ! Pour éviter le courroux de Jupiter, je n’épargnerai ni toi, ni tes compagnons, à moins que je le veuille bien. Mais dis-moi maintenant où tu as laissé ton navire ; apprends-moi, pour que je le sache, s’il est à l’extrémité de l’île ou près de ma grotte. »
C’est ainsi qu’il parle afin de me tenter ; mais ma grande expérience n’est point dupe de ses ruses, et je lui réponds à mon tour par ces trompeuses paroles :
« Neptune, le dieu qui ébranle la terre, a brisé mon navire en le jetant contre un rocher, au moment où j’allais toucher le promontoire qui s’élève sur les bords de ton île ; et le vent a dispersé les débris de mon frêle esquif sur les flots de la mer. Moi et ces guerriers, nous avons seuls échappé à la triste mort ! »
A ces paroles le Cyclope ne répond rien. Il se lève brusquement, saisit deux de mes compagnons et les écrase comme de jeunes faons contre la pierre de la grotte : leur cervelle jaillit à l’instant et se répand sur la terre. Alors il divise leurs membres palpitants, prépare son repas, et, semblable au lion des montagnes, il dévore les chairs, les entrailles, et même les os remplis de moelle de mes deux compagnons. A la vue de cette indigne cruauté nous élevons, en gémissant, nos mains vers Jupiter, et le désespoir s’empare de nos âmes. Quand le Cyclope a rempli son vaste corps en mangeant ces chairs humaines, il boit un lait pur, se couche dans la caverne, et s’étend au milieu de ses troupeaux.
— Je voulus m’approcher de ce monstre, tirer le glaive aigu que je portais à mes côtés et le lui enfoncer dans la poitrine, à l’endroit où les muscles retiennent le foie, mais une autre pensée me retint ; car nous aurions péri dans cette grotte, et nous n’aurions jamais pu enlever avec nos mains l’énorme rocher que le géant avait placé à l’entrée de sa caverne.
— Ainsi nous attendons en gémissant le retour de la divine Aurore.
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le Cyclope allume de nouveau son bois desséché, trait ses superbes troupeaux, dispose tout avec ordre et rend ensuite les agneaux à leurs mères. Quand il a terminé ces apprêts, il saisit deux autres de mes compagnons et les dévore. Puis le monstre chasse hors de l’antre ses grasses brebis ; il enlève sans effort la roche immense de la porte, et il la remet ensuite aussi facilement qu’il aurait placé le couvercle d’un carquois. Le Cyclope, en faisant entendre de longs sifflements, conduit ses grasses brebis sur les montagnes ; et moi, je reste seul dans la grotte, méditant la vengeance, si toutefois Minerve veut encore me protéger. Parmi tous les projets qui se présentent à mon esprit, celui-ci me semble préférable :
— Le Cyclope avait placé dans l’étable l’énorme tronc d’un verdoyant olivier qu’il avait coupé pour lui servir de bâton quand cet arbre serait desséché ; nous le comparions, nous, au mât d’un navire sombre et pesant, garni de vingt rames, d’un de ces navires qui sillonnent l’immensité des mers, tant ce tronc était gros et long. J’en coupe une brasse et je donne cette partie à mes compagnons en leur commandant de la dégrossir ; ceux-ci la rendent unie, moi je la taille en pointe, et je l’endurcis encore en l’exposant à la flamme étincelante ; puis je la cache avec soin sous du fumier amoncelé dans la grotte. J’ordonne ensuite à mes compagnons de tirer au sort pour savoir ceux qui, avec moi, plongeront ce pieu dans l’œil du Cyclope, quand le monstre goûtera les charmes du repos. Les quatre guerriers que désigne le sort sont ceux-là même que j’aurais voulu choisir ; et moi je suis le cinquième.
— Vers le soir le géant revient en conduisant ses brebis à la belle toison ; il pousse dans la grotte ses troupeaux, et il n’en laisse aucun dehors, soit par défiance, soit qu’un dieu l’eût voulu ainsi. Il soulève l’énorme roche, la replace à l’entrée de sa caverne, s’assied, trait ses brebis et ses chèvres bêlantes, et rend les agneaux à leurs mères ; puis il saisit de nouveau deux de mes compagnons et les mange. Alors je m’approche du monstre, en tenant une coupe remplie d’un vin aux sombres couleurs, et je lui dis :
« Tiens, Cyclope, bois de ce vin, puisque tu viens de manger de la chair humaine. Je veux que tu
saches quel breuvage j’avais caché dans mon navire ; je te l’offre dans l’espoir que, prenant pitié de moi, tu me renverras promptement dans ma patrie. Cyclope, tes fureurs sont maintenant intolérables ! Homme cruel et sans justice, comment veux-tu que désormais les mortels viennent en ces lieux ? »
A ces paroles le monstre prend la coupe, et il éprouve un si vif plaisir à savourer ce doux breuvage, qu’il m’en demande une seconde fois en ces termes :
« Verse-moi encore de ce vin délectable, et dis-moi quel est ton nom, afin que je te donne, comme étranger, un présent qui te réjouisse. Notre terre féconde produit aussi du vin renfermé dans de belles grappes que fait croître la pluie de Jupiter ; mais le délicieux breuvage que tu me présentes émane et du nectar et de l’ambroisie. »

Mon nom est "Personne". La filiation fait-elle l’humain ?

Il dit, et aussitôt je lui verse de cette liqueur étincelante : trois fois j’en donne au Cyclope, et trois fois il en boit outre mesure. Aussitôt que le vin s’est emparé de ses sens, je lui adresse ces douces paroles :
« Cyclope, puisque tu me demandes mon nom, je vais te le dire ; mais fais-moi le présent de l’hospitalité comme tu me l’as promis. Mon nom est Personne : c’est Personne que m’appellent et mon père et ma mère, et tous mes fidèles compagnons. »
Le monstre cruel me répond :
« Personne, lorsque j’aurai dévoré tous tes compagnons je te mangerai le dernier : tel sera pour toi le présent de l’hospitalité. »
En parlant ainsi, le Cyclope se renverse : son énorme cou tombe dans la poussière ; le sommeil, qui dompte tous les êtres, s’empare de lui, et de sa bouche s’échappent le vin et les lambeaux de chair humaine qu’il rejette pendant son ivresse. Alors j’introduis le pieu dans la cendre pour le rendre brûlant, et par mes discours j’anime mes compagnons, de peur qu’effrayés ils ne m’abandonnent. Quand le tronc d’olivier est assez chauffé et que déjà, quoique vert, il va s’enflammer, je le retire tout brillant du feu, et mes braves compagnons restent autour de moi : un dieu m’inspira sans doute cette grande audace ! Mes amis fidèles saisissent le pieu pointu, l’enfoncent dans l’œil du Cyclope, et moi, me plaçant au sommet du tronc, je le fais tourner avec force.
— Ainsi, lorsqu’un artisan perce avec une tarière la poutre d’un navire et qu’au-dessous de lui d’autres ouvriers, tirant une courroie des deux côtés, font continuellement mouvoir l’instrument, de même nous faisons tourner le pieu dans l’œil du Cyclope. Tout autour de la pointe enflammée le sang ruisselle ; une ardente vapeur dévore les sourcils et les paupières du géant ; sa prunelle est consumée, et les racines de l’œil pétillent, brûlées par les flammes.
— Ainsi, lorsqu’un forgeron plonge dans l’onde glacée une hache ou une doloire rougies par le feu pour les tremper (car la trempe constitue la force du fer), et que ces instruments frémissent à grand bruit, de même siffle l’œil du Cyclope percé par le pieu brûlant. Le monstre pousse des hurlements affreux qui font retentir la caverne ; et nous, saisis de frayeur, nous nous mettons à fuir. Le Cyclope arrache de son œil ce pieu souillé de sang, et dans sa fureur il le jette au loin. Aussitôt il appelle à grands cris les autres Cyclopes qui habitent les grottes voisines sur des montagnes exposées aux vents. Les géants, en entendant la voix de Polyphème, accourent de tous côtés ; ils entourent sa caverne et lui demandent en ces termes la cause de son affliction :
« Pourquoi pousser de tristes clameurs pendant la nuit divine et nous arracher au sommeil ?
Quelqu’un parmi les mortels t’aurait-il enlevé malgré toi une brebis ou une chèvre ? Crains-tu que quelqu’un ne t’égorge en usant de ruse ou de violence ? »
Polyphème, du fond de son antre, leur répond en disant :
« Mes amis, Personne me tue, non par force mais par ruse. »
Les Cyclopes répliquent aussitôt :« Puisque personne ne te fait violence dans ta solitude, que nous veux-tu ? Il est impossible d’échapper aux maux que nous envoie le grand Jupiter. Adresse-toi donc à ton père, le puissant Neptune. »
À ces mots tous les Cyclopes s’éloignent. Moi je riais en songeant combien Polyphème avait été
trompé par mon nom supposé et par mon excellente ruse.
— Le Cyclope, souffrant d’atroces douleurs, pousse de longs gémissements ; il marche en cherchant la pierre qui ferme l’entrée de sa caverne, et bientôt il la trouve ; puis il la saisit, la déplace, et, s’asseyant devant l’ouverture de la grotte, il étend ses mains afin de prendre quiconque tenterait de s’échapper en se confondant avec les troupeaux : ce Cyclope me croyait donc bien insensé !
— Je cherche un moyen pour nous arracher à la mort, moi et mes compagnons. J’imagine mille ruses, mille stratagèmes ; car notre vie était en danger, et nous étions menacés par un grand malheur. Voici le projet qui me semble préférable. — Il y avait dans la grotte de gras béliers à l’épaisse toison, grands, beaux et couverts d’une laine noire. Je lie en secret trois de ces béliers avec les osiers flexibles sur lesquels dormait le monstre cruel ; le bélier du milieu cachait un homme, et de chaque côté se tenaient deux autres béliers pour protéger la fuite de mes compagnons : ainsi trois animaux sont destinés à porter un guerrier. Comme il restait encore le plus beau bélier du troupeau, je le saisis par le dos, et, me glissant sous son ventre, je me tiens à sa laine ; j’attache fortement mes mains à cette épaisse toison, et j’y reste suspendu avec une constance inébranlable. C’est ainsi qu’en soupirant nous attendons le retour de la divine Aurore.
Dès que la fille du matin a brillé dans les cieux, tous les béliers sortent pour se rendre aux
pâturages ; les brebis que le Cyclope n’a pu traire bêlent dans l’intérieur de la grotte ; car leurs mamelles sont chargées de lait. Le monstre, affligé par de grandes douleurs, passe sa main sur le dos des béliers sans soupçonner que sous leurs ventres touffus sont attachés mes braves compagnons. Enfin le dernier de tous, le plus beau bélier du troupeau sort de la caverne : il est chargé de son épaisse toison, et de moi que mille pensées agitent. Alors le puissant Polyphème, caressant l’animal de sa main, lui parle en ces termes :
« Cher bélier, pourquoi sors-tu aujourd’hui le dernier de ma grotte ? Autrefois, loin de rester en arrière des brebis, tu marchais à leur tête, et tu étais constamment le premier à paître dans les prairies et à brouter les tendres fleurs qui y croissent ; le premier aussi tu arrivais aux bords du fleuve et tu rentrais toujours le premier dans l’étable quand survenaient les ombres du soir. Cependant aujourd’hui te voilà le dernier de tous. Regretterais-tu l’œil de ton maître ? Personne, ce vil mortel, aidé de ses odieux compagnons, m’a privé de la vue après avoir dompté mes sens par la force du vin ; mais j’espère qu’il n’échappera pas à sa perte. Cher bélier, puisque tu partages mes peines, que n’es-tu doué de la parole pour me dire où cet homme se dérobe à ma fureur ! Je briserais alors son crâne contre le sol ; sa cervelle se répandrait de toutes parts dans ma caverne, et mon cœur serait soulagé de tous les maux que m’a causés Personne, cet homme sans valeur ! » En achevant ces paroles il laisse sortir l’animal. Quand nous sommes à quelque distance de la grotte je quitte le premier la laine du bélier et je délie ensuite mes compagnons. Aussitôt nous chassons devant nous les animaux les plus gras, les béliers aux jambes élancées jusqu’à ce que nous soyons arrivés près de notre vaisseau. Joyeux, enfin, nous apparaissons à nos chers compagnons, nous qui venions d’échapper à la mort !
Mais ces guerriers, regrettant les victimes du Cyclope, poussent de longs gémissements. Moi, par mes regards, je ne leur permets pas de pleurer plus longtemps, et je leur ordonne de conduire ces superbes et nombreux troupeaux dans notre navire et de fendre ensuite l’onde amère. Mes compgnons s’embarquent, se placent sur les bancs, et, assis en ordre, ils frappent de leurs rames la mer blanchissante.
Lorsque nous sommes loin de l’île, à une distance d’où ma voix peut encore se faire entendre, j’adresse au Cyclope ces paroles outrageantes :
« Ce ne sont point les compagnons d’un lâche que tu as dévorés en les égorgeant avec violence
dans ta grotte profonde ! Homme cruel, tes horribles forfaits devaient être expiés, puisque tu n’as pas craint de manger tes propres hôtes dans ta demeure ! Jupiter et les autres dieux t’ont puni ! »
A ces mots le Cyclope sent redoubler sa rage ; il arrache le sommet d’une montagne et le lance au-delà de mon navire à la proue azurée, (le rocher faillit effleurer l’extrémité de mon gouvernail). Alors la mer est bouleversée par la chute de cette énorme pierre ; les flots sont émus, ils refluent avec violence, repoussent mon vaisseau qui, soulevé par les ondes, est près de toucher au rivage. Aussitôt de mes deux mains je saisis un fort aviron, et j’éloigne mon navire de la plage ; puis j’encourage de nouveau mes compagnons, et je leur ordonne, par un signe de tête, de se courber sur les rames pour éviter un malheur ; ceux-ci obéissent et rament avec effort. Quand nous sommes en mer, deux fois plus loin qu’auparavant, je veux encore parler au Cyclope, mais les guerriers qui m’accompagnent veulent me faire abandonner ce projet :
« Téméraire, me disent-ils, pourquoi vouloir toujours irriter ce monstre cruel ? C’est lui qui, lançant un rocher dans la mer, a jeté notre vaisseau sur ce rivage où nous avons pensé mourir. S’il entend encore ta voix et tes menaces, il va tout à la fois écraser nos têtes et briser les poutres du navire sous le poids d’une énorme pierre qu’il nous lancera violemment ! »
Ainsi parlent mes compagnons, mais ils ne parviennent point à me fléchir. Alors plein de colère, je m’écrie :
« Cyclope, si quelqu’un parmi les faibles mortels t’interroge sur la honteuse plaie causée par la
perte de ton œil, dis-lui qu’elle te fut faite par le fils de Laërte, Ulysse, le destructeur des villes, Ulysse qui possède de superbes palais dans Ithaque. »
A ces paroles le monstre répond en gémissant :
« Hélas ! la voilà donc accomplie cette ancienne prédiction ! Jadis était en cette île un devin fort et
puissant qui s’appelait Télémus : il était fils d’Euryme, et il excellait dans l’art de la divination. Télémus vieillit au milieu des Cyclopes en leur annonçant l’avenir : il me prédit tout ce qui devait plus tard s’accomplir, et il me dit qu’Ulysse me ravirait la vue. Je m’attendais toujours à voir arriver dans ma grotte un héros grand, superbe, et doué d’une force immense ; et pourtant aujourd’hui c’est un homme petit, faible et lâche, qui m’arrache l’œil après m’avoir dompté par le vin ! Viens donc maintenant, Ulysse, pour que je t’offre les dons de l’hospitalité et que je supplie Neptune de t’accorder un heureux voyage ; car moi, je suis son fils, et il se glorifie, lui, d’être mon père ! Mais si cet immortel le veut, il me guérira : lui seul, parmi les hommes et les dieux, en a le pouvoir ! »
Il dit ; et moi je lui réponds en ces termes :
« Que ne suis-je aussi sûr, monstre cruel, de te priver de la vie et de t’envoyer dans les sombres
demeures de Pluton, comme il est certain que Neptune ne te rendra pas ton œil ! »
Alors le Cyclope implore Neptune en élevant ses mains vers le ciel étoile.
« Écoute-moi, puissant Neptune, immortel à la chevelure azurée, toi qui entoures la terre et les
eaux ! Si vraiment je suis ton fils, et si tu te glorifies d’être mon père, fais que ce destructeur des villes (ce fils de Laërte, habitant d’Ithaque) ne retourne point dans ses demeures ! Cependant, si le destin veut qu’il revoie ses amis, sa patrie et ses riches palais, fais du moins que, conduit sur un navire étranger, il ne rentre dans ses foyers qu’après de longues années de souffrances ; fais encore, ô Neptune, qu’après avoir perdu tous ses compagnons, il ne trouve dans sa maison que de nouvelles infortunes ! »
C’est ainsi qu’il priait, et Neptune exauça ses vœux. — Le Cyclope saisissant de nouveau une roche plus lourde encore que la première, la balance dans les airs et la jette avec force loin de lui : cette masse tombe derrière mon navire à la proue azurée et longe l’extrémité du gouvernail. La mer est bouleversée par la chute de cette roche énorme ; les vagues émues poussent le navire en avant et le portent vers la rive.
Lorsque nous touchons à l’île où les autres vaisseaux sont restés, nous trouvons nos compagnons
se livrant à la douleur et nous attendant en versant des torrents de larmes. Nous tirons le navire sur le sable et nous descendons tous sur le rivage de la mer. Mes amis fidèles font sortir du vaisseau les troupeaux enlevés au Cyclope ; nous les divisons entre nous, afin que chacun ait une part égale au butin.
Quand les troupeaux sont partagés, mes guerriers aux belles cnémides me font présent du bélier sous lequel je m’étais caché ; je l’immole aussitôt sur la rive, et je brûle les cuisses de cette victime en l’honneur du fils de Saturne, qui commande aux sombres nuages et règne sur tous les immortels.
— Jupiter, loin d’accueillir favorablement mon offrande, délibéra comment il anéantirait mes navires aux belles rames et ferait périr mes compagnons fidèles. — Pendant tout le jour et jusqu’au coucher du soleil nous restons assis sur le rivage, goûtant les mets abondants et savourant le vin délectable. Mais, quand l’astre du jour a terminé sa course et que les ténèbres se sont répandues sur la terre, nous nous endormons sur la plage.
— Le lendemain, dès que la fille du matin, Aurore aux doigts de rose, a brillé dans les deux, je réveille mes compagnons et je leur ordonne de s’embarquer et de délier les cordages. Ils montent aussitôt dans le navire, se placent sur les bancs, et tous assis en ordre ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Ainsi nous voguons loin de ces rives, heureux d’échapper à la mort ; mais le cœur attristé d’avoir perdu nos compagnons chéris.

Odyssée : les Lestrygons (X, 80-132)
Peu après l’épisode des Cyclopes, nouvelle rencontre avec des anthropophages.

Durant six jours et six nuits nous errons sur la mer ; mais le septième jour nous apercevons la haute ville de Lamus, la spacieuse Lestrygonie. Là, le berger, rentrant avec ses troupeaux, appelle un autre berger qui, répondant à la voix de son compagnon, s’empresse de sortir avec ses troupeaux et de les conduire dans les campagnes. Là, un homme qui saurait vaincre le sommeil gagnerait un double salaire s’il menait paître tour à tour les bœufs et les blanches brebis ; car les voies de la nuit et du jour se touchent.
— Nous atteignons un port superbe qu’entoure de toutes parts une roche escarpée dont les deux
extrémités s’avancent jusqu’à l’embouchure et forment une étroite entrée. C’est dans ce port que mes compagnons entrent avec nos navires ballottés par les flots, et qu’ils les attachent les uns auprès des autres. Jamais aucune vague ne s’élève dans cette enceinte, où règne constamment une paisible sérénité.
Moi seul, resté en dehors, je lie mon sombre navire à un rocher situé à l’extrémité du port, et je monte ensuite sur une hauteur pour connaître le pays. Je n’aperçois d’abord aucune trace de culture, ni de travaux humains ; mais je vois seulement s’élever du sein de la terre des tourbillons de fumée. Je prends alors deux de mes plus vaillants compagnons et un héraut pour les envoyer à la découverte et pour savoir quels sont les hommes qui, dans cette contrée, se nourrissent des doux fruits de la terre. Ces guerriers prennent une route facile, la même que suivent les chariots lorsqu’ils conduisent à la ville le bois coupé sur les hautes montagnes. Près de la cité ils rencontrent la vaillante fille du Lestrygon Antiphate qui s’en allait puiser de l’eau : elle descendait à la limpide fontaine Artacie ; car c’était là qu’on venait chercher l’eau nécessaire à la ville. Mes compagnons s’adressent à cette jeune fille, lui demandent quel est le roi de ces contrées, sur quels peuples il règne ; et aussitôt elle leur montre les superbes demeures de son père. Ils se
rendent au palais et trouvent une femme grande comme une haute montagne : à cette vue ils sont saisis d’horreur. Soudain cette femme fait venir de la place publique le célèbre Antiphate, son époux, qui médite la mort de mes braves compagnons. Il en saisit un, et le prépare pour son repas ; les deux autres s’enfuient en toute hâte pour regagner la flotte. Mais Antiphate pousse de grands cris, et aussitôt les vigoureux Lestrygons, qui ressemblent non à des hommes, mais à des géants, accourent en foule de toutes parts. Ces peuples, du haut des montagnes, jettent d’énormes pierres ; et du sein de notre flotte s’élève un affreux tumulte causé par les gémissements de nos rameurs et par le fracas de nos navires brisés. Les Lestrygons percent mes guerriers comme de faibles poissons, et ils les emportent pour leurs ignobles festins. Tandis que ces géants massacrent mes compagnons dans l’intérieur du port, moi je tire mon glaive aigu et je coupe les câbles de mon navire. Soudain, excitant les guerriers, je leur ordonne de se courber sur les rames pour échapper au malheur. Tous alors, craignant la mort, rament avec vitesse. Mon
navire trouve enfin son salut au milieu des mers, loin de ces roches élevées. Mais tous nos autres
vaisseaux périrent dans le port. Nous recommençons à naviguer, contents d’avoir échappé au trépas, mais affligés d’avoir perdu nos compagnons chéris.

[1,0] HISTOIRE d’ HÉRODOTE - LIVRE PREMIER : CLIO
En présentant au public ces recherches, Hérodote d’Halicarnasse se propose de préserver de l’oubli les actions des hommes, de célébrer les grandes et merveilleuses actions des Grecs et des Barbares, et, indépendamment de toutes ces choses, de développer les motifs qui les portèrent à se faire la guerre.
[1,1] I. Les Perses les plus savants dans l’histoire de leur pays attribuent, aux Phéniciens la cause de cette inimitié. Ils disent que ceux-ci étant venus des bords de la mer Érythrée sur les côtes de la nôtre, ils entreprirent de longs voyages sur mer, aussitôt après s’être établis dans le pays qu’ils habitent encore aujourd’hui, et qu’ils transportèrent des marchandises d’Égypte et d’Assyrie en diverses contrées, entre autres à Argos. Cette ville surpassait alors toutes celles du pays connu actuellement sous le nom de Grèce. Ils ajoutent que les Phéniciens y étant abordés se mirent à vendre leurs marchandises ; que cinq ou six jours après leur arrivée la vente étant presque finie, un grand nombre de femmes se rendit sur le rivage, et parmi elles la fille du roi ; que cette princesse, fille d’Inachus, s’appelait Io, nom que lui donnent aussi les Grecs. Tandis que ces femmes, continuent les mêmes historiens, achetaient près de la poupe ce qui était le plus de leur goût, les Phéniciens, s’animant les uns les autres, se jetèrent sur elles. La plupart prirent la fuite ; mais Io fut enlevée, et d’autres femmes avec elle. Les Phéniciens, les ayant fait embarquer, mirent à la voile, et firent route vers l’Égypte.
[1,2] II. Voilà, selon les Perses, en cela peu d’accord avec les Phéniciens, comment Io passa en Égypte : voilà le principe des injustices réciproques qui éclatèrent entre eux et les Grecs. Ils ajoutent qu’ensuite quelques Grecs (ils ne peuvent les nommer, c’étaient peut-être des Crétois) abordés à Tyr en Phénicie enlevèrent Europe, fille du roi : c’était sans doute user du droit de représailles ; mais la seconde injustice ne doit, selon les mêmes historiens, être imputée qu’aux Grecs. Ils disent que ceux-ci se rendirent sur un vaisseau long à Aea, en Colchide, sur le Phase, et qu’après avoir terminé les affaires qui leur avaient fait entreprendre ce voyage, ils enlevèrent Médée, fille du roi ; que ce prince ayant envoyé un ambassadeur en Grèce pour redemander sa fille et exiger réparation de cette injure, les Grecs lui répondirent que puisque les Colchidiens n’avaient donné aucune satisfaction de l’enlèvement d’Io, ils ne lui en feraient point de celui de Médée.
[1,3] III. Les mêmes historiens disent aussi que, la seconde génération après ce rapt, Alexandre (Pâris), fils de Priam, qui en avait entendu parler, voulut par ce même moyen se procurer une femme grecque, bien persuadé que les autres n’ayant point été punis, il ne le serait pas non plus. Il enleva donc Hélène ; mais les Grecs, continuent-ils, s’étant assemblés, furent d’avis d’envoyer d’abord des ambassadeurs pour demander cette princesse, et une réparation de cette insulte. A cette proposition les Troyens opposèrent aux Grecs l’enlèvement de Médée, leur reprochèrent d’exiger une satisfaction, quoiqu’ils n’en eussent fait aucune, et qu’ils n’eussent point rendu cette princesse après en avoir été sommés.
[1,4] IV. Jusque-là, disent les Perses, il n’y avait eu de part et d’autre que des enlèvements ; mais depuis cette époque les Grecs se mirent tout à fait dans leur tort, en portant la guerre en Asie avant que les Asiatiques l’eussent déclarée à l’Europe. Or, s’il y a de l’injustice, ajoutent-ils, à enlever des femmes, il y a de la folie à se venger d’un rapt, et de la sagesse à ne s’en pas mettre en peine, puisqu’il est évident que, sans leur consentement, on ne les eût pas enlevées. Les Perses assurent que, quoiqu’ils soient Asiatiques, ils n’ont tenu aucun compte des femmes enlevées dans cette partie du monde ; tandis que les Grecs, pour une femme de Lacédémone, équipèrent une flotte nombreuse, passèrent en Asie, et renversèrent le royaume de Priam. Depuis cette époque, les Perses ont toujours regardé les Grecs comme leurs ennemis ; car ils s’arrogent l’empire sur l’Asie et sur les nations barbares qui l’habitent, et considèrent l’Europe et la Grèce comme un continent à part.
[1,5] V. Telle est la manière dont les Perses rapportent ces événements, et c’est à la prise d’Ilion qu’ils attribuent la cause de la haine qu’ils portent aux Grecs. A l’égard d’Io, les Phéniciens ne sont pas d’accord avec les Perses. Ils disent que ce ne fut pas par un enlèvement qu’ils la menèrent en Égypte : qu’ayant eu commerce à Argos avec le capitaine du navire, quand elle se vit grosse, la crainte de ses parents la détermina à s’embarquer avec les Phéniciens, pour cacher son déshonneur. Tels sont les récits des Perses et des Phéniciens. Pour moi, je ne prétends point décider si les choses se sont passées de cette manière ou d’une autre ; mais, après avoir indiqué celui que je connais pour le premier auteur des injures faites aux Grecs, je poursuivrai mon récit, qui embrassera les petits États comme les grands : car ceux qui florissaient autrefois sont la plupart réduits à rien, et ceux qui fleurissent de nos jours étaient jadis peu de chose. Persuadé de l’instabilité du bonheur des hommes, je me suis déterminé à parler également des uns et des autres.
Eschyle, Les Perses

Traduction Pierron 1870 http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/eschyle/index.htm

Dans cette tragédie, qui porte exceptionnellement sur un sujet d’actualité historique (la victoire des Grecs sur les Perses à Salamine en 480 av. J.-C.), Eschyle se place du point de vue des vaincus : autour du chœur des Fidèles, les conseillers du roi, s’expriment successivement la reine-mère, l’ombre du défunt roi Darius et enfin son fils, le jeune roi vaincu Xerxès.
1. Songe de la Reine perse Atossa, veuve de Darius et mère de Xerxès, au matin de la bataille (vers176 – 214)

Mille songes pendant les nuits viennent sans cesse m’assaillir, depuis que mon fils a rassemblé son armée, depuis qu’il est parti, brûlant de dévaster la terre d’Ionie. Mais nul encore ne m’a aussi vivement frappée que le songe de la dernière nuit. Écoute. Il m’a semblé voir deux femmes apparaître devant moi, magnifiquement vêtues : l’une était parée de l’habit des Perses, l’autre du costume dorien ; leur taille avait plus de majesté que celle des femmes d’aujourd’hui ; leur beauté était sans tache ; c’étaient deux filles de la même race, c’étaient deux sœurs. A chacune d’elles le sort avait fixé sa patrie : l’une habitait la terre de Grèce, l’autre la terre des Barbares. Un débat, à ce qu’il me paraissait, s’éleva entre elles. Mon fils s’en aperçoit ; il les arrête, il les apaise ; puis l’une et l’autre il les attelle à son char, le cou captif sous les mêmes courroies. Et l’une s’enorgueillissait de son harnais, et sa bouche ne résistait pas au frein. L’autre, au contraire, se cabre ; de ses deux mains elle disloque les pièces du char ; elle s’élance, entraînant ces débris : elle a jeté son frein et brisé son joug. Mon fils tombe ; Darius son père accourt, le console ; mais Xerxès, à cette apparition, déchire ses vêtements sur son corps.
Voilà le récit de ma vision nocturne. À mon lever, je baignai mes mains dans une source pure ;
préparée pour le sacrifice, je m’approchai de l’autel. J’allais présenter l’offrande aux dieux qui protègent contre les sinistres présages. Tout à coup un aigle vient se réfugier au foyer du Soleil. Saisie d’effroi, je demeurai sans voix, mes amis. Bientôt, d’un vol rapide, un épervier s’abat sur l’aigle à mes yeux ; de ses serres, il lui déchire la tête, et l’aigle épouvanté lui abandonne son corps sans résistance.
Ce que j’ai vu m’a effrayée ; mon récit vous remplit de crainte ; car vous le savez assez, vainqueur mon fils deviendrait le plus glorieux des héros. Vaincu, toutefois, il n’a nul compte à rendre à ses sujets ; et, s’il vit, il régnera comme auparavant sur cet empire.


Récit de la défaite de Salamine (vers 347 – 434)

LE COURRIER.
Les dieux ont voulu sauver la cité de la déesse Pallas.
ATOSSA
Athènes est-elle une cité inexpugnable ?
LE COURRIER.
Athènes contient des hommes ; et c’est là le rempart invincible.
ATOSSA.
Mais comment, dis-moi, le combat s’est-il engagé ? Sont-ce les Grecs qui ont commencé l’attaque ? Est-ce mon fils, trop plein de confiance dans la multitude de ses navires ?
LE COURRIER.
Reine, un dieu déployant ses vengeances, quelque fatal génie fondant sur nous, voilà quelle a été la cause
première du désastre. Un soldat grec de l’armée athénienne était venu dire à ton fils Xerxès qu’à l’instant
où les noires ombres de la nuit seraient descendues, les Grecs abandonneraient la position ; que, pour
sauver leur vie, ils allaient se rembarquer en hâte et se disperser dans les ténèbres. À cette nouvelle,
Xerxès, qui ne se méfiait ni de la ruse du Grec ni de la jalousie des dieux, ordonne à tous les commandants de la flotte qu’à l’instant où la terre cesserait d’être éclairée par les rayons du soleil et où les ombres de la nuit rempliraient les espaces célestes, ils disposent sur trois rangs leurs innombrables navires ; qu’ils ferment tous les passages, tous les détroits ; que d’autres vaisseaux enfin investissent l’île d’Ajax. « Si les Grecs évitent leur fatal destin, si leur flotte trouve le moyen d’échapper furtivement, vous serez tous décapités. » Tels furent les ordres qu’il donna dans sa confiance ; car il ne savait pas ce que lui réservaient les dieux.
Les troupes se préparent sans confusion, sans négligence ; elles prennent le repas du soir ; les matelots attachent par la courroie leurs rames aux bancs, toutes prêtes pour la manœuvre. Quand la lumière du soleil a disparu, quand la nuit est survenue, rameurs, soldats, chacun regagne son navire. Les rangs de la flotte guerrière se suivent dans l’ordre prescrit. Tous les vaisseaux se rendent à leur poste, et, durant toute la nuit, les pilotes tiennent les équipages en haleine. Cependant la nuit se passait, et nulle part l’armée des Grecs ne tentait de s’échapper à la faveur des ténèbres.
Bientôt le jour aux blancs coursiers répandit sur le monde sa resplendissante lumière : à cet instant, une clameur immense, modulée comme un chant sacré, s’élève dans les rangs des Grecs, et l’écho des rochers de l’île répond à ces cris par l’accent de sa voix éclatante. Trompés dans leur espoir, les Barbares sont saisis d’effroi ; car il n’était point l’annonce de la fuite, cet hymne saint que chantaient les Grecs : pleins d’une audace intrépide, ils se précipitaient au combat. Le son de la trompette enflammait tout ce mouvement. Le signal est donné ; soudain les rames retentissantes frappent d’un battement cadencé l’onde salée qui frémit : bientôt leur flotte apparaît tout entière à nos yeux. L’aile droite marchait la première en bel ordre ; le reste de la flotte suivait, et ces mots retentissaient au loin : « Allez, ô fils de la Grèce, délivrez la patrie, délivrez .vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos pères, et les tombeaux de vos aïeux. Un seul combat va décider de tous vos biens. » À ce cri nous répondons, de notre côté, par un bruit impétueux en langue perse ; la bataille allait s’engager.
Déjà les proues d’airain se heurtent contre les proues : un vaisseau grec a commencé le choc ; il fracasse les agrès d’un vaisseau phénicien. Ennemi contre ennemi les deux flottes s’élancent. Au premier effort, le torrent de l’armée des Perses ne recula pas. Mais bientôt, entassés dans un espace resserré, nos innombrables navires s’embarrassent les uns aux autres, s’entrechoquent mutuellement de leurs becs d’airain : des rangs de rames entiers sont fracassés. Cependant la flotte grecque, par une manœuvre habile, forme cercle alentour, et porte de toutes parts ses coups. Nos vaisseaux sont culbutés ; la mer disparaît sous un amas de débris flottants et de morts ; les rivages, les écueils se couvrent de cadavres. Tous les navires de la flotte des Barbares ramaient pour fuir en désordre : comme des thons, comme des poissons qu’on vient de prendre au filet, à coups de tronçons de rames, de débris de madriers, on écrase les Perses, on les met en lambeaux. La mer résonne au loin de gémissements, de voix lamentables. Enfin la nuit montra sa sombre face, et nous déroba au vainqueur. Je ne détaille point : à énumérer toutes nos pertes, dix jours entiers ne suffiraient pas. Sache seulement que jamais, en un seul jour, il n’a péri une telle multitude d’hommes.
ATOSSA.
Hélas ! hélas ! une immense mer d’infortunes vient d’engloutir les Perses et toute la race des Barbares.

Hérodote, l’Égypte (II, 35-36)
Traduction Larcher, 1850 http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/index.htm

Sur les neuf livres des Enquêtes, Hérodote en consacre un entier à l’Égypte. Les Égyptiens sont des barbares, puisqu’ils ne parlent pas le grec, et leurs mœurs sont bien étranges. Mais le regard d’Hérodote n’oublie pas qu’ils sont porteurs d’une culture plus ancienne que la grecque.

Etrange, étrangeté, inversion

XXXV. Je m’étendrai davantage sur ce qui concerne l’Égypte, parce qu’elle renferme plus de merveilles que nul autre pays, et qu’il n’y a point de contrée où l’on voie tant d’ouvrages admirables et au-dessus de toute expression : par ces raisons, je m’étendrai davantage sur ce pays. Comme les Égyptiens sont nés sous un climat bien différent des autres climats et que le Nil est d’une nature bien différente du reste des fleuves, aussi leurs usages et leurs lois diffèrent-ils pour la plupart de ceux des autres nations. Chez eux, les femmes vont sur la place et s’occupent du commerce, tandis que les hommes, renfermés dans leurs maisons, travaillent à la toile. Les autres nations font la toile en poussant la trame en haut, les Égyptiens en la poussant en bas. En Égypte, les hommes portent les fardeaux sur la tête, et les femmes sur les épaules. Les femmes urinent debout, les hommes accroupis ; quant aux autres besoins naturels, ils se renferment dans leurs maisons ; mais ils mangent dans les rues. Ils apportent pour raison de cette conduite que les choses indécentes, mais nécessaires, doivent se faire en secret, au lieu que celles qui ne sont point indécentes doivent se faire en public. Chez les Égyptiens, les femmes ne peuvent être prêtresses d’aucun dieu ni d’aucune déesse ; le sacerdoce est réservé aux hommes. Si les enfants mâles ne veulent point nourrir leurs pères et leurs mères, on ne les y force pas ; mais si les filles le refusent, on les y contraint.

XXXVI. Dans les autres pays, les prêtres portent leurs cheveux ; en Égypte, ils les rasent. Chez les autres nations, dès qu’on est en deuil, on se fait raser, et surtout les plus proches parents ; les Égyptiens, au contraire, laissent croître leurs cheveux et leur barbe à la mort de leurs proches, quoique jusqu’alors ils se
fussent rasés. Les autres peuples prennent leurs repas dans un endroit séparé des bêtes, les Égyptiens
mangent avec elles. Partout ailleurs on se nourrit de froment et d’orge ; en Égypte, on regarde comme
déshonorés ceux qui s’en nourrissent et l’on y fait usage d’épeautre. Ils pétrissent la farine avec les pieds,
mais ils l’argile avec les mains. Toutes les autres nations, excepté celles qui sont instruites par eux, laissent
les parties de la génération dans leur état naturel ; eux, au contraire, se font circoncire. Les hommes ont
chacun deux habits, les femmes n’en ont qu’un. Les autres peuples attachent en dehors les cordages et les
anneaux ou crochets des voiles ; les Égyptiens, en dedans. Les Grecs écrivent et calculent avec des jetons,
en portant la main de la gauche vers la droite ; les Égyptiens, en la conduisant de la droite à la gauche ; et
néanmoins ils disent qu’ils écrivent et calculent à droite, et les Grecs à gauche. Ils ont deux sortes de
lettres, les sacrées et les populaires1
.
Hérodote a voyagé en Égypte, surtout dans le delta et à Memphis, et jusqu’à Assouan, affirme-t-il (II, 29) ;
il a observé que le Nil se comportait à l’inverse des cours d’eau de son Asie mineure natale : ses crues sont
en été alors qu’il ne pleut pas. De là l’idée que les hommes d’Égypte aussi se comportent de façon inverse.
Statuette du dieu Nil Musée du Louvre
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1
Les hiéroglyphes et l’écriture cursive, dite démotique.
14
Hérodote, III, 38 : réflexion sur la relativité des coutumes
Traduction Larcher, 1850 http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/index.htm
Le roi perse Cambyse, dans son expédition contre l’Égypte, s’est signalé par des actes particulièrement
insensés dont Hérodote vient de donner quelques exemples.
XXXVIII. Je suis convaincu par tous ces traits que Cambyse n’était qu’un furieux ; car, sans cela, il n’aurait
jamais entrepris de se jouer de la religion et des lois.
Si l’on proposait en effet à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois qui
s’observent dans les divers pays, il est certain que, après un examen réfléchi, chacun se déterminerait pour
celles de sa patrie : tant il est vrai que tout homme est persuadé qu’il n’en est point de plus belles. Il n’y a
donc nulle apparence que tout autre qu’un insensé et un furieux en fît un sujet de dérision.
Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs lois et leurs usages, c’est ce qu’on
peut confirmer par plusieurs exemples, et entre autres par celui-ci. Un jour Darius, ayant appelé près de lui
des Grecs soumis à sa domination, leur demanda pour quelle somme ils pourraient se résoudre à se nourrir
des corps morts de leurs pères. Tous répondirent qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur
donner. Il fit venir ensuite les Callaties, peuples des Indes, qui mangent leurs pères ; il leur demanda en
présence des Grecs, à qui un interprète expliquait tout ce qui se disait de part et d’autre, quelle somme
d’argent pourrait les engager à brûler leurs pères après leur mort1
. Les Indiens, se récriant à cette
question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne
me paraît plus vrai que ce mot que l’on trouve dans les poésies de Pindare : la coutume est un roi qui
gouverne tout.
Jean-Adrien Guignet, Cambyse et Psamménite
Musée du Louvre
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1
L’usage en Grèce est variable : on incinère ou on enterre les morts, suivant les régions et les époques.
15
Hérodote : comment les Perses choisirent la monarchie plutôt que la démocratie ou l’oligarchie,
III, 80-83.
Traduction Larcher, 1850. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/thalie.htm#16
Hérodote rapporte comment sept nobles, parmi lesquels le futur roi Darius, ont renversé les mages qui
s’étaient emparés du pouvoir après la mort de Cambyse. Les voici qui délibèrent sur le meilleur mode de
gouvernement.
LXXX. Cinq jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept seigneurs qui s’étaient soulevés contre
les mages tinrent conseil sur l’état actuel des affaires. Leurs discours paraîtront incroyables à quelques
Grecs ; ils n’en sont pas cependant moins vrais. Otanès exhorta les Perses à mettre l’autorité en commun.
« Je crois, dit-il, que l’on ne doit plus désormais confier l’administration de l’État à un seul homme, le
gouvernement monarchique n’étant ni agréable ni bon. Vous savez à quel point d’insolence en était venu
Cambyse, et vous avez éprouvé vous-mêmes celle du mage. Comment, en effet, la monarchie pourrait-elle
être un bon gouvernement ? Le monarque fait ce qu’il veut, sans rendre compte de sa conduite. L’homme
le plus vertueux, élevé à cette haute dignité, perdrait bientôt toutes ses bonnes qualités. Car l’envie naît
avec tous les hommes, et les avantages dont jouit un monarque le portent à l’insolence. Or, quiconque a
ces deux vices a tous les vices ensemble : il commet les actions les plus atroces, tantôt dans l’ivresse de
l’insolence et tantôt par envie. Un roi devrait être exempt d’envie, du moins parce qu’il jouit de toutes
sortes de biens ; mais c’est tout le contraire, et ses sujets ne le savent que trop par expérience. Il hait les
plus honnêtes gens, et semble chagrin de ce qu’ils existent encore. Il n’est bien qu’avec les plus méchants.
Il prête volontiers l’oreille à la calomnie, il accueille les délateurs ; mais ce qu’il y a de plus bizarre, si on le
loue modestement il s’en offense ; si, au contraire, on le recherche avec empressement, il en est
pareillement blessé, et ne l’impute qu’à la plus basse flatterie ; enfin, et c’est le plus terrible de tous les
inconvénients, il renverse les lois de la patrie, il attaque l’honneur des femmes et fait mourir qui bon lui
semble, sans observer aucune formalité.
Il n’en est pas de même du gouvernement démocratique. Premièrement on l’appelle isonomie
(l’égalité des lois) ; c’est le plus beau de tous les noms : secondement, il ne s’y commet aucun de ces
désordres qui sont inséparables de l’État monarchique. Le magistrat s’y élit au sort ; il est comptable de
son administration, et toutes les délibérations s’y font en commun. Je suis donc d’avis d’abolir le
gouvernement monarchique et d’établir le démocratique, parce que tout pouvoir appartient au peuple. »
Telle fut l’opinion d’Otanès.
LXXXI. Mégabyse, qui parla après lui, leur conseilla d’instituer l’oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanès,
qu’il faut abolir la tyrannie, et j’approuve tout ce qu’il a dit à ce sujet. Mais quand il nous exhorte à
remettre la puissance souveraine entre les mains du peuple, il s’écarte du bon chemin : rien de plus
insensé et de plus insolent qu’une multitude incapable ; en voulant éviter l’insolence d’un tyran, on tombe
sous la tyrannie d’un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un roi forme quelque
entreprise, c’est avec connaissance : le peuple, au contraire, n’a ni intelligence ni raison. Eh ! comment en
aurait-il, lui qui n’a jamais reçu aucune instruction et qui ne connaît ni le bien ni le décent ? Il se jette dans
une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout sur son passage.
Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Pour nous, faisons choix des hommes les plus
vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains ; nous serons nous-mêmes de ce nombre, et, suivant
toutes les apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que d’excellents conseils. »
LXXXII. Tel fut l’avis de Mégabyse. Darius parla le troisième, et proposa le sien en ces termes : « L’avis de
Mégabyse contre la démocratie me paraît juste et plein de sens ; il n’en est pas de même de ce qu’il a
avancé en faveur de l’oligarchie. Les trois sortes de gouvernements que l’on puisse proposer, le
démocratique, l’oligarchique et le monarchique étant aussi parfaits qu’ils peuvent l’être, je dis que l’état
monarchique l’emporte de beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu’il n’y a rien de meilleur que
le gouvernement d’un seul homme, quand il est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de
gouverner ses sujets d’une manière irrépréhensible : les délibérations sont secrètes, les ennemis n’en ont
16
aucune connaissance. Il n’en est pas ainsi de l’oligarchie : ce gouvernement étant composé de plusieurs
personnes qui s’appliquent à la vertu dans la vue du bien public, il naît ordinairement entre elles des
inimitiés particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun veut que son opinion prévale : de là les
haines réciproques et les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres on revient
ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le gouvernement d’un seul est préférable à celui de
plusieurs. D’un autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu’il ne s’introduise beaucoup de
désordre dans un État. La corruption, une fois établie dans la république, ne produit point des haines entre
les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens d’une étroite amitié : car ceux qui perdent l’État
agissent de concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours à faire le mal, jusqu’à ce qu’il
s’élève quelque grand personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple. Cet homme se fait
admirer, et cette admiration en fait un monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les
gouvernements, le monarchique est le meilleur. Mais enfin, pour tout dire en peu de mots, d’où nous est
venue la liberté ? de qui la tenons-nous ? du peuple, de l’oligarchie, ou d’un monarque ? Puisqu’il est donc
vrai que c’est par un seul homme que nous avons été délivrés de l’esclavage1
, je conclus qu’il faut nous en
tenir au gouvernement d’un seul : d’ailleurs on ne doit point renverser les lois de la patrie lorsqu’elles sont
sages ; cela serait dangereux. »
LXXXIII. Tels furent les trois sentiments proposés. Le dernier fut approuvé par les quatre d’entre les sept
qui n’avaient point encore opiné.
Finalement Darius manœuvre pour être choisi comme roi.
Taureau ailé, palais de Darius I à Suse
Musée du Louvre
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1 Allusion à Cyrus, fondateur de la dynastie achéménide (549-330), qui libéra les Perses des Mèdes.
17
Hérodote, les Scythes et autres peuples barbares (livre IV)
Traduction Larcher, 1850 http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/index.htm
Sous le nom de Scythes sont rassemblés des peuples nomades qui menacèrent l’empire perse. Hérodote
aurait voyagé dans les régions bordant la Mer Noire que certains occupaient.
1. la guerre (IV, 64-65)
LXIV. Quant à la guerre, voici les usages qu’ils observent. Un Scythe boit du sang du premier homme qu’il
renverse, coupe la tête à tous ceux qu’il tue dans les combats, et la porte au roi. Quand il lui a présenté la
tête d’un ennemi, il a part à tout le butin ; sans cela, il en sera privé. Pour écorcher une tête, le Scythe fait
d’abord une incision à l’entour, vers les oreilles, et, la prenant par le haut, il en arrache la peau en la
secouant. Il pétrit ensuite cette peau entre ses mains, après en avoir enlevé toute la chair avec une côte de
boeuf ; et, quand il l’a bien amollie, il s’en sert comme d’une serviette. Il la suspend à la bride du cheval
qu’il monte, et s’en fait honneur : car plus un Scythe peut avoir de ces sortes de serviettes, plus il est
estimé vaillant et courageux. Il s’en trouve beaucoup qui cousent ensemble des peaux humaines, comme
des capes de berger, et qui s’en font des vêtements. Plusieurs aussi écorchent, jusqu’aux ongles
inclusivement, la main droite des ennemis qu’ils ont tués, et en font des couvercles à leurs carquois. La
peau d’homme est en effet épaisse ; et de toutes les peaux, c’est presque la plus brillante par sa
blancheur. D’autres enfin écorchent des hommes depuis les pieds jusqu’à la tête, et lorsqu’ils ont étendu
leurs peaux sur des morceaux de bois, ils les portent sur leurs chevaux. Telles sont les coutumes reçues
parmi ces peuples.
LXV. Les Scythes n’emploient pas à l’usage que je vais dire toutes sortes de têtes indifféremment, mais
celles de leurs plus grands ennemis. Ils scient le crâne au-dessous des sourcils et le nettoient. Les pauvres
se contentent de le revêtir par dehors d’un morceau de cuir de boeuf, sans apprêt ; les riches non
seulement le couvrent d’un morceau de peau de boeuf, mais ils le dorent aussi en dedans et s’en servent,
ainsi que les pauvres, comme d’une coupe à boire. Ils font la même chose des têtes de leurs proches, si,
après avoir eu quelque querelle ensemble, ils ont remporté sur eux la victoire en présence du roi. S’il vient
chez eux quelque étranger dont ils fassent cas, ils lui présentent ces têtes, lui content comment ceux à qui
elles appartenaient les ont attaqués, quoiqu’ils fussent leurs parents, et comment ils les ont vaincus. Ils
appellent cela des actions de valeur.

REGARDS ROMAINS

CICÉRON, Lettre à Quintus, I, 1, 27-28, décembre 60 av. J.-C.
Traduction Nisard 1869, http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/lettres1.htm#Q11

Le frère cadet de Cicéron, Quintus, a été élu en 61 av. J.-C. gouverneur d’Asie (= l’Asie mineure, province de langue et de culture grecque). Dans cette lettre privée Cicéron distingue les Grecs des peuples barbares.
— Appliquez-vous donc de toutes vos facultés, de toutes les forces de votre âme à persévérer dans cette
voie. Chérissez, protégez, embellissez, autant qu’il est possible, toutes ces existences dont vous disposez,
et qui vous sont confiées par le sénat et le peuple romain. Si le sort vous eût appelé à commander des
peuples barbares, des Africains, des Espagnols, des Gaulois, par exemple, l’humanité vous ferait encore un
devoir de vous dévouer à leurs intérêts et à leur bien-être. Mais chez ceux qui vous sont échus, la
civilisation existe, et même, dit-on, c’est d’eux qu’elle émane. A qui donc pourrait-on, de préférence, en
appliquer le bienfait ? Moi je n’hésite pas à le proclamer, et je ne crains pas qu’on m’accuse de mollesse ou
de frivolité, contre le témoignage de ma vie entière. Oui, ce que j’ai pu obtenir de succès, je le dois à
l’étude que j’ai faite de la Grèce, dans ses traditions et les monuments de son génie. Aussi,
indépendamment des obligations que nous impose la loi commune de l’humanité, nous avons une dette
spéciale à remplir envers ce peuple célèbre. Et, puisqu’ils ont été nos maîtres, faisons-les jouir des
maximes de sagesse dont nous sommes redevables à leurs enseignes

CICÉRON, Pro Fonteio, 12-14
Traduction Nisard 1848, http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/fonteius.htm{
En 69 av. J.-C. Cicéron défend Marcus Fonteius, gouverneur de la Gaule Narbonnaise accusé de corruption par ses administrés.

Croyez-vous que ces peuples, dans leurs dépositions, soient retenus par la foi du serment et par la crainte des dieux immortels, eux qui diffèrent entièrement des autres nations par leurs usages et leur caractère ? Les autres peuples entreprennent des guerres pour défendre leur religion ; les Gaulois, pour attaquer celle de tous les hommes. Les autres peuples, dans leurs guerres, implorent la protection et la faveur des dieux immortels ; les Gaulois font la guerre aux dieux immortels eux-mêmes.
XIII. Ce sont les Gaulois qui se sont autrefois transportés si loin de leur pays, jusqu’à Delphes, pour outrager et pour dépouiller l’oracle de l’univers, Apollon Pythien. Ces mêmes peuples, si respectables, et témoins si religieux, sont venus assiéger le Capitole et ce Jupiter par le nom de qui nos ancêtres ont voulu que fût scellée la foi des témoignages. Enfin, que peut-il y avoir de saint et de sacré pour des hommes qui, lorsque la frayeur les précipite aux pieds de leurs dieux, pensent les apaiser, en souillant de victimes humaines leurs autels et leurs temples, et ne peuvent pratiquer une religion qu’ils ne l’aient d’abord profanée par un forfait ? Qui ignore en effet qu’ils ont conservé jusqu’à ce jour l’affreux et barbare usage des sacrifices humains ? Que doit être, pensez-vous, la bonne foi, la piété de ces peuples qui s’imaginent que les dieux immortels peuvent être facilement fléchis par le crime et le sang des hommes ? Est-ce à de pareils témoins que vous associerez la religion de votre serment ? Les croirez-vous capables de quelque scrupule ou de quelque modération ? Vous, si intègres et si purs, leur donnerez-vous
ces avantages sur tous ceux de nos lieutenants qui ont séjourné en Gaule durant les trois années de l’administration de Fontéius, sur tous les chevaliers romains1
qui se sont trouvés dans cette province, sur
tous ceux qui y font le commerce, enfin sur tous les alliés, tous les amis que le peuple romain y compte, et
qui désirent que Fontéius soit absous, et qui, soit en particulier, soit en corps, rendent témoignage à sa
vertu sous la foi du serment ? Aimerez-vous donc mieux croire les Gaulois ? Quel motif paraîtra vous avoir
déterminés ! L’opinion publique ? Celle de vos ennemis aura-t-elle donc plus de poids auprès de vous que
celle de vos concitoyens ? L’autorité des témoins ? Pouvez-vous donc préférer des inconnus à ceux que
vous connaissez, des hommes injustes à des hommes équitables, des étrangers à des Romains, des
accusateurs haineux à des témoins sans passion, des âmes mercenaires à des cœurs désintéressés, des
impies à ceux qui aiment les dieux, les ennemis déclarés de notre nom et de notre empire à de fidèles
alliés, à des citoyens irréprochables ?
Doutez-vous, juges, que tous ces peuples ne portent en eux la haine du nom romain ? Croyez-vous
que ces hommes, avec leurs sayons et leurs braies, aient, au milieu de nous, la contenance humble et
soumise que prennent tous ceux qui, victimes de quelque injustice, viennent implorer, en suppliant, et
comme des inférieurs, la protection des juges ? Non, certes. Ils parcourent tout le forum, la tête haute et
avec un air de triomphe ; ils font des menaces, ils voudraient nous épouvanter des sons horribles de leur
barbare langage.
Pas de trace d’humanité dans ce texte ! Il est vrai que Cicéron est ici l’avocat du Romain accusé.
On remarquera entre autres :
o l’amplification partisane, qui assimile les Gaulois en cours de romanisation de la Gaule Narbonnaise
et les étrangers non encore conquis par Rome (la campagne de César débute dix ans plus tard)
o la description traditionnelle du barbare : vêtements, langue, comportement
o l’évocation du passé troublé des relations Rome – Gaule
o l’accumulation des caractéristiques les plus barbares : sauvagerie, irréligion, sacrifices humains…
Un dossier complet sur les Gaulois, avec des développements et nombreux textes :
http://www.musagora.education.fr/gaulois/default.htm
Stèle en grès, 1
er
s. ap. J.-C.
Source : musée archéologique de Strasbourg
Haut du document

1 Classe politique et sociale dont faisait partie le père de Cicéron
25
César, Guerre des Gaules, livre 4, 1-3 (58-52 av. J.-C.)
Traduction Nisard, 1865, http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/caesar%5FdbgIV/lecture/default.htm
[1] (3) La nation des Suèves est de beaucoup la plus puissante et la plus belliqueuse de toute la Germanie.
(4) On dit qu’ils forment cent cantons, de chacun desquels ils font sortir chaque année mille hommes
armés qui portent la guerre au dehors. Ceux qui restent dans le pays le cultivent pour eux-mêmes et pour
les absents, (5) et, à leur tour, ils s’arment l’année suivante, tandis que les premiers séjournent dans leurs
demeures. (6) Ainsi, ni l’agriculture ni la science ou l’habitude de la guerre ne sont interrompues. (7) Mais
nul d’entre eux ne possède de terre séparément et en propre, et ne peut demeurer ni s’établir plus d’un an
dans le même lieu. (8) Ils consomment peu de blé, vivent en grande partie de laitage et de la chair de
leurs troupeaux, et s’adonnent particulièrement à la chasse. (9) Ce genre de vie et de nourriture, leurs
exercices journaliers et la liberté dont ils jouissent (car n’étant dès leur enfance habitués à aucun devoir, à
aucune discipline, ils ne suivent absolument que leur volonté), en font des hommes robustes et
remarquables par une taille gigantesque. (10) Ils se sont aussi accoutumés, sous un climat très froid, à
n’avoir d’autre vêtement que des peaux dont l’exiguïté laisse une grande partie de leur corps à découvert,
et à se baigner dans les fleuves.
[2] (1) Ils donnent accès chez eux aux marchands, plutôt pour leur vendre ce qu’ils ont pris à la guerre que
pour leur acheter quoi que ce soit. (2) Bien plus, ces chevaux étrangers qui plaisent tant dans la Gaule et
qu’on y paie à si haut prix, les Germains ne s’en servent pas. Les leurs sont mauvais et difformes, mais en
les exerçant tous les jours, ils les rendent infatigables. (3) Dans les engagements de cavalerie, souvent ils
sautent à bas de leurs chevaux et combattent à pied ; ils les ont dressés à rester à la même place, et les
rejoignent promptement, si le cas le requiert. (4) Rien dans leurs moeurs ne passe pour plus honteux ni
pour plus lâche que de se servir de selle. (5) Aussi, si peu nombreux qu’ils soient, osent-ils attaquer de
gros corps de cavaliers ainsi montés. (6) L’importation du vin est entièrement interdite chez eux, parce
qu’ils pensent que cette liqueur amollit et énerve le courage des hommes.
[3] (1) Ils regardent comme leur plus grande gloire nationale d’avoir pour frontières des champs vastes et
incultes ; ce qui signifie qu’un grand nombre de nations n’ont pu soutenir leurs efforts.
Comme souvent on remarque que les traits de barbarie se renforcent à mesure qu’on s’éloigne de la
société de l’auteur.
L’antithèse nature – culture prend ici des formes particulières : on relèvera par exemple dans la description
de cette société semi-nomade et guerrière la faiblesse de l’agriculture, la prohibition du vin, l’absence
d’éducation des enfants, et en contraste la taille et la nudité des hommes, la résistance des chevaux
compensant leur difformité.
Source de l’image : http://judy-volker.com/Hometowns/Potsdam/Geschichte.html
26
OVIDE, Tristes, V, 10
Traduction Nisard, 1838 ( http://remacle.org/bloodwolf/poetes/Ovide/tristes5.htm ).
Le poète Ovide (né en 43 av. J.-C., mort en 17 ap. J.-C.) a été relégué en 8 ap. J.-C. à l’autre bout de
l’empire romain, à Tomes sur les bords de la Mer Noire (aujourd’hui Constantza en Roumanie), pour avoir
déplu à l’empereur Auguste. Malgré les regrets manifestés dans des poèmes comme celui qui suit, il ne put
jamais revenir à Rome.
ÉLÉGIE X
Depuis que je suis dans le Pont1
, trois fois l’Ister2
, trois fois les eaux de l’Euxin, ont été enchaînés
par les glaces. II me semble que mon exil a duré déjà autant d’années que les Grecs en passèrent sous les
murs de Troie, la ville de Dardanus. On dirait ici que le temps est immobile, tant ses progrès sont
insensibles ! tant l’année poursuit lentement sa révolution ! Pour moi le solstice n’ôte rien à la longueur des
nuits. Pour moi, l’hiver n’amène pas de plus courtes journées. Sans doute, la nature a changé ses lois à
mon égard, et prolonge, avec mes peines, la durée de toutes choses. Le temps, pour le reste du monde,
suit-il sa marche ordinaire, et n’y a-t-il que le temps de ma vie qui soit en effet plus pénible sur les côtes de
ce pays, dont le nom d’Euxin3
est un mensonge, sur ce rivage doublement sinistre4
de la mer de Scythie ?
Des hordes innombrables, qui regardent comme un déshonneur de vivre autrement que de rapines,
nous entourent et nous menacent de leurs agressions féroces. Nulle sûreté au dehors. La colline sur
laquelle je suis est à peine défendue par de chétives murailles, et par sa position naturelle. Un gros
d’ennemis, lorsqu’on s’y attend le moins, fond tout à coup comme une nuée d’oiseaux, et a plutôt enlevé
sa proie qu’on ne s’en est aperçu. Souvent même, dans l’enceinte des murs, au milieu des rues, on
ramasse des traits5
qui passent par-dessus les portes inutilement fermées. Il n’y a donc ici que peu de gens
qui osent cultiver la campagne, et ces malheureux tiennent d’une main la charrue et de l’autre un glaive.
C’est le casque en tête que le berger fait résonner ses pipeaux assemblés avec de la poix, et la guerre au
lieu des loups sème l’épouvante au sein des troupeaux timides. Les remparts de la place nous protègent à
peine, et, même dans l’intérieur, une population barbare mêlée de Grecs nous tient encore en alarme, car
des barbares demeurent ici confusément avec nous, et occupent plus de la moitié des habitations. Quand
on ne les craindrait pas, on ne pourrait se défendre d’un sentiment d’horreur, à voir leurs vêtements de
peaux et cette longue chevelure qui leur couvre la tête. Ceux même qui passent pour être d’origine
grecque ont échangé le costume de leur patrie contre les larges braies des Perses6
 ; ils parlent, du reste,
un langage commun aux deux races, tandis que je suis obligé de recourir aux signes pour me faire
comprendre. Je suis même ici un barbare, puisque personne ne m’entend, et que les mots latins sont la
risée des Gètes7
stupides. Souvent, en ma présence, ils disent impunément du mal de moi, ils me font
peut-être un crime de mon exil, et comme, tandis qu’ils parlent, il m’arrive d’approuver par un signe ou de
désapprouver, ils en tirent des conclusions fâcheuses contre moi. Ajoutez à cela que le glaive est ici
l’instrument d’une justice inique, et que souvent les parties en viennent aux mains en plein barreau. Ô
cruelle Lachésis8
qui n’a pas suspendu plus tôt la trame d’une vie condamnée à subir maintenant l’influence
d’un astre si funeste !
Si je me plains de ne plus voir ni vous, ô mes amis, ni ma patrie, et d’être relégué aux extrémités
de la Scythie, ce sont là des tourments réels ! J’avais mérité d’être banni de Rome, mais peut-être aussi

1
Le Pont-Euxin, nom ancien de la Mer Noire
2 Nom ancien du Danube
3
En grec, « favorable »
4 À la fois « déplaisant » et « funeste »
5
Flèches et javelots
6
Lieu commun : les Perses sont moqués pour leurs habits longs
7 Ancien peuple thrace
8
L’une des Parques
27
n’avais-je pas mérité qu’on m’assignât cet horrible séjour ! Ah ! que dis-je, insensé ! la vie même pouvait
m’être ravie sans injustice, puisque j’avais offensé le divin César !
Texte remarquable par l’évocation ambivalente d’un pays lointain, à la limite de l’empire :
o les habitants sont des barbares mais moins que leurs voisins à leur porte
o description de ces barbares : vêtements, mœurs, hostilité latente
o le rôle de la langue : latin, grec, langue locale, langue des signes
o du décentrement au renversement : « ici c’est moi le barbare » (phrase reprise par Rousseau en
tête du Discours sur les sciences et les arts)
Statue d’Ovide à Constantza
Photo François Hoff
Haut du document
28
Pomponius Méla, Chorographie II, 2.
Traduction Baudet, 1843, http://remacle.org/bloodwolf/erudits/mela/livre2.htm
On ne connait de cet auteur du 1
er
siècle après J.-C. que cette œuvre, description des confins de l’empire romain et
relevé d’un certain nombre de curiosités sur les populations voisines des frontières. Ici ce sont les Thraces, habitants
des régions situées juste au nord de la Grèce.
La Scythie confine à la Thrace, qui, bornée d’un côté par l’Ister1
et de l’autre par la mer, s’étend en
longueur des rivages du Pont-Euxin jusqu’à l’Illyrie. Cette région n’a ni un beau climat ni un bon sol, et, à
l’exception de ses parties maritimes, elle est stérile et froide, et ne rend qu’à regret les semences qu’on lui
confie. Les arbres fruitiers y sont partout très rares ; la vigne y est plus commune, mais les raisins n’y
mûrissent qu’autant qu’on a la précaution de les préserver du froid en les abritant sous les feuilles. La
nature y est plus favorable aux hommes, non pas sous le rapport de la beauté des formes, car leur
extérieur est dur et sauvage, mais sous celui de la fierté et du nombre. La Thrace fournit peu de fleuves à
notre mer, mais ces fleuves sont très renommés : tels sont l’Hèbre, le Nestos et le Strymon. Dans l’intérieur
s’élèvent l’Hémus, le Rhodope et l’Orbelos, montagnes célèbres par les fêtes de Bacchus et les orgies des
Ménades instituées par Orphée. L’Hémus est si élevé que de son sommet on aperçoit l’Euxin2
et
l’Adriatique.
Quoique ne formant qu’une seule nation, les Thraces se distinguent entre eux par des noms et des
caractères différents : il en est pour qui la mort n’est qu’un jeu, et tels sont principalement les Gètes. Ce
mépris de la vie tient à des opinions diverses : les uns pensent que les âmes des morts reviendront ; les
autres que, si elles s’en vont sans retour, ce n’est point pour cesser de vivre, mais pour passer dans un
séjour plus heureux ; d’autres, enfin, croient qu’elles meurent véritablement, mais que la mort est
préférable à la vie : et de là vient que, dans certaines parties de la Thrace, on pleure sur les enfantements
et sur les nouveau-nés, tandis qu’au contraire on y célèbre les funérailles, comme des fêtes solennelles et
sacrées, par des chants et des réjouissances.
Les femmes même ont une grande force de caractère : quand leurs maris meurent, leur vœu le plus
cher est d’être immolées sur leurs cadavres et ensevelies dans le même tombeau ; et, comme souvent un
homme a plusieurs femmes, celles-ci se disputent vivement cet honneur devant les juges établis pour
prononcer sur le différend. La préférence est le prix de la vertu, et l’épouse qui en est jugée digne est au
comble de la joie, tandis que les autres se lamentent et se livrent aux excès du plus affreux désespoir.
Ceux qui veulent les consoler se rendent auprès du bûcher avec des armes et de l’argent, déclarant qu’ils
sont prêts, s’il y a lieu, à traiter ou à se battre avec le génie du défunt ; et comme la provocation reste
sans effet, les veuves passent de la douleur à de nouvelles amours. Les parents ne choisissent pas d’époux
à leurs filles nubiles, mais ils les mènent sur la place publique, et là on les livre à qui veut les épouser ou
bien elles sont vendues. La beauté et les mœurs font la différence des marchés : on vend celles qui sont
belles et vertueuses ; on paye ceux qui consentent à prendre les autres. Quelques-uns de ces peuples
ignorent l’usage du vin ; mais ils y suppléent dans leurs repas en jetant sur le feu, autour duquel ils
s’assemblent, certaines semences dont l’odeur les enivre et les porte à la gaieté.
Orphée chez les Thraces, Berlin, Antikensammlung

1
L’Ister est le Danube
2 Ou Pont-Euxin : c’est la Mer Noire.
29
Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, VIII, 9.
Traduction Trognon, s.d. : http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/QuintCurce_AlexVIII/lecture/default.htm
Au 1
er
siècle après J.-C., période probable de la vie de cet auteur, le mythe d’Alexandre continuait à fasciner les
Romains. Dans ce passage comme dans d’autres, la description du pays et des mœurs tourne au décor de roman
d’aventures.
Là, comme partout ailleurs, le caractère des hommes est soumis aux influences du climat. Une robe
de lin qui leur descend jusqu’aux pieds est leur vêtement ; ils ont des sandales pour chaussures, et des
bandes de toile leur ceignent la tête, des pierreries pendent à leurs oreilles ; et des parures d’or attachées
aux bras distinguent ceux qui ont parmi leurs compatriotes l’avantage de la naissance et de la fortune.
Leurs cheveux sont peignés plus souvent que coupés ; jamais ils ne se rasent le menton, et ils épilent le
reste de leur visage de manière que la barbe n’y laisse aucune trace. Le luxe de leurs monarques, qui, à les
entendre, est de la magnificence, surpasse les folies de toutes les autres nations.
Lorsqu’un roi se laisse voir en public, ses officiers portent des encensoirs d’argent, et parfument
dans toute son étendue le chemin par où il doit être porté. Il est couché dans une litière d’or garnie de
perles tout à l’entour. Sa robe de lin est enrichie d’or et de pourpre ; des soldats armés, avec les gardes de
la personne royale, suivent la litière, et, au milieu d’eux, sont suspendus à des branches d’arbres des
oiseaux instruits à lui faire entendre leur chant au milieu des plus sérieuses occupations. Le palais du roi
est soutenu par des colonnes dorées, autour desquelles serpente un cep de vigne ciselé en or, et ce riche
ouvrage est lui-même embelli par l’image en argent des oiseaux qui flattent le plus leurs yeux. Le palais est
ouvert à tous ceux qui se présentent pendant que l’on peigne et que l’on orne la chevelure du monarque ;
c’est alors qu’il donne audience aux ambassadeurs et rend la justice à ses sujets. On lui ôte ses sandales
pour lui frotter les pieds avec des parfums. La chasse est sa principale occupation : ce sont des animaux
enfermés dans un parc qu’il perce à coups de flèches, accompagné des voeux et des chants de ses
concubines. Ces flèches, dont la longueur est de deux coudées, se tirent avec plus de peine que d’effet :
car le trait, dont toute la force est dans sa légèreté, se trouve amorti par le poids qui le surcharge. Il fait à
cheval les voyages de courte durée ; mais s’il s’agit d’une plus longue excursion, des éléphants traînent son
char ; le corps de ces énormes animaux est tout entier bardé d’or. Et, pour que rien ne manque à la
dissolution des moeurs, une longue file de courtisanes le suit dans des litières d’or ; cette troupe est
séparée du cortège de la reine mais l’égale en magnificence. Ce sont les femmes qui apprêtent les repas ;
elles servent aussi le vin, dont tous les Indiens font grand usage. Lorsque le roi tombe appesanti par le vin
et le sommeil, ses concubines le portent dans sa chambre à coucher en invoquant par des chants
consacrés les dieux de la nuit.
Qui croirait qu’au milieu de tant de vices il y ait place pour la sagesse ? Il existe cependant parmi
eux une secte sauvage et grossière à laquelle est donné le nom de sages1
. À leurs yeux c’est une gloire de
prévenir le jour de la mort, et ils se font brûler vivants dès que les langueurs de l’âge ou la maladie
commencent à les incommoder. La mort, quand on l’attend, est, selon eux, le déshonneur de la vie ; aussi
ne rendent-ils aucun honneur aux corps qu’a détruits la vieillesse : le feu serait souillé s’il ne recevait
l’homme respirant encore. Ceux qui habitent les villes, au milieu des usages de la vie commune, passent
pour être habiles à observer les mouvements des astres et prédire l’avenir : ceux-là croient que l’homme
n’avance jamais le jour de sa mort, s’il sait l’attendre sans effroi. Ils comptent parmi leurs dieux tous les
objets pour lesquels ils ont quelque respect : les arbres surtout, dont la profanation est chez eux un crime
capital. Leurs mois se composent de quinze jours, sans que toutefois leur année en soit moins complète. Ils
mesurent le temps d’après le cours de la lune ; mais ce n’est pas, comme la plupart des autres peuples,
par la révolution accomplie de cet astre, c’est par son croissant et son déclin. Voilà pourquoi ils ont des
mois plus courts, la durée étant réglée sur chacune de ces phases de la lune. On raconte de ces peuples
bien d’autres choses encore ; mais je n’ai pas jugé convenable d’en interrompre le fil de ma narration.
Haut du document

1 Ces fakirs, appelés à l’époque « gymnosophistes » (= sages nus), sont parfois localisés par certains auteurs au sud de l’Égypte.
30
PLINE l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 1, 7 à 2,
Traduction Littré 1850 http://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre7.htm
Pline dit le Naturaliste ou l’Ancien (pour le distinguer de son neveu) est mort près de Pompéi à la suite de
l’éruption du Vésuve, qu’il a voulu observer de trop près, en 79 ap. J.-C. D’une œuvre très riche ne reste
que l’Histoire naturelle, 37 livres où sont recueillies toutes sortes d’observations, de données et de
connaissances sur la nature et les hommes.
Dans le livre VII il s’intéresse à la diversité humaine.
I. [7] Nous avons, dans l’énumération géographique, dit à peu près tout ce que nous avions à dire du
genre humain en général ; car nous ne nous occupons pas maintenant des coutumes et des moeurs, dont
la diversité est infinie, et presque égale au nombre des sociétés humaines. Cependant il est certains détails
que je crois ne pas devoir omettre, surtout au sujet des peuples qui vivent loin de la mer. Je ne doute pas
que plusieurs de ces détails ne paraissent prodigieux et incroyables à beaucoup. Qui, en effet, a cru à
l’existence des Éthiopiens1
avant de les voir ? Et quelle est la chose qui ne nous paraît pas étonnante
quand elle vient à notre connaissance pour la première fois ? Que d’impossibilités supposées avant d’en
avoir vu la réalisation ! La puissance et la majesté de la nature surpassent à chaque moment notre
croyance, quand on n’en considère que les parties, sans l’embrasser tout entière en esprit.
[8] Pour ne parler ni des paons, ni de la robe bigarrée des tigres et des panthères, ni des riches couleurs
de tant d’animaux, il est un fait petit en apparence mais dont la portée est immense : c’est l’existence de
tant de langages, de tant d’idiomes, de tant de parlers, si différents qu’un homme est à peine un homme
pour qui n’est pas son compatriote. D’un autre côté, bien que la face humaine ne se compose guère que de
dix parties, remarquez que parmi tant de milliers d’hommes il n’y a pas deux figures qu’on ne puisse
distinguer l’une de l’autre : variété que, malgré tous ses efforts, l’art ne peut reproduire entre le petit
nombre de types qu’il a créés. Toutefois je ne me porterai pas garant de la plupart de ces détails, et je
renverrai aux auteurs mêmes, que je citerai pour toutes les choses douteuses ; mais je demande qu’on ne
se lasse pas de suivre les Grecs, les plus exacts des observateurs comme les plus anciens.
II. [1] Nous avons indiqué qu’il y a des peuplades scythes, et en grand nombre, qui se repaissent de chair
humaine. Cela même paraîtra peut-être incroyable, si nous ne réfléchissons pas qu’au milieu de nous, en
Sicile et en Italie, de pareilles monstruosités ont été commises par des nations, les Cyclopes et les
Lestrygons, et que tout récemment les peuples transalpins étaient dans l’habitude de sacrifier des
hommes ; de là à en manger il n’y a pas loin.
[2] Auprès de ceux qui sont tournés vers le septentrion, non loin de l’origine de l’Aquilon et de la caverne
d’où il sort, lieu appelé Geselitos, on rapporte que sont les Arimaspes, qui, avons-nous dit, n’ont qu’un oeil
au milieu du front. Ils sont continuellement en guerre autour des mines avec les griffons, espèce d’animaux
ailés, tels que la tradition les figure d’ordinaire : les griffons extraient l’or des cavités souterraines, et le
défendent avec autant d’ardeur que les Arimaspes cherchent à le ravir ; c’est du moins ce que racontent
beaucoup d’auteurs, et parmi les plus illustres Hérodote2
et Aristée de Proconnèse.
[3] Au delà d’autres Scythes anthropophages, dans une grande vallée du mont Imaüs3
, est une région
appelée Abarimon, où vivent des hommes sauvages, dont les pieds sont tournés en sens contraire des
nôtres ; ils sont d’une vélocité extraordinaire, et ils errent dans les bois avec les animaux. Ils ne peuvent
pas respirer sous un autre ciel ; c’est pour cela qu’on n’en amène pas aux rois voisins, et qu’on n’en
conduisit point à Alexandre le Grand : tel est le dire de Baeton, chargé de mesurer les marches de ce
prince.
[4] D’après Isigone de Nicée, les anthropophages que nous avons dit précédemment être à dix journées de
marche vers le nord au delà du Borysthène4
boivent dans des crânes humains, dont ils portent au-devant
de leur poitrine, en guise de serviette, la peau garnie de la chevelure. D’après le même auteur, en Albanie,

1
Sous ce nom les Anciens désignent les populations d’Afrique noire.
2
Pline se réfère ici au livre IV, chapitre 14 des Histoires.
3 On identifie ce nom avec les contreforts de l’Himalaya.
4 Aujourd’hui le Dniepr.
31
il naît des individus avec des yeux glauques, dont les cheveux sont blancs dès l’enfance, et qui voient
mieux la nuit que le jour. Le même auteur rapporte qu’à dix journées au delà du Borysthène, les
Sauromates ne mangent que de deux jours l’un.
[5] On lit dans Cratès de Pergame que sur l’Hellespont1
, auprès de Parium, fut une espèce d’hommes qu’il
appelle Ophiogènes, habitués à guérir par des attouchements les morsures des serpents, et à extraire du
corps les venins par l’imposition des mains. Varron2
prétend même qu’il y en a encore dans le même lieu
un petit nombre, et que leur salive est un remède contre ces morsures. Telle était aussi en Afrique, au
rapport d’Agatharchide, la nation des Psylles, nommés ainsi du roi Psylle, dont le tombeau est dans un
endroit des grandes Syrtes.
[6] Leur corps possédait naturellement un venin funeste aux serpents, et dont l’odeur assoupissait ces
animaux. Leur coutume était d’exposer leurs enfants aussitôt après la naissance aux plus redoutables de
ces reptiles, et d’éprouver ainsi la chasteté de leurs femmes, les serpents ne s’éloignant pas des enfants
nés d’un commerce adultère. Cette nation a été presque exterminée par les Nasamons, qui maintenant
occupent ce pays. Cependant la race de ces hommes fut perpétuée par ceux qui échappèrent au combat,
ou qui étaient absents au moment où il se livra ; et il en reste quelques-uns aujourd’hui.
[7] Telle est encore en Italie la race des Marses, que l’on dit issus du fils de Circé, et chez qui on explique
par là cette propriété naturelle. Au reste, tous les hommes possèdent un venin redouté des serpents : on
prétend que ces reptiles, touchés par la salive, fuient comme si c’était de l’eau bouillante, et que si elle
pénètre dans la gueule, ils meurent, surtout quand l’homme qui crache est à jeun.
Au delà des Nasamons et des Machlyes qui leur sont limitrophes, Calliphane rapporte que sont les
Androgynes, réunissant les deux sexes, et usant tour à tour de l’un et de l’autre. Aristote ajoute que chez
eux la mamelle droite est faite comme celle de l’homme, et la mamelle gauche comme celle de la femme.
[8] Dans la même Afrique sont, d’après Isigone et Nymphodore, des familles de fascinateurs qui, par la
vertu de paroles enchantées, font périr les troupeaux, sécher les arbres et mourir les enfants. Isigone
ajoute que chez les Triballes et les Illyriens il y a des individus de même espèce qui fascinent par leurs
regards, et donnent la mort à ceux sur lesquels ils fixent longtemps leurs yeux, surtout leurs yeux
courroucés ; les adultes ressentent plus facilement leur influence funeste. Il est remarquable qu’ils ont des
pupilles à chaque oeil. Apollonides dit qu’il y a en Scythie des femmes de cette espèce, qu’on appelle
Bithyes.
[9] Phylarque place dans le Pont3
les Thibiens et beaucoup d’autres de même espèce, qu’on reconnaît, ditil, parce qu’ils ont dans un oeil une pupille double, et dans l’autre l’effigie d’un cheval, et qui de plus ne
peuvent être submergés, même chargés de vêtements. Damon a parlé de gens semblables en Éthiopie, les
Pharusques, dont la sueur cause la consomption à ceux qu’elle touche.
[10] Cicéron, parmi les auteurs latins, assure aussi que toutes les femmes qui ont les pupilles doubles
nuisent par leur regard : tant la nature, après avoir placé dans l’homme le goût qu’ont les bêtes féroces
pour la chair humaine, s’est complu à créer même des poisons dans tout le corps et dans les yeux de
certains individus, de peur qu’il n’y eût quelque part une influence funeste qui ne fût pas dans l’homme !
[11] Non loin de Rome, dans le territoire des Falisques4
, sont quelques familles appelées Hirpes : dans un
sacrifice annuel qui se fait en l’honneur d’Apollon au mont Soracte, ces Hirpes passent sur un bûcher
embrasé sans se brûler. Pour cette raison, un sénatus-consulte5
les exempte pour toujours du service
militaire et de toutes les autres charges.
[12] Quelques-uns ont des parties du corps douées de propriétés merveilleuses : par exemple Pyrrhus,
dont le gros orteil droit guérissait par le contact les affections de la rate. On rapporte que cet orteil ne put
être brûlé avec le reste du corps, et qu’il fut renfermé dans une niche d’un temple.
[13] Les contrées de l’Inde et de l’Éthiopie sont surtout fertiles en merveilles. Les plus grands animaux
appartiennent à l’Inde. On le voit par les chiens, qui y sont de plus haute taille qu’ailleurs. On cite des

1
La mer de Marmara.
2
Polygraphe romain du siècle précédent.
3 Royaume donnant sur la Mer Noire.
4
En Étrurie, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Rome.
5 Décret du sénat.
32
arbres d’une telle hauteur qu’une flèche ne peut les dépasser ; la fécondité du sol, la température du ciel,
l’abondance des eaux font que sous un seul figuier peut s’abriter (le croira qui voudra) un escadron de
cavalerie ; et les joncs y sont d’une telle grandeur, que chaque entre-nœud fournit un canot qui parfois
porta trois hommes.
[14] Là beaucoup d’hommes (cela est certain) ont plus de cinq coudées1
, ne crachent jamais, n’éprouvent
jamais de douleur de tête, de dents ou d’yeux, et rarement des douleurs dans d’autres parties ; tant est
bien mesurée pour les endurcir la chaleur du soleil ! Leurs philosophes, qu’on appelle gymnosophistes
2
,
gardent depuis le matin jusqu’au soir les yeux fixés sur le soleil, et se tiennent sur un seul pied pendant
toute la journée dans des sables brûlants. Mégasthène rapporte que, dans une montagne nommée Nule les
hommes ont les pieds tournés à rebours, et huit doigts à chaque pied.
[15] Ctésias a écrit que dans beaucoup de montagnes une race d’hommes à têtes de chien s’habille avec
des peaux de bête, aboie au lieu de parler, et, armée de griffes, se nourrit du produit de sa chasse sur les
quadrupèdes et les oiseaux : il ajoute qu’il y en avait plus de cent vingt mille au moment où il écrivait ; il
rapporte aussi que dans une certaine nation indienne les femmes n’engendrent qu’une fois dans leur vie, et
que leurs enfants prennent aussitôt une chevelure blanche.
[16] Il parle aussi d’hommes appelés Monocoles3
, qui n’ont qu’une jambe et qui sautent avec une agilité
extrême ; il dit qu’on les nomme aussi Sciapodes4
, parce que dans les grandes chaleurs, couchés par terre
sur le dos, ils se défendent du soleil par l’ombre de leur pied, qu’ils ne sont pas loin des Troglodytes, et que
près d’eux, à l’occident, se trouvent d’autres hommes qui, privés de cou, ont les yeux dans les épaules.
[17] Il y a des satyres dans les montagnes indiennes situées au levant équinoxial : le pays est dit des
Catarcludes. Ces satyres sont très rapides ; ils courent tant à quatre pattes que sur leurs deux pieds : ils
ont la face humaine, et leur agilité fait qu’on ne les prend que vieux ou malades. Tauron donne le nom de
nation des Choromandes à une race sauvage, privée de soins, poussant des cris horriblement stridents,
ayant le corps velu, les yeux glauques, des dents de chien. Eudoxe prétend que dans le midi de l’Inde les
hommes ont le pied long d’une coudée, et les femmes l’ont si petit qu’on les appelle Struthopodes5
.
[18] Mégasthène mentionne une nation d’entre les Nomades de l’Inde qui n’a que des trous pour narines,
et des pieds flexibles comme le corps des serpents ; on la nomme les Scyrites. Il dit qu’aux extrémités de
l’Inde, du côté de l’Orient, vers la source du Gange, est la nation des Astomes, sans bouche6
, le corps
entier couvert de poil, laquelle s’habille avec le duvet des feuilles et ne vit que de la respiration et des
odeurs aspirées par les narines ; qu’ils ne prennent aucun aliment solide, aucune boisson : qu’ils se
contentent des odeurs variées de racines, de fleurs, de pommes sauvages, qu’ils portent avec eux dans les
excursions un peu éloignées, pour avoir de quoi flairer ; qu’une odeur un peu forte les tue sans difficulté.
[19] Au delà, à l’extrémité des montagnes, on parle des Trispithames et des Pygmées7
, qui n’ont pas plus
de trois spithames8
de haut, c’est-à-dire vingt-sept pouces : ils ont un ciel salubre, un printemps perpétuel,
défendus qu’ils sont par les montagnes contre l’Aquilon. Homère rapporte, de son côté, que les grues leur
font la guerre. On dit que, portés sur le dos de béliers et de chèvre et armés de flèches, ils descendent
tous ensemble au printemps sur le bord de la mer, et mangent les oeufs et les petits de ces oiseaux ; que
cette expédition dure trois mois ; qu’autrement ils ne pourraient pas résister à la multitude croissante des
grues : que leurs cabanes sont construites avec de la boue, des plumes et des coquilles d’oeufs. Aristote dit
que les Pygmées vivent dans des cavernes ; il donne pour le reste les mêmes détails que les autres.
[20] D’après Isigone, les Cyres, race indienne, vivent cent quarante ans. Il attribue la même longévité aux
Éthiopiens Macrobes, aux Sères, et à ceux qui habitent le mont Athos ; et ces derniers, parce qu’ils se

1
Soit plus de 2,20 m.
2
En grec « sages nus ». Voir Quinte-Curce, p. 29.
3
En grec « une jambe »
4
En grec « pied-ombre »
5
En grec « pied de moineau »
6 C’est le sens en grec du nom de ce peuple.
7
Le mot apparait chez Homère (Iliade, 3, 6) où il désigne un peuple des bords du Haut-Nil.
8 Mesure grecque ; cela ferait 66 cm.
33
nourrissent de chair de vipère : aussi dit-il qu’ils n’ont de vermine ni dans leurs cheveux ni dans leurs
vêtements.
[21] Onésicrite rapporte que dans les lieux de l’Inde où il n’y a pas d’ombre les hommes ont une taille de
cinq coudées et deux palmes1
, vivent cent trente ans et ne vieillissent pas, mais meurent comme au milieu
de la vie. Cratès de Pergame appelle Gymnètes des Indiens qui dépassent cent ans ; bon nombre d’auteurs
les appellent Macrobes2
. D’après Ctésias, il y a une nation de ces Gymnètes, appelée Pandore, habitant
dans des vallées, qui vit deux cents ans, et qui, ayant la chevelure blanche dans la jeunesse, l’a noire dans
la vieillesse ; [22] au contraire, d’autres ne dépassent pas quarante ans ; ils sont limitrophes des Macrobes,
et leurs femmes n’accouchent qu’une fois. Agatharchide rapporte la même chose, et il ajoute qu’ils se
nourrissent de sauterelles et qu’ils sont très agiles à la course. Clitarque et Mégasthène leur ont donné le
nom de Mandes, et ils en comptent trois cents bourgades ; ils disent que les femmes sont mères à sept
ans, et vieilles à quarante.
[23] D’après Artémidore, c’est dans l’île de Taprobane3
que les hommes atteignent la vieillesse la plus
avancée sans aucune maladie. D’après Doris, quelques Indiens s’unissent avec des bêtes, et il en résulte
des produits hybrides et monstrueux. Chez les Calinges, qui appartiennent aussi à l’Inde, les femmes
conçoivent à cinq ans, et leur vie ne dépasse pas huit ans : ailleurs les hommes naissent avec une queue
velue, ils sont d’une agilité extraordinaire ; d’autres se couvrent tout entiers avec leurs oreilles. Les Orites
sont séparés des Indiens par le fleuve Arbis4
 ; ils ne connaissent pas d’autre aliment que des poissons,
qu’ils déchirent avec leurs ongles et sèchent au soleil ; ils en font, ainsi préparés, du pain, au rapport de
Clitarque. Les Troglodytes au delà de l’Éthiopie sont plus rapides que les chevaux, d’après Cratès de
Pergame, qui dit aussi que les Éthiopiens ont plus de huit coudées de haut5
, et qu’on les nomme Syrbotes.
[24] Parmi les nomades Éthiopiens qui sont le long du fleuve Astragus, vers le nord, sont les Ménismins, à
dix journées de l’Océan6
 ; ils vivent du lait des animaux que nous appelons cynocéphales7
 ; ils en
entretiennent des troupeaux, ne conservant de mâles que ce qu’il en faut pour propager l’espèce.
[25] Dans les déserts de l’Afrique on rencontre parfois des apparences d’hommes qui s’évanouissent au
même moment. L’ingénieuse nature a produit dans l’espèce humaine ces variétés et tant d’autres : jouets
pour elle, merveilles pour nous ; et d’ailleurs qui pourrait énumérer ce qu’elle fait chaque jour, et pour ainsi
dire à chaque heure ? Pour révéler sa puissance, qu’il nous suffise d’avoir cité des nations qui sont des
prodiges.
Un texte à rapprocher de celui d’Hérodote cité plus haut (pages 19-20) sur les peuples de Libye.
On observera l’absence permanente de jugement moral et le peu de recul critique, malgré la prudence
initiale (I, 8 fin), et l’étonnement de l’auteur devant la variété des peuples que lui font connaitre ses
sources. Beaucoup de ces « historiens » qu’il cite ne sont pour nous que des noms, mais on voit qu’Aristote
(II, 7 et 19) ou Cicéron (II, 10) ne reculaient pas devant l’invraisemblable. Dans un monde où les dieux
sont présents partout, où l’environnement proche est peuplé de satyres et de nymphes, pourquoi n’y
aurait-il pas aussi des hommes de toutes les sortes ?
On pourra s’intéresser à la fortune de ces évocations dans l’art du Moyen-Âge, par exemple :
o le griffon : http://expositions.bnf.fr/bestiaire/index.htm
o le sciapode (un exemple dans la cathédrale de Sens)
Utiliser la base du ministère de la Culture pour une recherche iconographique.

1
Soit 2,35 m.
2
En grec « longue vie ».
3 Ceylan.
4
Limite entre la Perse et l’Inde
5
Soit 3,5 m.
6
L’Océan est le fleuve mythique qui borde tout le pourtour de la terre.
7
En grec « tête de chien ».
34
Tacite, La Germanie, 4 + 17-21 + 46.
Traduction Burnouf, 1859, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/tacite/germains.htm
Rare exemple de littérature ethnographique en latin, La Germanie est datée de 98 ou 99 après J.-C. Après une
présentation des conditions naturelles et des traits communs aux Germains, l’auteur décrit les différentes nations
habitant entre le Rhin, la mer du Nord, la Baltique, les plaines d’Ukraine et le Danube.
[4]. Du reste je me range à l’avis de ceux qui pensent que le sang des Germains ne fut jamais altéré par
des mariages étrangers, que c’est une race pure, sans mélange, et qui ne ressemble qu’à elle-même. De là
cet air de famille qu’on remarque dans cette immense multitude d’hommes : des yeux bleus et farouches ;
des cheveux roux ; des corps d’une haute stature et vigoureux pour un premier effort, mais peu capables
de travail et de fatigues, et, par un double effet du sol et du climat, résistant aussi mal à la soif et à la
chaleur qu’ils supportent facilement le froid et la faim.
[17]. Ils ont tous pour vêtement un sayon qu’ils attachent avec une agrafe, ou, à défaut d’agrafe, avec une
épine. A cela près ils sont nus et passent les journées entières auprès de leur foyer. Les plus riches se
distinguent par un habillement non pas flottant comme chez les Sarmates1
et les Parthes2
, mais serré et qui
marque toutes les formes. Ils portent aussi des peaux de bêtes, plus grossières vers le Rhin, plus
recherchées dans l’intérieur, où le commerce ne fournit point d’autre parure. Là on choisit les animaux, et,
pour embellir leur dépouille, on la parsème de taches et on la bigarre avec la peau des monstres que
nourrissent les plages inconnues du plus lointain Océan. L’habillement des femmes ne diffère pas de celui
des hommes, excepté qu’elles se couvrent le plus ordinairement de tissus de lin relevés par un mélange de
pourpre, et que la partie supérieure de leur vêtement ne s’étend point pour former des manches : elles ont
les bras nus jusqu’à l’épaule ; leur sein même est en partie découvert.
[18]. Toutefois en ce pays les mariages sont chastes, et il n’est pas de trait dans leurs moeurs qui mérite
plus d’éloges. Presque seuls entre les barbares ils se contentent d’une femme, hormis un très petit nombre
de grands qui en prennent plusieurs, non par esprit de débauche mais parce que plusieurs familles
ambitionnent leur alliance. Ce n’est pas la femme, c’est le mari qui apporte la dot. Le père et la mère, ainsi
que les proches, assistent à l’entrevue et agréent les présents. Ces présents ne sont point de ces frivolités
qui charment les femmes, ni rien dont puisse se parer la nouvelle épouse. Ce sont des boeufs, un cheval
tout bridé, un bouclier avec la framée3
et le glaive. En présentant ces dons, on reçoit une épouse. Elle, de
son côté, donne aussi à l’époux quelques armes. C’est là le lien sacré de leur union, leurs symboles
mystérieux, leurs divinités conjugales. Pour que la femme ne se croie pas dispensée des nobles sentiments
et sans intérêt dans les hasards de la guerre, les auspices mêmes qui président à son hymen l’avertissent
qu’elle vient partager des travaux et des périls, et que sa loi, en paix comme dans les combats, est de
souffrir et d’oser autant que son époux. C’est là ce que lui annoncent les boeufs attelés, le cheval équipé,
les armes qu’on lui donne. Elle apprend comment il faut vivre, comment il faut mourir. Ce dépôt qu’elle
accepte, elle devra le rendre pur et honorable à ses enfants, de qui ses brus le recevront pour le
transmettre à ses petits-fils.
[19]. Aussi vivent-elles sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les moeurs, loin
des festins qui allument les passions. Hommes et femmes ignorent également les mystérieuses
correspondances. Très peu d’adultères se commettent dans une nation si nombreuse, et le châtiment, qui
suit de près la faute, est abandonné au mari. On rase la coupable, on la dépouille, et, en présence des
parents, le mari la chasse de sa maison et la poursuit à coups de verges par toute la bourgade. Quant à
celle qui prostitue publiquement son honneur, point de pardon pour elle : ni beauté, ni âge, ni richesses ne
lui feraient trouver un époux. Dans ce pays on ne rit pas des vices ; corrompre et céder à la corruption ne
s’appelle pas vivre selon le siècle. Quelques cités, encore plus sages, ne marient que des vierges. La limite
est posée une fois pour toutes à l’espérance et au voeu de l’épouse ; elle prend un seul époux, comme elle
a un seul corps, une seule vie, afin que sa pensée ne voie rien au delà, que son coeur ne soit tenté d’aucun

1
Peuples des plaines est-européennes, assimilés aux Scythes.
2
Iraniens.
3
Sorte de lance courte et effilée.
35
désir nouveau, qu’elle aime son mariage et non pas un mari. Borner le nombre de ses enfants ou tuer
quelqu’un des nouveau-nés, est flétri comme un crime : et les bonnes moeurs ont là plus d’empire que
n’en ont ailleurs les bonnes lois.
[20]. L’enfance se ressemble dans toutes les maisons ; et c’est au milieu d’une sale nudité que grandissent
ces corps et ces membres dont la vue nous étonne. Chaque mère allaite elle-même ses enfants, et ne s’en
décharge point sur des servantes et des nourrices. Le maître n’est pas élevé plus délicatement que
l’esclave ; ils vivent au milieu des mêmes troupeaux, couchent sur la même terre, jusqu’à ce que l’âge
mette l’homme libre à sa place et que la vertu reconnaisse les siens. Une longue ignorance de la volupté
assure aux garçons une jeunesse inépuisable. On ne hâte pas non plus le mariage des filles : elles ont,
comme leurs époux, la vigueur de l’âge, la hauteur de la taille ; et d’un couple assorti et robuste naissent
des enfants également vigoureux. Le fils d’une soeur est aussi cher à son oncle qu’à son père ; quelquesuns pensent même que le premier de ces liens est le plus saint et le plus étroit ; et, en recevant des
otages, ils préfèrent des neveux, comme inspirant un attachement plus fort et intéressant la famille par
plus d’endroits. Toutefois on a pour héritiers et successeurs ses propres enfants, et l’on ne fait pas de
testament. Si l’on n’a pas d’enfants, les premiers droits à l’héritage appartiennent aux frères, aux oncles
paternels, aux oncles maternels. Plus un Germain compte de proches et d’alliés, plus sa vieillesse est
entourée de respect : on ne gagne rien à être sans famille.
[21]. On est tenu d’embrasser les haines aussi bien que les amitiés d’un père ou d’un parent. Du reste, ces
haines ne sont pas inexpiables. On rachète même l’homicide par une certaine quantité de gros et de menu
bétail, et la satisfaction est acceptée par la maison tout entière : politique d’autant plus sage que les
inimitiés sont plus dangereuses dans l’état de liberté. Les Germains aiment à donner des festins, et aucune
nation n’exerce l’hospitalité d’un coeur plus généreux. Fermer sa porte à un homme, quel qu’il soit,
semblerait un crime. Chacun offre à l’étranger une table aussi bien servie que le permet sa fortune. Quand
ses provisions sont épuisées, le premier hôte en montre un second dans la maison voisine et s’y rend de
compagnie ; les arrivants n’étaient pas invités : peu importe, ils n’en sont pas reçus avec moins d’égards.
Connus ou inconnus ont les mêmes droits à l’hospitalité. Si l’hôte, en partant, demande quelque chose,
l’usage est de l’accorder ; on ne craint pas d’ailleurs de demander à son tour. Ces présents font plaisir,
mais on n’en exige pas de reconnaissance, non plus qu’on ne croit en devoir. C’est un échange
désintéressé de politesse.
[22]. Au sortir du sommeil, qu’ils prolongent souvent jusque dans le jour, ils se baignent, ordinairement à
l’eau chaude, l’hiver régnant chez eux une grande partie de l’année. Après le bain, ils prennent un repas ;
chacun a son siège séparé et sa table particulière. Ensuite viennent les affaires, souvent aussi les festins, et
ils y vont en armes. Boire des journées et des nuits entières n’est une honte pour personne. L’ivresse
produit des querelles fréquentes, qui se bornent rarement aux injures ; presque toujours elles finissent par
des blessures et des meurtres. D’un autre côté, la réconciliation des ennemis, l’alliance des familles, le
choix des chefs, la paix, la guerre se traitent communément dans les festins sans doute parce qu’il n’est
pas de moment où les âmes soient plus ouvertes aux inspirations de la franchise ou à l’enthousiasme de la
gloire. Cette nation simple et sans artifice découvre dans la libre gaieté de la table les secrets que le coeur
renfermait encore ; la pensée de chacun, ainsi révélée et mise à nu, est discutée de nouveau le lendemain,
et l’un et l’autre temps justifient également leur emploi : on délibère lorsqu’on ne saurait feindre ; on
décide quand on ne peut se tromper.
[23]. Leur boisson est une liqueur faite d’orge ou de froment, à laquelle la fermentation donne quelque
ressemblance avec le vin. Les plus voisins du fleuve ont aussi du vin, que leur procure le commerce. Leurs
aliments sont simples : des fruits sauvages, de la venaison fraîche, du lait caillé. Ils apaisent leur faim sans
nul apprêt, sans raffinements délicats. Quant à la soif, ils sont moins tempérants ; si vous encouragez
l’ivresse en leur fournissant tout ce qu’ils voudront boire, leurs vices les vaincront aussi facilement que vos
armes.
[24]. Ils n’ont qu’un genre de spectacle, uniforme dans toutes leurs réunions. Des jeunes gens, qui ont
l’habitude de ce jeu, sautent nus à travers les pointes menaçantes de glaives et de framées. L’exercice a
36
produit l’adresse, et de l’adresse est née la grâce. Et ici nul espoir de récompense : l’unique salaire de ce
périlleux divertissement c’est le plaisir des spectateurs.
Dernier chapitre de l’ouvrage : les peuples des confins.
[46]. Les Peucins, les Vénèdes et les Fennes, sont-ils des nations germaniques ou sarmates ? je ne saurais
le dire. Toutefois les Peucins1
, que quelques-uns nomment Bastarnes, ont le langage, l’habillement, les
habitations fixes des Germains. Tous végètent dans l’inertie et la malpropreté ; les principaux, en se mêlant
par le mariage avec les Sarmates, ont contracté quelque chose de leurs formes hideuses.
Les Vénèdes2
ont pris beaucoup de leurs moeurs. En effet, tout ce qui s’élève de montagnes et de forêts
entre les Peucins et les Fennes, les Vénèdes l’infestent de leurs brigandages. On incline cependant à les
compter parmi les Germains, parce qu’ils se construisent des cabanes, portent des boucliers, aiment à se
servir de leurs pieds et même se piquent de vitesse, différents en tout cela des Sarmates qui passent leur
vie à cheval ou en chariot.
Quant aux Fennes3
, ils étonnent par leur état sauvage et leur affreuse pauvreté. Chez eux point d’armes, ni
de chevaux, ni de foyer domestique. Ils ont pour nourriture de l’herbe, des peaux pour vêtement, la terre
pour lit. Toute leur ressource est dans leurs flèches, qu’ils arment, n’ayant pas de fer, avec des os pointus.
La même chasse nourrit également les hommes et les femmes : car celles-ci accompagnent partout leur
mari et réclament la moitié de la proie. Les enfants n’ont d’autre abri contre la pluie et les bêtes féroces
que les branches entrelacées de quelque arbre, où leurs mères les cachent. C’est là que les jeunes gens
reviennent, que se retirent les vieillards. Ils trouvent cette condition plus heureuse que de peiner à cultiver
les champs, d’élever laborieusement des maisons, d’être occupés sans cesse à trembler pour leur fortune
et à convoiter celle d’autrui. Ne redoutant rien des hommes, ne redoutant rien des dieux, ils sont arrivés à
ce point si difficile de n’avoir pas même besoin de former un voeu.
Tout ce qu’on ajoute encore tient de la fable, par exemple, que les Helluses et les Osiones ont la tête et le
visage de l’homme, le corps et les membres de la bête. Je laisserai dans leur incertitude ces faits mal
éclaircis.
Pages à comparer avec le texte de César sur les Suèves (supra page 25), et, pour la description des femmes, de celui
de Pomponius Méla sur les Thraces (page 28).
On notera dans le dernier paragraphe le souci de se distinguer des récits fabuleux.
Mais on retrouve les constantes du portrait des barbares :
 la vigueur physique et la résistance au climat
 le dénuement, l’absence de tout luxe
 l’absence de lois, d’éducation
 les débordements dus à l’ivresse
Et l’on découvre, comme dans d’autres textes, une image de « bons sauvages » : la pureté des mœurs, et notamment
la continence des femmes.
Conseil de guerriers germains, d’après la colonne de Marc-Aurèle. Source : wikipedia
Haut du document François Hubert, automne 2011, francois.hubert@ac-strasbourg.fr

1 Du côté de la Moldavie.
2 Ou Wendes, peuples des régions de la Vistule.
3 Ancêtres des Finnois (?)

Montaigne « Des Cannibales » Essais I 31
Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur quiétude et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l’océan, et que de cette fréquentation naîtra leur ruine (comme je présuppose qu’elle est déjà avancée, bien malheureux qu’ils sont de s’être laissé tromper par le désir de la nouveauté et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles IX y était. Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, l’aspect extérieur d’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient et voulut savoir d’eux ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant : ils répondirent trois choses dont j’ai oublié la troisième — j’en suis bien marri1 —, mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant d’hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), consentissent à obéir à un enfant2 et qu’on ne choisît pas plutôt l’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une expression de leur langage qui consiste à appeler les hommes moitié les uns des autres3) qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses et que leurs « moitiés » étaient mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient étrange que ces « moitiés »-ci, nécessiteuses, pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leur maison.

Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui m’assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes pensées que je ne pus guère tirer de plaisir de cet entretien. Quand je lui demandai quel profit il recueillait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un chef et nos matelots l’appelaient roi), il me dit que c’était de marcher le premier à la guerre ; [quand je demandai] de combien d’hommes il était suivi, il me montra un certain espace pour m’indiquer qu’il en avait autant qu’il pourrait y en avoir sur un tel espace : ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; [à la question de savoir] si, avec la guerre, toute son autorité prenait fin, il dit qu’il lui en restait ceci que, lorsqu’il visitait les villages dépendant de lui, on lui taillait des sentiers au travers des fourrés de leurs bois par où il pût passer bien à l’aise.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts de chausses !

Montaigne, Essais, Des Cannibales, I, 30/31 - orthographe modernisée

1 j’en suis bien marri = j’en suis désolé
2 Charles IX accède au trône à 12 ans
3 appeler les hommes moitié les uns des autres : donc ils considèrent tout homme comme la moitié d’un autre, témoignage de leur égalité

CHAPITRE VI Le Monde Description d’un nouveau Monde et des qualités de la matière dont il est composé.
Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires, Les philosophes nous disent que ces espaces sont infinis et ils doivent bien en être crus puisque ce sont eux-mêmes qui les ont faits. Mais afin que infinité ne nous empêche et ne nous embarrasse point, ne tâchons pas d’aller jusques au bout, entrons-y seulement si avant que nous puissions perdre de vue toutes les créatures que Dieu fit il y a cinq ou six mille ans 1 ; et après nous être arrêtés là en quelque lieu déterminé, supposons que Dieu crée de nouveau tout autour de nous tant de matière que, de quelque côté que notre imagination se puisse étendre, elle n’y aperçoive plus aucun lieu qui soit vide.
Bien que la mer ne soit pas infinie, ceux qui sont au milieu sur quelque vaisseau peuvent étendre leur vue, ce semble, à l’infini ; et toutefois il y a encore de l’eau au delà de ce qu’ils voient. Ainsi, encore que notre imagination semble se pouvoir étendre à l’infini et que cette nouvelle matière ne soit pas supposée être infinie, nous pouvons bien toutefois supposer qu’elle remplit des espaces beaucoup plus grands que tous ceux que nous aurons imaginés. Et même afin qu’il n’y ait rien en tout ceci où vous puissiez trouver à redire, ne permettons pas à notre imagination de s’étendre si
loin qu’elle pourrait ; mais retenons-la tout à dessein dans un espace déterminé, qui ne soit pas plus grand, par exemple, que la distance qui est depuis la Terre jusques aux principales étoiles du firmament, et supposons que la matière que Dieu aura créée s’étend bien loin au delà de tous côtés, jusques à une distance indéfinie. Car il y a bien plus d’apparence et nous avons bien mieux le pouvoir de prescrire des bornes à l’action de notre pensée, que non pas aux oeuvres de Dieu.
DESCARTES Le monde

ANNEAU DE SATURNE[1].

Ce phénomène étonnant, mais pas plus étonnant que les autres, ce corps solide et lumineux qui entoure la planète de Saturne, qui l’éclaire et qui en est éclairé, soit par la faible réflexion des rayons solaires, soit par quelque cause inconnue, était autrefois une mer, à ce que prétend un rêveur qui se disait philosophe[2]. Cette mer, selon lui, s’est endurcie ; elle est devenue terre ou rocher ; elle gravitait jadis vers deux centres, et ne gravite plus aujourd’hui que vers un seul.

Comme vous y allez, mon rêveur ! comme vous métamorphosez l’eau en rocher ! Ovide n’était rien auprès de vous. Quel merveilleux pouvoir vous avez sur la nature ! cette imagination ne dément pas vos autres idées, démangeaison de dire des choses nouvelles ! ô fureur des systèmes ! ô folies de l’esprit humain ! si on a parlé dans le grand Dictionnaire encyclopédique de cette rêverie, c’est sans doute pour en faire sentir l’énorme ridicule ; sans quoi les autres nations seraient en droit de dire : Voilà l’usage que font les Français des découvertes des autres peuples ! Huygens découvrit l’anneau de Saturne, il en calcula les apparences. Hooke et Flamsteed les ont calculées comme lui. Un Français a découvert que ce corps solide avait été un océan circulaire, et ce Français n’est pas Cyrano de Bergerac.
Voltaire Le dictionnaire philosophique

ANNALES[3].

Que de peuples ont subsisté longtemps et subsistent encore sans annales ! Il n’y en avait dans l’Amérique entière, c’est-à-dire dans la moitié de notre globe, qu’au Mexique et au Pérou ; encore n’étaient-elles pas fort anciennes. Et des cordelettes nouées ne sont pas des livres qui puissent entrer dans de grands détails.

Les trois quarts de l’Afrique n’eurent jamais d’annales ; et encore aujourd’hui, chez les nations les plus savantes, chez celles même qui ont le plus usé et abusé de l’art d’écrire, on peut compter toujours, du moins jusqu’à présent, quatre-vingt-dix-neuf parties du genre humain sur cent qui ne savent pas ce qui s’est passé chez elles au delà de quatre générations, et qui à peine connaissent le nom d’un bisaïeul. Presque tous les habitants des bourgs et des villages sont dans ce cas : très-peu de familles ont des titres de leurs possessions. Lorsqu’il s’élève des procès sur les limites d’un champ ou d’un pré, le juge décide suivant le rapport des vieillards : le titre est la possession. Quelques grands événements se transmettent des pères aux enfants, et s’altèrent entièrement en passant de bouche en bouche ; ils n’ont point d’autres annales.

Voyez tous les villages de notre Europe si policée, si éclairée, si remplie de bibliothèques immenses, et qui semble gémir aujourd’hui sous l’amas énorme des livres. Deux hommes tout au plus par village, l’un portant l’autre, savent lire et écrire. La société n’y perd rien. Tous les travaux s’exécutent, on bâtit, on plante, on sème, on recueille, comme on faisait dans les temps les plus reculés. Le laboureur n’a pas seulement le loisir de regretter qu’on ne lui ait pas appris à consumer quelques heures de la journée dans la lecture. Cela prouve que le genre humain n’avait pas besoin de monuments historiques pour cultiver les arts véritablement nécessaires à la vie.
Voltaire Le dictionnaire philosophique Article : Annales

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« …Tous les hommes sont convaincus de l’excellence de leurs coutumes, en voici une preuve entre bien d’autres : au temps où Darius régnait, il fit un jour venir les Grecs qui se tenaient dans son palais et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger, à sa mort, le corps de leur père : ils répondirent tous qu’ils ne le feraient jamais, à aucun prix. Darius fit ensuite venir les Indiens qu’on appelle Calaties, qui, eux, mangent leurs parents ; devant les Grecs (qui suivaient l’entretien grâce à un interprète), il leur demanda à quel prix ils se résoudraient à brûler sur un bûcher le corps de leur père : les Indiens poussèrent des hauts cris et le prièrent instamment de ne pas tenir de propos sacrilèges. Voilà bien la force de la coutume, et Pindare a raison, à mon avis, de la nommer dans ses vers « la reine du monde ».

HERODOTE, L’enquête, III 38, 3 Traduction A. Barguet pléiade p.235-236.