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Second Discours sur la condition des Grands. Pascal


Commentaire du texte extrait de : Trois discours sur la condition des Grands de Blaise Pascal (GF 2011) p252 253

" Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles parce qu’elles consistent dans les qualités réelles et effectives de l’âme et du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.*
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons les respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons au contraire qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles"

Introduction :

Présenter le thème : On connaît Blaise Pascal pour ses Pensées portant sur le divertissement, sur le pari, sur les deux infinis. Il est moins connu comme penseur de la politique et pour ses réflexions sur l’ordre social.

Question en jeu ( problème que cherche à résoudre l’auteur )  : Qu’est-ce qui justifie, en somme, se demande l’auteur, le pouvoir de ce qu’on appelait les « grands » à l’époque de l’ancien régime : doivent-ils leurs distinctions et leurs pouvoirs à des qualités qui leur sont propres ou bien simplement à la coutume, à l’usage, aux habitudes ? Et si c’est le cas, le respect qu’on leur porte n’est-il pas alors absurde, sans rapport avec leur qualités réelles ?

Thèse de Pascal (la réponse qu’il apporte au problème ) : Il s’agit selon Pascal en effet de distinguer le « respect » que l’on doit aux « grandeurs d’établissement » qui selon pascal est purement extérieur, mais « raisonnable » et celui que l’on doit aux grandeurs naturelles » qui vise les qualités réelles des personnes.

Pascal explique d’abord l’origine et la nature des « grandeurs d’établissement », pour les distinguer dans une deuxième partie des « grandeurs naturelles », en vue de préciser , dans une dernière partie le type de respect que l’on doit à chacune de ces grandeurs.

1/ Les « grandeurs d’établissement » : pure convention…

« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs » commence par préciser Pascal. Le vocabulaire peut ici dérouter. Si les « grandeurs d’établissement » désignent, comme il l’écrit plus loin les « dignités et les noblesses », il faut comprendre par « monde » la société et non bien sur l’univers tout entier. Il s’agit donc ici des rapports des hommes entre eux et de la façon dont ils s’évaluent, de la hiérarchie qui peut exister au sein de la société. Quelle est cette hiérarchie selon Pascal ? L’auteur distingue deux « états », et commence par expliquer ce que sont les « grandeurs d’établissement » : elles « dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru devoir honorer certains états et y attacher certains respects » Ce sont donc les grandeurs établies par les hommes. On peut ici mettre en valeur l’aspect original de la pensée de Pascal : en les fondant sur « la volonté des hommes », il fait d’emblée de ces « grandeur » de simples conventions, liées de simples décisions arbitraires. Arbitraire ici souligné par la distance presque ironique de la formule « qui ont cru devoir honorer certains états et y attacher certains respects ». Ainsi la noblesse, les titres de ducs ou de pairs, ne sauraient être liés à aucun autre origine que « la volonté des hommes ». Mais pour quelle raison a-t-on alors fait cette distinction entre « nobles » et « roturiers » ?

La réponse de Pascal est lapidaire mais complexe. Il écrit en effet d’une part que les hommes ont cru « avec raison » établir ces différences dans la société, mais également que cela s’est fait « parce qu’il a plu aux hommes ». Il semble y avoir contradiction. En affirmant que cela s’est fait « parce qu’il a plu aux hommes », on pourrait croire qu’il s’agit de caprice et de fantaisie. Mais si l’on pense au contexte, on peut comprendre l’aspect moderne de le réflexion Pascalienne. Ecrire que cela vient des hommes, c’est écarter un fondement naturel ou divin de l’ordre social. Comme d’autres auteurs qui l’ont précédé ou qui lui sont contemporains, on pense à Machiavel ou à Hobbes, Pascal fait de la société une institution purement humaine et historique détachée de tout ordre religieux ou naturel. L’origine de cette évaluation n’est pas précisée ici par Pascal. Le « parce qu’il a plu aux hommes » peut faire penser une célèbre formule de l’auteur, écrivant que « si le nez de Cléopâtre avait été plus court,la face du monde en aurait été changée. Ainsi, l’histoire obéit aux hasards, aux passions, et ne se fonde pas sur un ordre rationnel.

Pourquoi alors invoquer la « raison » puisqu’il écrit que « les hommes ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attache certains respects » ? Supposition : si comme il l’écrit plus loin, cet ordre une fois établi il devient « injuste » de le troubler, le lecteur peut comprendre qu’en l’absence de fondement naturel ou religieux de l’ordre social, il est raisonnable de mettre en place un ordre permettant de distinguer le juste et l’injuste, dans l’intérêt même de la société. Ainsi, bien que l’ordre social soit purement conventionnel, il n’en est pas moins « injuste » de le troubler. En clair, et en élargissant le propos de Pascal c’est juste parce que c’est la loi, et parce qu’il faut une loi, et non parce que cela serait juste « en soi » ou selon un ordre transcendant. Le risque n’est-il pas alors de devoir considérer tout ordre juste, simplement parce qu’il est établi ? Le passage ne semble pas permettre de répondre à cette question. En revanche la suite du texte permet de comprendre ce qui pour Pascal est une authentique « grandeur ».

2/ Les « grandeurs naturelles » sont propres à l’individu.

Quelles sont ces grandeurs naturelles ? « elles consistent, écrit Pascal dans les qualités réelles et effectives de l’âme et du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force. » L’énumération peut ici surprendre et incite à la réflexion : en quoi « les sciences » , la « lumière de l’esprit » « la vertu » sont-elles des grandeurs « naturelles », les connaissances et la capacité de réflexion, si c’est ce qu’il faut entendre par « lumières de l’esprit » ne viennent-elles pas tout comme la « vertu » davantage de l’éducation que de la nature ? par ailleurs, en quoi les qualités de santé et de force peuvent elles êtres estimables ? Ne doit-on pas estimer exclusivement ce qui vient du mérite d’une personne ? Quel mérite y a t’il à être fort ou en bonne santé ?

Si l’on veut surmonter cette difficulté de compréhension, il faut donc entendre par « naturelle » non pas les qualités qui viennent de la nature, car alors la « vertu » ou les « sciences » n’en feraient pas parti, ni celles qui viennent de l’effort et du mérite d’une personne, mais celles qui sont réellement possédées par une personne. La santé, comme la vertu, la force , comme les connaissances, ne dépendent pas de décisions prises par d’autres : ce n’est pas parce que les hommes l’on décidé qu’il « leur a plu » que nous sommes en bonne santé, ou vertueux, mais parce que nous le sommes réellement.

On peut ici s’interroger sur la raison pour lesquelles ces qualités sont « estimables ». On comprend bien que ce qui les distingue des « grandeurs d’établissement », c’est qu’elles ne dépendent pas de la volonté des hommes, et qu’elles ne sont pas décidées par d’autres. Mais peut-on estimer la santé ou la force comme on estime la vertu ou les lumières de l’esprit ? Même en admettant que ces qualités sont effectivement propres à la personne qui les possède, ne doit on pas faire une distinction entre elles ? Si Pascal ne les distingue pas c’est peut-être non seulement parce qu’elles ont en commun de ne pas venir de conventions arbitraires, mais également parce qu’il considère que l’estime que l’on a pour une personne ne doit pas se mesurer aux efforts faits pour acquérir des qualités, mais uniquement au fait de les posséder. Cela signifie-t-il que pour l’auteur les vertus et les sciences que nous possédons ne doivent rien à notre volonté, et qu’elles sont, comme les qualités qui viennent de la nature, les effets d’un déterminisme ? il semble que pour Pascal, comme pour Spinoza, ce qui définit la personne ne doit rien à son libre-arbitre. L’important ici est surtout de montrer que les grandeurs « naturelles » ne sont aucunement liées aux grandeurs « établies », en somme que ce n’est pas pour des qualités réelles que l’on devient « duc ou pair ».

Transition : nous avons donc deux « grandeurs », celles qui sont établies par une société, par exemple les titres de noblesse sous l’ancien régime, et celles qui sont propre à l’individu, comme la force ou les connaissances. Tout l’intérêt du propos de Pascal est alors de distinguer à partir de là deux formes de « respects » qui sont aussi nécessaires l’un que l’autre. Tâchons de comprendre en quoi consiste ces respects et pourquoi il est si important des les distinguer.

3/ « Respect d’établissment » et « respect naturel » : une hypocrisie nécessaire ?

Pascal distingue alors les « respects d’établissement » des « respects naturels ». Les « respects d’établissement » sont « certaines cérémonies extérieures qui doivent être accompagnées selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». Il s’agit ici de l’obéissance que nous devons à ceux qui ont un statut qui leur donne une supériorité dans la société. Pascal prend l’exemple des rois auxquels il faut parler « à genoux » ou du fait de « se tenir debout dans la chambre des princes ». Aujourd’hui, si l’on risque l’anachronisme , Pascal dirait peut-être de la même façon que les écharpes tricolores des maires, l’uniforme des gendarmes, ou la robe des juges nous imposent ce même type de respects « extérieurs », c’est-à-dire sans que cela s’accompagne d’un véritable respect « intérieur ». Mais n’est-ce pas alors une attitude fausse et hypocrite ?

La raison, si l’on suit le texte, en est « la reconnaissance intérieure de cet ordre ». Autrement dit, si l’on doit respecter les puissants, ceux que la société a distingué par leur statut, ce n’est pas du fait de leur qualités réelles, que parce que ce respect est utile à la société, que n’importe quel ordre, même arbitraire, (mais il le sont visiblement tous pour Pascal) vaut mieux que le désordre et que l’absence hiérarchisation sociale. Ainsi si c’est « une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs », c’est parce que c’est confondre les « grandeurs d’établissement » et les « grandeurs naturelles ». La bêtise consiste ici à ne vouloir honorer que les grandeurs naturelles, sans se rendre compte que les « grandeurs d’établissement » bien qu’arbitraires, n’ont rien d’injuste. Bref il ne faut pas demander à un homme puissant par son statut d’être pour cela intelligent et vertueux et beau, son rôle est uniquement d’incarner par son apparence un certain ordre social utile dans le fond à tous les hommes, même s’il n’a que le hasard de l’histoire comme origine.

Inversement nous devons un « respect naturel » c’est-à-dire une estime véritable et non une soumission extérieure, aux « grandeurs naturelles ». Si l’on suit le raisonnement de Pascal, cela signifie aussi que le savoir ou la vertu ne peuvent alors en rien prétendre commander. Je peux reconnaître la supériorité réelle d’un meilleur mathématicien que moi, ou de quelqu’un capable de plus de bonté que moi, mais ce n’est donc ni à l’intelligence, ni à la vertu de gouverner ou de m’imposer une obéissance quelconque. Nous sommes alors très loin du « philosophe-roi » de Platon, puisque on ne doit pas attendre d’un roi ou d’un magistrat qu’il connaisse ce qu’est véritablement ce qu’est la politique ou la justice pour leur obéir. Cela signifie-t-il pour Pascal que le juste ne découle pas du vrai, ni la bonne politique d’une connaissance, et que le sens de l’ordre social n’est pas d’être vrai ou moral ? Au delà de la distinction entre « grandeurs d’établissement » et « grandeurs naturelles » c’est donc une remise en question du rapport entre politique et vérité qui est ici opérée par Pascal. La justice, la vérité, la morale sont des ordres différents.

Conclusion :

Pascal nous a donc fait comprendre qu’il n’y a pas à se scandaliser de ne pas trouver de « grandeurs naturelles » chez les puissants, ni de « grandeurs d’établissement » chez ceux qui ont de réelles qualités. On est alors tenté de se demander pour si Pascal par cette distinction est un précurseur des Lumières, ou un conservateur tenant du pouvoir absolu des institutions établies. La réponse est que Pascal dépasse cette opposition, en justifiant l’ordre établi, mais pour des raisons autres que celles que l’on donne habituellement. Il récuse en effet, en « moderne », un fondement divin ou naturel (qui viendrait des qualités réelles des personnes ) du pouvoir établi. Mais si l’ordre social est arbitraire, cela ne signifie pas pour autant qu’il est absurde. La « sottise » et la « bassesse d’esprit » consistent précisément à ne pas comprendre en quoi il repose sur une illusion nécessaire et utile.