La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
Conférences de Langres Sensibilité

Programme national de formation
Rendez-vous culturel et scientifique
Rencontres philosophiques de Langres
La sensibilité
jeudi 5, vendredi 6 et samedi 7 octobre 2023

Sommaire

Les conférences du jeudi 5 octobre 2023

Conférence inaugurale : « Du sensible avant toute chose ! Balbutiements philosophiques. »
« La sensibilité et les usages du sens. »
« Sommes-nous devenus insensibles ? »
Les conférences du vendredi 6 octobre 2023
« Diderot et la métaphysique du sensible. »
« (In)sensibilité surhumaine – une expérience de symbiose humain-dieu-éléphant-machine. »
« Vie et sensibilité dans les philosophies de la nature allemandes »
« La construction de la sensibilité féminine. »
« De la sensibilité au sentir. »
« La sensibilité aux couleurs – De Goethe à Kandinsky. »
La conférence du samedi 7 octobre 2023
Conférence de clôture – « Au coeur du sensible. »


Les conférences du jeudi 5 octobre 2023

Conférence inaugurale : « Du sensible avant toute chose ! Balbutiements philosophiques. »
Jean-François Balaudé, inspecteur général de l’enseignement, du sport et de la recherche, groupe de philosophie
Présentation de la conférence

En un même geste, Platon a délimité le sensible (aisthèton) par opposition à un intelligible (noèton), doté de qualités de permanence et de pleine cognoscibilité. Irrécusable mais relégué pour sa faible réalité (par « participation »), il est saisi par une sensibilité (aisthanesthai), effet du commerce contraint de l’âme avec le corps, obstacle au déploiement d’une pure pensée, ajustée à l’être suprasensible.
A rebours de Platon, il s’agira de revisiter quelques philosophèmes antérieurs à une telle opposition. Parcourir les « balbutiements » de la philosophie, selon la formule d’Aristote, permettra d’en sonder la consistance propre, sinon la fécondité.
Sur les traces d’Empédocle, il sera donc question de « paumes », de pores et d’effluves, d’Eléments-Racines et de mélange parfait, de connaissance du même par le même, de synesthésie et de pensée par rassemblement. Et d’un « je » connaissant, s’instituant au fil de ce processus de sensation-pensée.
Héraclite, Démocrite mais aussi Parménide seront également conviés, ainsi, finalement, que le Ménon, le Phédon et le Timée, le De l’âme d’Aristote, le Des sensations de Théophraste.
Bibliographie
Epicure, Lettres, maximes, sentences (Livre de Poche, 1999)
Le savoir-vivre philosophique. Empédocle, Socrate, Platon (Grasset, 2010)


« La sensibilité et les usages du sens. »

Jocelyn Benoist, professeure des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Présentation de la conférence
La sensibilité, en première approche, peut être définie comme la capacité à se laisser affecter par la diversité du sensible. Comme telle, si elle a un fondement naturel, elle ne peut être tenue pour un pur donné : elle s’apprend dans une certaine mesure, ou en tout cas s’exerce. Cet écolage nous rend capable de distinguer ce qui est significatif.
A cet égard, la sensibilité semble communiquer avec la notion de « sens ». Le significatif, cependant, n’est pas ce qui se définit par la transparence donnée d’un sens, mais plutôt par une certaine saillance, déterminante dans le choix d’un sens. Aussi laisse-t-on échapper l’œuvre de la sensibilité tant qu’on l’identifie à la simple saisie, immédiate ou conduite par l’entendement, d’un sens.
L’ambiguïté en vertu de laquelle son idée semble s’appliquer à deux niveaux : l’expérience sensible elle-même comme l’exercice du jugement, est constitutive. C’est qu’en elle il n’y va de rien d’autre que de l’ajustement d’un sens, exigence qui n’inscrit pas tant le sens dans le sensible que notre compétence d’êtres sensibles au cœur même des usages du sens.
Bibliographie
Sens et sensibilité, Paris, Éd. du Cerf, 2008
Le Bruit du sensible, Paris, Éd. du Cerf, 2013
Logique du Phénomène, Paris, Éd. Hermann, 2016


« Sommes-nous devenus insensibles ? »

Claire Marin, professeure de philosophie en classes préparatoires, Lycées Claude Bernard et Balzac, académie de Paris
Présentation de la conférence
Nous étudierons dans cette présentation la tension entre deux figures contemporaines, celle du spectateur indifférent et celle de l’écorché, l’hypersensible. Sommes-nous devenus insensibles ou trop sensibles ? Quelle est cette nouvelle géométrie variable de la sensibilité : qu’est-ce qui nous touche, qu’est-ce qui nous émeut encore et de quoi, à l’inverse, nous protégeons-nous ?
Partant de références phénoménologiques et psychanalytiques, nous interrogerons ces rapports divergents à la sensibilité et leurs conséquences sur la compréhension de l’autre et l’accès à soi.
Bibliographie
Hors de moi (Allia)
Ruptures (Editions de l’Observatoire)
Etre à sa place (Editions de l’Observatoire)
Les débuts (Autrement)


Les conférences du vendredi 6 octobre 2023

« Diderot et la métaphysique du sensible. »
Barbara De Negroni, professeure honoraire de chaire supérieure, Lycée Blanqui, académie de Créteil ; éditrice avec Michel Delon des Œuvres Philosophiques de Diderot, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010
Présentation de la conférence
Diderot s’est beaucoup intéressé à des objets sensibles : il interroge dans les Salons la « magie » des effets produits par des « couches épaisses de couleur », il étudie les métiers dans l’Encyclopédie grâce à des images : les articles ne sont pas illustrés par les planches mais en donnent le commentaire. Des caractéristiques sensibles permettent souvent d’effectuer une dramaturgie des problèmes posés dans un texte : paysages variés du jardin des Promenades de Cléobule, variations atmosphériques dans le Supplément au voyage de Bougainville.
Mais le sensible ne relève pas seulement de ce qui est extérieur à l’homme, mais permet de penser l’homme lui-même, sa pensée ou ses valeurs morales étant profondément liées à ses sens. Travaillant sur ces figures paradoxales des Lumières que sont l’aveugle ou le sourd et muet, Diderot met en place « une anatomie métaphysique ». Il y a donc une métaphysique du sensible que nous voulons interroger : le sensible n’est pas dépassé grâce à un mouvement dialectique qui conduirait à partir de lui à la métaphysique, il est en lui-même un objet métaphysique.
Bibliographie
Lectures interdites : le travail des censeurs au XVIIIe siècle (1723-1774), Albin Michel,1995
Intolérances. Catholiques et protestants en France, 1560-1787, Hachette, 1996

« (In)sensibilité surhumaine – une expérience de symbiose humain-dieu-éléphant-machine. »

Emmanuel Grimaud, anthropologue, directeur de recherche CNRS
Présentation de la conférence
En 2014, l’anthropologue Emmanuel Grimaud et l’artiste Zaven Paré ont conçu une machine qui permettait à n’importe qui de se mettre à la place du dieu Ganesh et d’avoir une conversation. Une expérimentation pleine de péripéties s’est en suivie à Bombay qui a donné lieu au film Ganesh Yourself (Arte, 2016).
Des dizaines d’incarnants, activistes politiques, astrologues ou bien simples volontaires ont incarné le dieu et des centaines de personnes sont venues converser avec la ’machine divine’ parfois pendant de longues heures. Un véritable théâtre philosophique et politique dont on racontera ici les moments clés. En quoi le dispositif a-t-il permis d’éveiller des (in)sensibilités surhumaines, auxquelles les incarnants n’auraient jamais pensé mais dont les machines ou les dieux seuls ne seraient pas non plus capables ?
Bibliographie
Le sosie de Gandhi ou l’incroyable histoire de Ram Dayal Srivastava (2007)
Le jour où les robots mangeront des pommes (2012)
L’étrange encyclopédie du docteur K (2014)
Dieu Point zéro, une anthropologie expérimentale (PUF métaphysiques, 2021)


« Vie et sensibilités dans les philosophies de la nature allemandes ? »

Patrick Cerruti, professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Albert Schweitzer, académie de Créteil
Présentation de la conférence
Que signifie avoir une sensibilité pour une plante, un animal ? Quel type d’activité ou plus exactement quel équilibre entre l’activité et la passivité est mis en jeu dans le sentir ?
Les philosophies de la nature allemandes ont cru trouver dans la théorie de l’irritabilité physiologique de Brown et l’idée d’une force interne d’action et de réaction indépendante de la conscience ce qui permet de se représenter la nature comme une activité vivante et constructive. En découvrant dans l’irritabilité l’équivalent de l’activité absolument autonome fichtéenne qui ne réclame que la sollicitation d’une influence extérieure pour s’exercer, elles se sont fait les héritières d’une tradition qui, de Francis Glisson à Albrecht von Haller et l’École de Montpellier, a essayé de surmonter tout partage du rationnel et du sensible.
Canguilhem voyait dans le brownisme le dernier grand système médical et l’exemple même de l’idéologie scientifique, c’est-à-dire d’une construction présomptueuse et déplacée qui, pressée d’anticipée, conclut avant d’avoir les moyens de prouver. Mais cette idéologie n’annonce-t-elle pas ce que la philosophie animale et la philosophie du végétal affirment aujourd’hui, à savoir que les animaux sont des sujets qui constituent le monde et que la vie, jusque dans ses formes les plus simples, porte déjà en soi des qualités cognitives ?

« La construction de la sensibilité féminine. »

Anne-Lise Rey, professeure de philosophie des sciences, Université Paris Nanterre
Présentation de la conférence
La construction de la catégorie de "sensibilité féminine" a historiquement constitué un biais épistémique qui a conduit à mettre en question les modes d’accès à l’objectivité. L’intervention se propose de revenir sur la pertinence de cette catégorie.

« De la sensibilité au sentir. »
Sébastien Perbal, professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Pothier, académie d’Orléans-Tours
Présentation de la conférence

C’est avec une force et une simplicité inégalée, que Platon a su orienter notre attention en direction des Idées, qui, loin de former un monde purement intelligible, constituent, dans le seul et unique monde que nous habitons, l’être même du sensible. Si donc la sensibilité peut désigner la faculté que nous avons d’accueillir les objets qui nous affectent, elle est aussi le concept qui vise à dire ce qu’il en est de l’être-sensible.
Mais parce que la sensibilité a été très vite interprétée comme la qualité d’un sujet rationnel, il n’est pas étonnant qu’elle ait pu, au même titre que les affects et les sentiments, être considérée — après la représentation et la volonté — comme un phénomène de troisième rang. Et parce que le sujet a lui-même été compris comme un étant parmi les autres étants, il n’est pas non plus surprenant, que la dimension temporelle de ce qu’il conviendrait de nommer le sentir plus que la sensibilité, ait tout simplement été manquée.
En partant de la détermination heideggérienne de l’être-au-monde comme être-affecté, nous montrerons comment la psychologie et la biologie phénoménologiques (E. Straus et K. Goldstein) permettent de repenser la sensibilité depuis le sentir, mais aussi de congédier les oppositions sclérosées (corps-âme-esprit), et d’ouvrir ainsi l’accès à une entente renouvelée de notre vie charnelle.
Bibliographie

Kurt Goldstein, La structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1983
Martin Heidegger, Être et temps, Édition numérique hors-commerce, traduction E. Martineau
Martin Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Paris, Gallimard, 2006
Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, Paris, Gallimard, 2010
Martin Heidegger, Vom Wesen der Sprache, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1999
Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1997
Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2013
Henri Maldiney, Espace, Rythme, Forme, Paris, Cerf, 2022
Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, Les belles Lettres, 2010
Erwin Straus, Du sens des sens, Grenoble, Millon, 2000
Erwin Straus, « Les formes du spatial » in Figures de la subjectivité, Paris, Éditions du CNRS, 1992

« La sensibilité aux couleurs – De Goethe à Kandinsky. »
Muriel Van Vliet, professeure de philosophie en classes préparatoires, Lycées Renan et Chaptal, académie de Rennes
Présentation de la conférence
Dans La théorie des couleurs, partant du blanc et du noir, Goethe expérimente la persistance rétinienne et la formation d’ombres colorées. Grand admirateur de ce poète, Ernst Cassirer visite les hôpitaux où sont soignés par les Gestaltistes des soldats de la première guerre lésés au cerveau. Il analyse l’achromie, l’incapacité à ranger des écheveaux de couleurs selon le cercle chromatique. Ce qu’il baptise prégnance symbolique intéresse Maurice Merleau-Ponty. Chaque donnée sensible perçue ici et maintenant ne prend sens qu’intégrée dans un champ, orienté selon la lecture que la fonction symbolique en élabore.
Dans Du spirituel dans l’art, Vassily Kandinsky interroge la manière dont les couleurs s’inscrivent dans des formes. Pourquoi certaines couleurs paraissent-elles centripètes, d’autres centrifuges ? Construisant ses compositions à partir des impressions sensibles reçues et des libres expressions qui en surgissent, il cherche avec Paul Klee comment des signes peuvent fonctionner comme autant de poteaux indicateurs de lecture du champ coloré. Quelles sont les valeurs symboliques du blanc et du noir selon Kandinsky ? Pourquoi Pierre Soulages n’a-t-il pas la même sensibilité au noir que lui ?
Bibliographie
- Thèse de doctorat publiée sous le titre La forme selon Ernst Cassirer, De la morphologie au structuralisme (PUR)
 L’anthropologie de l’art (Apogée)

La conférence du samedi 7 octobre 2023

Conférence de clôture : « Au cœur du sensible. »
Paul Frank Burmat, ancien professeur de philosophie, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, groupe philosophie
Présentation de la conférence
Le sensible est-il une propriété des choses ou une qualité qu’y projette notre sensibilité ? Dans ce cas, la sensibilité n’accueillerait pas le monde comme il est, réputé « sensible », mais elle lui assignerait cette dimension qui nous le rend proche, à défaut de nous le rendre clair, par quoi nous nous y familiarisons et nous donnons les moyens de sa découverte. Il faut alors faire l’hypothèse que si la sensibilité est une « faculté », ce n’est pas tant celle du sensible que celle de provoquer une éclosion de l’intelligible au cœur même des choses.
Au cœur des fonctions et des mécanismes corporels, nos productions intellectuelles et symboliques pourraient bien jouer un rôle déterminant et non pas subalterne, comme on le postule parfois, notamment dans l’explication du rapport que nous entretenons au monde, c’est-à-dire aux choses autant qu’aux autres. Être sensible, être touché, être affecté, c’est sans doute « chose mentale ». À condition, il est vrai, que l’âme ne soit pas dans le corps, et peut-être parce qu’elle est le corps.
La conférence de clôture des RPL explorera ces localisations et ces délimitations incertaines.

Présentation des séminaires

Sommaire

SEMINAIRE A
« L’art à l’ère du virtuel : activation et interaction sensible. »
SEMINAIRE B
« L’éducation de la sensibilité. »
SEMINAIRE C
« Les voix du sensible : des expressions de la sensibilité en musique. »
SEMINAIRE D
« La sensibilité chez Michel Henry : un levier pour renverser le monde. »
SEMINAIRE E
« "Le Mimosa sans moi" – le sujet de la sensibilité : un certain état de la sensibilité peut-il ramener au monde tel qu’il est en deçà du sujet humain ? »

SEMINAIRE A « L’art à l’ère du virtuel : activation et interaction sensible. » Sandrine Darsel, professeure de philosophie en classes préparatoires, Lycée Chateaubriand, académie de Rennes

Présentation
L’art virtuel se veut immersif, participatif, interactif. Sorties de leurs cadres, la peinture et la photographie se métamorphosent en immenses projections sous les yeux ébahis de leurs nouveaux publics. La sculpture et l’architecture invitent le visiteur à la traverser au lieu de la contourner. Parfois à l’aide d’un casque de réalité virtuelle, on fait l’expérience de Monet, Chagall. On est invité à sentir de manière charnelle l’art, telle l’exposition Au-delà des limites en 2018 où les visiteurs plongés dans un univers psychédélique et acteurs de l’immersion ; ils touchent la cascade numérique pour qu’elle s’écarte, s’assoient sur le sol pour contempler les fleurs pousser autour d’eux…
Ainsi, l’art virtuel et virtualisé permettrait de créer un système dynamique relationnel d’interaction. Or, la virtualisation de l’art constitue-t-elle le paradigme de la réception de l’art et de ce qu’elle implique logiquement ? Si cela est contestable (la participation, l’immersion et l’interaction comme modèle de réception), que peut nous apprendre l’analyse des modalités interactives de l’art déployées par le contexte numérique de l’art ?
Cette analyse des conditions de réception de l’art aura pour fil conducteur la proposition de Nelson Goodman explicitée dans L’art en théorie et en action : une œuvre d’art n’est ce qu’elle est que par son activation, et donc ce que nous faisons avec elle et non ce qu’elle ferait sans nous, indépendamment de nous.

SEMINAIRE B « L’éducation de la sensibilité. » Magali Lombard, inspectrice d’académie – inspectrice pédagogique régionale de philosophie, académies d’Amiens et de Reims Emilie Bathier, professeure de philosophie, Lycée Edmé Bouchardon, académie de Reims


Présentation

La sensibilité apparaît tout à la fois comme une donnée naturelle – tous les animaux sont des êtres sensibles – et un état à construire – on devient sensible à. Il s’agirait alors d’interroger la sensibilité dans le moment de sa constitution, envisagée comme une disposition en puissance. Si les sens sont incontestablement mobilisés, quelque chose de l’âme ou de l’esprit entre aussi nécessairement en jeu, ce qui interdit de réduire la sensibilité à la simple sensation. Le seul caractère fonctionnel d’un organe sensible ne suffit pas à constituer sa sensibilité, et la sensibilité en général. C’est ce passage des sens à la sensibilité que nous efforcerons de questionner à partir de trois grands problèmes :
1° quelle est la nature de la sensibilité s’il s’agit de la distinguer de la nature sensible ?
2° qu’est-ce que « devenir sensible » et quelle est la part du langage dans cette éducation de la sensibilité ?
3° Toute éducation de la sensibilité ne risque-t-elle pas en réalité de la mutiler ? Peut-on à l’inverse penser une « sensibilité authentique » ?
S’il paraît nécessaire de partir de la manière dont Aristote nous invite à penser cette question, nous aurons également l’occasion de mobiliser d’autres auteurs, en particulier Condillac et Merleau-Ponty.

SEMINAIRE C « Les voix du sensible : des expressions de la sensibilité en musique. » Eric Le Coquil, inspecteur d’académie – inspecteur pédagogique régional de philosophie, académies de Créteil et d’Orléans-Tours Emilie Bathier, inspectrice d’académie – inspectrice pédagogique régionale de philosophie, académie de Créteil et d’Orléans-Tours Mathias Gault, professeur de philosophie, Lycée Etienne Bezout Nemours, académie de Créteil

Présentation
La musique est couramment considérée comme un art essentiellement voué à l’expression de la sensibilité. Tandis que l’on prête volontiers à la peinture, comprise au prisme de sa dimension intellectualiste, le pouvoir de représenter ou d’exprimer notre expérience du monde, voire la vérité même du monde, d’une façon peut-être plus vraie que ne pourrait le faire la connaissance discursive, scientifique ou philosophique, on attribue dans le même temps à la musique le pouvoir spécifique d’exprimer notre monde intérieur, le monde de nos affects, de nos sentiments ou de nos désirs, monde intérieur qui est aussi bien celui du compositeur, censé puiser dans cette masse affective la substance de ses œuvres, celui de l’interprète, censé puiser dans sa propre sensibilité les ressorts d’une interprétation personnelle de l’œuvre qu’il joue, celui de l’auditeur, censé retrouver dans l’audition de l’œuvre interprétée une image de sa propre sensibilité dans laquelle se reconnaître.
Dans cet ordre d’idées, la voix et le chant semblent jouer un rôle modélisant tout à fait central : qu’il soit coordonné ou non à un texte, c’est-à-dire articulé ou non, le chant ordonne les sons en des structures quasi discursives, qui se donnent explicitement, dans le discours même des musiciens, pour une forme de langage, raison pour laquelle il est courant en musicologie de parler, à propos du style propre d’un compositeur, de son "langage musical", ou bien, à propos de l’interprétation singulière de l’artiste, de son "phrasé".
Cette véritable mise en ordre vocaliste de l’expression musicale de la sensibilité vaut tout aussi bien pour la musique effectivement vocale et chantée que pour la musique instrumentale, tant sur le plan des techniques de composition que des techniques d’interprétation, dans lesquelles les notions de voix et de chant jouent un rôle structurant fondamental. Ce serait de ce fait au travers du modèle du chant et de la voix que la musique se donne pour un lieu expression privilégié d’une subjectivité sensible, dont le chant serait en quelque sorte le schème expressif. Or, une telle conceptualisation de la subjectivité sensible sous le modèle du chant et de la voix fait-elle pleinement droit aux possibilités expressives effectives de la musique, rend-elle pleinement compte à la fois de leur multiplicité et de leur diversité ? N’y a-t-il en définitive d’expressivité musicale possible que sous l’empire de la voix, que dans la forme du chant, compris dans toute la diversité de ses déclinaisons formelles ? Plus radicalement, le chant est-il proprement l’essence de toute musique, de sorte qu’il n’y aurait en dernière instance d’expression de la sensibilité musicale qu’en lui et par lui, ou bien n’est-il qu’un modèle formel et structurant, un principe d’ordre, dont la fonction essentielle est la formalisation d’un discours musical, en d’autre termes un artifice, au delà duquel existent ou sont possibles d’autres modes d’expression musicale de la sensibilité ?

Ce séminaire se propose de retrouver, dans les œuvres musicales et les écrits d’artistes, autant que dans les perspectives ou les concepts philosophiques, de quoi penser cette augmentation ou altération de la puissance expressive de la voix. Ce faisant, il se donnera pour intention de montrer comment un tel modèle musical de l’expression sensible peut être philosophiquement constitué, comment il peut être cependant interrogé et comment il a pu l’être à la fois par les philosophes et par les musiciens eux-mêmes, pour finalement examiner la façon dont la musique contemporaine a pu entreprendre d’en éprouver les limites. Méthodologiquement, on procédera à l’examen collégial de quelques textes centraux, utilisables en classe avec les élèves, travaillés à partir de l’analyse de quelques exemples musicaux.

La première séance explorera la façon dont la matrice vocaliste de l’expressivité musicale se constitue, à la fois dans l’histoire de la musique et dans celle de la philosophie de l’art. On montrera comment, contre le dogme ramiste de la priorité ontologique de l’harmonie, reposant sur une physique des sons, dans la composition musicale, Rousseau affirme dans le même geste, comme l’avers et l’envers d’une même vérité de l’homme, le primat vocaliste dans toute musique, ainsi que la nature expressive et pulsionnelle de l’expression vocale, constituant par là-même une extériorisation destinée à émouvoir l’autre, dans une perspective éminemment morale et sociale. Nous verrons illustrée cette "inflexion que le sentiment donne à la voix", l’écriture musicale ayant pour exigence suprême de ne pas la dénaturer, dans l’Orfeo de Monteverdi et les tragédies en musique Lully.

La seconde séance interrogera le type d’expression musicale et le concept de sujet sensible construits et critiqués par les musiciens et les philosophes du XIXe siècle dans le domaine du chant lyrique et de son esthétique. A-t-on affaire à l’expression d’une "abstraite perception de soi-même" dans le sentiment, enveloppe simplement formelle des contenus subjectifs, que la musique tente de reproduire par l’arrangement des sons, ou bien au pathos expressif d’une sensibilité concrète et authentique, brute voire sauvage ? Les deux tendances coexistent-elles, se dialectisent-elles et se fécondent-elles l’une l’autre dans les œuvres ? Quels sont ici la part de nature, d’artifice, et le rôle formel joué par le chant et la voix ? L’expressivité vocale proprement pathétique - ou pathologique – dans la symphonie (Tchaïkovski, Mahler) et l’opéra (Wagner) romantiques et post-romantiques touche-t-elle à l’essence d’une expressivité musicale rendue à sa nudité, ou bien marque-t-elle sa dégénérescence dans une facticité dramaturgique grandiloquente, telles que la dénoncent un Nietzsche ou un Debussy ?

La troisième et dernière séance explorera les usages “étendus” de la voix. On posera la question de savoir s’il est encore légitime de lui donner un rôle structurant dans les musiques et pratiques musicales contemporaines. Ainsi, les tentatives de restructuration du rapport à l’instrument, en cherchant à déplacer la frontière entre bruit et sons musicaux, n’expriment-elles pas le désir d’une autre musicalité, qui étende les possibilités de la voix mais qui amène aussi à jouer de ses limites expressives, dans un jeu sur les horizons d’attente à son égard et dans une tentative de redéfinition de la place de choix qu’on lui accorde ? (Musiciens de référence : Messiaen, Ligeti, Villa-Lobos).

SEMINAIRE D « La sensibilité chez Michel Henry : un levier pour renverser le monde. » Yann Martin, inspecteur d’académie – inspecteur pédagogique régional, académie de Nancy-Metz Martin Steffens, professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Fustel de Coulanges, académie de Strasbourg

Présentation
Chez Michel Henry, la sensibilité n’est fondamentalement ni une propriété des choses dites « sensibles », ni une faculté adaptée à la détermination de leurs qualités. Elle est d’abord ce par quoi un sujet est sensible à sa propre corporéité qu’il vit intérieurement en l’éprouvant sur un mode appelé « auto-affection ». Autrement dit, la sensibilité humaine est ce qui nous donne d’exister comme « chair ». A partir d’elle, se manifeste aussi sa condition transcendantale de possibilité : une sensibilité archi-originaire et absolue que Michel Henry identifie à la Vie, c’est-à-dire à Dieu.
Si la pensée de Michel Henry s’inscrit dans la tradition phénoménologique, elle en subvertit le principe-même en en situant le centre bien en amont du rapport du sujet au monde. Ce qu’elle cherche à appréhender, c’est en effet la condition archi-originaire de toute manifestation qui est la Vie. Toute la tradition philosophique occidentale, des Grecs à Husserl en passant par Maître Eckhart, Descartes, Galilée, Maine de Biran et Marx, se trouve alors réévaluée comme oubli plus ou moins prononcé de la Vie originaire. Aux prises avec l’essor de la barbarie, on voit Michel Henry en quête d’un levier lui permettant de renverser le cours des choses pour sauver les humains vivants de leur choséification.
Après avoir proposé un état des lieux sur la conception henryenne de la sensibilité en son paradoxe constitutif, nous réfléchirons, au cours de ce séminaire, à la façon dont elle peut conduire à lire ou à relire certains auteurs classiques tels que Descartes ou Marx. C’est Michel Henry comme lecteur que nous lirons ensemble.

SEMINAIRE E « "Le Mimosa sans moi" – le sujet de la sensibilité : un certain état de la sensibilité peut-il ramener au monde tel qu’il est en deçà du sujet humain ? » Sébastien Hoët, professeur de philosophie, Lycée Fénelon, académie de Lille Hervé Oulc’hen, professeur de philosophie, Lycée Fénelon, académie de Lille Julien Puissant, professeur de philosophie, Lycée Fénelon, académie de Lille

Présentation
Les trois temps de l’atelier seront articulés autour de l’image du "mimosa sans moi" évoquée par Francis Ponge dans La Rage de l’expression.
Deux champs poétiques s’imposent en l’occurrence, deux grands pôles de l’expression de la "subjectivité sans sujet" (Blanchot) : d’une part la poésie objectiviste, le poète considéré comme greffier du Texte ; d’autre part la poésie dé-subjectivée, le poète conçu comme berger de la Parole. Nous pourrons confronter ces deux approches sur la base de la tentative d’expression de l’horreur de la Shoah. Pour la première figure du poète, greffier du Texte, nous convoquerons Holocauste de Charles Reznikoff ; pour la seconde figure du poète, berger de la Parole, nous mobiliserons La Fugue de la mort de Paul Celan, en prenant comme fil conducteur, à travers ces figures, l’analyse déployée dans Ce qui reste d’Auschwitz de Giorgio Agamben.
La sensibilité apparaîtra, au terme de ce parcours, davantage comme une raison « augmentée » que comme une faculté aveugle, passive, incomplète, tendant vers l’idée rationnelle qui lui confère enfin sa dignité et son sens. Nous réinvestirons alors l’expérience de toute la richesse que lui offrent le « monde de la vie » (Merleau-Ponty / E. Straus) aussi bien que la sentience de l’être naturel (C. Pelluchon), renouant par là avec l’évidence selon laquelle nous ne sommes pas qu’au monde mais du monde.