La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
Le chatGPT va-t-il prendre ma place ?
La place d’une autre est un film historique situé en France pendant la Première guerre mondiale. Nélie, une jeune fille de la rue, s’engage comme brancardière sur le front en 1914 pour échapper à sa vie misérable. Suite à un concours imprévu de circonstances, elle assiste à la mort de Rose, une jeune femme de bonne famille à qui l’on vient d’offrir une place de lectrice auprès d’une vieille femme fortunée à Nancy. Sans hésiter, Nélie décide de se faire passer pour Rose, dans l’espoir de commencer ainsi une nouvelle vie.

EXERCICES[bleu violet]

Le jour où les robots et l’IA prendront la place de l’homme... que se passera-t-il ?
Derrière cette question se dessine une angoisse mais aussi, un orgueil démesuré de l’homme qui par la formulation de la question se situe au centre de l’univers, manquant ainsi la révolution copernicienne. A l’univers infini, ils préfèrent le monde clos, étroit, avec son plafond d’étoiles fixes mais il est vrai, protecteur[/bleu violet]. La souffrance effraie. parce qu’elle nous rappelle l’exigence La peur des robots (et éprouvent-ils un quelconque sentiment ?) c’est l’inquiétude doublée parfois de superstition. Mais on ne sort pas pour autant

  • Chercher le présupposé de cette affirmation : “prendre la place de quelqu’un” en vous référant aux textes qui suivent. Quelles difficultés surgissent ? en quoi est-ce un acte violent ?
  • Comment comprendre ce "prendre ma place" : est-ce une interversion de place, ou une "usurpation"
  • Comment ai-je trouvé ma place ?
  • y-a-t-il des critères d’attribution ?
  • Il y en a qui occupent une bonne place, d’autres qu’on place dans des familles, d’autres encore qui remettent tout en place. De place en place, en déplacement, la place prend un essor littéraire.
  • Il y a donc quelque chose de fuyant dans la place que le concept tente de ressaisir.
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  • Bref, tout ce début pour prendre l’initiative d’ouvrir un dictionnaire et de voir les différents paliers de sens de la place.
  • Exercice  : écouter cet interview : Etre à sa place  ;Claire Marin - Être à sa place. Qu’est-ce que trouver sa place  ?N’y a-t-il qu’une place à occuper  ?Comment se distinguent lieu et place  ?

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TEXTES

HEIDEGGER

La place : le lézard d’Heidegger

« Le lézard ne se trouve pas simplement sur la pierre chauffée au soleil. Il a recherché la pierre, et il a l’habitude de la rechercher. Éloigné d’elle, il ne reste pas n’importe où : il la cherche de nouveau – qu’il la retrouve ou non, peu importe. Il se chauffe au soleil. C’est ainsi que nous parlons, bien qu’il soit douteux qu’en cette circonstance il se comporte comme nous lorsque nous sommes allongés au soleil, bien qu’il soit douteux que le soleil lui soit accessible comme soleil, bien qu’il soit douteux qu’il puisse faire l’expérience de la roche comme roche. Néanmoins, son rapport au soleil et à la chaleur est autre que le rapport de la pierre qui se trouve là et est chauffée par le soleil. Même si nous évitons toute explication psychologique fausse, et précipitée, du mode d’être du lézard, et même si nous ne « mettons pas en lui » ce que nous ressentons nous-mêmes, nous voyons malgré tout dans le genre d’être du lézard, de l’animal, une différence par rapport au genre d’être d’une chose matérielle. La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique. Le soleil auquel il se chauffe ne lui est certes pas donné comme soleil, soleil à propos duquel il pourrait poser des questions d’astrophysique et y répondre. Cependant, le lézard n’est pas davantage simplement juxtaposé à la roche et parmi d’autres choses (par exemple le soleil), se trouvant être là comme une pierre qui se trouve à côté du reste. Le lézard a une relation propre à la roche. Au soleil et à d’autres choses. On est tenté de dire : ce que nous rencontrons là comme roche et comme soleil, ce sont pour le lézard, précisément des choses de lézard. Quand nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot « roche » pour indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé lui est certes donné d’une façon ou d’une autre mais n’est pas reconnu comme roche ; la rature du mot ne signifie pas seulement : prendre quelque chose d’autre et comme quelque chose d’autre. La rature signifie plutôt que la roche n’est absolument pas accessible comme étant. Le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte n’est nullement pour celui-ci un brin d’herbe, ni la partie possible de ce qui deviendra une botte de foin, grâce à laquelle le paysan nourrira sa vache. Le brin d’herbe est une voie d’insecte, sur laquelle celui-ci ne cherche pas n’importe quel aliment, mais bien la nourriture d’insecte. L’animal a, comme animal, des relations précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels. Ces relations, qui sont pour nous infiniment difficiles à saisir et qui réclament une grande dose de précaution méthodique, ont un caractère fondamental qui est singulier, et qui jusqu’à présent n’a absolument pas encore été aperçu ni compris métaphysiquement. C’est ce caractère dont, plus tard, nous ferons connaissance dans l’interprétation finale. L’animal n’a pas seulement une relation précise avec son environnement alimentaire, à celui de ses proies, à celui de ses ennemis, à son environnement sexuel. Du même coup, il séjourne toujours, pour la durée de sa vie, dans un milieu précis, que ce soit dans l’eau, que ce soit dans l’air ou que ce soit dans les deux. Il y séjourne de telle façon que ce milieu qui lui appartient est imperceptible pour lui, mais que c’est précisément le déplacement hors du milieu adéquat dans un milieu étranger qui déclenche aussitôt la tendance à l’évitement et au retour. Ainsi, toutes sortes de choses sont accessibles à l’animal, et pas n’importe quelles choses ni dans n’importe quelles frontières. Sa manière d’être, que nous appelons la « vie », n’est pas sons accès à ce qui est en plus à côté de lui, ce parmi quoi il se présente comme être vivant qui est. En raison de ce lien, on dit donc que l’animal a son monde ambiant et qu’il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre.

Si nous comprenons monde comme accessibilité de l’étant, comment pouvons-nous alors soutenir, là où l’animal a manifestement accès, que l’animal est pauvre en monde et cela au sens où être pauvre veut dire : être privé ? Si l’animal a l’étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites, il n’est cependant pas privé du monde absolument. L’animal a du monde. De l’animal ne fait justement pas partie la privation pure et simple du monde. »

Martin Heidegger, Seul l’homme a un monde, in Les concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929, Gallimard, 1983, paragraphe 47, p. 294-295

NIETZSCHE
Aussi haut que son évolution puisse porter l’humanité - et peut-être sera-t-elle à la fin inférieure à ce qu’elle a été au début ! - il n’y a pour elle point de passage dans un ordre supérieur, tout aussi peu que la fourmi et le perce-oreille, à la fin de leur « carrière terrestre », entrent dans l’éternité et le sein de Dieu. Le devenir traîne derrière lui ce qui fût le passé : pourquoi y aurait-il pour une petite étoile quelconque, et pour une petite espèce sur cette étoile, une exception à cet éternel spectacle ! Eloignons de nous de telles sentimentalités.

Nietzsche Aurore
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HERACLITE ET PARMENIDE :

  • En lisant ces quelques fragments peut-on situer la difficulté qui oppose les deux philosophes ?
    Héraclite décrit un monde en mouvement, dominé par l’élément du feu, un monde chaotique dans lequel l’homme de raison peine à trouver sa place. Voici quelques extraits de Héraclite :

-* – “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”

  • – “La guerre est la père de tout, et de toute chose”
  • – Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux”
  • – “II n’y a qu’une chose sage, c’est de connaître la pensée qui peut tout gouverner partout”
  • – “Ce monde a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant, s’alimentant avec mesure et s’éteignant avec mesure”
  • – Le Soleil est nouveau chaque jour”
  • – “Ce qui est contraire est utile ; ce qui lutte forme la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde”
  • – “Les hommes n’espèrent ni ne croient ce qui les attend après la mort”
  • – “L’homme éprouvé sait conserver ses opinions”
  • – “Ce monde été fait, par aucun des dieux ni par aucun des hommes ; il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant, s’allumant par mesure et s’éteignant par mesure”
  • – “Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc”
  • – “Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde”
  • – “Je me suis cherché moi-même”

Parménide

-* Parménide, au contraire, défend une philosophie de l’harmonie universelle. L’homme sage doit trouver sa place dans le Cosmos, faire partie du Tout Universel.

  • “L’être est, le non-être n’est pas”
  • – “Tu ne réussiras pas à couper l’Être de sa continuité avec l’Être, de sorte qu’il ne se dissipe au-dehors, ni il ne se rassemble”
  • – “La première voie de recherche dit que l’Être est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas. C’est le chemin de la certitude, car elle accompagne la vérité. L’autre c’est que l’Être n’est pas et nécessairement le Non-Être est. Cette voie est un sentier étroit où l’on ne peut rien apprendre”
  • – “Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer”
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Prendre la place ou le risque de l’usurpation

  • PLATON
    La rhétorique est plus persuasive que les autres discours. Prendre la place, c’est ici “usurper”

SOCRATE — Puisque tu te vantes d’être habile dans l’art de la rhétorique, et capable d’enseigner cet art à un autre, apprends-moi quel est son objet : comme, par exemple, l’art du tisserand a pour objet de faire des habits, n’est-ce pas ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et la musique de composer des chants ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Par Junon, Gorgias, j’admire tes réponses : il n’est pas possible d’en faire de plus courtes.

GORGIAS — Je me flatte, Socrate, que tu ne seras pas mécontent de moi sous ce rapport.

SOCRATE — Fort bien. Réponds-moi, je te prie, de même sur la rhétorique, et dis-moi quel est son objet.

GORGIAS — Les discours.

SOCRATE — Quels discours, Gorgias ? Ceux avec lesquels le médecin explique au malade le régime qu’il doit observer pour se rétablir ?

GORGIAS — Non.

SOCRATE — La rhétorique n’a donc pas pour objet toute espèce de discours ?

GORGIAS — Non, sans doute.

SOCRATE — Elle apprend à parler.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et n’apprend-elle pas à penser aussi sur les mêmes choses, sur lesquelles elle apprend à parler ?

GORGIAS — Sans contredit.

SOCRATE — Mais la médecine, que nous venons d’apporter en exemple, ne met-elle pas en état de penser et de parler sur les malades ?

GORGIAS — Nécessairement.

SOCRATE — La médecine, à ce qu’il paraît, a donc aussi pour objet les discours.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Ceux qui concernent les maladies ?

GORGIAS — Précisément.

SOCRATE — La gymnastique a de même pour objet les discours sur la bonne et la mauvaise disposition du corps.

GORGIAS — Tout-à-fait.

SOCRATE — Et il en est ainsi, Gorgias, des autres arts : chacun d’eux a pour objet les discours relatifs à la chose sur laquelle il s’exerce.

GORGIAS — Il paraît qu’oui.

SOCRATE — Pourquoi donc n’appelles-tu pas rhétorique les autres arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu donnes ce nom à un art dont les discours sont l’objet ?

GORGIAS — C’est, Socrate, que tous les arts ne s’occupent presque que d’ouvrages de main et d’autres semblables ; au lieu que la rhétorique ne produit rien de pareil, et que tout son effet, toute sa force est dans les discours. Voilà pourquoi je dis que la rhétorique a les discours pour objet ; et je prétends que je dis vrai en cela.

SOCRATE — Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet art ; mais je verrai la chose plus clairement tout-à-l’ heure. Réponds-moi ; il y a des arts, n’est-ce pas ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense, principalement dans l’action, et n’ont besoin que de très peu de discours ; quelques-uns même n’en ont que faire du tout : mais leur ouvrage peut s’achever en silence, comme la peinture, la sculpture et beaucoup d’autres. Tels sont, à ce qu’il me paraît, les arts que tu dis n’avoir aucun rapport à la rhétorique.

GORGIAS — Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.

SOCRATE — Il y à, au contraire, d’autres arts qui exécutent tout ce qui est de leur ressort par le discours, et qui d’ailleurs n’ont besoin d’aucune ou de presque aucune action. Tels sont la numération et le calcul dans l’arithmétique, la géométrie, le jeu de dés, et beaucoup d’autres arts, dont quelques-uns demandent autant de paroles que d’action, et la plupart davantage, et dont tout l’effet et toute la force est dans le discours. C’est de ce nombre que tu dis, ce me semble, qu’est la rhétorique.

GORGIAS — A merveille.

SOCRATE — Ton intention n’est pourtant pas, je pense, de donner le nom de rhétorique à aucun de ces arts, si ce n’est peut-être que, comme tu as dit en termes exprès que la rhétorique est un art dont la force est tout entière dans le discours, quelqu’un voulût chicaner sur les mots, et en tirer cette conclusion : Gorgias, tu donnes donc le nom de rhétorique à l’arithmétique. Mais je ne pense pas que tu appelles ainsi ni l’arithmétique, ni la géométrie.

GORGIAS — Tu ne te trompes point, Socrate, et tu prends ma pensée comme il faut la prendre.

SOCRATE — Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la rhétorique est un de ces arts qui font un grand usage du discours, et que beaucoup d’autres sont dans le même cas, tâche de me dire par rapport à quoi toute la force de la rhétorique consiste dans le discours. Si quelqu’un me demandait au sujet d’un des arts que je viens de nommer : Socrate, qu’est-ce que la numération ? je lui répondrais, comme tu as fait tout-à-l’ heure, que c’est un des arts dont toute la force est dans le discours. Et s’il me demandait de nouveau : Par rapport à quoi ? je lui dirais que c’est par rapport à la connaissance du pair et de l’impair, pour savoir combien il y a d’unités dans l’un et dans l’autre. Pareillement, s’il me demandait : Qu’entends- tu par le calcul ? je lui dirais aussi que c’est un des arts dont toute la force consiste dans le discours. Et s’il continuait à me demander : Par rapport à quoi ? je lui répondrais, comme ceux qui recueillent les suffrages dans les assemblées du peuple[7], que pour tout le reste la numération est comme le calcul, puisqu’elle a le même objet, savoir, le pair et l’impair ; mais qu’il y a cette différence, que le calcul considère en quel rapport le pair et l’impair sont entre eux, relativement à la quantité. Si on m’interrogeait encore sur l’astronomie, et qu’après que j’aurais répondu que c’est aussi un art qui exécute par le discours tout ce qui est de son ressort, on ajoutât : Socrate, à quoi se rapportent les discours de l’astronomie ? je dirais qu’ils se rapportent au mouvement des astres, du soleil et de la lune, et qu’ils expliquent en quel rapport ils sont, relativement à la vitesse.

GORGIAS — Tu répondrais très bien, Socrate.

SOCRATE — Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de ces arts qui achèvent et exécutent tout par le discours, n’est-ce pas ?

GORGIAS — Cela est vrai.

SOCRATE — Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces discours dont la rhétorique fait usage.

GORGIAS — Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les plus importantes.

SOCRATE — Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée, sur laquelle il n’y a encore rien de décidé : car tu as, je pense, entendu chanter dans les banquets la chanson, où les convives, faisant rémunération des biens de la vie, disent que le premier est la santé ; le second, la beauté ; le troisième, la richesse acquise sans injustice, comme parle l’auteur de la chanson[8].

GORGIAS — Je l’ai entendu ; mais à quel propos dis-tu cela ?

SOCRATE — C’est que les artisans de ces biens, chantés par le poète, savoir, le médecin, le maître de gymnase, l’économe, se mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le médecin me dira le premier : Socrate, Gorgias, te trompe. Son art n’a point pour objet le plus grand des biens de l’homme ; c’est le mien. Si je lui demandais : Toi, qui parles de la sorte, qui es-tu ? Je suis médecin, me répondra-t-il. Et que prétends-tu ? que le plus grand des biens est celui que produit ton art ? Peut-on le contester, Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu’il produit la santé ? Est-il un bien préférable pour les hommes à la santé ? Après celui-ci, le maître de gymnase pourrait bien dire : Socrate, je serais très surpris que Gorgias pût te montrer quelque bien résultant de son art, plus grand que celui qui résulte du mien. Et toi, mon ami, répliquerai-je, qui es-tu ? quelle est ta profession ? Je suis maître de gymnase, répondrait-il ; ma profession est de rendre le corps humain beau et robuste. Après le maître de gymnase viendrait l’économe, qui, méprisant toutes les autres professions, me dirait, à ce que je m’imagine : Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque autre peut produire un bien plus grand que la richesse. Quoi donc ! lui dirions-nous, est-ce toi qui fais la richesse ? Sans doute, répondrait-il. Qui es-tu donc ? Je suis économe. Et quoi ! est-ce que tu regardes la richesse comme le plus grand de tous les biens ? Assurément, dira-t-il. Cependant, Gorgias que voici, prétend que son art produit un plus grand bien que le tien. Il est clair qu’il demanderait après cela : Quel est donc ce plus grand bien ? Que Gorgias s’explique. Imagine-toi, Gorgias, que la même question t’est faite par eux et par moi ; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus grand bien de l’homme, celui que tu te vantes de produire.

GORGIAS — C’est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens, qui rend libre et même puissant dans chaque ville.

SOCRATE — Mais encore quel est-il ?

GORGIAS — C’est, selon moi, d’être en état de persuader par ses discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tous ceux qui composent toute espèce de réunion politique. Or, ce talent mettra à tes pieds le médecin et le maître de gymnase : et l’on verra que l’économe s’est enrichi, non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes l’art de parler et de gagner l’esprit de la multitude.

SOCRATE — Enfin, Gorgias, il me paraît que tu m’as montré, d’aussi près qu’il est possible, quel art est la rhétorique. Si j’ai bien compris, tu dis qu’elle est l’ouvrière de la persuasion, que tel est le but de toutes ses opérations, et qu’en somme elle se termine là. Pourrais-tu en effet me prouver que le pouvoir de la rhétorique aille plus loin que de faire naître la persuasion dans l’âme des auditeurs ?

GORGIAS — Nullement, Socrate, et tu l’as, à mon avis, bien définie ; car c’est à cela véritablement qu’elle se réduit.

Platon

Gorgias 190a-200e
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KANT ET LES MAXIMES DU SENS COMMUN
Les maximes suivantes du sens commun n’appartiennent pas à notre propos en tant que parties de la critique du goût ; néanmoins elles peuvent servir à l’explication de ses principes. Ce sont les maximes suivantes : 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle d’une raison qui n’est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent à l’hétéronomie de la raison ; de tous les préjugés le plus grand est celui qui consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise aux règles que l’entendement de par sa propre et essentielle loi lui donne pour fondement et c’est la superstition. On nomme les lumières la libération de la superstition’ ; en effet, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération des préjugés en général, la superstition doit être appelée de préférence un préjugé, puisque l’aveuglement en lequel elle plonge l’esprit, et bien plus qu’elle exige comme une obligation, montre d’une manière remarquable le besoin d’être guidé par d’autres et par conséquent l’état d’une raison passive. En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à appeler étroit d’esprit (borné, le contraire d’élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un usage important (particulièrement à celui qui demande une grande force d’application). Il n’est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de penser et de faire de la pensée un usage final ; et si petit selon l’extension et le degré que soit le champ couvert par les dons naturels de l’homme, c’est là ce qui montre cependant un homme d’esprit ouvert que de pouvoir s’élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d’autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui). C’est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en oeuvre ; on ne le peut qu’en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété. On peut dire que la première de ces maximes est la maxime de l’entendement, la seconde celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison.

Kant

Critique de la faculté de juger