La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
JARDINS
DEFINITION
  • LE JARDIN D’EPICURE : lieu et limite

C’est l’espace de la communauté du savoir, protégé de l’extérieur par le lien de l’amitié
Nous voyons à l’œuvre la notion de limite dans la conception épicurienne : notre corps est un agrégat d’atomes dont l’édifice est précaire, et qui doit pour cela se préserver de toute secousse intempestive. I1 est si précaire qu’Épicure déconseillait, d’après Plutarque, le coït après manger. Or la sensation (surtout tactile) est un choc, et comme telle elle risquerait de mettre en péril l’équilibre du corps si elle pouvait l’atteindre jusque dans ses profondeurs, surtout bien sûr si elle est sensation douloureuse. Dans un texte étonnant de Lucrèce, au Chant LII du De natura rerum (v. 249-257) est décrit l’envahissement du corps par la sensation, et le danger de cette invasion :

« Le sang s’agite, la sensation pénètre alors dans toutes les chairs ; elle gagne en dernier lieu les os et les moelles, qu’il s’agisse du plaisir ou d’une agitation toute contraire ».

Si la sensation est douloureuse, le corps risque la mort, c’est pourquoi il se défend en repoussant à la périphérie de lui-même la sensibilité et l’accueil des mouvements du dehors.
« Mais le plus souvent la surface du corps marque, pour ainsi dire, le terme (finis) de ces mouvements : et c’est pourquoi la vie peut se maintenir en nous » (22).

La superficie du corps est un bouclier, une carapace qui protège celui-ci de l’agression perceptive, et il est révélateur de voir Lucrèce ne faire ici aucune mention des sensations cénesthésiques le danger vient du dehors, du bord externe de la frontière. La pensée épicurienne s’organise autour de la notion centrale de limite, de pourtour et d’enveloppe. L’emblème de cette volonté de circonscrire pourrait bien être ce Jardin, que l’Histoire a pour toujours attaché à la mémoire d’Épicure.

Mais que signifie cette volonté de circonscrire, sinon celle de trouver abri et refuge, protection contre les tempêtes de la vie ?

Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mans la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir.

Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ? Lucrece De Natura Rerum, II

Etudier ce texte pour définir le jardin :

• Le jardin échappe aux divisions culturelles. Jardin ne se réfère à l’environnement que pour y établir les règles heureuses du jardinage, et au paysage pour les seules raisons qu’il ne cesse d’en créer. Le jardin, partout dans le monde, signifie à la fois l’enclos et le paradis.

15. L’enclos protège.

  • [violet]Dégager le sens de cette expression[/violet]

Au sein de l’enclos se trouve le « meilleur » : ce que l’on estime être le plus précieux, le plus beau, le plus utile et le plus équilibrant. L’idée du meilleur change avec les temps de l’Histoire. L’architecture du jardin traduisant cette idée change en conséquence. Il s’agit non seulement d’organiser la nature selon une scénographie de l’apaisement mais encore d’y exprimer une pensée aboutie de l’époque à laquelle on vit, un rapport au monde, une vision politique. Quelle que soit la figure stylistique et l’architecture qui en découle au fil du temps, le jardin apparaît comme le seul et unique territoire de rencontre de l’homme avec la nature où le rêve est autorisé.

16. On ne dira pas qu’en dehors de l’enclos se situe le pire (par opposition au meilleur) mais on y trouve le sauvage inconnu donc l’inquiétude, la ville à la fois oppressante et commode, le territoire des rencontres inattendues et des échanges nécessaires, le mélange des devoirs et des interdits, la panoplie des règles, des obligations et des rapports domestiques où les triviales questions de survie vident l’espace public de sa poésie pour le présenter en un lieu d’esquives et d’affrontements.

  • [violet]Qu’est-ce qui définit l’extérieur du jardin ? Expliquer les expressions surlignées[/violet]

Hors du jardin, on demande à la société humaine de suspendre un rêve pour défendre une position sociale, ou simplement pour exister. À l’intérieur du jardin, le harcèlement existentiel s’évanouit,[fond orange] il n’est plus question de savoir où se diriger et selon quel ordre de bienséance orienter ses gestes ou son regard, il n’est pas question de mode d’ajustement à une prétendue modernité[/fond orange] ; inutile d’épater les oiseaux par[fond orange] une quelconque performance dans un esprit managérial de compétitivité[/fond orange] ; au jardin, il suffit d’être et cela demande un silence.

17. Le silence dont je parle ne concerne pas l’espace de l’enclos – par nature soumis au discret vacarme des animaux – mais celui qu’il faut aller puiser au dedans de soi-même en se débarrassant un à un des encombrants savoirs, comme on le fait de vêtements inutiles. La présence au jardin suppose l’esprit nu et le corps exposé. Il est alors possible de risquer le rêve.

  • [violet]En quoi consiste le silence ?[/violet]

18. Le jardin autorise le désarmement ; quiconque pénètre le jardin bardé de certitudes se trompe de porte, car même si le jardin est « botanique », hérissé d’étiquettes savantes, ce n’est pas la science qu’il nous demande d’apprécier avec dévotion, mais l’incroyable projet de nous livrer les clefs du vivant grâce à l’approche scientifique, immédiatement conjurée par l’éclat des pétales de fleurs, le vol d’un bourdon, le pèlerinage des fourmis, le cri pleuré du pic noir et tout à coup cette lumière sur l’herbe rousse de l’été qui rejette dans l’ombre un sous-bois inconnu, donc nouveau.

19. Où se place exactement le mystère ? Dans cet éclairage décalé qui transforme un objet familier en une apparition ou dans le pouvoir inventif de la vie – propre au jardin et à son foisonnement – obligeant chaque jour le jardinier à changer son angle de vue ? Avant de comprendre, soyons assuré de notre étonnement. Dans cette phase fragile de la surprise au jardin – l’esprit nu et le corps exposé – nous mettons à l’épreuve le regard de l’enfant du temps de sa liberté, avant qu’il n’apprenne par cœur ou par force la litanie des règles de vie. Dans ce voyage aventureux, le panneau « Pelouse interdite » nous ferait rire ou nous ferait douter d’être entré dans un véritable jardin, à moins qu’il ne soit posé là simplement pour nous étonner.

20Nous ne savons pas en quoi précisément consiste le « meilleur » puisqu’il varie avec le temps. Ce que l’on maintenait autrefois hors de l’enclos – le sauvage, la mauvaise herbe – pénètre aujourd’hui le jardin. Il peut même en être le sujet principal. Nous pouvons nous demander ce qui a si brutalement changé dans l’histoire de l’humanité pour qu’une valeur décriée devienne un trésor apprécié. Quelle est donc cette herbe qui nous dicte sa loi ?

CLÉMENT, Gilles. Jardins, paysage et génie naturel : Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er décembre 2011 In : Jardins, paysage et génie naturel : Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er décembre 2011 [en ligne]. Paris : Collège de France, 2012 (généré le 02 août 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/510> . ISBN : 9782722601673. DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.510.