La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Les expressions de la sensibilité

La sensibilité

La revendication des droits de la sensibilité s’est progressivement affirmée au XVIIIe siècle.
Diderot, Rousseau, Goethe introduisent dans leurs œuvres un nouveau langage, au plus près de la variation et de la complexité des sentiments. À ce titre, ils ont ouvert la voie aux romantismes européens, attentifs à tous les mouvements de l’âme, à sa communication avec la nature et aux forces qui trament la destinée des individus.

La restitution, sur divers modes (direct ou indirect, analytique ou symbolique…), des perceptions dans ce qu’elles ont de subjectif, des passions dans leur développement, des pensées telles qu’elles surviennent, constitue l’un des grands objets de la littérature et des arts dans la période de référence. Ce souci a croisé les courants « réaliste » ou « naturaliste » et le nouveau regard porté sur des sociétés transformées par la révolution industrielle.

Dans le même temps, la philosophie et la psychologie ont exploré les données premières de la conscience, l’expérience subjective du corps, les relations de la sensibilité et de l’intelligence, les pathologies de l’esprit et des sens, et jusqu’à la possibilité de décrire le flux du vécu. L’attention s’est portée sur la formation des sentiments moraux ainsi que sur les formes et objets de l’émotion esthétique en lien avec les différents arts. De là notamment une nouvelle sacralisation de l’art et de la personnalité créatrice, et la recherche de nouvelles relations entre art et spiritualité.

EXERCICES
 :

1. Comment décrire le monde ou la vie selon l’expérience qu’un individu en fait ?
2. Comment exprimer la manière intime dont un événement affecte un sujet ?

Le versant animal de Jean Christophe Bailly ou le sens de l’intime.
 Comment caractériser la vie intérieure d’un personnage de fiction et dépeindre sa sensibilité ? Ces questions sont aussi celles des rapports entre l’expérience privée et le langage commun : lorsque nous communiquons les uns avec les autres, comment faisons-nous pour donner le même sens aux mots que nous employons ?

« J’aimerais qu’une caméra se pose, sache se poser sur cette petite route montante (une caméra qui saurait faire cela, filmer une voiture qui file dans la nuit) et me suive. C’est un de ces moments où les rapports - entre la conscience et la campagne, entre la vitesse d’un point mobile qui s’y déplace et l’étendue - se conjuguent en une pointe : la route devient comme un estuaire que l’on remonte, de chaque côté les haies, éclairées par les phares, forment des parois blanches. Même si l’on ne va pas vite, il y a une sensation cinématique pure : d’avancée irrésistible, de fuite en avant, de glissade. C’est alors à celui qui conduit autant qu’au passager qu’est offerte cette sensation de passivité, cette hypnose du ruban qui, peut-être, n’est pas sans danger. Mais cette fois on est seul et, il faut le dire, il ne s’agit pas d’un voyage, rien qu’un déplacement de quelques kilomètres, une simple visite à un ami voisin. Le paysage est donc familier, la route connue. Les bois épais et les prés qu’elle traverse, on en connaît les lisières, les grands traits, les chemins. Et pourtant, du seul fait que c’est la nuit, il y a ce léger décalage, ce léger mais profond feulement d’inconnu - c’est comme si l’on glissait à la surface d’un monde métamorphosé, empli de frayeurs, de mouvements effarés, d’écarts silencieux.

Or voici que de ce monde quelqu’un surgit - un fantôme, une bête : car seule une bête peut surgir ainsi. C’est un chevreuil qui a débouché d’une lisière et qui, affolé, remonte la route dont les haies le contraignent : il est lui aussi pris dans l’estuaire, il s’y enfonce et tel qu’il est, ne peut qu’être - frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté. On le suit en ayant ralenti, on voit sa croupe qui monte et descend avec des bonds, sa danse. Une sorte de poursuite s’instaure, où le but n’est pas, surtout pas, de rejoindre, mais simplement de suivre, et comme cette course dure plus longtemps qu’on aurait pu le penser, plusieurs centaines de mètres, une joie vient, étrange, enfantine, ou peut-être archaïque. Puis enfin un autre chemin s’ouvre à lui et le chevreuil, après une infime hésitation, s’y engouffre et disparaît.

Rien d’autre. Rien que l’espace de cette course, rien que cet espace furtif et malgré tout banal : bien d’autres fois, et sur des terres plus lointaines, j’ai vu des bêtes sortir de la nuit. Mais cette fois-là j’en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d’une image de rêve. Etait-ce dû à une certaine qualité de définition de cette image et donc à un concours de circonstances, ou à une disposition de mon esprit, je ne saurais le dire, mais ce fut comme si de mes yeux, à cet instant, dans la longueur de cet instant, j’avais touché à quelque chose du monde animal. Touché, oui, touché de mes yeux, alors que c’est l’impossibilité même.

Or ce qui m’est arrivé cette nuit-là et qui sur l’instant m’a ému jusqu’aux larmes, c’était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c’était la pensée qu’il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. »
Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard. 2007, incipit

Bibliographie indicative : Les expressions de la sensibilité


Tocqueville

TEXTES Alexis de Tocqueville, Souvenirs, (1850-1851).

  • La sincérité

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur.
Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts, et des instincts qui vous font agir. Cette multitude de
petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes. Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis à vis de moi-même les libertés que je me suis permises et que je me permettrai souvent envers tant d’autres.

Questions

  • Première partie : interprétation philosophique
    À quels obstacles se heurte, selon Tocqueville, l’exigence de sincérité ?
  • Deuxième partie : essai littéraire
    « On est trop proche de soi pour bien voir ». La littérature permet de trouver le recul
    nécessaire pour « bien parler de soi » ?

 Rousseau,La Nouvelle Héloïse I, La Nouvelle Héloïse II (1761).

Conversation de Mme Necker avec Mme la princesse de P…
1789.
Eau-forte
BnF, département des Estampes et de la Photographie, RESERVE QB-370 (7)-FT 4
© Bibliothèque nationale de France
Femme de Necker, ministre des Finances en 1776, Suzanne Necker anime un salon où littérature et politique sont à l’honneur. Il est fréquenté par les plus grands esprits du moment : Marmontel, Buffon, Grimm, l’abbé Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, Diderot, d’Alembert. En dépit des idées rétrogrades de son mari sur la condition féminine, elle se rend célèbre en créant un hôpital dédié aux enfants malades, en 1778, et en publiant un Mémoire sur l’établissement des hospices (1786) et des Réflexions sur le divorce (1794). Fille de pasteur, Mme Necker est à l’avant-garde d’une société plus égalitaire. C’est dans ce contexte que sa fille, Germaine, bénéficiant d’une éducation hors du commun, deviendra Mme de Staël. La femme au XVIIIe est traditionnellement cantonnée à la sphère privée. Elle doit se contenter d’une activité domestique et d’être « l’âme du foyer », dont l’homme a la responsabilité juridique. Dans ses Mémoires, Mme Roland, autre salonnière d’importance, déplore cette réalité.


La lettre marque le refus de la rhétorique, de l’étiquette, de la théâtralité sociale, elle se veut liberté et authenticité.

EN SAVOIR PLUS
> Correspondance complète de la Marquise Du Deffand, Paris, H.Plon, 1865 
Lettres de l’Abbé Galiani, Paris, G. Charpentier ,1881 
Lettres de Mlle de Lespinasse, Paris, Garnier frères
Lettres de Mme de Sévigné, 1696
> Diderot, Le Neveu de Rameau, 1762
> Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769

  • La mort de Julie Nouvelle Hélöse 6e partie, Lettre 11

Dans cette lettre, M. de Wolmar relate à Saint-Preux les derniers instants de Julie qui agonise. Elle a pris froid en sauvant son fils de la noyade. Sur son lit de mort, Julie paraît comme une martyre, figure quasi-christique du sacrifice à la vertu.

Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. « Ah ! dit-elle, vous m’avez enivrée ! après avoir attendu si tard, ce n’était pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. » En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que son teint n’était point allumé ; ses yeux ne brillaient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie ; à la pâleur près, on l’aurait crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un œil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin ; tous ces regards étaient autant d’interrogations qu’elle voulait et n’osait faire. On eût dit toujours qu’elle allait parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait ; son inquiétude était si vive qu’elle en paraissait oppressée.
Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu’il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd’hui... que la dernière convulsion avait été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu’elle avait parlé tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive, et n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il allait dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n’y a point-là d’ivresse ni de fièvre ; le pouls est fort bon. » À l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras : « Eh bien ! Monsieur !... le pouls ?... la fièvre ?... » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant ; ses, yeux pétillaient d’impatience ; il n’y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit : « Madame, je vous entends bien ; il m’est impossible de dire à présent rien de positif ; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. » À ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d’haleine : « Ah ! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule ! »
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d’un ton tendre et douloureux : « Ah ! cruelle, que tu me fais regretter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ? Faudra-t-il te préparer deux fois ? » Ce peu de mots fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les transports de joie ; mais il ne put étouffer tout à fait l’espoir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le cœur d’une femme qui se sent mourir ! Elle me fit signe, et me dit à l’oreille : « On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité. »
Quand il fut question de se retirer, Mme d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit-à Fanchon ; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Mme d’Orbe s’opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la nuit ensemble dans le cabinet ; je la passai dans la chambre voisine, et l’espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avait peu de ses habitants qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.
J’entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m’alarmèrent pas ; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau... Saint-Preux !... cher Saint-Preux !... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l’une évanouie et l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’était plus.

Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 176

LES SALONS

Portrait de Julie de Lespinasse
Carmontelle (1717-1806), peintre, dessinateur ; Auguste Delvaux (1786-1836), graveur, XIXe siècle.
BnF, département des Estampes et de la Photographie
© Bibliothèque nationale de France
D’abord lectrice dans le salon de sa tante Mme du Deffand, Julie de Lespinasse ouvre son propre lieu de réception en 1764, rue de Bellechasse, fréquenté autant par des philosophes que par des politiques, comme Turgot, Marmontel, Condorcet ou Condillac. Proche amie de D’Alembert, elle apparaît comme l’égérie du Rêve de D’Alembert, écrit par Diderot, et son salon comme le « laboratoire de l’Encyclopédie ». Sa vie sentimentale tumultueuse et exaltée la condamne à voir la mort comme « libératrice ». Voltaire se déclare affligé par sa perte : « Je n’ai jamais vu Mlle de Lespinasse, mais tout ce qu’on m’en a dit me la fait bien aimer. »
  • L’artiste doit-il exprimer des sentiments ?
    Le paradoxe sur le comédien Diderot
  • dialogue polémique entre Rousseau et Diderot en 1755-1756
    Est analysée la logique des passions vitales et sociales. Dansl’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie,le « raisonneur violent » mis en scène par Diderot ne peut vivre sans assouvir ses pulsions, quoiqu’il se veuille rationnel et même équitable. Pour contrer le risque de dissolution de la théorie de la justice, Diderot ne voit d’autre solution que le recours à la « volonté générale » du genre humain. Mais comment le désir de faire le bien de l’espèce (ou du moins de ne pas lui nuire) peut-il contrer de manière efficace les passions violentes ? En faisant jouer « l’homme indépendant » dans le Manuscrit de Genève (dans un texte qui disparaîtra du Contrat social), Rousseau déstabilise la théorie de Diderot et en souligne les failles : rien ne sert d’invoquer la mystique du genre humain. La morale risque bien, faute de réciprocité, de n’être qu’un pacte de dupes – une disposition insensée à se faire exploiter.
  • Texte Diderot
    Le raisonneur violent

Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire. »
iv. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
v. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui—ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.

Dans cet Entretien, le premier des trois dialogues imaginaires qui composent le Rêve de d’Alembert, les fondateurs de l’Encyclopédie, d’Alembert le scientifique et Diderot le philosophe, discutent l’hypothèse audacieuse, avancée par Diderot, d’un monde créé sans créateur, d’une « chaîne des êtres » constituée d’une même matière en mouvement, sensible et plurielle.

Jean Le Rond d’Alembert
Portrait
Paul Lacroix (1806-1884), auteur ; Jollain, dessinateur ; Henriquez, graveur, Paris, Ed. Didot, 1878.
BnF, département des Estampes et de la Photographie, N-2 (ALEMBERT, Jean Le Rond d’)
© Bibliothèque nationale de France
Jean le Rond D’Alembert (1717-1783) est l’un des mathématiciens et physiciens les plus importants du XVIIIe siècle, en même temps qu’un philosophe des Lumières. Son Traité de dynamique (1743) ouvre la voie au développement de la mécanique rationnelle. Il se lie d’amitié avec Diderot qui l’entraîne en 1746 dans l’aventure encyclopédique. Le &maquo; Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, publié en tête du premier volume (1751), apparaît comme un véritable manifeste des Lumières.
D’Alembert abandonne l’Encyclopédie à la suite de divergences avec Diderot. Entré à l’Académie française en 1754, il en devient secrétaire perpétuel et historiographe en 1772. Ses analyses constituent une véritable philosophie des sciences.

D’ALEMBERT. — J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un Être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.
DIDEROT. — Pourquoi non ?
D’ALEMBERT. — Cela est dur à croire.
DIDEROT. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier.
D’ALEMBERT. — Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair.
DIDEROT. — Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.
D’ALEMBERT. — Mais l’un n’est pas l’autre.
DIDEROT. — Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte.
D’ALEMBERT. — Je ne vous entends pas.
DIDEROT. — Je m’explique. Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
D’ALEMBERT. — Cette façon de voir est nouvelle.
DIDEROT. — Elle n’en est pas moins vraie. Ôtez l’obstacle qui s’oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l’air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l’eau qu’il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J’en dis autant de votre propre corps.
D’ALEMBERT. — Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — À merveille. Vous l’avez dit.
D’ALEMBERT. — Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active.
DIDEROT. — Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair ; mais vous concevez bien que ce n’est pas la seule.
D’ALEMBERT. — Assurément. Quelque ressemblance qu’il y ait entre la forme extérieure de l’homme et de la statue, il n’y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l’état de force vive ; c’est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun.

Denis Diderot, Le rêve de d’Alembert, 1769
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1875-1877

TEXTE
-* Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836

Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain…

Texte
Devenir comédienne
Dans cette scène, Kean, un célèbre acteur, conseille la jeune Anna qui souhaite devenir comédienne.

KEAN.
Oui, je suis roi, c’est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !
ANNA. Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…
KEAN. Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix1, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.
ANNA. Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…
KEAN. Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus (2) qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready (3), pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice4, boire son miel et sa lie 20 5… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !…Mais lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière… il n’y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.
Alexandre DUMAS, Kean (1836), Acte II, scène 4.

1 “portefaix” : celui dont le métier consiste à porter des fardeaux
2 “robe de Nessus” : tunique empoisonnée reçue en cadeau par Hercule et qui lui brûle la peau
3 “à Kemble et à Macready” : acteurs rivaux de Kean
4 “calice” : vase sacré
5 “lie” : dépôt amer du vin

Questions

Première partie : interprétation littéraire
Comment la personnalité de Kean est-elle liée à son métier d’acteur ?
Deuxième partie : essai philosophique
Jouer un rôle, est-ce trahir son identité ?

  • Emerson, La Confiance en soi (1841).
  • - Thomas Constantinesco, « Ralph Waldo Emerson, ou le génie de l’imitation », Sillages critiques [Online], 14 | 2012, Online since 28 October 2014, connection on 11 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/sillagescritiques/2809
  • Kierkegaard, Le Journal du séducteur (1843).
  • Thoreau, Walden ou la vie dans les bois (1854).

Texte

++++Les yeux des pauvres

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer. Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun. Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois1 et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages2 aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés3 et les Ganymèdes4 présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie. Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge. Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde. Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? » Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

BAUDELAIRE, « Les Yeux des pauvres », Petits poèmes en prose, XXVI, 1869 (posthume)

1 Gravats.

2 Jeunes serviteurs.

3 Divinités personnifiant la jeunesse.

4 Divinités personnifiant la beauté.

  • Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869).
  • Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1871)
  • Maupassant, Une vie (1883).
  • W. James, Précis de psychologie (1892). Les Formes multiples de l’expérience religieuse (1902).
  • Husserl, L’Idée de la phénoménologie (1907).
  • Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911).

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++++Kandinsky

Extraits partie A :

A Généralités
I) Introduction
Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments.

Ces deux analogies de l’art nouveau avec certaines formes des époques révolues sont, il est facile de le voir, diamétralement opposées. La première est tout extérieure et n’a pour cela aucun avenir.

La seconde est intérieure et pour cela porte en elle le germe de l’avenir. Après la période de tentation matérialiste à laquelle elle a apparemment succombé et qu’elle écarte cependant comme une tentation mauvaise, l’âme émerge, affinée par la lutte et la douleur. Des sentiments plus grossiers, tels que la peur, la joie, la tristesse, qui auraient pu durant la période de la tentation servir de contenu à l’art, n’attireront guère l’artiste. Il s’efforcera d’éveiller des sentiments plus fins, qui n’ont pas de nom. Lui-même vit une existence complexe, relativement raffinée et l’œuvre qui aura jailli de lui provoquera, chez le spectateur qui en est capable , des émotions plus délicates qui ne peuvent s’exprimer par nos mots.

L’autre art, susceptible d’autres développements, prend également racine dans son époque spirituelle, mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence.

Immanquablement un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de "vision".

Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent, lui pèse comme une croix. Il ne pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant, le lourd chariot de l’Humanité.

II) Le mouvement
Un grand Triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut - un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du Triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes.

Plus la section est grande ( et donc plus elle est située bas ), plus la foule sera grande de ceux qui comprendront ses paroles. Il est évident que chacune de ces sections attend et espère, consciemment, ou même inconsciemment ( et c’est le cas plus fréquent ), le pain spirituel qui lui convient. Ce pain lui est tendu par les artistes et c’est ce même pain que recherchera demain la section suivante.

Sienkiewicz, dans l’un de ses romans, compare la vie spirituelle à la nage : celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse contre l’enfoncement coule irrémédiablement.

Dans ces époques muettes et aveugles, les hommes attachent une valeur spéciale et exclusive aux succès extérieur, ne se préoccupent que de biens matériels et saluent tout progrès technique qui ne sert et ne peut servir qu’au corps comme une grande réussite. Les forces purement spirituelles sont sous-estimées, sinon totalement ignorées.

Isolés, les affamés et ceux qui voient sont moqués ou considérés comme anormaux. Cependant quelques rares âmes, qui ne peuvent être endormies et qui éprouvent un besoin obscur de vie spirituelle, de savoir et de progrès, gémissent, inconsolées et plaintives, dans le chœur des appétits grossiers.

L’art qui, en de telles périodes, a une vie diminuée n’est utilisé qu’à des fins matérielles. Il va chercher sa substance dans la matière grossière, ne connaissant pas la plus fine. Les objets, dont la reproduction semble son seul but, restent immuablement les mêmes. Eo ipso la question "quoi" disparaît dans l’art. Seule subsiste la question "comment" l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo. Cet art n’a pas d’âme.

Ce "quoi" est le contenu que seul l’art est capable de saisir en soi et d’exprimer clairement par des moyens qui n’appartiennent qu’à lui.

III) Tournant spirituel
L’étage immédiatement inférieur se laisse aveuglément entraîner par le précédent.

Dans ces sections, plus élevées malgré un ordre évident, malgré la sécurité, et malgré les principes infaillibles, on peut trouver une peur cachée, une confusion, un doute, une insécurité, comparables aux sentiments qui naissent dans la tête des passagers d’un grand et solide transatlantique, lorsqu’en haute mer, la terre ferme ayant disparu dans le brouillard, des nuages sombres s’amassent et que le vent, sinistre, soulève la mer en noirs montagnes. Et cela, ils le doivent à leur formation. Ils savent que le savant, l’homme d’État, l’artiste, aujourd’hui adulés n’étaient hier qu’arrivistes, hâbleurs, charlatans méprisés, indignes d’attention.

Et plus on se trouve haut dans le Triangle spirituel, plus la peur et l’insécurité sont visibles et leurs arêtes aiguës. Tout d’abord, on trouve çà et là des yeux capables également de voir par eux-mêmes, des têtes capables de synthèse. Des hommes ainsi doués s’interrogent : la vérité d’avant-hier ayant été remplacée par celle d’hier et celle-ci par celle d’aujourd’hui la vérité d’aujourd’hui à son tour ne pourrait-elle, d’une manière ou d’une autre, être renversée par celle de demain ?

Et les plus audacieux répondent :"C’est dans le domaine des choses possibles."

Par ailleurs, il se trouve également des yeux capables de voir "ce qui n’a pas encore été expliquée" par la science actuelle. De tels hommes se demandent : "La science arrivera-t-elle, dans cette voie qu’elle suit depuis si longtemps, à la solution de ces énigmes ? Et si elle y parvenait, pourra-t-on se fier à sa réponde ?"

On trouve également dans ces sections des savants de profession qui peuvent se rappeler l’accueil fat par les Académies à certains faits aujourd’hui reconnus et acceptés par ces mêmes cercles. Il se trouve également parmi eux des spécialistes de l’art qui écrivent des ouvrages profonds, pleins d’appréciations flatteuses pour l’art qui, hier, était insensé. Par ces livres, ils suppriment les barrières que l’art a déjà franchises depuis longtemps et en dressent de nouvelles qui seront, elles, immuablement fixées pour tous les temps. Ce faisant, ils ne s’aperçoivent pas que leurs barrières, ils les établissent derrière l’art et non devant lui. S’ils s’en aperçoivent demain, ils écriront d’autres ouvrages et déplaceront précipitamment leurs barrières. Et cette activité se perpétuera, inchangée, tant qu’il ne sera pas établi que le principe extérieur de l’art ne peut être valable que pour le passé et jamais pour l’avenir. Il ne peut exister une théorie de ce principe pour le reste du chemin, dans le domaine du non_matériel. On ne saurait cristalliser matériellement ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui conduit vers le royaume de Demain ne peut être reconnu que par la sensibilité (le talent de l’artiste étant ici la voie). La théorie est la lanterne éclairant les formes cristallisées de l’hier" et de ce qui précédait l’hier.

Et si nous montons encore plus haut, nous verrons une confusion plus grande encore, comme dans une grande ville, solide, construite selon toutes les règles de la mathématiques architectonique et secouée par des forces incommensurables.

Plus haut encore on ne trouve plus trace de peur. Un travail s’y poursuit qui ébranle hardiment les piliers établis parles hommes. Ici aussi nous trouvons des savants de profession, qui étudient sans cesse la matière, n’ont peur d’aucune question et finalement mettent en question la matière même sur laquelle, hier encore, tout reposait, sur laquelle l’univers entier était appuyé. Mails "il n’y a pas de forteresses qu’on ne puisse prendre".

Ce beau intérieur est le beau auquel on a recours par une nécessité intérieure impérative en renonçant au beau conventionnel.

IV) La pyramide
"Connais-toi toi même" Un artiste qui ne voit pas, pour lui-même, un but dans l’imitation, même artiste, des phénomènes naturels et qui est créateur, et veut et doit exprimer son monde intérieur, voit avec envie avec quel naturel et quelle facilité ces buts sont atteints dans l’art le plus immatériel à l’heure actuelle : la musique. Il est compréhensible qu’il se tourne vers elle et cherche à trouver dans son art les mêmes moyens. De là découle la recherche actuelle de la peinture dans le domaine du rythme, des mathématiques et des constructions abstraites, la valeur que l’on accorde maintenant à la répétition du ton coloré, la manière dont la peinture est mises en mouvement, etc.

Cela veux dire d’un art doit apprendre d’un autre comment il utilise ses moyens afin d’utiliser ensuite ses propres moyens selon les mêmes principes, c’est-à-dire selon le principe qui lui est propre. Lors de cet apprentissage, l’artiste ne doit pas oublier que chaque moyen implique un mode d’utilisation particulier et que c’est ce mode qui est à découvrir.

Ainsi l’approfondissement en soi-même sépare-t-il les arts les uns des autres, cependant que la comparaison les rapproche dans la recherche intérieur ? On s’aperçoit ainsi que chaque art a ses propres forces qui ne sauraient être remplacées par celles d’un autre. On en vient ainsi finalement à l’unification des forces propres de différents arts. De cette unification naîtra avec le temps l’art que nous pouvons déjà entrevoir, le véritable art monumental.

Et quiconque approfondit les trésors intérieurs cachés de son art est à envier, car il contribue à élever la pyramide spirituelle, qui atteindra la ciel.

  • Apollinaire

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++++L’esprit nouveau de l’art

L’homme s’est familiarisé avec ces êtres formidables que sont les machines, il a exploré le domaine des infiniment petits, et de nouveaux domaines s’ouvrent à l’activité de son imagination : celui de l’infiment grand et celui de la prophétie.

Ne croyez pas toutefois que cet esprit nouveau soit compliqué, languissant, factice et glacé. Suivant l’ordre même de la nature, le poëte s’est débarrassé de tout propos ampoulé. Il n’y a plus de wagnérisme en nous et les jeunes auteurs ont rejeté loin d’eux toute la défroque enchantée du romantisme colossal de l’Allemagne de Wagner, autant que les oripeaux agrestes de celui que nons avait valu Jean-Jacques Rousseau.

Je ne crois pas que les événements sociaux aillent si loin un jour qu’on ne puisse plus parler de littérature nationale. Au contraire, si loin qu’on aille dans la voie des libertés, celles-ci ne feront que renforcer la plupart des anciennes disciplines et il en surgira de nouvelles qui n’auront pas moins d’exigences que les anciennes. C’est pourquoi je pense que, quoi qu’il arrive, l’art, de plus en plus, aura une patrie. D’ailleurs, les poëtes sont toujours l’expression d’un milieu, d’une nation, et les artistes, comme les poëtes, comme les philosophes, forment un fonds social qui appartient sans doute à l’humanité, mais comme étant l’expression d’une race, d’un milieu donné.

L’art ne cessera d’être national que le jour où l’univers entier vivant sous un même climat, dans des demeures bâties sur le même modèle, parlera la même langue avec le même accent, c’est-à-dire jamais. Des différences ethniques et nationales naît la variété des expressions littéraires, et c’est cette même variété qu’il faut sauvegarder.

Une expression lyrique cosmopolite ne donnerait que des oeuvres vagues sans accent et sans charpente, qui auraient la valeur des lieux communs de la rhétorique parlementaire internationale. Et remarquez que le cinéma, qui est l’art cosmopolite par excellence, présente déjà des différences ethniques immédiatement dissemblables à tout le monde, et les habitués de l’écran font immédiatement la différence d’un film américain et d’un film italien. De même l’esprit nouveau, qui a l’ambition de marquer l’esprit universel et qui n’entend pas limiter son activité à ceci ou à cela, n’en n’est pas moins, et prétend le respecter, une expression particulière et lyrique de la nation française, de même que l’esprit classique est, par excellence, une expression sublime de la même nation.

Il ne faut pas oublier qu’il est peut-être plus dangereux pour une nation de se laisser conquérir intellectuellement que par les armes. C’est pourquoi l’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. Cette liberté et cet ordre qui se confondent dans l’esprit nouveau sont sa caractéristique et sa force.

Apollinaire L’esprit nouveau et les poètes

  • Scheler, Nature et formes de la sympathie (1913). L’Homme du ressentiment (1919).
  • Bergson, L’Énergie spirituelle (1919).
  • Proust, « Sur le style de Flaubert » (1920) ;
  • V. Woolf, Les Vagues (1931).

Les Vagues (The Waves), publié en 1931, est le roman le plus expérimental de Virginia Woolf. Il consiste en monologues parlés par les six personnages du roman : Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny, et Louis. Perceval, le septième personnage, est aussi important, bien que les lecteurs ne l’entendent jamais parler lui-même. Les monologues sont interrompus par neuf brefs interludes à la troisième personne, qui détaillent une scène côtière à différents moments du jour, de l’aube au crépuscule. Tout en faisant parler alternativement les six narrateurs ou "voix", Woolf explore les concepts d’individualité, de moi, et de communauté. Chaque personnage est distinct, cependant ensemble ils composent un gestalt autour d’une silencieuse conscience centrale. Traduction et Préface de Marguerite Yourcenar.
Lire la préface de M. Yourcenar

  • Focillon, Vie des formes (1934)
  • Sartre, La Nausée (1938).
  • Camus, Noces (1938).
  • Bachelard, Psychanalyse du feu (1938).
  • Benjamin, Baudelaire [1940]. Notes sur les “Tableaux parisiens” de Baudelaire (1939) par Nathalie Raoux
    Texte de la conférence prononcée par Walter Benjamin lors de son séjour au “Foyer d’Etudes et de repos” de l’Abbaye de Pontigny en mai 1939. Prononcée en français et sténographiée, cette conférence, dont il déclara qu’elle était un “abrégé” de ses travaux sur Baudelaire est restée inédite de son vivant.
  • Georges Hyvernaud La peau et les os 1949

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++++ L’expression de la souffrance

Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Hyvernaud raconte ici son retour à la vie familiale, après sa détention dans un camp de travail.
Après que chacun a bien parlé de soi, la famille se rappelle pourtant ma présence. Vous autres aussi, dans vos camps, vous en baviez, dit la Famille. Forcément, on en bavait. Les têtes se tournent vers moi, c’est mon tour. La Famille veut savoir ce que nous mangions, si les gardiens nous maltraitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. Je me fais l’effet d’être encore le petit garçon à qui on imposait de réciter au dessert La Mendiante, d’Eugène Manuel [1] Je me résigne : Eh bien, voilà, c’est un type qui… Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlandon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle – la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus. C’est quand je suis seul – dans la foule, dans le métro – que les souvenirs reprennent leur consistance. J’étais bien tranquille, bien vide, comme tout le monde, et tout à coup il y a cette haleine contre mon visage. Je
reconnais l’odeur de cuir et de drap de troupe. J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair. Je redeviens cet homme nu, ses vêtements à ses pieds, un homme qui a froid, qui a honte de son ventre gonflé et de ses jambes misérables. Ou bien, c’est le sous-officier allemand qui surgit. Le vieux sous-officier avec sa veste courte, ses grosses fesses. Il se tient au bord du trottoir, un bâton à la main, planté dans ses bottes énormes. Et quand nous passons devant lui, il tape dans le tas. C’est comme ça qu’ils me tombent dessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent soudain et pèsent sur moi de leur poids atroce. Ça ne dure pas. Quelqu’un demande : Vous descendez à la prochaine ? Les gens me bousculent, me délivrent.
« Voilà, c’est un type qui… » Mon petit récit a du succès. Tout à fait la sorte de
récits qui convient aux familles : coloré, drôle – et crâne [2] en même temps ; moitié Courteline [3] et moitié Déroulède [4]. La Famille s’amuse et admire. […] Et ainsi, à mesure que j’en parle, mes cinquante mois de captivité se transforment en une bonne blague de chambrée, en une partie de cache-cache avec nos gardiens. Voilà ce que j’aurai rapporté de mon voyage : une demi-douzaine d’anecdotes qui feront rigoler la famille à la fin des repas de famille.
Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir.
Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949

++++Questions

  • Première partie : interprétation littéraire
    A quelles formes diverses de violence le narrateur est-il exposé ?
  • Deuxième partie : essai philosophique
    L’expérience de la souffrance est-elle incommunicable ?
  • Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953) ; Le Cahier bleu (1958).

À partir de ces textes, définir la nostalgie

++++Jankélévitch

"Sur un point au moins la nostalgie diffère du spleen, de l’angoisse ou de l’ennui : la nostalgie, elle, n’est pas une « algie » entièrement immotivée ni entièrement indéterminée. Ce « je-ne-sais-quoi » sait ou pressent quelque chose. Cette douleur sans rien d’endolori ne reste pas longtemps innommée… Cette algie-là peut dire de quoi elle souffre, de quoi elle est le mal : elle est le mal du pays ; elle dit elle-même sa raison déterminante, et elle la dit dans son complément déterminatif : « le mal du pays », toska po rodinié[1]. Voilà une toska qui a l’air de connaître la cause de la maladie ! Et non seulement le mal du pays localise l’origine de sa langueur, mais la nostalgie indique pour sa part le remède : le remède s’appelle le retour, nostos ; et il est, si l’on peut dire, à la portée de la main. Pour guérir, il n’y a qu’à rentrer chez soi. Le retour est le médicament de la nostalgie comme l’aspirine est le médicament de la migraine. Ithaque est pour Ulysse le nom de ce remède. C’est du moins ce que l’on croit…"
 
Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, 1974, Champs essais, 2011, p. 340.

[1] Toska po rodinié : expression russe qui désigne donc le mal du pays.