La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Sujets sur la religion

anneeserielieuauteur
1996SAMÉRIQUE DU NORD + LIBANOn a vu des fanatiques en tous les temps, et sans doute honorables à leurs propres yeux. Ces crimes (1) sont la suite d’une idée, religion, justice, liberté. Il y a un fond d’estime, et même quelquefois une secrète admiration, pour des hommes qui mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage ; car nous ne sommes points fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. Certes je découvre ici des vertus rares, qui veulent respect, et une partie au moins de la volonté. Mais c’est à la pensée qu’il faut regarder. Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu’un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n’est point la pensée Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle n’invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. Ces pensées fanatiques gouvernent admirablement les peurs et les désirs, mais elles ne se gouvernent pas elles-mêmes. Elles ne cherchent pas ces vues de plusieurs points, ces perspectives sur l’adversaire, enfin cette libre réflexion qui ouvre les chemins de persuader, et qui détourne en même temps de forcer. Bref il y a un emportement de pensée, et une passion de penser qui ressemble aux autres passions .ALAIN
(1) Le contexte indique qu’il s’agit des crimes des fanatiques.
1996ESANTILLESLa religion, qui est fondée simplement sur la théologie, ne saurait contenir quelque chose de moral. On n’y aura d’autres sentiments que celui de la crainte, d’une part, et l’espoir de la récompense de l’autre, ce qui ne produira qu’un culte superstitieux. Il faut donc que la moralité précède et que la théologie la suive, et c’est là ce qui s’appelle la religion.La loi considérée en nous s’appelle la conscience. La conscience est proprement l’application de nos actions à cette loi. Les reproches de la conscience resteront sans effet, si on ne les considère pas comme les représentants de Dieu, dont le siège sublime est bien élevé au-dessus de nous, mais qui a aussi établi en nous un tribunal. Mais d’un autre côté, quand la religion ne se joint pas à la conscience morale, elle est aussi sans effet. Comme on l’a déjà dit, la religion, sans la conscience morale est un culte superstitieux. On pense servir Dieu en le louant, par exemple, en célébrant sa puissance, sa sagesse, sans songer à remplir les lois divines, sans même connaître cette sagesse et cette puissance et sans les étudier. On cherche dans ces louanges comme un narcotique pour sa conscience, ou comme un oreiller sur lequel on espère reposer tranquillement .KANT
1996ESÉTRANGER GROUPE 1On peut alors demander : pourquoi la religion ne met-elle pas un terme à ce combat sans espoir pour elle en déclarant franchement : "c’est exact que je ne peux pas vous donner ce qu’on appelle d’une façon générale la vérité ; pour cela, il faut vous en tenir à la science.Mais ce que j’ai à donner est incomparablement plus beau, plus consolant et plus exaltant que tout ce que vous pouvez recevoir de la science. Et c’est pour cela que je vous dis que c’est vrai, dans un autre sens plus élevé".La réponse est facile à trouver.La religion ne peut pas faire cet aveu, car elle perdrait ainsi toute influence sur la masse. L’homme commun ne connaît qu’une vérité, au sens commun du mot. Ce que serait une vérité plus élevée ou suprême, il ne peut se le représenter. La vérité lui semble aussi peu susceptible de gradation que la mort, et il ne peut suivre le saut du beau au vrai. Peut-être pensez-vous avec moi qu’il fait bien ainsi.FREUD
1996ESSPORTIFS HAUT NIVEAUUne injustice que l’on a faite à quelqu’un est beaucoup plus lourde à porter qu’une injustice que quelqu’un d’autre vous a faite (non pas précisément pour des raisons morales, il faut le remarquer) ; car, au fond, celui qui agit est toujours celui qui souffre, mais bien entendu seulement quand il est accessible au remords ou bien à la certitude que, par son acte, il aura armé la société contre lui et il se sera lui-même isolé. C’est pourquoi, abstraction faite de tout ce que commandent la religion et la morale, on devrait, rien qu’à cause de son bonheur intérieur, donc pour ne pas perdre son bien-être, se garder de commettre une injustice plus encore que d’en subir une : car dans ce dernier cas, on a la consolation de la bonne conscience, de l’espoir de la vengeance, de la pitié et de l’approbation des hommes justes, et même de la société tout entière, laquelle craint les malfaiteurs.NIETZSCHE
1997SANTILLESIl y a cette différence entre les devoirs que la religion nous oblige à rendre à Dieu, et ceux que la société demande que nous rendions aux autres hommes, que les principaux devoirs de la religion sont intérieurs et spirituels : parce que Dieu pénètre les coeurs, et qu’absolument parlant il n’a nul besoin de ses créatures, et que les devoirs de la société sont presque tous extérieurs. Car outre que les hommes ne peuvent savoir nos sentiments à leur égard, si nous ne leur en donnons des marques sensibles, ils ont tous besoin les uns des autres, soit pour la conservation de leur vie, soit pour leur instruction particulière, soit enfin pour mille et mille secours dont ils ne peuvent se passer.Ainsi exiger des autres les devoirs intérieurs et spirituels, qu’on ne doit qu’à Dieu, esprit pur, scrutateur des coeurs, seul indépendant et suffisant à lui-même, c’est un orgueil de démon. C’est vouloir dominer sur les esprits : c’est s’attribuer la qualité de scrutateur des coeurs. C’est en un mot exiger ce qu’on ne nous doit point.MALEBRANCHE
1998ESÉTRANGER GROUPE 1La religion peut-elle se définir par sa fonction sociale ?
1998LMÉTROPOLECroire en la science, est-ce une forme de religion ?
1998ESNOUVELLE-CALÉDONIESi on veut se rendre compte de l’essence grandiose de la religion, il faut se représenter ce qu’elle entreprend d’accomplir pour les hommes. Elle les informe sur l’origine et la constitution du monde, elle leur assure protection et un bonheur fini dans les vicissitudes de la vie, elle dirige leurs opinions et leurs actions par des préceptes qu’elle soutient de toute son autorité. Elle remplit donc trois fonctions. Par la première, elle satisfait le désir humain de savoir, elle fait la même chose que ce que la science tente avec ses propres moyens, et entre ici en rivalité avec elle. C’est à sa deuxième fonction qu’elle doit sans doute la plus grande partie de son influence. Lorsqu’elle apaise l’angoisse des hommes devant les dangers et les vicissitudes de la vie, lorsqu’elle les assure d’une bonne issue, lorsqu’elle leur dispense de la consolation dans le malheur, la science ne peut rivaliser avec elle. Celle-ci enseigne, il est vrai, comment on peut éviter certains dangers, combattre victorieusement bien des souffrances ; il serait très injuste de contester qu’elle est pour les hommes une puissante auxiliaire, mais dans bien des situations, elle doit abandonner l’homme à sa souffrance et ne sait lui conseiller que la soumission. C’est dans sa troisième fonction, quand elle donne des préceptes, qu’elle édicte des interdits et des restrictions, que la religion s’éloigne le plus de la science.FREUD
1999SPOLYNÉSIELa persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à l’appétit sensuel et qu’ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La moralité donc et la religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la force d’âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c’est-à-dire de la moralité et de la religion, et ce n’est pas seulement cet espoir, c’est aussi et principalement la crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n’avaient pas cet espoir et cette crainte, s’ils croyaient au contraire que les âmes périssent avec le corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la moralité, n’ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion (1) et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir son corps de bons aliments dans l’éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères, ou parce qu’on croit que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans raison ; absurdités telles qu’elles méritent à peine d’être relevées.SPINOZA
2000SÉTRANGER GROUPE 1Pour les Politiques on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu’à les diriger pour le mieux, et on les juge habiles plutôt que sages. L’expérience en effet leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes ; ils s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l’efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d’appliquer ; agissant en cela d’une façon qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens : selon ces derniers en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d’observer. Il n’est pas douteux cependant que les Politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant eu l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné en effet qui fût inapplicable.SPINOZA
2000TMDGROUPEMENTS I-IVAucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l’ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l’idée de progrès, et n’est plus propre à devenir le principe d’une sorte de foi religieuse, pour ceux qui n’en ont plus d’autre. Elle a, comme la foi religieuse, la vertu de relever les âmes et les caractères. L’idée du progrès indéfini, c’est l’idée d’une perfection suprême, d’une loi qui domine toutes les lois particulières, d’un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère. C’est donc au fond, l’idée du divin ; et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu’elle est spécieusement (1) invoquée en faveur d’une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînés de ce côté. Il ne faut pas non plus s’étonner que le fanatisme y trouve un aliment, et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l’excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès.COURNOT
(1) spécieusement : faussement
QUESTIONS :
1° Dégagez l’idée directrice de ce texte et les étapes de son argumentation.2° Expliquez :a) "C’est donc au fond l’idée du divin" ;b) "La maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l’excellence de la fin justifie les moyens."3° Parle-t-on correctement lorsque l’on parle de religion du progrès ?
2000STI AAMÉTROPOLE + LA RÉUNIONÀ quoi tient la force des religions ?
2001ESANTILLESII est inadmissible de dire que la science est un domaine de l’activité intellectuelle humaine, que la religion et la philosophie en sont d’autres, de valeur au moins égale, et que la science n’a pas à intervenir dans les deux autres, qu’elles ont toutes la même prétention à la vérité, et que chaque être humain est libre de choisir d’où il veut tirer ses convictions et où il veut placer sa foi. Une telle conception passe pour particulièrement distinguée, tolérante, compréhensive et libre de préjugés étroits. Malheureusement, elle n’est pas soutenable, elle participe à tous les traits nocifs d’une Weltanschauung (1) absolument non scientifique et lui équivaut pratiquement. Il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l’activité humaine comme les siens propres et qu’il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu’une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même.FREUD
(1) Weltanschauung : vision du monde.
2001SLIBANLa religion et la morale ont-elles la même finalité ?
2001ESMÉTROPOLE + LA RÉUNIONLes religions empêchent-elles les hommes de s’entendre ?
2001SPOLYNÉSIELa justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses ; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent ; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions.Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre, et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt.Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste ; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive : car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il le serait sans intérêt.Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.Voilà (...) ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il faudrait se dérober à soi-même.MONTESQUIEU
2002SLA RÉUNIONSi la force ne peut se rendre maîtresse des opinions des hommes, ni en implanter de nouvelles dans leurs coeurs, en revanche, la courtoisie, l’amitié et la douceur sont capables de ce genre d’effets ; beaucoup d’hommes, que leurs occupations et la paresse empêchent de se livrer à l’examen, n’adoptent leurs opinions que sur la foi d’autrui, même en matière de religion ; mais jamais ils ne consentent à les recevoir de gens dont ils ne sont pas assurés qu’ils sont savants, bienveillants et sincères ; or, ils ne sauraient prêter de telles qualités à quelqu’un qui les persécute.Quant à ceux qui cherchent, il est vrai qu’ils n’adhèrent pas à l’opinion d’un autre en raison des seules bonnes dispositions de celui-ci ; mais ils seront d’autant plus disposés à être convaincus et à chercher les raisons qui pourraient les persuader de partager l’opinion de quelqu’un qu’ils sont obligés de chérir.La force est un mauvais moyen pour faire que les dissidents reviennent de leurs opinions ; en revanche, lorsque vous les convainquez de partager votre propre opinion, vous les attachez solidement au char de l’État ; mais pour ceux qui demeurent fermes en leurs convictions, et qui continuent d’avoir des opinions différentes, la force ne réussira certainement pas à en faire pour vous des amis.LOCKE
Essai sur la tolérance
2002STI AALA RÉUNIONUne société sans religion est-elle possible ?
2002TMDMÉTROPOLEL’homme est un être destiné à la société (bien qu’il soit aussi, pourtant, insociable), et en cultivant l’état de société il éprouve puissamment le besoin de s’ouvrir à d’autres (même sans viser par là quelque but) ; mais d’un autre côté, embarrassé et averti par la crainte du mauvais usage que d’autres pourraient faire du dévoilement de ses pensées, il se voit contraint de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements (particulièrement quand ils portent sur d’autres hommes). C’est volontiers qu’il s’entretiendrait avec quelqu’un de ce qu’il pense des hommes qu’il fréquente, de même que de ses idées sur le gouvernement, la religion, etc. ; mais il ne peut avoir cette audace, d’une part parce que l’autre, qui retient en lui-même prudemment son jugement, pourrait s’en servir à son détriment, d’autre part, parce que, concernant la révélation de ses propres fautes, l’autre pourrait bien dissimuler les siennes et qu’il perdrait ainsi le respect de ce dernier s’il exposait à son regard, ouvertement, tout son coeur.KANT

QUESTIONS :
1° Dégagez l’idée centrale et le mouvement du texte.2° Expliquez :a) "en cultivant l’état de société il éprouve puissamment le besoin de s’ouvrir à d’autres (même sans viser par là quelque but)" ;b) "parce que, concernant la révélation de ses propres fautes, l’autre pourrait bien dissimuler les siennes et qu’il perdrait ainsi le respect de ce dernier s’il exposait à son regard, ouvertement, tout son coeur".3° La vie en société nous rend-elle dépendants du jugement d’autrui ?
2003SANTILLESEn vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. Même matériellement, Robinson (1) dans son île reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu’il a sauvés du naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d’affaire, le maintiennent dans la civilisation et par conséquent dans la société. Mais un contact moral lui est plus nécessaire encore, car il se découragerait vite s’il ne pouvait opposer à des difficultés sans cesse renaissantes qu’une force individuelle dont il sent les limites. Dans la société à laquelle il demeure idéalement attaché il puise de l’énergie ; il a beau ne pas la voir, elle est là qui le regarde : si le moi individuel conserve vivant et présent le moi social, il fera, isolé, ce qu’il ferait avec l’encouragement et même l’appui de la société entière. Ceux que les circonstances condamnent pour un temps à la solitude, et qui ne trouvent pas en eux-mêmes les ressources de la vie intérieure profonde, savent ce qu’il en coûte de se "laisser aller", c’est-à-dire de ne pas fixer le moi individuel au niveau prescrit par le moi social.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion.(1) Robinson Crusoé : personnage de marin échoué sur une île déserte.
2003LJAPONAu nombre des choses qui peuvent porter un penseur au désespoir se trouve d’avoir reconnu que l’illogique est nécessaire à l’homme, et qu’il en naît beaucoup de bien. L’illogique tient si solidement au fond des passions, du langage, de l’art, de la religion, et généralement de tout ce qui confère quelque valeur à la vie, que l’on ne saurait l’en arracher sans gâter ces belles choses irréparablement. Ce sont les hommes par trop naïfs qui peuvent seuls croire à la possibilité de transformer la nature humaine en nature purement logique ; mais s’il devait y avoir des degrés pour approcher ce but, que ne faudrait-il pas laisser perdre chemin faisant ! Même l’être le plus raisonnable a de temps en temps besoin de retrouver la nature, c’est-à-dire le fond illogique de sa relation avec toutes choses.NIETZSCHE
Humain, trop humain.
2003SPOLYNÉSIELa morale est étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe. Ceci n’est possible, bien entendu, que si ses désirs ne sont pas trop visiblement contraires à l’intérêt général : le cambrioleur peut difficilement tenter de persuader les gens qu’il leur fait du bien, quoique des ploutocrates (1) fassent des tentatives de ce genre, et réussissent même souvent. Quand l’objet de nos désirs peut bénéficier à tous, il ne paraît pas déraisonnable d’espérer que d’autres se joindront à nous ; ainsi le philosophe qui fait grand cas de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté est persuadé qu’il n’exprime pas seulement ses propres désirs, mais qu’il montre la voie du bonheur à toute l’humanité. Contrairement au cambrioleur, il peut croire que l’objet de ses désirs a une valeur impersonnelle.La morale est une tentative pour donner une importance universelle, et non simplement personnelle, à certains de nos désirs. Je dis "certains" de nos désirs, parce que c’est manifestement impossible dans certains cas, comme nous l’avons vu pour le cambrioleur. L’homme qui s’enrichit à la Bourse au moyen de renseignements secrets ne souhaite pas que les autres soient également bien informés : la Vérité (dans la mesure où il en fait cas) est pour lui une possession privée, et non le bien universel qu’elle est pour le philosophe.RUSSELL
Science et religion.(1) un ploutocrate : celui qui tire sa puissance de sa richesse
2004ESJAPONL’esprit religieux ne se manifeste-t-il que dans les religions ?
2004SJAPONLa religion est-elle étrangère à la raison ?
2004ESLA RÉUNIONSi naturellement, en effet, qu’on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la résistance ; il est utile de s’y attendre, et de ne pas prendre pour accordé qu’il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme. Il y a d’ailleurs une forte part de vérité dans cette opinion ; car s’il est relativement aisé de se maintenir dans le cadre social, encore a-t-il fallu s’y insérer, et l’insertion exige un effort. L’indiscipline naturelle de l’enfant, la nécessité de l’éducation, en sont la preuve. Il n’est que juste de tenir compte à l’individu du consentement virtuellement donné à l’ensemble de ses obligations, même s’il n’a plus à se consulter pour chacune d’elles. Le cavalier n’a qu’à se laisser porter ; encore a-t-il dû se mettre en selle. Ainsi pour l’individu vis-à-vis de la société. En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dangereux, de dire que le devoir peut s’accomplir automatiquement. Erigeons donc en maxime pratique que l’obéissance au devoir est une résistance à soi-même.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion.
2004LLA RÉUNIONLa solidarité sociale n’existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce "moi social" est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société. Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus grande partie de sa force vient d’elle, et qu’il doit aux exigences sans cesse renouvelées de la vie sociale cette tension ininterrompue de son énergie, cette constance de direction dans l’effort, qui assure à son activité le plus haut rendement. Mais il ne le pourrait pas, même s’il le voulait, parce que sa mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles, parce que l’âme de la société est immanente au langage qu’il parle, et que, même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même. En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion.
2004STI AALA RÉUNIONLa religion n’a-t-elle de fonction que sociale ?
2004SLIBANLa religion est-elle essentielle à l’homme ?
2004SPOLYNÉSIEC’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion.
2005STI AAANTILLESLa religion unit-elle ou sépare-t-elle les hommes ?
2005ESÉTRANGER GROUPE 1La religion peut-elle n’être qu’une affaire privée ?
2005SÉTRANGER GROUPE 1Il existe un aspect de la vie religieuse, le plus précieux peut-être, qui est indépendant des découvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature de l’univers. La religion a été liée dans le passé, non seulement aux credos (1) et aux Eglises, mais à la vie personnelle de ceux qui ressentaient son importance. (...) L’homme qui ressent profondément les problèmes de la destinée humaine, le désir de diminuer les souffrances de l’humanité, et l’espoir que l’avenir réalisera les meilleures possibilités de notre espèce, passe souvent aujourd’hui pour avoir "une tournure d’esprit religieuse", même s’il n’admet qu’une faible partie du christianisme traditionnel. Dans la mesure où la religion consiste en un état d’esprit, et non en un ensemble de croyances, la science ne peut l’atteindre. Peut-être le déclin des dogmes rend-il temporairement plus difficile l’existence d’un tel état d’esprit, tant celui-ci a été intimement lié jusqu’ici aux croyances théologiques. Mais il n’y a aucune raison pour que cette difficulté soit éternelle : en fait, bien des libres penseurs ont montré par leur vie que cet état d’esprit n’est pas forcément lié à un credo (2). Aucun mérite réel ne peut être indissolublement lié à des croyances sans fondement ; et, si les croyances théologiques sont sans fondement, elles ne peuvent être nécessaires à la conservation de ce qu’il y a de bon dans l’état d’esprit religieux. Être d’un autre avis, c’est être rempli de craintes au sujet de ce que nous pouvons découvrir, craintes qui gêneront nos tentatives pour comprendre le monde ; or, c’est seulement dans la mesure o ù nous parvenons à le comprendre que la véritable sagesse devient possible.RUSSELL
Science et religion(1) credos : contenus de la foi(2) credo : acte d’adhésion aux contenus de la foi
2005SINDEQui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. A ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ; comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons a l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale.BERGSON
Les deux Sources de la Morale et de la Religion.
2005STI AAMÉTROPOLEL’humanité peut-elle se concevoir sans religion ?
2005STI AAMÉTROPOLELe beau intervient dans toutes les circonstances de notre vie ; il est le génie (1) amical que nous rencontrons partout. En cherchant seulement autour de nous où et comment, sous quelle forme, il se présente à nous, nous trouvons qu’il se rattachait jadis par les liens les plus intimes à la religion et à la philosophie. Nous trouvons notamment que l’homme s’est toujours servi de l’art comme d’un moyen de prendre conscience des idées et des intérêts les plus élevés de son esprit. Les peuples ont déposé leurs conceptions les plus hautes dans les productions de l’art, les ont exprimées et en ont pris conscience par le moyen de l’art. La sagesse et la religion sont concrétisées dans des formes créées par l’art qui nous livre la clef grâce à laquelle nous sommes à même de comprendre la sagesse et la religion de beaucoup de peuples. Dans beaucoup de religions, l’art a été le seul moyen dont l’idée née dans l’esprit s’était servie pour devenir objet de représentation.HEGEL
(1) génie (ici) : dans la mythologie, divinité qui présidait à la destinée de chacun, à un groupe ou un lieu.
QUESTIONS :
1° Quelle fonction Hegel reconnaît-il à l’art ? Quels sont les éléments de son analyse ?2° Expliquez en vous appuyant sur des exemplesa. "un moyen de prendre conscience des idées et des intérêts les plus élevés de son esprit".b. "l’art (...) nous livre la clef grâce à laquelle nous sommes à même de comprendre la sagesse et la religion de beaucoup de peuples".3° L’art permet-il aux hommes de mieux se comprendre eux-mêmes ?
2005ESPOLYNÉSIENe sont aliénables que les biens qui, par nature, sont déjà susceptibles d’être extériorisés. Ainsi je ne puis considérer la personnalité comme une chose qui me soit extérieure, car dans la mesure où quelqu’un s’est démis de sa personnalité, il s’est réduit lui-même à l’état de simple chose. Pareille aliénation serait nulle et non avenue. - Un homme aliènerait sa moralité s’il prenait, par exemple, l’engagement vis-à-vis d’un autre homme d’accomplir sur son ordre tous comportements possibles, tant criminels qu’indifférents. Un tel engagement serait sans force, car il concerne la liberté du vouloir, c’est-à-dire ce dont chacun est pour lui-même responsable. Moraux ou immoraux, les actes sont les comportements propres de celui qui les accomplit, et telle est leur nature que je ne puisse les aliéner. - Je ne puis davantage aliéner ma religion. Si une communauté ou même un individu avait abandonné à un tiers le soin de décider de ce que doit être sa croyance, ce serait là un engagement que chacun pourrait rompre unilatéralement, sans commettre aucune injustice à l’égard de ce tiers, puisque ce que je lui aurais abandonné ne pouvait, en aucun cas, devenir sa propriété.HEGEL
Propédeutique philosophique.
2005LPOLYNÉSIEL’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire, du peuple, c’est l’exigence de son bonheur réel. Exiger de renoncer aux illusions relatives à son état, c’est exiger de renoncer à une situation qui a besoin de l’illusion. La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont l’auréole est la religion.La critique a arraché les fleurs imaginaires de la chaîne, non pour que l’homme porte sa chaîne sans consolation et sans fantaisie, mais pour qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme afin qu’il réfléchisse, qu’il agisse, qu’il élabore sa réalité, comme le fait un homme désillusionné, devenu raisonnable, afin qu’il gravite autour de son véritable soleil, La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme tant que ce dernier ne se meut pas autour de soi-même.C’est donc la tâche de l’histoire d’établir la vérité de l’ici-bas, après qu’a disparu l’au-delà de la vérité. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, de démasquer l’aliénation dans ses formes non sacrées, une fois démasquée la forme sacrée de l’aliénation humaine. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre.MARX
Introduction à la Critique de la philosophie du Droit de Hegel.
2006SAMÉRIQUE DU NORDLa raison entre-t-elle nécessairement en conflit avec la religion ?
2006LÉTRANGER GROUPE 1Les lois qu’elle édicte, et qui maintiennent l’ordre social, ressemblent (...) par certains côtés aux lois de la nature. Je veux bien que la différence soit radicale aux yeux du philosophe. Autre chose, dit-il, est la loi qui constate, autre chose celle qui ordonne. A celle-ci l’on peut se soustraire ; elle oblige, mais ne nécessite pas. Celle-là est au contraire inéluctable, car si quelque fait s’écartait d’elle, c’est à tort qu’elle aurait été prise pour une loi ; il y en aurait une autre qui serait la vraie, qu’on énoncerait de manière à exprimer tout ce qu’on observe, et à laquelle alors le fait réfractaire se conformerait comme les autres. - Sans doute ; mais il s’en faut que la distinction soit aussi nette pour la plupart des hommes. Loi physique, loi sociale ou morale, toute loi est à leurs yeux un commandement. Il y a un certain ordre de la nature, lequel se traduit par des lois : les faits "obéiraient" à ces lois pour se conformer à cet ordre. (...) Mais si la loi physique tend à revêtir pour notre imagination la forme d’un commandement quand elle atteint une certaine généralité, réciproquement un impératif qui s’adresse à tout le monde se présente un peu à nous comme une loi de la nature. Les deux idées se rencontrent dans notre esprit, y font des échanges. La loi prend au commandement ce qu’il a d’impérieux ; le commandement reçoit de la loi ce qu’elle a d’inéluctable. Une infraction à l’ordre social revêt ainsi un caractère antinaturel : même si elle est fréquemment répétée, elle nous fait l’effet d’une exception qui serait à la société ce qu’un monstre est à la nature.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion
2006ESINDEIl faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul.Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles.Le plus grand avantage des religions est d’inspirer des instincts tout contraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs de l’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n’y en a point non plus qui n’impose à chacun des devoirs quelconques envers l’espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux.TOCQUEVILLE
De la Démocratie en Amérique
2006LINDELa morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général. (...) Si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit : "J’aime les huîtres" et une autre : "Moi, je ne les aime pas", nous reconnaissons qu’il n’y a pas matière à discussion. (...) Tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut pas même imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité objective.RUSSELL
Science et religion
2007SMÉTROPOLEII est douteux que l’intérêt particulier s’accorde invariablement avec l’intérêt général : on sait à quelles difficultés insolubles s’est toujours heurtée la morale utilitaire quand elle a posé en principe que l’individu ne pouvait rechercher que son bien propre, quand elle a prétendu qu’il serait conduit par là à vouloir le bien d’autrui. Un être intelligent, à la poursuite de ce qui est de son intérêt personnel, fera souvent tout autre chose que ce que réclamerait l’intérêt général. Si pourtant la morale utilitaire s’obstine à reparaître sous une forme ou sous une autre, c’est qu’elle n’est pas insoutenable ; et si elle peut se soutenir, c’est justement parce qu’au-dessous de l’activité intelligente, qui aurait en effet à opter entre l’intérêt personnel et l’intérêt d’autrui, il y a un substratum (1) d’activité instinctive primitivement établi par la nature, où l’individuel et le social sont tout près de se confondre. La cellule vit pour elle et aussi pour l’organisme, lui apportant et lui empruntant de la vitalité ; elle se sacrifiera au tout s’il en est besoin ; et elle se dirait sans doute alors, si elle était consciente, que c’est pour elle-même qu’elle le fait. Tel serait probablement aussi l’état d’âme d’une fourmi réfléchissant sur sa conduite. Elle sentirait que son activité est suspendue à quelque chose d’intermédiaire entre le bien de la fourmi et celui de la fourmilière. Or, c’est à cet instinct fondamental que nous avons rattaché l’obligation proprement dite : elle implique, à l’origine, un état de chose où l’individuel et le social ne se distinguent pas l’un de l’autre.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion(1) noyau, fond permanent
2008SLIBANOn a rappelé que l’homme avait toujours inventé des machines, que l’antiquité en avait connu de remarquables, que des dispositifs ingénieux furent imaginés bien avant l’éclosion de la science moderne et ensuite, très souvent, indépendamment d’elle : aujourd’hui encore de simples ouvriers, sans culture scientifique, trouvent des perfectionnements auxquels de savants ingénieurs n’avaient pas pensé. L’invention mécanique est un don naturel. Sans doute elle a été limitée dans ses effets tant qu’elle s’est bornée à utiliser des énergies actuelles et, en quelque sorte, visibles : effort musculaire, force du vent ou d’une chute d’eau. La machine n’a donné tout son rendement que du jour où l’on a su mettre à son service, par un simple déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des millions d’années, empruntées au soleil, disposées dans la houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fut celui de l’invention de la machine à vapeur, et l’on sait qu’elle n’est pas sortie de considérations théoriques. Hâtons-nous d’ajouter que le progrès, d’abord lent, s’est effectué à pas de géant lorsque la science se fut mise de la partie. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit d’invention mécanique, qui coule dans un lit étroit tant qu’il est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît y mêler ses eaux, et montre à sa sortie qu’il avait conservé son indépendance.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion
2008SMÉTROPOLEIl est évident, pour commencer, que toute l’idée du bien et du mal est en relation avec le désir. Au premier abord, ce que nous désirons tous est "bon", et ce que nous redoutons tous est "mauvais". Si nos désirs à tous concordaient, on pourrait en rester là ; mais malheureusement nos désirs s’opposent mutuellement. Si je dis : "Ce que je veux est bon", mon voisin dira : "Non, ce que je veux, moi". La morale est une tentative (infructueuse, à mon avis) pour échapper à cette subjectivité. Dans ma dispute avec mon voisin, j’essaierai naturellement de montrer que mes désirs ont quelque qualité qui les rend plus dignes de respect que les siens. Si je veux préserver un droit de passage, je ferai appel aux habitants des environs qui ne possèdent pas de terres ; mais lui, de son côté, fera appel aux propriétaires. Je dirai : "À quoi sert la beauté de la campagne si personne ne la voit ?" Il répliquera : "Que restera-t-il de cette beauté si l’on permet aux promeneurs de semer la dévastation ?" Chacun tente d’enrôler des alliés, en montrant que ses propres désirs sont en harmonie avec les leurs. Quand c’est visiblement impossible, comme dans le cas d’un cambrioleur, l’individu est condamné par l’opinion publique, et son statut moral est celui du pécheur.La morale est donc étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe.RUSSELL
Science et religion
2009TMDMÉTROPOLEPeut-on se passer de toute religion ?
2009ESPOLYNÉSIEC’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses ernplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même, l’acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion.
2010ESANTILLESUn credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité "technique", qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité "technique" est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La "connaissance" cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière.RUSSELL
Science et religion
2010SINDEUn credo (1) religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité "technique", qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité "technique" est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La "connaissance" cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière.RUSSELL
Science et religion.(1) credo : affirmation d’une croyance.
2010LLIBANParmi les objets qui donnent à l’artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n’y trouveraient point de patrie, il y en a qui n’ont strictement aucune utilité et qui en outre, parce qu’ils sont uniques, ne sont pas échangeables et défient par conséquent l’égalisation au moyen d’un dénominateur commun tel que l’argent ; si on les met sur le marché on ne peut fixer leurs prix qu’arbitrairement. Bien plus, les rapports que l’on a avec une oeuvre d’art ne consistent certainement pas à "s’en servir" ; au contraire, pour trouver sa place convenable dans le monde, l’oeuvre d’art doit être soigneusement écartée du contexte des objets d’usage ordinaires. Elle doit être de même écartée des besoins et des exigences de la vie quotidienne, avec laquelle elle a aussi peu de contacts que possible. Que l’oeuvre d’art ait toujours été inutile, ou qu’elle ait autrefois servi aux prétendus besoins religieux comme les objets d’usage ordinaires servent aux besoins ordinaires, c’est une question hors de propos ici. Même si l’origine historique de l’art était d’un caractère exclusivement religieux ou mythologique, le fait est que l’art a glorieusement résisté à sa séparation d’avec la religion, la magie et le mythe.ARENDT
Condition de l’homme moderne
2010ESMÉTROPOLELa morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De plus, nous ne sommes qu’une des innombrables unités qui y collaborent. Notre apport personnel n’est donc jamais qu’un facteur infime de la résultante complexe dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi, on ne peut pas ne pas reconnaître que, si la règle morale est oeuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la faisons. Notre attitude est beaucoup plus passive qu’active. Nous sommes agis plus que nous n’agissons. Or, cette passivité est en contradiction avec une tendance actuelle, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l’axiome fondamental, c’est que la personne humaine est la chose sainte par excellence ; c’est qu’elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son dieu ; et c’est ce que nous exprimons nous-mêmes, quand nous faisons de l’idée d’humanité la fin et la raison d’être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce d’empiètement sur notre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c’est une violence faite à notre autonomie personnelle. Tout le monde, aujourd’hui, reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d’une autorité morale.DURKHEIM
L’Éducation morale
2011LAMÉRIQUE DU SUDSubstituer au gouvernement par la raison le gouvernement par l’amour, c’est ouvrir la voie au gouvernement par la haine, comme Socrate semble l’avoir entrevu quand il dit que la méfiance envers la raison ressemble à la méfiance envers l’homme. L’amour n’est ni une garantie d’impartialité, ni un moyen d’éviter les conflits, car on peut différer sur la meilleure manière d’aimer, et plus l’amour est fort, plus fort sera le conflit. Cela ne veut pas dire que l ‘amour et la haine doivent être placés sur le même plan, mais seulement que nul sentiment, fût-ce l’amour, ne peut remplacer le recours à des institutions fondées sur la raison.Le règne de l’amour présente d’autres dangers. Aimer son prochain, c’est vouloir le rendre heureux (...). Mais vouloir le bonheur du peuple est, peut-être, le plus redoutable des idéaux politiques, car il aboutit fatalement à vouloir imposer aux autres une échelle de valeurs supérieures jugées nécessaires à ce bonheur. On verse ainsi dans l’utopie et le romantisme ; et, à vouloir créer le paradis terrestre, on se condamne inévitablement à l’enfer. De là l’intolérance, les guerres de religion, l’inquisition, avec, à la base, une conception foncièrement erronée de nos devoirs. Que nous ayons le devoir d’aider ceux qui en ont besoin, nul ne le conteste ; mais vouloir le bonheur des autres, c’est trop souvent forcer leur intimité et attenter à leur indépendance.POPPER
La Société ouverte et ses ennemis
2011ESÉTRANGER GROUPE 1Instinct et intelligence ont pour objet essentiel d’utiliser des instruments : ici des outils inventés, par conséquent variables et imprévus ; là des organes fournis par la nature, et par conséquent immuables. L’instrument est d’ailleurs destiné à un travail, et ce travail est d’autant plus efficace qu’il est plus spécialisé, plus divisé par conséquent entre travailleurs diversement qualifiés qui se complètent réciproquement. La vie sociale est ainsi immanente, comme un vague idéal, à l’instinct comme à l’intelligence ; cet idéal trouve sa réalisation la plus complète dans la ruche ou la fourmilière d’une part, dans les sociétés humaines de l’autre. Humaine ou animale, une société est une organisation ; elle implique une coordination et généralement aussi une subordination d’éléments les uns aux autres ; elle offre donc, ou simplement vécu ou, de plus, représenté, un ensemble de règles ou de lois. Mais, dans une ruche ou dans une fourmilière, l’individu est rivé à son emploi par sa structure, et l’organisation est relativement invariable, tandis que la cité humaine est de forme variable, ouverte à tous les progrès. Il en résulte que, dans les premières, chaque règle est imposée par la nature, elle est nécessaire ; tandis que dans les autres une seule chose est naturelle, la nécessité d’une règle.BERGSON
Les deux Sources de la morale et de la religion
2011LMÉTROPOLELa science peut-elle faire disparaître la religion ?
2012SINDELa religion est-elle contraire à la raison ?
2012LJAPONLes gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes de volonté ont des causes. Ils pensent par exemple que la vertu peut être inculquée par une bonne éducation, et que l’instruction religieuse est très utile à la morale. Ils pensent que les sermons font du bien, et que les exhortations morales peuvent être salutaires. Or il est évident que, si les actes de volonté vertueux n’ont pas de causes, nous ne pouvons absolument rien faire pour les encourager. Dans la mesure où un homme croit qu’il est en son pouvoir, ou au pouvoir de quiconque, d’encourager un comportement souhaitable chez les autres, il croit à la motivation psychologique et non au libre arbitre. En pratique, tous nos rapports mutuels reposent sur l’hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances antérieures. La propagande politique, le code pénal, la publication de livres préconisant telle ou telle ligne d’action, perdraient leur raison d’être s’ils n’avaient aucun effet sur ce que les gens font. Les partisans de la doctrine du libre arbitre ne se rendent pas compte de ses conséquences. Nous disons : "Pourquoi l’avez-vous fait ?" et nous nous attendons à voir mentionner en réponse des croyances et des désirs qui ont causé l’action. Si un homme ne sait pas lui-même pourquoi il a agi comme il l’a fait, nous chercherons peut-être une cause dans son inconscient, mais il ne nous viendra jamais à l’idée qu’il puisse n’y avoir aucune cause.RUSSELL
Science et religion"
2012LMÉTROPOLEJ’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale (1) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croire. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsqu’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d’autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir entreprendre). Je ne fais pas d’objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circonstances, le moment d’affranchir les hommes de ces trois chaînes. Mais, ériger en principe que la liberté ne vaut rien d’une manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu’on ait le droit de les en écarter toujours, c’est là une atteinte aux droits régaliens (2) de la divinité elle-même qui a créé l’homme pour la liberté. Il est plus commode évidemment de régner dans l’État, la famille et l’Eglise quand on peut faire aboutir un pareil principe. Mais est-ce aussi plus juste ?KANT
La Religion dans les limites de la simple raison(1) liberté juridique(2) droits souverains ou supérieurs
2012ESPOLYNÉSIELa religion est-elle une production culturelle comme les autres ?
2013SAMÉRIQUE DU NORDUne société sans religion est-elle possible ?
2013ESINDECeux qui veillent (comme ils disent) à donner de bons principes aux enfants (bien peu sont démunis d’un lot de principes pour enfants auxquels ils accordent foi), distillent (1) dans l’entendement jusque là sans prévention (2) ni préjugés ces doctrines qu’ils voudraient voir mémorisées et appliquées (n’importe quel caractère se marque sur du papier blanc) : elles sont enseignées aùssitôt que l’enfant commence à percevoir et, quand il grandit, on les renforce par la répétition publique ou par l’accord tacite (3) du voisinage ; ou au moins par l’accord de ceux dont l’enfant estime la sagesse, la connaissance et la piété et qui n’acceptent que l’on mentionne ces principes autrement que comme la base et le fondement sur lesquels bâtir leur religion et leurs moeurs : ainsi ces doctrines acquièrent-elles la réputation de vérités innées, indubitables et évidentes par elles-mêmes.On peut ajouter que, lorsque des gens éduqués ainsi grandissent et reviennent sur ce qu’ils pensent, ils n’y peuvent rien trouver de plus ancien que ces opinions qu’on leur a enseignées avant que la mémoire ait commencé à tenir le registre de leurs actes ou des dates d’apparition des nouveautés ; ils n’ont dès lors aucun scrupule à conclure que ces propositions dont la connaissance n’a aucune origine perceptible en eux ont été certainement imprimées sur leur esprit par Dieu ou la Nature et non enseignées par qui que ce soit. Ils conservent ces propositions et s’y soumettent avec vénération, comme beaucoup se soumettent à leurs parents non pas parce que c’est naturel (dans les pays où ils ne sont pas formés ainsi, les enfants n’agissent pas ainsi) mais parce qu’ils pensent que c’est naturel ; ils ont en effet toujours été éduqués ainsi et n’ont pas le moindre souvenir des débuts de ce respect.LOCKE
Essai sur l’entendement humain (1689)(1) introduisent petit à petit(2) défiance(3) sous-entendu, non formulé
2014LAMÉRIQUE DU SUDLa fonction de la religion est-elle d’unir les hommes ?
2014ESANTILLESUne société sans religion est-elle possible ?
2014SINDELes gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes volonté ont des causes. Ils pensent par exemple que la vertu peut être inculquée par une bonne éducation, et que l’instruction religieuse est très utile à la morale. Ils pensent que les sermons font du bien, et que les exhortations morales peuvent être salutaires. Or il est évident que, si les actes de volonté vertueux n’ont pas de causes, nous ne pouvons absolument rien faire pour les encourager. Dans la mesure où ùn homme croit qu’il est en son pouvoir, ou au pouvoir de quiconque, d’encourager un comportement souhaitable chez les autres, il croit à la motivation psychologique et non au libre arbitre. En pratique, tous nos rapports mutuels reposent sur l’hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances antérieures. La propagande politique, le code pénal, la publication de livres préconisant telle ou telle ligne d’action, perdraient leur raison d’être s’ils n’avaient aucun effet sur ce que les gens font. Les partisans de la doctrine du libre arbitre ne se rendent pas compte de ses conséquences. Nous disons : "Pourquoi l’avez-vous fait ?" et nous nous attendons à voir mentionner en réponse des croyances et des désirs qui ont causé l’action. Si un homme ne sait pas lui-même pourquoi il a agi comme il l’a fait, nous chercherons peut-être une cause dans son inconscient, mais il ne nous viendra jamais à l’idée qu’il puisse n’y avoir aucune cause.RUSSELL
Science et religion, 1935.
2014SLIBANIl n’est pas douteux (...) que la force n’ait été à l’origine de la division des anciennes sociétés en classes subordonnées les unes aux autres. Mais une subordination habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu’elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur. Cette supériorité sera d’ailleurs réelle s’ils ont profité des facilités qu’ils se trouvaient avoir pour se perfectionner intellectuellement et moralement ; mais elle pourra aussi bien n’être qu’une apparence soigneusement entretenue. Quoi qu’il en soit, réelle ou apparente, elle n’aura qu’à durer pour paraître congénitale : il faut bien qu’il y ait supériorité innée, se dit-on, puisqu’il y a privilège héréditaire. La nature, qui a voulu des sociétés disciplinées, a prédisposé l’homme à cette illusion.BERGSON
Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)
2014SPOLYNÉSIELa nature (…) nous a faits d’une telle manière, que nous sommes portés machinalement à de certaines actions. Les mains, les pieds, la tête, toutes les parties du corps prennent d’elles-mêmes et sans que l’esprit y ait part, la posture et le mouvement nécessaire pour l’acquisition du bien, ou la fuite du mal qui se présente. Les pères et les mères ont pour leurs enfants une tendresse particulière qui les oblige à prendre soin de leur éducation, et cette pente est un pur effet du mécanisme, puisqu’elle se remarque dans tous les animaux. Elle s’étend non seulement jusqu’à nos parents et à nos amis, mais aussi jusqu’à tous les hommes. Nous ne saurions voir sans douleur une personne qui souffre : nos entrailles s’émeuvent et ce vif sentiment nous porte à la soulager. Souvent un simple récit, une fable même, nous arrache des larmes ; tant il est vrai que la nature nous sollicite à la compassion. Nous sommes tous liés ensemble par une merveilleuse sympathie, qui fait que naturellement et sans dessein, nous communiquons aux autres la même passion qui nous agite, qui répand sur le visage et sur le reste du corps un air capable d’inspirer aux assistants la même crainte dont nous sommes émus et de faire sur eux une impression subite qui les intéresse à notre conservation. Une personne triste nous inspire la tristesse, et nous force en quelque manière de compatir à sa douleur ; au contraire, si elle donne des marques de joie, elle nous communique sa gaieté. Ce sont là des effets admirables de la sagesse de Dieu qui nous a faits les uns pour les autres, et qui, pour suppléer à la lenteur du raisonnement, a voulu nous conduire tout d’un coup à notre devoir. On pourrait appeler cela la Religion de l’instinct.MONTESQUIEU
Essai touchant les lois naturelles (1725)
2015LANTILLES GUYANEScience et religion s’opposent-elles ?
2015LANTILLES GUYANECelui-ci, ce sont les honneurs qui l’enchaînent, cet autre, ce sont les richesses ; certains sont écrasés par le poids de leur notoriété, d’autres par celui de leur obscurité ; tel courbe la tête sous la domination d’autrui, tel sous la sienne propre ; l’un est assigné à résidence parce qu’il est exilé, l’autre parce qu’il remplit un sacerdoce(*). Toute vie est un esclavage.Il faut donc se faire à sa condition, s’en plaindre le moins possible et saisir tous les avantages qu’elle peut offrir : il n’est pas de situation si cruelle qu’une âme en paix ne puisse y trouver quelque douceur. Les espaces exigus s’ouvrent souvent à des usages multiples, grâce à l’habileté de l’architecte ; le moindre mètre carré devient habitable, grâce à une organisation ingénieuse. Face aux difficultés, il faut faire appel à la raison : ce qui était dur peut s’assouplir, ce qui était étroit peut s’élargir, et les poids peuvent s’alléger quand on sait adroitement les porter.En outre, il ne faut pas ouvrir un large champ à nos désirs : imposons-leur de rester à proximité, puisque aussi bien ils ne sauraient se laisser enfermer totalement. Renonçons à ce qui est impossible ou ne peut que difficilement se réaliser ; ne recherchons que ce qui est à notre portée et sourit à nos espoirs, en sachant néanmoins que tous ces biens sont également frivoles, tous différents vus du dehors, tous aussi vains au fond. N’envions pas les belles situations : là où nous croyions voir un sommet, il n’y a qu’un précipice.SÉNÈQUE
De la tranquillité de l’âme, 1er siècle après J. C. (*) : une fonction au sein d’une religion
2015ESJAPONLes religions séparent-elles les hommes ?
2015SJAPONLe bien et le mal se mêlent et se confondent universellement ; de même le bonheur et le malheur, la sagesse et la folie, la vertu et le vice. Rien n’est pur ni tout d’une pièce. Tous les avantages s’accompagnent d’inconvénients. Une compensation universelle s’impose dans toutes les conditions d’être et d’existence. Et nos vœux les plus chimériques ne peuvent se former l’idée d’un état ou d’une situation parfaitement désirable. Le breuvage de la vie, selon l’image du poète, est toujours un mélange tiré des urnes que Jupiter tient en ses deux mains ; ou, si une coupe parfaitement pure nous est présentée, poursuit le poète, elle ne nous vient que de l’urne placée dans la main gauche.Plus un bien est délicat, chose que nous avons peu souvent l’occasion de goûter, plus aigu est le mal qui l’accompagne. L’esprit le plus pétillant confine à la folie ; les plus hautes effusions de joie engendrent la mélancolie la plus profonde ; aux plaisirs les plus enivrants se joignent les lassitudes et les dégoûts les plus cruels ; les espoirs les plus flatteurs ouvrent la voie aux déceptions les plus vives. Et en règle générale, nulle existence n’offre autant de sécurité – car il ne faut pas rêver au bonheur – que l’existence tempérée et modérée qui s’en tient, autant que possible, à la médiocrité1 et à une sorte d’insensibilité en toutes choses.DavidHUME
L’Histoire naturelle de la religion (1757)1 "médiocrité" signifie ici moyenne et non bassesse.
2015TMDMÉTROPOLEOn accuse d’abord [le machinisme] de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l’uniformité de produit, l’inconvénient en serait négligeable si l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités.BERGSON
Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.Pour expliquer ce texte ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.1. Dégagerlathèsedutexteetmontrercommentelleestétablie.2. Expliquer :a) « On accuse d’abord le machinisme de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique » ;b) « prétendus amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous » ;c) « pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. ».3. La mécanisation du travail favorise-t-elle le développement de l’esprit ?
2015LMÉTROPOLELes questions de "valeurs" (c’est-à-dire celles qui concernent ce qui est bon ou mauvais en soi, indépendamment des conséquences) sont en dehors du domaine de la science, comme les défenseurs de la religion l’affirment avec énergie. Je pense qu’ils ont raison sur ce point, mais j’en tire une conclusion supplémentaire, qu’eux ne tirent pas : à savoir que les questions de "valeurs" sont entièrement en dehors du domaine de la connaissance. Autrement dit, quand nous affirmons que telle ou telle chose a de la "valeur", nous exprimons nos propres émotions, et non un fait qui resterait vrai si nos sentiments personnels étaient différents. Pour mieux le comprendre, il nous faut analyser la notion du Bien.Il est évident, pour commencer, que toute l’idée du bien et du mal est en relation avec le désir. Au premier abord, ce que nous désirons tous est « bon », et ce que nous redoutons tous est "mauvais". Si nos désirs à tous concordaient, on pourrait en rester là ; mais malheureusement nos désirs s’opposent mutuellement. Si je dis :« Ce que je veux est bon », mon voisin dira :"Non, ce que je veux, moi". La morale est une tentative (infructueuse, à mon avis) pour échapper à cette subjectivité. (...) Chacun tente d’enrôler des alliés, en montrant que ses propres désirs sont en harmonie avec les leurs. Quand c’est visiblement impossible, comme dans le cas d’un cambrioleur, l’individu est condamné par l’opinion publique, et son statut moral est celui du pécheur1.La morale est donc étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe.RUSSELL
Science et religion, 1935.1 pécheur : celui qui commet une faute
2015TECHN.NOUVELLE-CALÉDONIEUne œuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l’art et une atmosphère artistique qui permettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale, sinon, elle serait restée ce qu’elle était au début, simplement déconcertante. Dans une spéculation financière, c’est le succès qui fait que l’idée avait été bonne. Il y a quelque chose du même genre dans la création artistique, avec cette différence que le succès, s’il finit par venir à l’œuvre qui avait d’abord choqué, tient à une transformation du goût du public opérée par l’œuvre même ; celle-ci était donc force en même temps que matière ; elle a imprimé un élan que l’artiste lui avait communiqué ou plutôt qui est celui même de l’artiste, invisible et présent en elle.BERGSON
Les deux sources de la morale et de la religion (1932)Pour expliquer ce texte ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.1. Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.2. Expliquez :a) Pourquoi une œuvre géniale « commence-t-elle par déconcerter » ?b) « Une transformation du goût du public opérée par l’œuvre elle-même »3. Peut-on apprendre à apprécier une œuvre d’art ?
2016SINDELa religion n’est-elle qu’un fait de culture ?
2016SMÉTROPOLEUne religion peut-elle se fonder sur la raison ?
2017TECHN.ANTILLESOn accuse le machinisme (1) d’abord de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme (2) mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l’uniformité du produit, l’inconvénient en serait négligeable si l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités.BERGSON
Les Deux sources de la morale et de la religion (1932)(1) machinisme : système de production fondé sur l’utilisation des machines(2) industrialisme : système de production fondé sur l’industriePour expliquer ce texte ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.1. Dégager l’idée principale du texte et les étapes de sa construction.2. a) Expliquer : « réduire l’ouvrier à l’état de machine » ;b) Expliquer et illustrer : « prétendus amusements » et « les vraies originalités ».3. Le progrès technique limite-t-il le développement de l’individu ?
2018SANTILLESLa recherche des lois causales [...] est l’essence de la science ; par suite, dans un sens purement pratique, l’homme de science doit toujours admettre le déterminisme comme hypothèse de travail. Mais il n’est pas tenu d’affirmer qu’il existe des lois causales, sauf quand il les a effectivement découvertes : ce serait même imprudent de sa part. Mais il serait plus imprudent encore d’affirmer positivement qu’il connaît un domaine où les lois causales n’agissent pas. Cette assertion serait imprudente à la fois théoriquement et pratiquement : théoriquement, parce que nos connaissances ne pourront jamais devenir suffisantes pour justifier une telle assertion ; pratiquement, parce que la croyance à l’inexistence des lois causales dans un certain domaine décourage la recherche, et peut empêcher la découverte de ces lois. Cette double imprudence me paraît être le fait, aussi bien de ceux qui affirment que les modifications des atomes ne sont pas entièrement déterministes, que de ceux qui affirment dogmatiquement l’existence du libre arbitre. En face de ces dogmatismes opposés, la science doit rester purement empirique, et ne rien affirmer ou nier au-delà de ce qui est démontré par des preuves.BertrandRUSSELL
Science et religion (1935)
2018SMÉTROPOLEAu moment où un ordre nouveau de phénomènes devient objet de science, ils se trouvent déjà représentés dans l’esprit, non seulement par des images sensibles, mais par des sortes de concepts grossièrement formés. Avant les premiers rudiments de la physique et de la chimie, les hommes avaient déjà sur les phénomènes physico-chimiques des notions qui dépassaient la pure perception ; telles sont, par exemple, celles que nous trouvons mêlées à toutes les religions. C’est que, en effet, la réflexion est antérieure à la science qui ne fait que s’en servir avec plus de méthode. L’homme ne peut pas vivre au milieu des choses sans s’en faire des idées d’après lesquelles il règle sa conduite. Seulement, parce que ces notions sont plus près de nous et plus à notre portée que les réalités auxquelles elles correspondent, nous tendons naturellement à les substituer à ces dernières et à en faire la matière même de nos spéculations. Au lieu d’observer les choses, de les décrire, de les comparer, nous nous contentons alors de prendre conscience de nos idées, de les analyser, de les combiner. Au lieu d’une science de réalités, nous ne faisons plus qu’une analyse idéologique. Sans doute, cette analyse n’exclut pas nécessairement toute observation. On peut faire appel aux faits pour confirmer ces notions ou les conclusions qu’on en tire. Mais les faits n’interviennent alors que secondairement, à titre d’exemples ou de preuves confirmatoires ; ils ne sont pas l’objet de la science. Celle-ci va des idées aux choses, non des choses aux idées.DURKHEIM
Règles de la méthode sociologique, 1894
2019SANTILLESL’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir. Le reste de la nature s’épanouit dans une tranquillité parfaite. Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les hasards ; ils ne s’en reposent pas moins sur l’instant qui passe comme ils le feraient sur l’éternité. De cette inaltérable confiance nous aspirons à nous quelque chose dans une promenade à la campagne, d’où nous revenons apaisés. Mais ce n’est pas assez dire. De tous les êtres vivant en société, l’homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause ; partout ailleurs, l’intérêt individuel est inévitablement coordonné ou subordonné à l’intérêt général. Cette double imperfection est la rançon de l’intelligence. L’homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en tant qu’elle a fait de lui un être sociable, sans se dire qu’il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même. Dans les deux cas il y aurait rupture de l’ordre normal, naturel. Et pourtant c’est la nature qui a voulu l’intelligence, qui l’a mise au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution animale pour faire pendant à l’instinct le plus parfait, point terminus de l’autre.BERGSON
Les Deux sources de la morale et de la religion (1932
2019ESLIBANIl faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes, ainsi qu’il sera montré ci-après, des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul.Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles.Le plus grand avantage des religions est d’inspirer des instincts tout contraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs de l’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celle des sens. Il n’y en a point non plus qui n’impose à chacun des devoirs quelconques envers l’espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux.ALEXIS DETOCQUEVILLE
De la Démocratie en Amérique (1835)