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Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique le péché d’usure

Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 77 : De la fraude que l’on commet dans les achats et les ventes

Après avoir parlé des péchés que l’on commet à l’occasion des commutations involontaires, nous allons nous occuper de ceux que l’on commet dans les échanges volontaires. — Nous traiterons : l° de la fraude qui a lieu dans les achats et les ventes ; 2° de l’usure qui se pratique dans les prêts. Car à l’égard des autres échanges volontaires, on ne trouve pas d’autre espèce de péché qui soit distincte de la rapine ou du vol. — Sur la fraude dans les achats et les ventes quatre questions sont à faire. Il faut examiner : 1° La vente injuste du côté du prix, et rechercher s’il est permis de vendre une chose plus qu’elle ne vaut. — 2° La vente injuste relativement à l’objet vendu. — 3° Le vendeur est-il tenu de dire le défaut de la chose qu’il vend ? (Sur cet article, le code est parfaitement conforme à la doctrine de saint Thomas. Voici ses expressions : Le vendeur n’est pas tenu des vices apparents et dont l’acheteur a pu se convaincre lui-même. Mais il est tenu des vices cachés, quand même il ne les aurait pas connus : à moins que dans ce cas il n’ait stipulé qu’il ne sera obligé à aucune garantie. Art. 1642, 1643.) — 4° Est-il permis dans le commerce de vendre plus qu’on a acheté ? (Dans toute l’antiquité, le commerce fut une profession peu honorable. Platon en donne la cause dans son livre des Lois, 11, pag. 292, trad. de M. Cousin.)

Article 1 : Peut-on licitement vendre une chose plus qu’elle ne vaut ?

Objection N°1. Il semble qu’on puisse licitement vendre une chose plus qu’elle ne vaut. Car dans les échanges ordinaires c’est aux lois civiles à déterminer ce qui est juste. Or, d’après ces lois il est permis à un acheteur et à un vendeur de se tromper mutuellement (ex Cod., liv. 4, tit. 44) ; ce qui arrive quand le vendeur vend une chose plus qu’elle ne vaut, ou que l’acheteur l’a pour moins. Il est donc permis de vendre un objet au-dessus de sa valeur.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 96, art. 2), la loi humaine a été faite pour le peuple où il y a beaucoup d’hommes vicieux, mais elle n’a pas été seulement portée pour les gens vertueux. C’est pourquoi elle n’a pas pu empêcher tout ce qui est contraire à la vertu ; mais il lui suffit de prohiber ce qui détruit les rapports sociaux ; quant aux autres choses, elle les permet non parce qu’elle les approuve, mais parce qu’elle ne les punit pas. Ainsi elle regarde comme licite et elle ne porte pas de peine contre le vendeur qui, sans avoir recours à la fraude, vend son objet trop cher, ni contre l’acheteur qui l’obtient à trop bon marché ; à moins que la différence ne soit excessive, parce qu’alors elle oblige à restituer ; comme quand on a été trompé au-delà de la moitié du juste prix (Ainsi, d’après le code civil (art. 1674), la vente est rescindible, si le vendeur a été lésé de plus de sept douzièmes dans le prix d’un immeuble.). — Mais la loi divine punit tout ce qui est contraire à la vertu. Ainsi d’après elle on regarde comme illicite tout ce qui dans les achats et les ventes est contraire à l’égalité de la justice. Celui qui a trop est tenu de récompenser celui qui a été dupe, s’il a subi un dommage notable. J’emploie cette expression, parce que le prix juste des objets n’a pas été ponctuellement déterminé. Il consiste plutôt dans une certaine appréciation, de sorte qu’une augmentation et une diminution légère ne parait pas troubler l’égalité de la justice (Les théologiens distinguent trois sortes de prix qu’ils considèrent comme justes : le summum, le minimum, et le medium. On peut acheter au minimum et vendre au summum ; mais quelle est la distance qu’il doit y avoir entre ces deux prix. Il faut s’en rapporter à l’appréciation commune. Quant au prix légal et fixé, on doit s’y conformer exactement.).

Objection N°2. Ce qui est commun à tout le monde paraît être naturel et n’être pas un péché. Or, comme le rapporte saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 3), cette parole d’un acteur est reçue de tout le monde : Vous voulez acheter à bon marché et vendre cher : ce qui revient à ces mots de l’Ecriture (Prov., 20, 14) : Cela ne vaut rien, cela ne vaut rien, dit l’acheteur, et dès qu’il se retire, il se glorifie d’avoir l’objet. Il est donc permis de vendre un objet au-dessus et de l’acheter au-dessous de sa valeur.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (ibid.), cet acteur, en se regardant lui-même ou en observant les autres, a cru que c’était un sentiment commun à tout le monde de vouloir acheter à bas prix et vendre cher. Mais ce sentiment étant véritablement un vice, on peut arriver à la justice par laquelle on lui résiste et on en triomphe. Et il cite pour exemple quelqu’un qui donna d’un livre (Quand il s’agit de livres, de pierreries, d’objets d’art, etc., il y a des théologiens qui disent qu’on peut regarder le prix de ces choses comme arbitraire. Saint Liguori croit le sentiment contraire plus probable (liv. 3, n° 807).) sa juste valeur à un marchand ignorant qui ne lui demandait qu’une somme modique. D’où il est manifeste que ce désir général n’appartient pas à la nature, mais il provient d’un vice, et c’est pour cette raison qu’il est commun à la multitude qui marche dans la voie large qui est la voie mauvaise.

Objection N°3. Il ne paraît pas défendu de faire par convention ce que l’on doit faire d’après les lois de l’honnêteté. Or, suivant Aristote (Eth., liv. 8, chap. 13) dans l’amitié utile la récompense doit être proportionnée d’après l’avantage qu’en a retiré celui qui a reçu le bienfait. Cette récompense surpasse quelquefois la valeur de la chose donnée, comme il arrive quand on a bien besoin d’une chose, soit pour éviter un péril, soit pour obtenir un avantage. Il est donc permis dans un contrat d’achat et de vente de donner une chose pour un prix plus élevé qu’elle ne vaut.

Réponse à l’objection N°3 : Dans la justice commutative on considère principalement l’égalité de la chose ; tandis que dans l’amitié utile on considère l’avantage qu’on en a retiré. C’est pourquoi la récompense doit être alors proportionnée à l’utilité qu’on en retire, tandis que dans l’achat elle doit être égale à la chose.

Mais c’est le contraire. Il est dit (Matth., 7, 12) : Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils vous fassent à vous-même. Or, personne ne veut qu’on lui vende une chose au-dessus de sa valeur. Donc personne ne doit vendre une chose à un autre plus qu’elle ne vaut.

Conclusion Quoiqu’il soit défendu et que ce soit une chose injuste en soi que d’acheter une chose moins qu’elle ne vaut ou de la vendre trop cher, cependant on peut licitement par accident, selon la situation de l’acheteur et du vendeur et leur besoin, vendre un objet au-dessus ou l’acheter au-dessous de sa valeur considérée en elle-même, mais on pèche toujours quand on trompe à cet égard.

Il faut répondre qu’employer la fraude pour vendre une chose plus qu’elle ne vaut, c’est évidemment un péché, parce qu’on trompe le prochain à son détriment. C’est ce qui fait dire à Cicéron (De offic., liv. 3) qu’on doit bannir des transactions toute espèce de mensonge, que le vendeur ne doit point aposter d’enchérisseur, ni l’acheteur d’homme qui offre moins que lui. Quand il n’y a pas de fraude, nous pouvons parler de l’achat et de la vente de deux manières : 1° En eux-mêmes. A ce point de vue l’achat et la vente paraissent avoir été établis dans l’intérêt commun de l’acheteur et du vendeur ; en ce sens que l’un a besoin de la chose de l’autre, et réciproquement, comme on le voit dans Aristote (Pol., liv. 1, chap. 6). Or, ce qui a été établi pour l’utilité commune ne doit pas être plus onéreux à l’un qu’à l’autre. Il faut donc que l’on établisse entre l’acheteur et le vendeur un contrat fondé sur l’égalité de la chose. La quantité des choses dont l’homme fait usage se mesure d’après le prix qu’on en donne, et c’est pour ce1a que l’argent a été inventé, comme le dit le philosophe (Eth., liv. 5, chap. 5). C’est pourquoi si le prix excède sous le rapport de la quantité la valeur de la chose, ou si c’est au contraire la chose qui excède le prix, l’égalité de la justice se trouve détruite. C’est ce qui fait qu’il est injuste et illicite en soi de vendre une chose plus qu’elle ne vaut, ou de l’acheter moins. 2° Nous pouvons parler de l’achat et de la vente, selon que par accident la cession de l’objet est utile à l’un et nuisible à l’autre ; comme quand quelqu’un a un grand besoin d’une chose, et que le vendeur ne peut s’en défaire, sans se gêner beaucoup. Dans ce cas la justesse du prix ne doit pas se régler seulement sur l’objet vendu, mais encore sur la perte que le vendeur éprouve en le cédant. On peut donc vendre alors l’objet plus qu’il ne vaut en lui-même, quoiqu’on ne le vende pas plus qu’il ne vaut pour celui qui le possède (Les théologiens admettent aussi que l’on peut vendre une chose plus qu’elle ne vaut réellement en raison de l’affection qu’on a pour elle (Voy. saint Liguori, liv. 3, n° 807).). Mais si l’on retire un grand profit de la chose d’autrui, et que le vendeur, en s’en privant, ne souffre pas, il ne doit pas la vendre au-dessus de sa valeur, parce que l’avantage qui en résulte ne provient pas du vendeur, mais de la position de l’acheteur (On croit cependant généralement que l’on peut faire payer ce que l’on appelle la convenance, comme quand il s’agit, par exemple, d’un domaine avantageusement situé pour l’acheteur, niais il ne faut pas que l’on dépasse toutes limites dans l’appréciation de cette convenance.) ; car on ne doit pas vendre à un autre ce qui n’est pas le sien, quoiqu’on puisse lui faire payer le tort qu’on souffre. Toutefois celui qui fait de grands profits avec un objet qu’il a reçu d’un autre, peut de son plein gré donner au vendeur quelque chose de plus que le prix convenu ; ce qui est pour lui une affaire d’honnêteté.

Article 2 : La vente devient-elle illicite par suite du défaut de la chose vendue ?

Objection N°1. Il semble que le défaut de la chose vendue ne rende pas la vente injuste et illicite ; car on doit moins apprécier dans une chose tous les autres accidents que son espèce substantielle. Or, le défaut qui porte sur l’espèce substantielle ne paraît pas rendre illicite la vente d’un objet ; par exemple, si on vend pour de l’argent ou de l’or véritable de l’argent ou de l’or faux qui sert aux mêmes usages que l’or et l’argent, et qu’on emploie également à faire des vases ou d’autres ustensiles semblables. La vente sera donc encore beaucoup moins illicite, si le défaut porte sur ce qui n’est pas substantiel.

Réponse à l’objection N°1 : L’or et l’argent n’ont pas seulement du prix à cause de l’utilité des vases ou des autres instruments qui en sont formés, mais encore à cause de la valeur et de la pureté de leur substance. C’est pourquoi si l’or ou l’argent fait par les alchimistes n’a pas véritablement la nature de l’or et de l’argent, la vente est frauduleuse et injuste ; surtout parce que l’or et l’argent véritables servent, d’après leur opération naturelle, à des usages auxquels ne peut convenir l’or altéré par l’alchimie. Ainsi l’or véritable a la propriété de réjouir, on l’emploie en médecine contre certaines maladies ; on peut s’en servir plus souvent dans les opérations, et il conserve plus longtemps sa pureté que celui qui est allié à d’autres substances. Si l’alchimie (Saint Thomas raisonne ici hypothétiquement ; car il était loin de croire aux alchimistes cette puissance. Voyez ce qu’il en dit (2. Sent., dist. 7, quest. 3, art. 5).) produisait de l’or véritable, il ne serait pas défendu de vendre son or pour tel, parce que rien n’empêche d’avoir recours à des causes naturelles pour produire des effets naturels et vrais, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 8), en parlant de ce qui est fait par l’art des démons.

Objection N°2. Le défaut de l’objet qui résulte de la quantité paraît être surtout contraire à la justice qui consiste dans l’égalité. Or, la quantité se connaît par la mesure ; cependant les mesures des choses dont l’homme fait usage ne sont pas déterminées, mais elles sont dans un pays plus fortes et dans un autre plus faibles, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 7). Par conséquent comme on ne peut pas éviter ce défaut relativement à la chose vendue, il semble que la vente n’en soit pas rendue par là même illicite.

Réponse à l’objection N°2 : Il est nécessaire que les mesures des choses vénales varient avec les lieux, selon l’abondance et la rareté des objets ; parce que là où une chose est plus commune, la mesure est ordinairement plus forte. Mais dans chaque endroit il appartient aux chefs de la cité de déterminer quelles sont les mesures qu’on doit employer et de faire ainsi la part des lieux et des choses. C’est pourquoi il n’est pas permis de s’écarter des mesures que l’autorité publique ou la coutume a établies (Le marchand qui s’écarterait de la loi sous ce rapport serait fortement puni au for extérieur.).

Objection N°3. Il y a aussi défaut dans la chose vendue, si elle n’a pas la qualité qu’elle doit avoir. Or, pour connaître la qualité d’une chose il faut une grande science qui manque à la plupart des vendeurs. Par conséquent ce défaut ne rend pas la vente illicite.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 16) : Le prix des choses vénales ne se considère pas d’après le degré de leur nature, puisque quelquefois on vend plus cher un cheval qu’un esclave, mais on la considère d’après l’usage que les hommes en font. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le vendeur ou l’acheteur connaisse les qualités occultes de l’objet qu’il vend, mais seulement celles qui le rendent apte aux usages de la vie ; par exemple, il doit savoir qu’un cheval est fort et qu’il court bien ; et il en est de même de tout le reste. Ces qualités peuvent être facilement connues du vendeur et de l’acheteur.

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 3, chap. 14) : La justice a manifestement pour règle d’apprendre à l’homme à ne pas s’écarter du vrai, à ne faire subir aux autres aucune perte injuste, et à n’avoir jamais recours à la fraude.

Conclusion Il est défendu de vendre et d’acheter une chose pour une autre, ou de tromper sur la mesure et la qualité de l’objet vendu.

Il faut répondre qu’à l’égard de l’objet vendu, on peut considérer trois sortes de défaut. L’un porte sur l’espèce de la chose. Si le vendeur connaît ce défaut dans l’objet qu’il vend, il commet une fraude, et par conséquent sa vente devient illicite (Dans ce cas, la vente est nulle, parce que l’erreur porte sur la substance même de la chose, et il n’y a pas eu consentement à l’égard du contrat.). C’est ce que dit le prophète en s’élevant contre les Juifs (Is., 1, 22) : Votre argent s’est changé en scorie, et votre vin a été mélangé d’eau. Car ce qui est mélangé, contient un défaut qui touche à l’espèce. — Le second défaut est celui de la quantité que l’on connaît au moyen d’une mesure. C’est pourquoi si en vendant on se sert sciemment d’une mesure trop courte, il y a fraude et la vente est encore illicite (Le vendeur est obligé de restituer jusqu’à concurrence de la quantité qu’il devait livrer.). D’où il est dit dans la loi (Deut., 25, 13) : Vous n’aurez point en réserve plusieurs poids, l’un plus fort et l’autre plus faible, et il n’y aura point dans votre maison une mesure plus grande ou plus petite. Et on ajoute : Car le Seigneur a en abomination celui qui fait ces choses, et il a horreur de toute injustice. — Le troisième défaut résulte de la qualité (Dans cette hypothèse, la vente est rescindable au gré de celui qui a été trompé et qui a une action rédhibitoire. (Cod. civ., art. 4641 et suiv.)), comme quand on vend un animal malade pour un animal qui se porte bien. Si on le fait sciemment, on commet une fraude dans la vente, et par conséquent elle est illicite. Et dans toutes ces circonstances, non seulement on pèche en faisant une vente injuste, mais on est encore tenu à restituer. — Mais si, sans qu’on le sache, il se trouve un des défauts que nous venons d’énumérer dans l’objet vendu, le vendeur ne pèche pas, parce qu’il fait matériellement une injustice, et son opération n’est pas injuste, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 59, art. 2). Cependant il est tenu, quand il en a connaissance, de dédommager l’acheteur (Il doit lui faire une remise proportionnée à la dépréciation de l’objet.). Ce que nous avons dit du vendeur doit s’entendre de l’acheteur. Car il arrive quelquefois que le vendeur croit sa chose moins précieuse qu’elle n’est dans son espèce, comme si l’on vendait de l’or vrai pour de l’or faux ; l’acheteur, s’il le connaît, achète injustement et est tenu à restituer. Il faut faire le même raisonnement sur le défaut de la qualité et de la quantité.

Article 3 : Le vendeur est-il tenu de dire le vice de la chose qu’il a vendue ?

Objection N°1. Il semble que le vendeur ne soit pas tenu de dire le vice de la chose qu’il a vendue. Car puisque le vendeur ne force pas l’acheteur à acheter, il semble qu’il doive le laisser juge de ce qu’il lui vend. Or, le jugement et la connaissance d’une chose appartiennent au même individu. Il semble donc qu’on ne doive pas s’en prendre au vendeur, si l’acheteur s’est trompé dans son jugement, en achetant avec précipitation sans observer suffisamment la nature de l’objet.

Réponse à l’objection N°1 : On ne peut juger que ce qui est manifeste. Car chacun juge d’après ce qu’il connaît, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 3). Par conséquent si les vices d’un objet que l’on met en vente sont secrets, et que le vendeur seul puisse les connaître, il ne peut pas s’en rapporter uniquement au jugement de l’acheteur. Mais il en serait autrement, s’il s’agissait de défauts apparents.

Objection N°2. C’est une folie que de faire une chose qui doit nuire à sa propre opération. Or, en indiquant les vices de la chose qu’on offre on en empêche la vente. C’est ce qui porte Cicéron à faire dire à un de ses personnages (De offic., liv. 3) : Quoi de plus absurde que de faire crier par un crieur public : Maison malsaine à vendre ? Le vendeur n’est donc pas tenu de dire les défauts de l’objet qu’il vend.

Réponse à l’objection N°2 : Il n’est pas nécessaire qu’un crieur publie les défauts de l’objet qui est à vendre ; parce que s’il le faisait, il écarterait les acheteurs, car ils ne connaîtraient pas les autres conditions qui font que la chose est bonne et utile. Mais on doit dire en particulier ces défauts à celui qui se présente pour l’acheter, et qui peut simultanément comparer entre elles toutes les conditions de la chose et en voir le fort et le faible. Car rien n’empêche qu’une chose qui est vicieuse sous un rapport, ne soit utile sous une foule d’autres.

Objection N°3. Il est plus nécessaire à l’homme de connaître le chemin de la vertu que les vices des choses que l’on vend. Or, on n’est pas tenu de donner à chacun des conseils et de lui dire la vérité sur ce qui regarde la vertu, quoiqu’on ne doive dire de fausseté à personne. Par conséquent le vendeur est encore moins tenu de dire les défauts de la chose qu’il vend et de donner ainsi une sorte de conseil à l’acheteur.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’homme ne soit pas tenu absolument de dire à tout individu la vérité sur ce qui regarde les vertus ; cependant il est obligé de le faire dans le cas où par suite de son silence quelqu’un serait exposé à se mal conduire, s’il ne l’instruisait ; et c’est précisément ce qui revient à notre proposition.

Objection N°4. Si l’on est tenu de dire les défauts de la chose que l’on vend, c’est seulement pour en diminuer le prix. Or, quelquefois le prix baisserait sans que la chose vendue eût aucun défaut, mais pour un autre motif ; par exemple, quand le vendeur qui mène du blé dans un lieu où il est très cher, sait que beaucoup d’autres viennent après lui pour en offrir ; s’il le disait aux acheteurs, il en aurait un prix beaucoup moins élevé. Cependant il n’est pas tenu de le leur dire. Donc pour la même raison il n’est pas obligé de leur découvrir les défauts de l’objet qu’il vend.

Réponse à l’objection N°4 : Le vice d’une chose fait qu’elle est pour le présent de moindre valeur qu’elle ne paraît ; mais dans le cas qu’on objecte, c’est à l’avenir qu’on s’attend à voir baisser le prix de la marchandise par suite de l’arrivée des marchands, ce que l’acheteur ignore. Par conséquent le vendeur qui vend une chose pour le prix qu’il en trouve ne paraît pas agir contre la justice (Ce sentiment est celui de Cajétan, Soto, Sylvius, Bannès, Billuart et de la plupart des théologiens ; il n’est contredit que par quelques-uns.), s’il ne fait pas connaître ce qui doit arriver. Si cependant il le faisait et qu’en conséquence il abaissât son prix, sa vertu serait plus parfaite, quoiqu’il n’y soit pas obligé à titre de justice.

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 3, chap. 10) : Dans les contrats on est obligé de faire connaître les défauts des choses que l’on vend, et si le vendeur ne le fait pas, quoiqu’elles soient passées entre les mains de l’acheteur, néanmoins le contrat est annulé comme frauduleux.

Conclusion Le vendeur peut quelquefois en indemnisant l’acheteur taire un défaut occulte dans la chose qu’il vend, pourvu que ce défaut ne cause pas de tort à l’acheteur ou ne l’expose pas à quelque péril.

Il faut répondre qu’il est toujours défendu d’être pour quelqu’un une occasion de péril ou de perte ; quoiqu’un homme ne soit pas toujours obligé d’aider un autre ou de lui donner un conseil pour arriver à un but quelconque. Ceci n’est nécessaire que dans un cas déterminé ; par exemple, quand on est chargé du soin d’un individu, ou quand un malheureux ne peut pas être secouru par un autre. Or, le vendeur qui met une chose en vente, fournit par là même à l’acheteur une occasion de perte ou de péril, s’il lui offre une chose vicieuse qui lui fasse encourir, par suite de ses défauts, quelque perte ou quelque danger. En effet, il y a perte, si le défaut de la chose vendue en abaisse le prix, et que malgré cela il n’ait fait aucune remise. Il y a péril, si l’usage de la chose devient difficile ou nuisible par suite de ce défaut ; par exemple, si on vend à quelqu’un un cheval boiteux pour un cheval de course ; une maison qui menace ruine pour une maison solide, une nourriture malsaine ou empoisonnée pour de bons aliments. Par conséquent, si ces défauts sont cachés et que le vendeur ne les découvre pas, sa vente est illicite et frauduleuse, et il est tenu à réparer le dommage. — Mais si le vice est manifeste, comme quand un cheval est borgne, et quand la chose, quoiqu’elle ne convienne pas au vendeur, peut cependant convenir à d’autres ; si le vendeur abaissé son prix autant que le défaut l’exige (Saint Thomas suppose que le prix de l’objet a été baissé au prorata du défaut, parce qu’autrement il n’y aurait pas égalité dans le contrat.), il n’est pas tenu de le découvrir (A moins que l’acheteur n’avoue au vendeur sa simplicité, et qu’il s’en rapporte complètement à lui.), parce que l’acheteur voudrait peut-être qu’on lui fit dans ce cas-là une remise trop forte. Le vendeur peut donc vendre licitement son objet sans en faire connaître les défauts, du moment qu’il ajustement indemnisé l’acheteur.

Article 4 : Est-il permis dans le commerce de vendre plus cher qu’on achète ?

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis dans le commerce de vendre plus cher qu’on achète. Car saint Chrysostome dit (Super Matth., chap. 21, hom. 38) : Celui qui acquiert une chose pour la vendre ensuite à profit telle qu’elle existe, et sans y avoir rien changé, celui-là est le marchand qui est chassé du temple de Dieu. Cassiodore dit la même chose (Super Ps. 70 Quoniam non cognovi litteraturam) : En quoi consiste le commerce, sinon à acheter à bas prix dans l’intention de vendre plus cher, et il ajoute : Le Seigneur a chassé du temple les marchands. Or, on n’est chassé du temple que pour un péché. Le commerce est donc une faute.

Réponse à l’objection N°1 : Ce mot de saint Chrysostome doit s’entendre du négoce qui fait qu’on met sa fin dernière dans le gain ; ce qui paraît avoir lieu principalement quand on vend un objet plus qu’on ne l’a acheté sans y avoir touché. Car, lorsqu’on a perfectionné ou amélioré l’objet, si on le vend plus cher, on reçoit ainsi la récompense de son travail (Il y a encore d’autres circonstances où l’on peut légitimement vendre un objet plus cher qu’on ne l’a acheté, et saint Thomas les indique lui-même dans la réponse suivante. Nous ferons remarquer que cette liberté est accordée aux marchands, par suite de la distance qu’il y a du minimum au summum.) ; quoiqu’on puisse d’ailleurs licitement se proposer un gain, non comme sa fin dernière, mais en vue d’une autre fin nécessaire ou honnête, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

Objection N°2. Il est contraire à la justice de vendre une chose plus qu’elle ne vaut ou de l’acheter moins, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1). Or, lorsque dans le commerce on vend une chose plus qu’on ne l’a achetée, il faut ou qu’on l’ait achetée à trop bas prix, ou qu’on la vende trop cher. On ne peut donc le faire sans péché.

Réponse à l’objection N°2 : Tout individu qui vend une chose plus cher qu’elle ne lui a coûté ne fait pas du négoce, il n’y a que celui qui achète dans cette intention. Or, si on achète une chose, non pour la vendre, mais pour la garder, et qu’ensuite pour quelque motif on veuille s’en défaire, on ne fait pas de commerce, quoiqu’on la vende plus cher. Car on peut faire cela licitement, soit parce que l’on a amélioré la chose, soit parce que le prix des objets varie selon les temps ou les lieux, soit à cause du danger auquel on l’expose en transportant ou en faisant transporter une chose d’un lieu à un autre. D’après cela, ni l’achat, ni la vente n’est injuste.

Objection N°3. Saint Jérôme dit (Epist. 2 ad Nepot.) : Fuyez comme la peste le clerc qui trafique, et qui de pauvre devient riche et d’obscur glorieux. Or, il semble que le commerce ne soit interdit aux clercs que parce que c’est un péché. Dans le commerce c’est donc une faute d’acheter à bas prix et de vendre à un prix élevé.

Réponse à l’objection N°3 : Les clercs ne doivent pas seulement s’abstenir des choses qui sont mauvaises en elles-mêmes, mais encore de celles qui ont une apparence de mal. Ce qui se rencontre dans le commerce, soit parce qu’il a pour but un profit terrestre que les ecclésiastiques doivent mépriser, soit parce que les fautes des négociants sont nombreuses, et que, selon l’expression de l’Ecriture (Ecclésiastique, 26, 28), il leur est difficile de les éviter et de ne pas pécher par paroles. Il y a aussi une autre cause, c’est que le commerce attache trop l’esprit aux choses séculières et l’éloigne par conséquent des idées spirituelles. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (2 Tim., 2, 4) : Que celui qui est au service de Dieu évite l’embarras des affaires du siècle. Toutefois il est permis aux clercs de s’occuper de la première espèce d’échange, qui consiste à vendre ou à acheter ce qui est nécessaire à la vie (Indépendamment du droit canon, on peut lire ce que dit le concile de Trente sur ce sujet (sess. 22, chap. 1, De reformat.).).

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 70) : Quoniam non cognovi litteraturam, saint Augustin dit (Conc. 1) : Le marchand avide d’amasser blasphème quand il perd, il ment sur le prix de ses marchandises, et il se parjure. Or, ces vices sont ceux de l’homme, mais ils ne sont pas ceux du métier qui peut se faire sans cela. Il n’est donc pas défendu en soi de faire du commerce.

Conclusion Il est permis à tout le monde de faire du négoce pour se procurer ce qui est nécessaire à la vie, mais on ne doit pas en faire pour gagner, à moins que l’on ne rapporte ce gain à une fin honnête.

Il faut répondre qu’il appartient aux marchands de s’appliquer aux échanges des choses. Or, comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 5 et 6), ces échanges sont de deux sortes. L’une est, pour ainsi dire, naturelle et nécessaire. C’est celle par laquelle on change une chose pour une autre ou des choses pour de l’argent dans le but de se procurer ce qui est nécessaire à la vie. Cette espèce d’échange n’appartient pas à proprement parler aux marchands, mais elle appartient plutôt aux chefs de famille ou aux chefs d’Etat qui ont à pourvoir une maison ou une cité de toutes les choses dont on a nécessairement besoin pour vivre. L’autre espèce d’échange consiste à donner de l’argent pour de l’argent, ou des objets quelconques pour de l’argent, non dans le but de satisfaire aux nécessités de la vie, mais pour faire un profit. Ce genre de profit paraît appartenir en propre aux marchands, d’après Aristote (Pol., liv. 1, chap. 6). — Or, la première espèce d’échange est louable, parce qu’elle sert aux besoins naturels. La seconde est blâmable à juste titre, parce qu’elle alimente, autant qu’il est en elle, la cupidité du lucre qui ne connaît pas de bornes et qui est infinie. C’est pourquoi le commerce considéré en lui-même a quelque chose de honteux, en ce qu’il n’implique pas essentiellement une fin honnête ou nécessaire. Cependant le gain qui est le but du commerce, quoiqu’il n’implique pas en lui-même quelque chose d’honnête ou de nécessaire, néanmoins n’implique rien non plus qui soit absolument vicieux ou contraire à la vertu. Par conséquent rien n’empêche qu’on ne le destine à une fin honnête ou nécessaire, et alors le négoce est permis (Il y a loin des idées que l’on avait au moyen Age sur le commerce de celles qu’on a maintenant. Cependant, sans épouser les préjugés de personne, saint Thomas jugeant toutes les questions qui se présentent de la hauteur de ses principes trouve ici, comme ailleurs, la vraie solution, le vrai point de vue d’après lequel on doit envisager la moralité du commerce.). C’est ce qui a lieu quand quelqu’un cherche à faire dans le commerce un bénéfice modéré pour soutenir sa famille ou pour secourir les pauvres ; ou quand quelqu’un s’applique au commerce dans l’intérêt général, pour que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et qu’il recherche le gain, non comme son but, mais comme la récompense de son travail.

Thomas d’Aquin et l’usure

++++Extraits de la Somme théologique

"Recevoir une usure (usura) pour un prêt d’argent est, en soi, injuste, parce que c’est vendre ce qui n’existe pas et donc, manifestement, constitue une inégalité qui est contraire à la justice. Pour bien saisir cela, il faut savoir qu’il y a des choses dont l’usage implique consommation : le vin se consomme par son usage qui est d’être bu, et le froment par le sien qui est d’être mangé. Dans les choses de cet ordre, on ne doit pas supputer à part l’usage de la chose et la chose elle-même ; dès que vous en concédez l’usage, c’est par le fait la chose même que vous concédez ; par suite, en ces matières, tout prêt implique transfert de propriété. Par conséquent, celui qui voudrait vendre séparément, d’une part, son vin, d’autre part, l’usage de son vin, celui-là vendrait la même chose deux fois, autrement dit vendrait une chose qui n’existe pas, ce qui serait visiblement pécher par injustice. Par la même raison, c’est commettre une injustice, quand on prête du vin ou du froment, que d’exiger double redevance, à savoir la restitution d’une même quantité de la même matière, et d’autre part le prix de l’usage (pretium usus) ou comme on dit une usure (usura).

Mais il y a des choses dont l’usage n’implique pas consommation : ainsi user d’une maison, c’est l’habiter, ce n’est pas la faire disparaître. Aussi peut-on dans ces matières considérer séparément l’une ou l’autre des deux choses, ainsi quand on cède à autrui la propriété d’une maison dont on se réserve pour un temps la jouissance ; ou inversement, quand on cède à autrui la jouissance d’une maison dont on se réserve la propriété. C’est pourquoi il est licite de percevoir une redevance pour l’usage d’une maison et, en outre, d’exiger la restitution de la maison prêtée, comme il se produit dans les cas de louage de maison.

Mais l’argent, selon le Philosophe [Aristote] a créé principalement pour servir d’instrument d’échange. Et ainsi le propre et principal usage qu’on peut en faire, c’est de la consommer, c’est-à-dire de le débourser, comme quand on le verse pour des achats. Et par suite, il est, en soi, illicite de percevoir, en retour de l’usage d’une somme prêtée, ce prix qu’on appelle usure (usura)". (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 78, « Du péché d’usure »).

**Au XIVe siècle, en France

Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, l’or a disparu de la circulation des espèces européennes, le système étant monométallique argent. A partir de cette période, la frappe de l’or va reprendre, surtout en Italie, mais elle s’impose seulement au XIVe siècle dans toute l’Europe. Les grands marchands utilisent les règlements par écriture, mais pour faciliter les comparaisons entre unités monétaires différentes, le besoin de bonnes monnaies d’or se fait progressivement sentir. De plus, les princes y sont favorables en raison de leur droit de seigneuriage. Après le traité de Brétigny, une réforme est engagée en France, en 1360, pour assainir la circulation monétaire, avec l’instauration de nouvelles frappes et la création du franc d’or et du denier d’argent. En raison de la hausse du prix du métal précieux, le roi Charles V tentera une "mutation" en 1365, mais sans succès.

Nicolas Oresme
(vers 1320-1382), évêque de Lisieux, conseiller de Charles V, et adepte du courant nominaliste issu de Guillaume d’Ockham, est l’auteur en latin du Traité sur l’origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies (vers 1356), considéré comme la première ?uvre entièrement consacrée à la question monétaire. Il a traduit ensuite en français, à partir du latin, l’Ethique à Nicomaque et la Politique d’Aristote, ainsi que Les Economiques.