La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Ils ont pensé la nature. Aristote, le fondateur
EXERCICE : après avoir écouté ces émissions, expliquer ce texte d’Aristote
En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles ; on dit qu’Héraclite * , à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine. » Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les oeuvres de la nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté. Et si quelqu’un trouvait méprisable l’étude des autres animaux, il lui faudrait aussi se mépriser lui-même, car ce n’est pas sans avoir à vaincre une grande répugnance qu’on peut saisir de quoi se compose le genre Homme, sang, chair, os, veines, et autres parties comme celles-là. De même, quand on traite d’une partie ou d’un organe quelconques, il faut garder dans l’esprit qu’on ne doit pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu’on doit s’attacher à la forme totale ; ainsi considère-t-on une maison tout entière et non pas seulement les briques, le mortier, les bois. Pareillement, dans l’étude de la Nature, c’est la synthèse, la substance intégrale qui importent, et non des éléments qui ne se rencontrent pas séparés de ce qui fait leur substance. ARISTOTE Les Parties des Animaux, I, 5, 645a 16-36 QUESTIONS

**Ils ont pensé la nature. Aristote, le fondateur

PIERRE PELLEGRIN
Certes, Aristote n’a pas été un scientifique au sens moderne du terme. Il n’en a pas moins joué un rôle éminent dans l’histoire des sciences, rôle qui dépasse largement celui d’obstacle à l’apparition de la science moderne. La pensée aristotélicienne a eu deux effets notoires sur l’histoire des sciences pendant des siècles, voire des millénaires. Aristote est d’abord celui qui a ouvert à l’investigation rationnelle un ensemble impressionnant de domaines. La plupart des sciences modernes ont un fondement aristotélicien : sciences naturelles, psychologie, économie, logique, linguistique, théorie littéraire, etc. Du fait de sa position sur la diversité des sciences, Aristote a opéré dans le champ du savoir un découpage qui est encore le nôtre, même si nous ne nommons pas toujours les sciences de la même manière. Cette conception encyclopédique du savoir s’est réalisée dans l’enseignement du Lycée et a aussi fortement inspiré, dès le siècle suivant la mort d’Aristote, l’organisation du Musée d’Alexandrie, centre sans précédent d’enseignement et de recherche, créé et soutenu par les rois hellénistiques d’Égypte.

Aristote a aussi laissé à l’histoire de la philosophie une « manière de penser » qui a eu de grands effets sur les sciences. On dit souvent que tout homme, ou au moins tout penseur, est soit platonicien, soit aristotélicien. Toute schématique qu’elle soit, cette maxime n’en est pas moins vraie.

Aristote est certes, comme Platon, un philosophe de la totalité, car il entend embrasser l’ensemble des objets de savoirs, c’est-à-dire, selon lui, l’ensemble des objets réels. Toutefois, la pensée aristotélicienne est morcelée, alors que Platon centralise toute la sienne en une discipline, la philosophie. La doctrine aristotélicienne selon laquelle il n’y a qu’une science par genre n’empêche pas la collaboration entre sciences, mais n’en marque pas moins des frontières nettes.

En outre, Aristote est un penseur du sensible. Il accorde à la perception sensible des capacités parfois étonnantes : en utilisant toutes leurs facultés perceptives, les humains ont accès, directement ou non, à l’essentiel de leurs possibilités cognitives. Directement, car la perception a, pour Aristote, une structure prédicative qui nous renseigne sur de nombreux aspects du monde. Beaucoup d’autres penseurs, au premier rang desquels Platon, pensent au contraire que la perception est non seulement confuse et peu fiable, mais qu’elle n’est pas une connaissance. Pour ces philosophes, l’esprit doit intervenir pour mettre de l’ordre dans une perception sensible, agrégat de sensations brutes indifférenciées : la vue, par exemple, se réduit à la saisie passive d’un ensemble de taches colorées juxtaposées. Indirectement, car, pour Aristote, non seulement la connaissance sensible existe, mais elle est le modèle de la connaissance intellectuelle elle-même. De telles pensées, fondées sur l’évidence sensible, représentent de redoutables obstacles à la naissance d’une approche scientifique du réel. Néanmoins, l’aristotélisme a aussi eu un effet positif en sciences, en inspirant aux savants la méfiance envers la spéculation pure, détachée de toute vérification expérimentale.

Une démarche scientifique
L’image donnée ici du savant Aristote est composite. Aristote est avant tout un métaphysicien ; ses positions métaphysiques, inutilisables par les sciences, voire leur opposant des obstacles, encadrent toute son approche des différents domaines du savoir. En ce sens, Aristote ne peut appartenir à l’histoire d’aucune des sciences dont il a contribué à définir les contours. Pourtant, dans cet océan de métaphysique émergent quelques îlots de scientificité, dont sa dynamique et sa zoologie. En particulier, Aristote fut un biologiste à part entière. Pour le montrer, rappelons les étapes essentielles de son étude de la physis, c’est-à-dire de sa physique (que nous nommerions aujourd’hui « biologie »).

Tout d’abord, Aristote définit les objets de sa physique : ce sont les êtres naturels, ceux qui portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur arrêt, en d’autres termes, les vivants. Ces êtres, nous l’avons vu, ne sont pas les seuls objets physiques, mais ce sont les objets de la physis par excellence. Aristote a ainsi, avant même d’entamer son étude, une conscience aiguë de la spécificité du vivant ; cette conscience, nous l’avons vu, est la base même du traité De l’âme.

Or l’histoire des sciences a montré qu’une science véritable ne peut se construire que si la spécificité de son objet a été reconnue au préalable : une véritable biologie nécessite la reconnaissance théorique de la spécificité du vivant. Ainsi la démarche d’Aristote est tout à fait conforme à ce postulat : le Stagirite définit sa biologie par son objet, le vivant.

L’objet-même de la biologie lui confère un statut épistémologique différent de celui des sciences physiques au sens moderne. En physique, la notion d’objet n’a pas de véritable assise théorique. Un caillou, une molécule, un atome sont, à des titres divers, des objets de la physique au sens d’Aristote, mais c’est le regard théorique que l’on jette sur eux qui crée cette filiation. Le vivant, en revanche, est objet de plein droit : il ne reçoit pas son sens de l’extérieur, mais se le donne à lui-même. Le philosophe français Georges Canguilhem (1904-1995) traduisit cette propriété en précisant que l’organisme vivant, fût-il une simple amibe, est porteur de normes. Pour Aristote justement, l’organisme vivant se distingue, sans l’aide du biologiste, de ce qui n’est pas lui, et différencie ce qui lui est utile de ce qui lui est nuisible ; en ce sens, il porte ses propres normes.

La diversité du vivant
Ensuite Aristote traite de la question de la diversité en biologie à travers au moins deux points de vue : la recherche d’une unité de plan, et celle de l’équilibre de la nature. Cette manière d’aborder ce problème est caractéristique de la biologie et la distingue des sciences physiques : la variabilité des vivants n’a rien en commun avec la diversité des objets de la physique et de la chimie. Comme l’a écrit le médecin et biologiste français Jacques Ruffié (1921-2004), chaque vivant est « une aventure unique ». Examinons les deux approches d’Aristote.

Aristote a exploré la piste d’une unité de plan, non seulement entre tous les animaux, mais entre tous les vivants. Il explique par exemple que les racines des plantes sont comme une bouche, et que par conséquent les plantes ont la tête en bas. De même, dans son étude des non-sanguins (qui correspondent à peu près à nos invertébrés), Aristote repère l’équivalent des organes des animaux sanguins : bouche, œsophage, estomac, organes des sens, etc. Ainsi, la cigale a « un seul et même organe qui sert à la fois de bouche et de langue » décrit-il dans l’Histoire des animaux.

Comprenons bien les raisons et le statut de cette apparente réduction à un modèle unique. Aristote reconnaît une unité réelle des fonctions : la nutrition et la croissance (fonctions de la partie végétative de l’âme, commune à tous les vivants), la perception (fonction de la partie perceptive de l’âme, propre aux animaux), la motricité (fonction de la partie motrice de l’âme) sont communes à tous les animaux parfaits. Aristote reconnaît aussi une unité analogique des organes. Ainsi évoque-t-il à propos des non-sanguins, dans les Parties des animaux, l’analogue du cœur ou du sang. Néanmoins, Aristote ne soutient pas que les organes présentent une unité réelle.

Ainsi, la division des animaux en sanguins et non-sanguins, et la division des non-sanguins en quatre grands groupes (céphalopodes, crustacés, testacés, insectes) sont des données qui ne trouvent aucune explication chez Aristote. Sa position est comparable à celle du naturaliste français Georges Cuvier (1769-1832) dans sa querelle avec son confrère Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) : pour Cuvier, il existe quatre embranchements (vertébrés, mollusques, articulés, rayonnés ou zoophytes), et les considérer comme variétés d’une organisation unique reviendrait à quitter la biologie pour la métaphysique.

Aristote ne croit pas non plus que la scala naturæ soit une sorte d’ascension continue vers la perfection humaine, comme le prônera plus tard, par exemple, le naturaliste français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). De même, la diversité des vivants n’est pas une copie dégradée et aliénée dans la matière d’une perfection divine. Aristote n’invoque même pas l’équilibre de la nature comme preuve de sa perfection. La conception aristotélicienne de l’équilibre de la nature est, de fait, plus que sommaire, principalement parce qu’Aristote s’intéresse avant tout aux êtres particuliers. Les dauphins ont une bouche ventrale non pas pour la sauvegarde des petits poissons et le maintien de la diversité, mais pour qu’eux-mêmes ne soient pas gloutons. Ainsi, Aristote prend en compte la diversité, mais n’en fait pas un moyen mis en œuvre par la nature pour atteindre la perfection. Il ne la traite pas de manière métaphysique. Cette prise en compte « scientifique » d’une diversité irréductible est d’autant plus remarquable que le monde d’Aristote est éternel et globalement identique à lui-même, ce qui se traduit, en zoologie comme en botanique, par un fixisme absolu.

Aristote le biologiste
L’une des caractéristiques principales de la physis d’Aristote, enfin, est le rôle limité des lois physico-chimiques : si ces lois ne sont jamais violées, elles ne peuvent à elles seules fournir des explications complètes des phénomènes vitaux. Nous l’avons vu notamment à travers l’exemple extraordinaire des cornes des cerfs. Or l’impossibilité de réduire la biologie à une province des sciences physiques, c’est-à-dire l’impossibilité du réductionnisme, est sans doute la propriété qui établit le plus fermement, aujourd’hui encore, l’autonomie de cette discipline. Le réductionnisme, déjà présent dans l’Antiquité chez des « mécanistes » comme Démocrite, a pris ensuite diverses formes, du mécanisme cartésien à la chimie du vivant de la génétique contemporaine. La réaction anti-réductionniste est, quant à elle, aussi vieille que le réductionnisme lui-même. En construisant sa physique dans une perspective résolument anti-réductionniste, Aristote fut non seulement en accord avec sa conception de l’autonomie des sciences, mais ouvrit une voie qui a été constamment parcourue jusqu’à nos jours.

Le naturaliste et mathématicien écossais D’Arcy Wentworth Thompson (1860-1948), par exemple, étudia les transformations morphologiques au cours du développement ou dans le cadre de l’évolution, à l’aide de grilles qu’il incurvait au fil de ces transformations. Pour D’Arcy Thompson comme pour Aristote, la forme d’un être vivant et ses transformations priment devant ses composantes matérielles.

Ainsi, il existe des « invariants » dans l’histoire de la biologie, et la physique d’Aristote s’accorde parfaitement avec ces invariants. Aristote pose, et pose définitivement, les bases d’un anti-réductionnisme biologique efficace. Il reconnaît en outre la spécificité de l’objet biologique : l’identité matérielle du vivant et du cadavre n’empêche pas que ces deux objets soient de nature différente. Enfin, contre le platonisme et tous les « systèmes unitaires » à venir, c’est-à-dire contre tous les systèmes dérivant d’un principe unique (le physicalisme cartésien, par exemple, selon lequel toutes les sciences reposent sur les principes de la physique), il donne une base épistémologique à cette spécificité de l’objet et du champ biologiques. Toutefois, en véritable savant, Aristote se garde de faire du champ biologique une exception aux lois physico-chimiques. En ce sens, la « nature selon l’essence » et la forme ne sont pas des entités vitales mystérieuses, comme le seront certaines notions mises en jeu par les vitalistes des XVIIIe et XIXe siècles.

Que les biologistes ultérieurs l’aient reconnu ou non, Aristote fut l’un d’entre eux.