La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Uniformisation de la culture

Lévi Strauss

Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.
Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait, à grand peine, dans quelques coins abrités, un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave.
On risquait jadis sa vie dans les Indes ou les Amériques pour rapporter des biens qui nous paraissent aujourd’hui dérisoires : bois de braise (d’où Brésil) : teinture rouge, ou poivre dont, au temps d’Henri IV, on avait à ce point la folie que la Cour en mettait dans des bonbonnières des grains à croquer. Ces secousses visuelles ou olfactives, cette joyeuse chaleur pour les yeux, cette brûlure exquise pour la langue ajoutaient un nouveau registre au clavier sensoriel d’une civilisation qui ne s’était pas doutée de sa fadeur. Dirons-nous alors que par un double renversement, nos modernes Marco Polo rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres et de récits, les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l’ennui ?
Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, « La fin des voyages » (1955)

  1. Le voyage est-il un simple déplacement ?
  2. Qu’est-ce qui guide les voyageurs ?
  3. Que dissimulent les récits de voyageurs ?
  4. Peut-on parler de "dépaysement" ? D’exotisme ?
  5. Qu’est-ce qui les remplace au XXe s ?
  • exemple : Au Moyen Âge, le « bois de braise » provenait des Indes via la Perse, importé dans les premiers temps en Europe par les Vénitiens. C’est la profusion d’arbres « couleur de braise », ainsi que l’important commerce qui en découla, qui donna son nom au Brésil des conquérants européens au xvie siècle : pau brasil, « le bois de braise » (brasa en portugais).
  1. Le commerce n’a-t-il qu’un sens marchand ?

Approfondir cet exemple : extrait de
Laurent Vidal, « La présence française dans le Brésil colonial au XVIe siècle », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 34 | 2000, mis en ligne le 01 août 2017, consulté le 30 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cal/6486 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cal.6486
La première action commerciale de Français au Brésil dont nous ayons conservé la trace date de 1503 : c’est l’expédition de Gonneville, qui toucha le Brésil aux environs du Santa Catarina4. Parti le 24 juin 1503 du port de Honfleur sur son navire l’Espoir, conduit par deux pilotes portugais Sebastião Moura et Diogo Couto, Gonneville et ses compagnons séjournèrent de janvier à juillet 1504 au Brésil. La biographie de Binot Paulmier de Gonneville ne nous est malheureusement pas connue : nous savons simplement qu’il s’agit d’un bourgeois qui a visité Lisbonne au tournant des années 1502-1503. C’est dans cette ville-port de 50.000 habitants où s’accumulent et s’échangent les richesses des Indes et du Nouveau Monde, où circulent aussi les renseignements sur les nouvelles routes et les nouveaux marchés que le Normand accompagné de Jean Langlois et Pierre Le Carpentier, engagea les deux marins portugais, semble-t-il de retour de Calicut. Rentré de Lisbonne en Normandie, il organise une société en commandite où six personnes supplémentaires se joignent aux trois premiers associés et arment la nef l’Espoir, un navire de 120 tonneaux qui n’avait fait qu’un voyage jusqu’à Hambourg, qu’ils chargent d’armes, de munitions, de vivres, mais aussi de marchandises pour le troc : toiles, peignes, miroirs, verroterie… Il est aujourd’hui encore difficile de trancher sur l’objectif initial de l’expédition : les Indes orientales et ses épices ? ou le Brésil et son bois ? Deux versions de la Relation du voyage, l’une longue, signée du 19 juin 1505, l’autre courte, du 19 juillet 1505, donnent des indications différentes : la relation longue parle des Indes orientales, alors que la relation courte, bien plus précise sur le déroulement du voyage, évoque parmi les motivations « le bruit des richesses des Portugais au Nouvel Monde ».
L’équipage de l’Espoir, après avoir essuyé une violente tempête, demeura donc six mois au Brésil, le temps de réparer les dégâts subis par la nef. Ils mirent ce temps à profit pour traiter avec les indiens de l’ethnie des Carijos pour une cargaison de peaux et plumes, et s’attirer leur sympathie, à tel point que le chef Carijo proposa que son fils Essomericq accompagné d’un fidèle serviteur Namoa, embarque sur le navire de retour, afin qu’il revienne instruit dans les arts de la civilisation. Gonneville ne put tenir parole mais l’adopta, le maria à une de ses parentes, et lui laissa à sa mort les armes de sa famille. Il vécut jusqu’à 95 ans et eut quatorze enfants. Essoméricq est le premier d’une longue série d’Indiens brésiliens qui viendront en France.
Le voyage de retour ne fut cependant pas direct pour la France : « Or, passé le tropique Capricorne, hauteur prise, trouvaient être plus éloignés de l’Afrique que du pays des Indes occidentales où dempuis aucunes années en çà les Dieppois et les Malouins et autres Normands et Bretons vont quérir du bois à teindre en rouge, cotons, guenons et perroquets et autres denrées : si que le vent d’est, qu’ils ont remarqué régner coutumièrement entre ledit tropique et celui du Cancre, les y poussant, fut d’unanimité délibéré d’aller quérir ce pays, afin estout de se charger des susdites marchandises, pour rescaper les frais et voyage ». C’est sûrement vers Bahia que l’Espoir a mouillé pour faire son chargement, puis quelques cent lieues plus loin vers le cap Saint Augustin. Au retour le navire fut arraisonné par des pirates vers l’île de Guernesey : « et eussent lesdites marchandises valu défrayer le voyage, et outre bon profit si la navire fut venue à bon port ».
Cette pratique qu’évoque Gonneville dans sa Relation est fort courante à l’époque : tout voyage doit être rentabilisé. Et les richesses brésiliennes semblent parfaitement adaptées à une telle démarche. C’est d’ailleurs ce que comprendront parfaitement les navigateurs florentins, Giovanni et Girolamo Verrazano, attachés au service de François Ier, qui a fait appel à leurs compétences pour découvrir une route plus occidentale en direction des Indes (le Cathay et les Moluques). De 1524 à 1529 les navires des deux frères traversèrent à quatre reprises l’Atlantique. Leurs « échecs » répétés vont mettre le Brésil au premier plan des stratégies économiques françaises. En effet, pour permettre aux multiples investisseurs de rentrer dans leurs frais, ils se rabattent régulièrement sur le Brésil pour « trafiquer » des cargaisons de bois brésil, utilisé dans la teinture des draps de l’industrie de Rouen. Si bien que le Brésil s’impose lors des deux derniers voyages de 1527 et 1529 comme la destination finale des navires : le commerce du bois brésil devient donc un moteur suffisant pour mettre sur pied une expédition transatlantique. Il faut d’ailleurs rappeler qu’au tout début des années 1520, le nom de Verrazzano était déjà associé à une première expédition destinée à fonder une colonie française au Brésil, mais le roi du Portugal ayant eu vent des préparatifs dépêcha un nouvel ambassadeur au roi de France (1522), pour le prier d’interdire le départ, ce qu’il obtint en fin de compte (Barbosa, 1923 : 32).
À l’époque où voyagent les frères Verrazano, l’Atlantique sud commence à être bien connu et pratiqué des marins français. Le célèbre armateur de Dieppe, Jean Ango, fut assurément l’un des premiers à organiser des lignes de voyages réguliers entre la France et le Brésil, à partir de 1522. À son service nous trouvons notamment les navigateurs Jean-Denys de Honfleur qui se rendit au Brésil la première fois en 1519, Pierre Crignon et le capitaine Jean Parmentier qui se plaignait que le roi de France (François Ier) ne prît pas au sérieux l’influence des Français parmi les habitants du Brésil : « Si le roi de France voulait tant soit peu lâcher la bride aux négociants français en moins de quatre ou cinq ans ceux-ci lui auraient conquis l’amitié et assuré l’obéissance des peuples de ces nouvelles terres, et cela sans autres armes que la persuasion et les procédés ». Pour le grand capitaine, en l’espace de ces quatre ou cinq ans « les Français auraient pénétré plus avant dans l’intérieur du pays que ne l’ont fait les Portugais en cinquante ans [sic], et probablement les habitants en chasseraient ces derniers » (Barbosa, 1923 : 24-25). Ce qui est d’ailleurs confirmé par une lettre de Francisco Portocareiro adressée depuis Salvador en avril 1555 au roi Dom João III : « (…) fora desta cidade avendo muitos franceses polla costa e roubando barquoas e navios. s. hua nao nos Petiguares sem gente e a razão era por a gemte da terra ter fomes e os proprios framceses vão colher ho brazyll ao mais quinze e vinte leguoas pola tera demtro a nao somente com seis ou sete pesoas e outras naos (…) ».
On peut même dire que les incursions répétées des navigateurs et commerçants français au Brésil, dans cette première moitié du XVIe siècle, vont conduire le Portugal à une redéfinition de sa politique vis-à-vis du Brésil, en prenant désormais en compte sa dimension internationale. Alarmé par des informations précises parvenues à Lisbonne sur l’activité des Français au Brésil, Dom João III commença de se préoccuper sérieusement du sort de sa colonie américaine. En même temps qu’il transmettait ses doléances au roi de France, il organisait une expédition armée sous le commandement de Christovam Jacques (1516). Les résultats mitigés de cette première mission l’incitent à envoyer une nouvelle escadre (1526), toujours sous la direction de Jacques avec pour mission de combattre les Français et d’activer le peuplement de la colonie. Cette inquiétude pousse le roi à publier un édit intimant l’ordre à tous ses sujets, sous peine de mort, de couler chaque navire français en partance ou en provenance du Brésil. Et en 1530, le roi envoie son fidèle le capitaine Martim Afonso de Souza réorganiser le système administratif colonial en vigueur au Brésil : les factoreries sont abandonnées au profit du système des capitaineries, ce qui doit théoriquement favoriser un contrôle plus efficace du territoire. Encore en 1548, Luis de Gois avertit Dom João III : « se com tempo e brevidade Vossa Alteza não socorre a estas capitanias e costa do Brasil, que ainda que nós percamos as vidas e fazendas, Vossa Alteza perderá a terra »

La découverte du Brésil et le bois de braise

L’armada de Cabral n’était pas destinée à l’Amérique. Elle apportait des renforts aux Indes orientales, en empruntant l’itinéraire inauguré par Vasco de Gama. Un crochet trop large pour venir prendre l’alizé portant, selon la manœuvre de la « volte », lui valut de longer sur plusieurs centaines de kilomètres la côte brésilienne. Ainsi naquit le Brésil portugais, bien que les historiens se demandent si Amerigo Vespucci ou Vicente Yanez Pinzon n’en étaient pas les premiers découvreurs. Sans parler des aventuriers ou des marchands égarés, notamment français, qui avaient pu s’y rendre, mais sans mandat de leur gouvernement.

L’exploitation des bois tropicaux au Brésil
L’exploitation des bois tropicaux au Brésil | © Bibliothèque nationale de France

Le Brésil apparaît en majesté sur une magnifique planche de l’Atlas Miller. Les Portugais en contrôlent totalement l’accès, comme le montrent leurs armoiries et leurs caravelles qui ont envahi la page. Ils n’ont pas encore entrepris la colonisation à proprement parler ; elle viendra plus tard, avec l’élevage du bétail et la culture de la canne à sucre. Pour le moment, ils se contentent d’exploiter les forêts côtières, à la recherche du « bois de brésil », le « pâo brasil » qui donna son nom au pays, déjà nommé, ici, « Terra brasilis ». Dès le Moyen Âge, ce bois aux multiples variétés, que l’on importait à grands frais des Indes orientales, était très recherché pour la teinture des tissus auxquels il donnait une couleur allant du rouge de braise au rose intense.

Dans le courant du 16e siècle, les Français firent concurrence aux Portugais pour le commerce du bois de braise et le voyageur Jean de Léry a conservé l’image de navires naufragés lors du voyage de retour, laissant sur la mer une énorme tache rouge comme du sang. Les enluminures de cette carte nous montrent des Indiens nus employés à l’abattage et au transport des troncs. Leur travail consistait à brûler le pied des arbres pour les abattre, à les dépouiller de leur écorce et à les débiter en grumes de un ou deux mètres transportées jusqu’à la rivière la plus proche par laquelle elles étaient alors acheminées jusqu’à un port d’embarquement ; la riche toponymie de la côte Prouve que celle-ci avait été soigneusement explorée. Cette carte offre également une des premières représentations des parures de plumes des Indiens.

FOCUS

L’Atlas Miller

Découvrir

L’Atlas Miller (1519) utilise des armoiries des États pour signifier la propriété des territoires, mais il ne figure aucunement les lignes de partage du monde. Et pour cause. Comme nous le verrons, les moyens de mesure de la longitude étaient encore si peu perfectionnés qu’aucun cartographe n’était alors en mesure de tracer ces lignes de façon exacte. Cette difficulté devint vite un problème crucial pour les royaumes ibériques qui se disputaient violemment la propriété de l’archipel des riches Moluques, les « îles du clou », dont on ne savait si elles étaient en zone portugaise ou en zone espagnole.

Le voyage de Magellan permit de démontrer, à tort, qu’elles se trouvaient dans « l’hémisphère espagnol ». Avec ses pilotes, il les situa à 2° 30’ à l’est du méridien de partage, alors qu’elles étaient en réalité à 4° à l’ouest. La conférence de Badajoz, réunie en 1524 pour trancher la question, vit s’affronter des thèses opposées et quelque peu fantaisistes. Les Espagnols allèrent jusqu’à attribuer aux Moluques la longitude de 26° est, voire de 32° est, chiffre défendu par les Castillans pendant tout le 16e siècle. Pour leur défense, les Portugais produisaient des cartographes experts qui défendaient la thèse « occidentaliste » mais certains d’entre eux, tels les Reinel, en passant au service de l’Espagne, firent aussi passer les Moluques de l’autre côté du méridien de partage.

Planisphère portugais
Planisphère portugais | © Bibliothèque nationale de France

Pour en finir, bien que dans son droit, mais incapable de prouver que les Moluques se trouvaient à l’ouest de la ligne, le Portugal les racheta à l’Espagne pour la somme de 350 000 ducats par le traité de Saragosse d’avril 1529. Le magnifique planisphère de Domingo Teixeira, qui figure précisément les lignes de partage, nous montre une querelle réglée, mais qui a laissé des souvenirs. Le cartographe insiste lourdement sur la position des îles contestées qu’il situe par deux fois à l’ouest du méridien fatidique : une première fois dans la marge :tde gauche et une deuxième fois à leur place dans l’Insulinde.