La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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La patrie. Voltaire

(1878)
Voltaire
Dictionnaire philosophique
Éd. Garnier - Tome 20

PATRIE[1].
SECTION PREMIÈRE.
Nous nous bornerons ici, selon notre usage, à proposer quelques questions que nous ne pouvons résoudre.

Un juif a-t-il une patrie ? S’il est né à Coïmbre, c’est au milieu d’une troupe d’ignorants absurdes qui argumenteront contre lui, et auxquels il ferait des réponses absurdes s’il osait répondre. Il est surveillé par des inquisiteurs qui le feront brûler s’ils savent qu’il ne mange point de lard, et tout son bien leur appartiendra. Sa patrie est-elle à Coïmbre ? Peut-il aimer tendrement Coïmbre ? Peut-il dire comme dans les Horaces de Pierre Corneille (acte Ier, scène ire et acte IIe scène iiie) :

Albe, mon cher pays et mon premier amour...
Mourir pour le pays est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort.

— Tarare !

Sa patrie est-elle Jérusalem ? Il a ouï dire vaguement qu’autrefois ses ancêtres, quels qu’ils fussent, ont habité ce terrain pierreux et stérile, bordé d’un désert abominable, et que les Turcs sont maîtres aujourd’hui de ce petit pays, dont ils ne retirent presque rien. Jérusalem n’est pas sa patrie. Il n’en a point ; il n’a pas sur la terre un seul pied qui lui appartienne.

Le Guèbre, plus ancien et cent fois plus respectable que le Juif, esclave des Turcs ou des Persans, ou du Grand Mogol, peut-il compter pour sa patrie quelques pyrées qu’il élève en secret sur des montagnes ?

Le Banian, l’Arménien, qui passent leur vie à courir dans tout l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire ma chère patrie, ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte.

Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont bien moins qu’un oiseau de proie qui revient tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid.

Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure, mais dans ce monde je ne leur en connais pas.

Ce mot de patrie sera-t-il bien convenable dans la bouche d’un Grec, qui ignore s’il y eut jamais un Miltiade, un Agésilas, et qui sait seulement qu’il est l’esclave d’un janissaire, lequel est esclave d’un aga, lequel est esclave d’un bacha, lequel est esclave d’un vizir, lequel est esclave d’un padisha, que nous appelons à Paris le Grand Turc ?

Qu’est-ce donc que la patrie ? ne serait-ce pas par hasard un bon champ, dont le possesseur, logé commodément dans une maison bien tenue, pourrait dire : Ce champ que je cultive, cette maison que j’ai bâtie, sont à moi ; j’y vis sous la protection des lois, qu’aucun tyran ne peut enfreindre ? Quand ceux qui possèdent, comme moi, des champs et des maisons, s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai ma voix dans cette assemblée ; je suis une partie du tout, une partie de la communauté, une partie de la souveraineté : voilà ma patrie. Tout ce qui n’est pas cette habitation d’hommes n’est-il pas quelquefois une écurie de chevaux sous un palefrenier qui leur donne à son gré des coups de fouet ? On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant.

SECTION II[2].
Un jeune garçon pâtissier qui avait été au collége, et qui savait encore quelques phrases de Cicéron, se donnait un jour les airs d’aimer sa patrie. « Qu’entends-tu par ta patrie ? lui dit un voisin ; est-ce ton four ? est-ce le village où tu es né, et que tu n’as jamais revu ? est-ce la rue où demeuraient ton père et ta mère, qui se sont ruinés, et qui t’ont réduit à enfourner des petits pâtés pour vivre ? est-ce l’Hôtel de Ville, où tu ne seras jamais clerc d’un quartinier ? est-ce l’église de Notre-Dame, où tu n’as pu parvenir à être enfant de chœur, tandis qu’un homme absurde est archevêque et duc avec vingt mille louis d’or de rente ? »

Le garçon pâtissier ne sut que répondre. Un penseur, qui écoutait cette conversation, conclut que dans une patrie un peu étendue il y avait souvent plusieurs millions d’hommes qui n’avaient point de patrie.

Toi, voluptueux Parisien, qui n’as jamais fait d’autre grand voyage que celui de Dieppe pour y manger de la marée fraîche : qui ne connais que ta maison vernie de la ville, ta jolie maison de campagne, et ta loge à cet Opéra où le reste de l’Europe s’obstine à s’ennuyer ; qui parles assez agréablement ta langue parce que tu n’en sais point d’autre, tu aimes tout cela, et tu aimes encore les filles que tu entretiens, le vin de Champagne qui t’arrive de Reims, tes rentes que l’Hôtel de Ville te paye tous les six mois, et tu dis que tu aimes ta patrie !

En conscience, un financier aime-t-il cordialement sa patrie ?

L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver, si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent ?

Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Était-ce à Nancy, à Paris, à Madrid, à Rome ?

Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue, Duprat, Lorraine, Mazarin ?

Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant toujours n’étaient jamais hors de leur chemin ?

Je voudrais bien qu’on me dit quelle était la patrie d’Abraham.

Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l’on se trouve bien est, je crois, Euripide, dans son Phaéton :

Ὡς πανταχοῦ γε πατρὶς ἡ βόσϰουσα γῆ (Hôs pantachou ge patris hê boskousa gê).

Mais le premier homme qui sortit du lieu de sa naissance pour chercher ailleurs son bien-être l’avait dit avant lui.

SECTION III[3].
Une patrie est composée de plusieurs familles ; et comme on soutient communément sa famille par amour-propre, lorsqu’on n’a pas un intérêt contraire, on soutient par le même amour-propre sa ville ou son village, qu’on appelle sa patrie.

Plus cette patrie devient grande, moins on l’aime, car l’amour partagé s’affaiblit. il est impossible d’aimer tendrement une famille trop nombreuse qu’on connaît à peine.

Celui qui brille de l’ambition d’être édile, tribun, préteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. Chacun veut être sûr de pouvoir coucher chez soi sans qu’un autre homme s’arroge le pouvoir de l’envoyer coucher ailleurs ; chacun veut être sûr de sa fortune et de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il se trouve que l’intérêt particulier devient l’intérêt général : on fait des vœux pour la république, quand on n’en fait que pour soi-même.

Il est impossible qu’il y ait sur la terre un État qui ne se soit gouverné d’abord en république ; c’est la marche naturelle de la nature humaine. Quelques familles s’assemblent d’abord contre les ours et contre les loups ; celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n’a que du bois.

Quand nous avons découvert l’Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en république ; il n’y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde. De mille nations nous n’en trouvâmes que deux subjuguées.

Il en était ainsi de l’ancien monde ; tout était république en Europe, avant les roitelets d’Étrurie et de Rome. On voit encore aujourd’hui des républiques en Afrique. Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septentrion, sont des républiques de brigands. Les Hottentots, vers le midi, vivent encore comme on dit qu’on vivait dans les premiers âges du monde, libres, égaux entre eux, sans maîtres, sans sujets, sans argent, et presque sans besoins. La chair de leurs moutons les nourrit, leur peau les habille, des huttes de bois et de terre sont leurs retraites : ils sont les plus puants de tous les hommes, mais ils ne le sentent pas ; ils vivent et ils meurent plus doucement que nous.

Il reste dans notre Europe huit républiques sans monarques. Venise, la Hollande, la Suisse, Gènes, Lucques, Raguse, Genève, et Saint-Marin[4]. On peut regarder la Pologne, la Suède, l’Angleterre, comme des républiques sous un roi ; mais la Pologne est la seule qui en prenne le nom.

Or, maintenant, lequel vaut mieux que votre patrie soit un État monarchique, ou un État républicain ? Il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches, ils aiment tous mieux l’aristocratie ; interrogez le peuple, il veut la démocratie : il n’y a que les rois qui préfèrent la royauté[5]. Comment est-il donc possible que presque toute la terre soit gouvernée par des monarques ? Demandez-le aux rats, qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat[6]. Mais, en vérité, la véritable raison est, comme on l’a dit[7], que les hommes sont très-rarement dignes de se gouverner eux-mêmes.

Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l’ennemi du reste des hommes. L’ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en opinant au sénat : « Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage. » Être bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce, et soit puissante par les armes. Il est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde, et qu’il ne peut vaincre sans faire des malheureux.

Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l’univers[8].

Dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771, l’article n’avait que les deux premières sections. (B.)
Voyez la note 2 de la page précédente.
Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique de 1764. (B.)
Ceci est écrit en 1764. (Note de Voltaire.)
Il n’y a qu’un esclave qui puisse dire qu’il préfère la royauté à une république bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres, et où, jouissant, sous de bonnes lois, de tous les droits qu’ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l’abri de toute oppression étrangère ; mais cette république n’existe point, et n’a jamais existé. On ne peut choisir qu’entre la monarchie, l’aristocratie, et l’anarchie ; et, dans ce cas, un homme sage peut très-bien donner la préférence à la monarchie, surtout s’il se défie d’un sentiment naturel qui le porte à préférer la constitution républicaine, non parce que tous les hommes y sont libres, mais parce qu’il se croit fait pour y devenir un de leurs maîtres. Ajoutons que sur les objets les plus importants pour les hommes, la sûreté, la liberté civile, la propriété, la répartition des impôts, la liberté du commerce et de l’industrie, les lois doivent être les mêmes dans les monarchies ou dans les républiques ; que, sur ces objets, l’intérêt du monarque se confond avec l’intérêt général, au moins autant que celui d’un corps législatif. Les principes qui doivent dicter les lois sur tous ces objets, puisés dans la nature des hommes, fondés sur la raison, sont indépendants des différentes formes de constitution politique. Il est malheureux que le célèbre Montesquieu, non-seulement ait méconnu cette vérité, mais qu’il ait fondé presque tout son ouvrage sur le préjugé contraire. que l’autorité de son nom soutient encore parmi un grand nombre de ses admirateurs. (K.) — Cette note est de Condorcet.
La Fontaine, livre II, fable ii.
Tome XI, page 528.
Un pays peut augmenter sa richesse réelle, sans diminuer et même en augmentant celle de ses voisins. Il en est de même du bonheur public : celui d’une nation ne se fait point aux dépens du bonheur d’une autre. Il n’en est pas ainsi de la puissance ; mais aussi aucune nation n’est intéressée à augmenter la sienne au delà de ce qui est nécessaire à sa sûreté. (K.)