La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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[vert]TEMPS ET MESURE TEXTES[/vert]

"Je mesure le mouvement des corps à l’aide du temps ; et le temps lui-même, ne puis-je donc le mesurer ? Mesurerais-je le mouvement d’un corps, sa durée, le temps qu’il met pour aller d’un lieu à un autre, si je ne mesurais le temps où s’effectue ce mouvement ?
Mais le temps lui-même, à l’aide de quoi puis-je le mesurer ? Avec un temps plus court mesurons-nous un temps plus long, comme avec la coudée on mesure une solive ? Ainsi on voit bien que nous mesurons la durée d’une syllabe longue d’après la durée d’une syllabe brève, disant l’une double de l’autre. Pareillement, nous mesurons l’étendue des poèmes par le nombre des vers, la longueur des vers par le nombre des pieds, la longueur des pieds par le nombre des syllabes, la durée des syllabes longues par celle des brèves. Ce n’est pas sur des feuillets de livres que nous faisons ces comptes, ce serait mesurer de l’espace et non du temps ; mais au passage des paroles, au fur et à mesure qu’on les prononce, nous disons : « Voilà un long poème, car il se compose de tant de vers ; ces vers sont longs, car ils sont formés de tant de pieds ; ces pieds sont longs, car ils s’étendent sur tant de syllabes ; cette syllabe est longue, car elle est le double d’une brève. »
Mais même ainsi, nous n’obtenons pas une mesure exacte du temps : il peut se faire qu’un vers plus court, s’il est prononcé plus lentement, se fasse entendre plus longtemps qu’un vers plus long, récité plus vite. De même un poème, un pied, une syllabe.
D’où il résulte pour moi que le temps n’est rien d’autre qu’une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l’âme elle-même."

Augustin, Les Confessions, (env. 400), Livre onzième, chapitre XXVI, Flammarion, trad. Joseph, Trabucco, 1964, p. 275.

"Qu’est-ce qu’une horloge ?
Le sentiment subjectif primitif du flux du temps nous rend capables d’ordonner nos impressions, de juger si un événement a lieu avant ou après un autre. Mais pour montrer que l’intervalle de temps entre deux événements est de dix secondes, nous avons besoin d’une horloge. Par l’emploi de l’horloge, le concept de temps devient objectif. Un phénomène physique quelconque peut servir d’horloge, pourvu qu’il se répète exactement autant de fois qu’on le désire. En prenant pour unité de temps l’intervalle entre le commencement et la fin d’un tel événement, des intervalles de temps arbitraires peuvent être mesurés par la répétition de ce processus physique. Toutes les horloges, depuis le simple sablier jusqu’aux instruments les plus raffinés, sont fondées sur cette idée. Dans le cas du sablier, l’unité de temps est le temps que met le sable à s’écouler du compartiment supérieur dans le compartiment inférieur. Le même processus physique peut être répété en renversant l’appareil."


Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique, 1936, tr. fr. Maurice Solovine, Flammarion, Champs, 1982, p. 169.

  • Expliquer le lien de l’espace et du temps.

"Rien ne me semble révéler d’une manière plus frappante l’opposition foncière du monde céleste et du monde terrestre — monde de la précision et monde du plus ou moins — pour la pensée grecque, et l’impuissance de cette dernière d’en surmonter la dualité radicale, que son incapacité de concevoir une mesure unitaire du temps. Car si la voûte céleste par ses révolutions éternellement uniformes crée — ou détermine — des divisions rigoureusement égales du temps, si de ce fait le jour sidéral est d’une longueur parfaitement constante, il n’en est pas de même pour le temps de la terre, pour notre temps à nous. Pour nous, la journée solaire se décompose en un jour et une nuit, de longueur essentiellement variable, jour et nuit subdivisés en un nombre égal d’heures de longueur également variable, plus ou moins longues, ou plus ou moins courtes, selon la saison. Conception si profondément ancrée dans la conscience et la vie grecques que, paradoxe suprême, le cadran solaire, instrument qui transmet à la terre le message du mouvement des cieux, est détourné de sa fonction première et que nous le voyons forcé de marquer les heures plus ou moins longues du monde de l’à-peu-près. [...]
[...] Pour mesurer le temps — puisqu’on ne peut pas le faire directement — il est indispensable de faire usage d’un phénomène qui l’incarne d’une manière appropriée ; ce qui veut dire, soit d’un processus qui se déroule d’une façon uniforme (vitesse constante), soit d’un phénomène qui, tout en n’étant pas uniforme en lui-même, se reproduit périodiquement dans son identité (répétition isochrone). C’est vers la première solution que s’est orienté Ctésibios en maintenant constant le niveau de l’eau dans un des récipients de sa clepsydre, d’où, de ce fait, elle s’écoulait dans l’autre avec une vitesse constante ; c’est vers la seconde que s’est orienté Galilée (et Huygens) en découvrant dans les oscillations du pendule un phénomène qui se reproduit éternellement. [...]
Ce n’est pas en regardant se balancer le grand candélabre de la cathédrale de Pise que Galilée a découvert l’isochronisme du pendule, c’est en étudiant mathématiquement, à partir des lois du mouvement accéléré qu’il avait établies par une déduction rationnelle, la chute des corps graves le long des cordes d’un cercle placé verticalement. Or, c’est alors seulement, c’est-à-dire après la déduction théorique, qu’il a pu songer à une vérification expérimentale (dont le but n’était aucunement de confirmer celle-ci, mais de trouver comment cette chute se réalise in rerum natura, c’est-à-dire comment se comportent les pendules réels et matériels qui oscillent non pas dans l’espace pur de la physique mais sur la terre et dans l’air) et, l’expérience réussie, essayer de construire l’instrument qui permettrait d’utiliser en pratique la propriété mécanique issue du mouvement pendulaire."

Alexandre Koyré, "Du monde de l’ « à-peu-près » à l’univers de la précision", in Études d’histoire de la pensée philosophique, Gallimard Tel, 1977, p. 343-361.

"Que subsiste-t-il donc de la théorie kantienne des formes a priori de notre intuition ? On dira que l’espace et le temps euclido-newtoniens demeurent toujours des conditions formelles de notre perception et de notre intuition, donc de notre expérience si on l’entend de l’expérience à notre échelle : même si notre pensée peut aller plus loin, du moins serions-nous incapables de percevoir et d’imaginer autrement que dans les cadres classiques. Cette structure serait un trait de notre Umwelt en tant qu’espèce humaine, distincte de l’Umwelt de l’abeille ou de la teigne. Contingente par rapport à l’exercice de notre raison, qui a appris à s’en affranchir, elle serait pour notre sensibilité quelque chose de congénital et d’immuable, comme l’est, pour notre corps, notre squelette ou notre appareil circulatoire.
On peut cependant douter que, même à ce niveau de la perception et de l’imagination, les cadres de l’espace et du temps nous soient ainsi donnés une fois pour toutes et ne varietur, imposés à notre constitution mentale comme une condition extérieure dont il faut que nous nous accommodions bon gré mal gré. Ils ont un caractère plus intellectuel que purement biopsychique. Notre raison intervient pour les informer, ils résultent d’une éducation intellectuelle, ils sont le fruit d’une culture. Le fait même que nous les caractérisons par des noms propres – Euclide, Newton – suggère suffisamment leur origine historique et leur caractère scientifique."

Robert Blanché, La science actuelle et le rationalisme,Paris, P.U.F., 1967, p. 48-49.

"Il est sûr que les horloges remplissent la même fonction dans la société que des phénomènes naturels, celle de moyens d’orientation pour des hommes insérés dans une succession de processus sociaux et physiques. Elles leur servent en même temps, de multiples manières, à harmoniser leurs comportements les uns envers les autres et à les ajuster à des phénomènes naturels, c’est-à-dire non élaborés par l’homme.
Lorsque, à des stades précoces de la société, la nécessité se fit sentir de situer les événements et d’évaluer la durée de certains processus au sein du devenir, on prit l’habitude de choisir comme norme un certain type de processus physiques. On s’en tint à des phénomènes naturels, uniques, comme tout ce qui relève du devenir, mais dont la réapparition ultérieure se conformait à un modèle semblable, sinon identique. Ces séquences récurrentes comme le rythme des marées, le battement du pouls ou les levers et couchers du soleil des hommes et pour les ajuster à des processus extérieurs à eux, de la même manière que le furent à des stades ultérieurs les symboles récurrents sur le cadran de nos horloges."

Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, 1999, p. 8-9.