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Arendt

[violet] La philosophe : Hannah Arendt (1906-1975)[/violet]

Née à Königsberg dans une famille juive en 1906, Hannah Arendt s’oriente très jeune vers la philosophie. Ses maîtres sont Heidegger, puis surtout Karl Jaspers qui dirige sa thèse sur Le Concept d’amour chez Saint-Augustin (1929). A partir de 1953, elle s’installe en France, puis aux Etats-Unis où elle mène parallèlement à une brillante carrière universitaire, une importante carrière journalistique, tout en exerçant longtemps des responsabilités au sein d’une organisation de défense de la culture juive. Elle meurt en 1975 sans avoir pu achever son dernier ouvrage : La Vie de l’esprit.
source : https://major-prepa.com/litteraire/programme-khagne-2022-oeuvre-arendt/

Textes

 Hannah Arendt pour réfléchir (1973) interview

 Hannah ARENDT
Nous autres réfugiés Pouvoirs n°144 - Les réfugiés - janvier 2013 - p.5-16

La Bibliothèque du Congrès de Washington met en ligne tous les textes inédits d’Hannah Arendt, les Hannah Arendt’s Papers

D’autre part, l’Université d’Oldenburg propose également un certain nombre de ressources utiles.

Autres sites :

http://www.hannaharendt.net
https://www.hannah-arendt.de/

L’ouvrage : Condition de l’homme moderne (1958)

Dans son livre, Arendt explique que la société « moderne » est caractérisée par la confusion entre le « privé » et le « public », c’est-à-dire l’ordre économique de la production et l’ordre politique de l’action. Les temps modernes se caractérisent en effet par l’indistinction des domaines propres à chaque activité et réduit ainsi la politique à une activité de gestion, ou encore la vie publique aux activités « privées », c’est-à-dire au travail et à la consommation.

Une telle situation serait due à la confusion des différentes modalités de l’activité humaine (le travail, l’œuvre et l’action) qui serait à la source du brouillage des catégories de « privé » et de « public ». Contre les « modernes » (et tout particulièrement Marx), Arendt affirme que l’activité spécifiquement humaine n’est ni le travail (labor), « activité de routine » qui ne marque que notre soumission aux processus vitaux, ni « l’œuvrer » (work), « fabrication d’un monde humain d’objet durables », mais l’action politique conçue comme liberté et capacité d’innover, débat et constitution d’un véritable « espace public », d’un monde véritablement humain.

Chapitre premier : La condition humaine

La vita activa et la condition humaine

Dès le premier chapitre, Arendt s’active à revaloriser la vita activa (la vie tournée vers les affaires publiques, les belles actions et les honneurs – soit le bios politikos) au détriment de la vita contemplativa.

Ce terme de vita activa recouvre trois activités humaines essentielles, à savoir le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont indispensables, et même fondamentales à l’existence humaine, parce qu’elles correspondent aux trois fonctions de base sur lesquelles la vie de l’homme est fondée :

1/ Le travail : il s’agit de l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain. L’homme qui travaille est un animal laborans.

2/ L’œuvre : elle correspond à la non-naturalité de l’existence humaine et fournit un monde artificiel d’objets comme les outils. A travers l’œuvre, l’homme appartient pleinement au monde puisqu’il y laisse une trace de son passage. L’homme qui produit est ainsi un homo faber.

3/ L’action : il s’agit de la seule activité qui soit capable de mettre en relation les hommes – sans l’intermédiaire d’outils ou d’objets. Elle correspond à la condition humaine dans ce qu’elle a de plus noble, elle s’ancre dans la pluralité des existences. Il s’agit donc de l’activité la plus proprement humaine.

C’est donc à partir de ces trois concepts qu’Arendt raisonne dans son ouvrage auxquels elle dédie un chapitre chacun. Dans le cadre du programme sur l’art et la technique, cet article se concentrera sur le chapitre 4 de La Condition de l’homme moderne dédié à l’œuvre.

Chapitre 4 : L’œuvre

La durabilité du monde
Arendt commence ce chapitre par distinguer le travail du corps et l’œuvre de la main, soit l’homo laborans et l’homo faber. L’œuvre de la main s’attache à fabriquer l’infinie variété des objets dont la somme constitue l’artifice humain. Autrement dit, les objets fabriqués par l’homme ont ceci de spécifique qu’ils ne disparaissent pas une fois utilisés, mais dépassent le cycle du biologique en s’inscrivant dans la durée. Même si une chaise en bois finira par pourrir, se déliter et disparaître, telle n’est pas sa destinée première. C’est donc cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et s’en servent. L’œuvre est ce qui stabilise notre existence et apporte de la fixité au fleuve changeant du réel. Ainsi, « à la subjectivité des hommes s’oppose l’objectivité du monde faite de main d’homme ».

Il est donc possible, d’une certaine manière, de rapprocher l’œuvre et le travail. Le travail de la terre dépasse par exemple le cycle du biologique et laisse après son activité une certaine production qui s’ajoute de manière durable à l’artifice humain. Le même protocole agricole transformera un territoire indompté en une terre fertile et cultivée.

Cependant, un tel travail n’assure aucune stabilité : il faut reproduire les gestes agricoles sans cesse pour que la terre demeure cultivée et continue à appartenir au monde humain. Il n’y a ainsi, dans le travail, aucune réification qui assure l’existence humaine du résultat du travail de l’homme.

Réification
Arendt souligne que « la fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en réification ». Mais que veut-elle dire par-là ?

Chaque objet a en lui une certaine solidité, même le plus fragile. Il a été façonné de telle façon à ce qu’il ne se brise pas au premier usage et puisse être utilisé plusieurs fois. Or ce même matériau qui compose l’objet n’est pas un pur donné naturel. Il a été extrait d’un donné naturel que l’homme a dû modeler, infléchir, travailler, policer. Il a par exemple fallu faire tomber un arbre, le découper, le raboter, le travailler pour le rendre lisse, manipulable. Et cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication.

« L’homo faber, le créateur de l’artifice humain, a toujours été destructeur de la nature. L’animal laborans, qui au moyen de son corps et avec l’aide d’animaux domestiques nourrit la vie, peut bien être le seigneur et maître de toutes les créatures vivantes, il demeure serviteur de la nature et de la terre ; seul, l’homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre. Sa productivité étant conçue à l’image d’un Dieu créateur puisque, si Dieu crée ex nihilo, l’homme crée à partir d’une substance donnée, la productivité humaine devait par définition aboutir à une révolte prométhéenne parce qu’elle ne pouvait édifier un monde fait de main d’homme qu’après avoir détruit une partie de la nature créée par Dieu. »

Ainsi, tandis que le travail de l’homme ne possède aucune durabilité propre et exige une production constamment renouvelée, la fabrication d’un objet possède une forme de « sûreté » qui lui permet de durer dans le temps.

Cette solidité inhérente à l’œuvre répond à deux conditions : elle provient d’un acte de force qui s’inscrit dans la durée, et non d’une activité laborieuse qui se délite. Par conséquent, l’œuvre participe d’une forme dont elle est un exemplaire, et qui la transcende. De cette façon, Arendt définit l’essence de toute activité productive qui a pour but de laisser derrière elle un produit durable. Ainsi, puisque la production d’œuvres n’est pas soumise à la nécessité de la vie, elle libère l’homme du cycle du biologique.

« L’homo faber est libre de produire, et de même, confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire. »

Instrumentalité et animal laborans
Les instruments que l’homo faber a produits et offre à l’animal laborans perdent leur dimension instrumentale dès qu’il les utilise. La distinction entre les hommes et ses fins se brouille : l’outil devient une sorte de prolongement de la main de l’homme qui s’exécute dans le mode du travail. Ce n’est plus le corps qui guide l’instrument, mais l’instrument qui domine le corps.

« L’animal laborans n’utilise pas les outils pour construire un monde, mais pour soulager les labeurs de son processus vital qui vit littéralement dans un monde de machines depuis que la révolution industrielle et l’émancipation du travail ont remplacé presque tous les outils à main par des machines. »

Dans cette perspective, machines et outils n’apparaissent plus comme le « produit d’un effort humain conscient en vue d’augmenter la puissance matérielle », mais plutôt comme « un développement biologique de l’humanité dans lequel les structures innées de l’organisme humain sont transplantées de plus en plus dans l’environnement de l’homme. »

Instrumentalité et homo faber
Les outils de l’homo faber déterminent la fabrication. Arendt s’attache ici aux concepts de fin et de moyen du point de vue de la fabrication. Elle souligne d’emblée que les moyens servent à atteindre une fin déterminée qui justifie la production même de ces moyens. Dans le processus de création d’œuvre en particulier, la fin doit être identifiée avant toute production de l’objet.

« Au cours du processus d’œuvre, tout se juge en termes de convenance et d’utilité uniquement par rapport à la fin désirée. »

Cependant, le produit ne peut devenir une fin en soi qu’à partir du moment où il n’est plus un objet à utiliser. Le concept même d’utilité permet de démontrer qu’au moment de sa fabrication, l’objet est considéré comme une fin. Il ne devient moyen qu’au cours de son usage.

« La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen. »

Ce qui définit une œuvre, c’est donc l’approche utilitariste qu’on en a. Dès lors, l’homo faber ne pense qu’en termes de fin et de moyen, d’où son incapacité à comprendre le sens d’un objet, de même que l’animal laborans est dans l’impossibilité de saisir l’instrumentalité d’un objet (comme vu ci-dessus). Pour dépasser l’absurdité de ces conditions, il est donc nécessaire à l’homo faber de rejeter toute approche utilitariste pour retourner à la subjectivité de l’usage. L’utilité de l’objet peut ainsi recouvrer un sens.

La permanence du monde et de l’œuvre d’art
Parmi les objets qui s’inscrivent dans le temps, dépassent le cycle du biologique et n’ont strictement aucune utilité, se trouvent les œuvres d’art. Pour trouver une place dans le monde, l’œuvre d’art doit en effet être écartée des besoins et des exigences de la vie quotidienne. Ainsi leur durabilité est-elle supérieure à celles des objets considérés de façon traditionnelle, puisqu’elle peut « atteindre la permanence à travers les siècles. »

Tout se passe comme si la stabilité du monde se faisait transparente dans l’œuvre d’art, comme si une forme d’immortalité et durabilité se rendait sensible et présente à nous.

« Dans le cas des œuvres d’art, la réification est plus qu’une transformation ; c’est une transfiguration, une véritable métamorphose dans laquelle, dirait-on, le cours de la nature qui veut réduire en cendres tout ce qui brûle est soudain renversé, et voilà que de la poussière même peuvent jaillir les flammes. »

Cette réification transcendante de l’œuvre d’art repose sur le fait qu’il s’agit, plus que d’une production de l’esprit, d’une manifestation de l’esprit. La poésie, tout particulièrement, est considérée par Arendt comme l’art le plus humain de tous car il est celui qui demeure le plus proche de la pensée qui l’a inspiré.

« Penser est autre chose que connaître. » La pensée, source des œuvres d’art, se manifeste sans transformation tout en n’ayant ni but ni fin hors d’elle-même.