– John Rawls (1921–2002) est sans conteste l’un des philosophes politiques les plus importants du vingtième siècle. Sans être particulièrement prolifique, il est l’auteur d’une œuvre dense et désormais incontournable. Son premier livre, Théorie de la justice, paraît en 1971. Ouvrage colossal de plus de six cents pages, il connaît dès sa parution un succès si retentissant qu’il devient vite impossible de lire l’intégralité de la littérature secondaire. Il constituera finalement le livre de philosophie le plus cité et commenté du siècle. Dans les décennies qui suivent, Rawls révise certains aspects de sa théorie, la Théorie de la justice comme équité.Dans les années 1980, il publie une série d’articles importants, que Catherine Audard traduit en français et réunit dans un volume intitulé Justice et démocratie. En 1993, paraît son deuxième livre, Libéralisme politique, fruit de cette longue maturation. Rawls y propose une reformulation de la tradition libérale à l’aune d’un concept qu’il juge désormais incontournable, le « fait du pluralisme raisonnable ».
Tout au long de son parcours intellectuel, Rawls s’est intéressé à la même question :
la question de la justice. La présente introduction nécessairement lacunaire, se propose d’indiquer les principales lignes de force de la philosophie de Rawls. Elle indique également de quelle façon circuler dans le dossier de textes qui l’accompagne.
– Notice « grand public » de l’Encyclopédie philosophique (dir. M. Kristanek) consacrée à
Rawls, par Alain Boyer.
– "Ricœur, Rawls et l’idée de justice" (Feriel KANDIL) de Fonds Ricoeur
– Philippe Adair. Démocratie et justice sociale : Arrow-Harsanyi- Rawls-Sen, un quatuor dissonant.
Éthique et économique/Ethics and economics, Éthique et économique, 2016. ffhal-01672892f
– L’indépendance de la théorie morale John Rawls Presses Universitaires de France | « Cités » 2001/1 n° 5 | pages 161 à 182
ISSN 1299-5495 ISBN 9782130515555
Article disponible en ligne sur ce lien : https://www.cairn.info/revue-cites-2001-1-page-161.htm
- Le sens de la justice selon John Rawls : à la confluence de la philosophie et de la psychologie morale(Vanessa NUROCK)
- Le sens de la justice(John RAWLS)
– « Désobéissance civile et objection de conscience », commentaire détaillé d’un extrait du
§.56 de Théorie de la justice, Ophélie Desmons.
– [bleu]LIRE RAWLS dans le texte[/bleu]
PROBLEMATIQUES
Ces textes font apparaître des paradoxes, des difficultés ainsi que les concepts que construit le philosophe pour les résoudre
– I. Les limites du pouvoir de l’État libéral/
Lorsque l’État respecte la liberté de conscience, diverses doctrines raisonnables et pourtant contradictoires se développent nécessairement : c’est le fait du pluralisme raisonnable. « La culture politique d’une démocratie est caractérisée (c’est mon hypothèse) par les trois faits généraux suivants. Le premier est que la diversité de doctrines compréhensives raisonnables que l’on trouve dans les sociétés démocratiques modernes n’est pas une condition purement historique qui pourrait disparaître ; c’est un trait permanent de la culture publique de la démocratie. Les conditions politiques et sociales créées par les droits et les libertés de base des institutions libres verront se développer une diversité de doctrines opposées mais raisonnables, diversité qui persistera et qui existe probablement déjà. Ce fait du pluralisme raisonnable (…), c’est le fait que des institutions libres tendent à développer non seulement une variété de doctrines et de points de vue, comme on pourrait s’y attendre, étant donné les intérêts variés des gens et leur tendance à se concentrer sur des perspectives étroites. Mais, en outre, parmi ces perspectives, il y a un bon nombre de doctrines compréhensives raisonnables. Ce sont les doctrines adoptées par des citoyens raisonnables et que le libéralisme politique doit prendre en considération. Elles ne sont pas simplement le reflet d’intérêts de classe ou d’intérêts personnels, ou de la tendance compréhensible des gens à voir le monde politique à partir d’une perspective limitée. Elles sont, au contraire, en partie l’œuvre de la raison pratique libre dans le cadre d’institutions libres. – Un État libéral doit-il être neutre ? « Historiquement, un des thèmes de la pensée libérale a été que l’État ne doit favoriser aucune doctrine compréhensive, pas plus que les conceptions du bien qui y sont associées. Mais c’est aussi une des critiques faites au libéralisme que de l’accuser de ne pas rester neutre et, en réalité, de favoriser une forme ou une autre d’individualisme. (…) – [violet]Peut-on être intolérant envers les intolérants ?[/violet] « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. Une condition plus rigoureuse est nécessaire : nos intérêts l légitimes doivent être sérieusement menacés. Ainsi des citoyens justes devraient s’efforcer de préserver la constitution et toutes les libertés égales pour tous aussi longtemps que la liberté elle-même et leur propre liberté ne sont pas en danger. Ils ont le droit de forcer les gens intolérants à respecter la liberté des autres, puisqu’on peut demander à une personne de respecter les droits établis par les principes qu’elle reconnaîtrait dans la position originelle. John Rawls, §.35, Théorie de la justice, tr. fr. C. Audard modifiée, Paris, Seuil, 1987, p. 254-256. |
– [violet]Qu’est-ce qui peut justifier la coercition en démocratie ?[/violet] – le principe libéral de légitimité et la raison publique « Le pouvoir politique est toujours coercitif, renforcé par l’utilisation de sanctions gouvernementales, car seul le gouvernement a l’autorité permettant d’utiliser la force pour faire observer ses lois. Dans un régime constitutionnel, le caractère particulier de la relation politique est que le pouvoir politique est, en définitive, le pouvoir du public, c’est-à-dire le pouvoir de citoyens libres et égaux constitués en corps collectif. Ce pouvoir est régulièrement imposé aux citoyens en tant qu’individus et que membres d’associations, et il se peut que certains n’acceptent pas les raisons qui sont largement reconnues comme justifiant la structure générale de l’autorité politique – la Constitution – ou, quand ils acceptent cette structure, il se peut qu’ils considèrent comme injustifiées nombre de lois passées par le Parlement auquel ils sont soumis. Cela pose la question de la légitimité de la structure générale de l’autorité à laquelle l’idée de raison publique (leçon VI) est intimement liée. L’arrière-plan de cette question est que, comme toujours, nous considérons que les citoyens sont libres et égaux ainsi que rationnels et raisonnables, et que nous traitons la diversité des doctrines raisonnables, morales, religieuses ou philosophiques que l’on trouve dans les sociétés démocratiques comme un trait permanent de leur culture publique. Cela étant et en considérant le pouvoir politique comme le pouvoir des citoyens constitués en corps collectif, nous nous demandons quand ce pouvoir est John Rawls, Libéralisme politique, leçon IV, tr. fr. C. Audard, Paris, PUF, 1995, p. 174-175. [violet]Faut-il toujours obéir aux lois[/violet] ? – Le problème de la désobéissance civile et sa définition « Le problème de la désobéissance civile ne se pose, selon moi, que dans le cadre d’un État démocratique plus ou moins juste pour des citoyens qui reconnaissent et admettent la légitimité de la constitution. La difficulté est celle du conflit des devoirs. Quand le devoir d’obéir aux lois promulguées par une majorité législative (ou à des décrets issus d’une telle majorité) cesse-t-il d’être une obligation face au droit de défendre ses libertés et au devoir de lutter contre l’injustice ? Cette question implique une réflexion sur la nature et les limites du gouvernement par la majorité ; c’est pour cela que le problème de la désobéissance civile est un test crucial pour toute théorie du fondement moral de la démocratie. John Rawls, §.55, Théorie de la justice, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 404-405. – La désobéissance civile est non-violente. Elle se situe entre les diverses formes de protestation légale et la résistance révolutionnaire ; John Rawls, §.55, Théorie de la justice, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 406-407. « J’ai distingué la désobéissance civile de l’objection de conscience, mais il me reste encore à expliquer cette dernière notion. II faut reconnaître que séparer ainsi ces deux idées revient à proposer une définition de la désobéissance civile plus étroite que celle qui est traditionnelle ; en effet, on a coutume de se la représenter dans un sens plus large, comme étant une forme quelconque de désobéissance à la loi pour des raisons de conscience, à la condition toutefois qu’elle ne soit pas cachée et qu’elle n’implique pas l’usage de la force. L’essai de Thoreau, bien que discutable, est caractéristique de cette signification. L’utilité d’un sens plus étroit apparaîtra, je pense, une fois examinée la définition de l’objection de conscience. – La désobéissance civile ne déstabilise pas la démocratie. Elle renforce au contraire sa stabilité « Le troisième objectif d’une théorie de la désobéissance civile consiste à en expliquer le rôle à l’intérieur d’un système constitutionnel et à rendre compte de sa relation avec un régime démocratique. Comme toujours, je suppose que la société en question est "presque juste", |
II. La théorie de la justice comme équité
– Texte 1 : La société, lieu d’une identité d’intérêts et d’un conflit d’intérêts « Bien qu’une société soit une entreprise de coopération en vue de l’avantage mutuel, elle – Texte 2 : La justice, première vertu des institutions sociales « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des Texte 3 : pour définir ce qui est juste, on s’intéressera à la structure de base de la société « Ici, nous avons à traiter de la justice sociale. Pour nous, l’objet premier de la justice, c’est la |
– Texte 4 : Comment définir le juste ? La méthode du voile d’ignorance « L’idée de la position originelle est d’établir une procédure équitable (fair) de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes. (...) Nous devons, d’une façon ou d’une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C’est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d’ignorance. Ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales. John Rawls, Théorie de la justice, §.24, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 168-169. – Texte 5 : Les principes de la justice distributive « [les deux principes de justice] doivent désormais être formulés ainsi : – Texte 6 : le premier principe : les droits et libertés doivent être distribués de manière égale « À partir du moment où l’on pense que les principes de la justice résultent d’un accord originel conclu dans une situation d’égalité, la question reste posée de savoir si le principe d’utilité serait alors reconnu. À première vue, il semble tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit d’exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis des autres, consentent à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres. Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n’a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d’augmenter la somme totale. En l’absence d’instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu’elle maximise la somme algébrique des avantages, sans tenir compte des effets permanents qu’elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C’est pourquoi, semble-t-il, le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. (...) John Rawls, Théorie de la justice, §.3, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p.40-41. |
– Texte 7 : le principe d’égalité équitable des chances
« La répartition actuelle des revenus et de la richesse est l’effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts naturels – c’est-à-dire des talents et des dons naturels – en tant que ceux-ci ont été développés ou au contraire non réalisés, ainsi que de leur utilisation, favorisée ou non, dans le passé par des circonstances sociales et des contingences, bonnes et mauvaises. Intuitivement, l’injustice la plus évidente du système de la liberté naturelle est qu’il permet que la répartition soit influencée de manière indue par des facteurs aussi arbitraires d’un point de vue moral.
L’interprétation libérale, ainsi que je l’appellerai, essaie de corriger ce défaut en ajoutant, à la condition d’ouverture des carrières aux talents, une condition supplémentaire : le principe de l’égalité équitable des chances. L’idée est ici que les positions ne doivent pas seulement être ouvertes à tous en un sens formel, mais que tous devraient avoir une chance équitable (fair) d’y parvenir. À première vue, ce principe n’est pas très clair, mais nous pourrions dire que ceux qui ont des capacités et des talents semblables devraient avoir des chances semblables dans la vie. De manière plus précise, en supposant qu’il y a une répartition des atouts naturels, ceux qui sont au même niveau de talent et de capacité et qui ont le même désir de les utiliser devraient avoir les mêmes perspectives de succès, ceci sans tenir compte de leur position initiale dans le système social. Dans tous les secteurs de la société, il devrait y avoir des perspectives à peu près égales de culture et de réalisation pour tous ceux qui ont des motivations et des dons semblables. Les attentes de ceux qui ont les mêmes capacités et les mêmes aspirations ne devraient pas être influencées par leur classe sociale.
L’interprétation libérale des deux principes cherche donc à atténuer l’influence des
contingences sociales et du hasard naturel sur la répartition. Pour parvenir à cette fin, il est nécessaire d’imposer des conditions structurales de bases supplémentaires au système social. (...) Les éléments de ce cadre sont assez bien connus, quoiqu’il vaille peut-être la peine de rappeler l’importance qu’il y a à empêcher les accumulations excessives de propriété et de richesse et à maintenir des possibilités égales d’éducation pour tous. Les chances d’acquérir de la culture et des compétences techniques ne devraient pas dépendre de notre situation de classe et ainsi le système scolaire, qu’il soit public ou privé, devrait être conçu de manière à aplanir les barrières de classe »
John Rawls, Théorie de la justice, §.12, tr. fr. C. Audard (modifiée), Paris, Seuil, 1987, p. 103-104.
Texte 8 : le principe de différence
« Alors que la conception libérale semble clairement préférable au système de la liberté naturelle, intuitivement, cependant, elle apparaît encore insuffisante. Par exemple, même si elle œuvre à la perfection pour éliminer l’influence des contingences sociales, elle continue de permettre que la répartition de la richesse et des revenus soit déterminée par la répartition naturelle des capacités et des talents. À l’intérieur des limites permises par le contexte, la répartition découle de la loterie naturelle et ce résultat est arbitraire d’un point de vue moral. Il n’y a pas plus de raison de permettre que la répartition des revenus et de la richesse soit fixée par la répartition des atouts naturels que par le hasard social ou historique. De plus, le principe de l’égalité équitable des chances ne peut être qu’imparfaitement appliqué, du moins aussi longtemps qu’existe une quelconque forme de famille. La mesure dans laquelle les capacités naturelles se développent et arrivent à maturité est affectée par toutes sortes de conditions sociales et d’attitudes de classe. Même la disposition à faire un effort, à essayer d’être méritant, au sens ordinaire, est dépendante de circonstances familiales et sociales heureuses.
Il est impossible, en pratique, d’assurer des chances égales de réalisation et de culture à ceux qui sont doués de manière semblable ; pour cette raison, nous souhaiterons peut-être adopter un principe qui reconnaisse ce fait et qui, aussi, atténue les effets arbitraires de la loterie naturelle elle-même. »
John Rawls, Théorie de la justice, §.12, tr. fr. C. Audard (modifiée), Paris, Seuil, 1987,
p. 104-105.