La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
Autour de l’écologie

La technique moderne nous rend soudainement sensible, mais sur un mode obscur et inquiétant, la présence de la nature. A partir de ces textes expliquer ce paradoxe.

Aujourd’hui, nous vivons dans un monde si totalement transformé par lui [l’homme] que nous rencontrons partout les structures dont il est l’auteur ; emploi des instruments de la vie quotidienne, préparation de la nourriture par les machines, transformation du paysage par l’homme ; de sorte que l’homme ne rencontre plus que lui-même. Sans doute existe-t-il des parties de la terre où ce processus est loin d’être achevé ; mais tôt ou tard la domination technique de l’homme doit être totale.
Cette nouvelle situation nous apparaît le plus clairement dans la science moderne de la nature. Comme je l’ai dit plus haut, elle nous montre que nous ne pouvons plus du tout considérer comme une chose "en soi" les moellons de la matière, lesquels, à l’origine, étaient tenus pour la réalité ultime, qu’ils se dérobent à toute fixation objective dans l’espace et dans le temps et que, au fond, nous ne disposons pour tout objet de science que de notre connaissance de ces particules. La connaissance des atomes et de leur mouvement "en soi", c’est-à-dire indépendante de notre observation expérimentale, n’est donc plus le but de la recherche ; nous nous trouvons plutôt dès l’abord au sein d’un dialogue entre la nature et l’homme dont la science n’est qu’une partie, si bien que la division conventionnelle du monde en sujet et objet, en monde intérieur et en monde extérieur, en corps et en âme ne peut plus s’appliquer et soulève des difficultés. Pour les sciences de la nature également, le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine et dans cette mesure l’homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même.
W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine (17 novembre 1953). Paris, Gallimard, 1962, trad. Leroy, p. 136, 137.

Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la poïésis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et son livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. Une région, au contraire, est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture (Bestellen), d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation.
L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle de l’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. (…) La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés : « le Rhin », muré dans l’usine d’énergie, et « le Rhin », titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l’objet d’une visite organisée par une agence de voyage, laquelle a constitué là-bas une industrie de vacances.
M. Heidegger, La question de la technique (1949 ; conférence donnée à la suite de celle d’Heisenberg), Essais et conférences, page 20 sq.

L’homme va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds. Cependant c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même. Heisenberg a eu pleinement raison de faire remarquer qu’à l’homme d’aujourd’hui le réel ne peut se présenter autrement. Pourtant aujourd’hui l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être (Wesen).
M. Heidegger, La question de la technique (18 novembre 1953), trad. Préau, Paris, Gallimard, 1958. p. 36

Les nouvelles technologies de l’âge génétique permettent aux chercheurs, aux entreprises et aux Etats de manipuler le monde naturel à son échelle la plus fondamentale : les composantes génétiques qui contribuent à orchestrer le processus de développement de toute forme de vie sur terre. A cet égard, il n’est probablement pas exagéré de dire que, depuis le début de l’Histoire, l’homme n’a jamais disposé d’outils aussi puissants pour tenter les expériences les plus radicales sur les différentes formes de vie et les écosystèmes de notre planète. Imaginons ce que peut représenter le transfert massif de gènes entre les espèces totalement distinctes et à travers toutes les barrières biologiques, végétales, animales et humaines, à savoir la création de milliers de formes de vie nouvelles sans un bref intervalle de l’histoire de l’évolution. Imaginons ensuite la production en série, grâce au clonage, de copies innombrables de ces créatures nouvelles et leur propagation dans la biosphère, où elles vont se reproduire, luter proliférer et migrer, colonisant la terre, la mer et l’atmosphère. Telle est la véritable nature de la formidable expérimentation scientifique et économique que nous prépare le siècle des biotechnologies. Cette fécondation artificielle de la biosphère, véritable genèse conçue en laboratoire, constitue le troisième élément de la matrice opératoire du siècle des biotechnologies.
J. Rifkin, Le siècle biotech, Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes (p.100).

Mais, sitôt que j’ai acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir des connaissances qui soient fort utiles à la vie et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres cors qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
R. Descartes, Discours de la méthode, sixième partie