La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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L’animal et l’ouvert AGAMBEN

DAVIET-TAYLOR, Françoise. De l’animalité et de l’humanité : perspectives philogéniques et philosophiques In : Bestiaires : Mélanges en l’honneur d’Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI [en ligne]. Angers : Presses universitaires de Rennes, 2014 (généré le 14 juillet 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/21716> . ISBN : 9782753547841. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.21716.

BUFFON Histoire naturelle
.
Socrate  : Je suis amoureux des divisions et des
rassemblements qui me permettent
de parler et de penser.
… porter ses regards vers une unité
qui soit aussi, par nature,
l’unité naturelle d’une multiplicité
Platon Phèdre, 265c-266b

Cartesius certe non vidit simias,
Descartes n’a jamais vu un singe.
Carl von Linné, Systema naturae, sive, Regna tria naturae systematice proposita per classes, ordine (...)

Si l’Homme est une espèce historiquement finie, comme le soutient Alexandre Kojève dans son cours sur l’Introduction à la lecture de Hegel [1], puisqu’à la fin de l’Histoire l’« homme proprement dit » serait définitivement anéanti et que seul survivrait l’« homme en tant qu’animal », ce dernier vivant alors en accord avec la nature, nous nous voyons conviée à faire le point sur deux termes au cœur de cette considération philosophique, ceux d’animal et d’homme. Ces termes se trouvent d’une part étroitement liés dans l’histoire de l’évolution : évolution historique et phylogénique de l’espèce homo sapiens à l’intérieur du genre « animal » ; et ils se trouvent d’autre part en relation de tensions, celles-ci opérant au niveau de l’individu, de l’être humain particulier considéré cette fois du point de vue de l’ontogenèse. Aux tensions internes entre animalité et humanité que l’homme connaît, répliquent d’autres tensions installant son être, sa vie, dans le « désaccord » avec le monde, tandis que l’animal vit en « accord » avec celui-ci.

Le poète Rainer Maria Rilke, dans ses Élégies de Duino, a dit cette dissonance de l’homme dans le monde, dissonance que ne connaissent pas les animaux : « et les bêtes ingénieuses voient déjà bien / que nous ne sommes pas si confiants que cela sous nos toits / dans l’univers expliqué ». Rilke écrit aussi : « Nous, jamais nous n’avons, n’avons pas un seul jour, / face à nous l’espace pur dans lequel infiniment fleurissent / et se perdent les fleurs [2] ». Nous entendons la disharmonie de l’être de l’homme ; nous entendons le « être-jeté » propre à l’être-là, au Dasein de Martin Heidegger, son « ne-plus-être en accord » avec le monde [3]. Et nous remarquons que, pour saisir et comprendre l’homme et son statut dans le monde, le poète comme le philosophe ont eu recours à la comparaison, comparant l’homme à son genre le plus proche (son genre prochain), à savoir l’animal, comparant la vie du premier à celle du second dans le monde.

C’est sur ces relations complexes entre l’homme et l’animal, que nous revenons dans cette contribution, en nous appuyant sur l’exposé historiographique présenté par Giorgio Agamben dans L’ouvert. De l’homme et de l’animal [4]. Nous réinterrogeons ces relations depuis la nature des distinctions qui ont été opérées et proposées par la pensée humaine. Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce qui les distingue ? Ces questions restent toujours ouvertes, puisqu’elles portent sur des entiers génériques (l’homme, l’animal, la vie) qui dépassent les possibilités de la réflexion humaine, comme l’a observé Aristote [5]. Laissant ouvert ce débat trop vaste, nous dirigerons tout d’abord notre attention sur la tradition à laquelle nous devons ces deux concepts, l’homme et l’animal, afin d’éclairer quelques jalons de l’histoire des classifications et des dénominations (des taxinomies), grâce auxquelles l’homme a voulu rendre compte de l’organisation des étants du monde dont il fait partie.

4Rappelons que l’histoire de l’homme n’est pas équivalente à l’histoire du monde, et que la fin de l’homme ne signifie pas celle du monde. La fin de l’homme évoquée en ouverture viendrait clore un chapitre de l’histoire du monde ; elle ouvrirait alors le début d’une autre histoire, ainsi que Kojève l’expose dans ses cours de 1938-1939 :
la disparition de l’Homme à la fin de l’histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique  : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’homme proprement dit, c’est-à-dire l’action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. L’anéantissement définitif de l’homme proprement dit [6].

Cette citation a le mérite de relativiser, dans la question qui nous occupe, la suprématie reconnue à l’homme et d’introduire une certaine dissociation entre des termes que nous pensions très associés. Elle a le mérite également d’esquisser une histoire inversée, dépliée depuis la fin et non plus depuis le début, et d’approcher l’homme – l’animal raisonnable – depuis une perspective moins confortable : l’homme se trouve non plus au centre du monde, n’est plus considéré comme l’espèce la plus aboutie d’une évolution, mais comme une espèce finie dans une évolution qui le dépassera et dans laquelle, l’homme disparaissant, l’animal serait l’état qui lui survivrait.