La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Tri des ressources, mise en application

La recherche de soi Présentation des Chapitres Bibliographie et sujets bac

Bibliographie indicative programme de la classe terminale et de leurs périodes de référence
Penser à regarder la bibliothèque des auteurs

INTRODUCTION

LA FAMILLE et l’éducation au Moyen Age

• L’éducation de Charlemagne
Éginhard, Vie de Charlemagne
• L’éducation des enfants de Charlemagne
Éginhard, Vie de Charlemagne
• L’admonitio generalis de Charlemagne
• Quelques préceptes moraux de bonne conduite
Defensor de Ligugé, Livre d’étincelles
• Les novices adolescents
Julien de Vézelay, Sermons
• La règle de saint Benoît
• Un commentaire de la règle de saint Benoît
M. de Jong, "Growing up in a Carolingian Monastery. Magister Hildemar ans his Oblates"
• Les petits moines de Cantorbéry
Lanfranc, Decreta
• Les novices au travail
P. Riché, De l’Éducation antique
• Maître de novices
Adam de Perseigne, Lettres
• Les plaisanteries des oblats
Étienne de Bourbon, Exempla
• Le précepteur de Guibert de Nogent
De Vita sua
• L’éducation de Tristan
E. von Oberg, Tristan
• Un traité de chevalerie
Raymond Lulle, Livre de l’ordre de chevalerie
• Bonnes manières à l’usage des enfants des châteaux
E. Rickert, Chaucer’s World
• L’instruction de Christine de Pisan
Christine de Pisan, L’Avision-Christine
• Une petite paysanne à l’école
A. Lecoy de la Marche, Le Rire du prédicateur
• Qu’est-ce que le nom ?
Former, enseigner, éduquer, dans L’Occident médiéval
• Accident sur le chemin de l’école
E. Rickert, Chaucer’s World
• La sécurité des écoliers
Archives de l’Occident
• Les statuts d’un collège à Paris
A. L. Gabriel, Skara house in the mediaeval university of Paris
• Modèle de lettre pour écolier désargenté
Sources d’histoire médiévale

en bref
la structure familia
l’éducation
le cadre de vie
sentiment de l’enfance

Etude d’un extrait de Michel Foucault Les mots et les choses chapitre 2

Cette page donne des références d’oeuvres et des extraits afin de préparer l’épreuve de HLP

Élaboration des sujets (d’exercice ou d’examen) – philosophie

Les sujets d’exercice (en classe) ou d’examen (au baccalauréat) sont élaborés avec une attention particulière aux liens entre les questions posées et le texte auquel elles sont adossées. Il résulte de cette exigence d’ajustement que ni la question d’interprétation, ni la question de réflexion ou l’essai philosophiques ne sont des questions d’ordre général et ne se rapportent que « thématiquement » au texte de référence. Au contraire, ces questions doivent refléter, pour la première, l’argument philosophique effectivement déployé par l’auteur du texte, et pour les secondes un point théorique particulier inhérent au texte littéraire qui l’enveloppe. L’élaboration des questions exige donc de la part des professeurs non seulement une lecture préalable attentive, mais aussi une analyse, même sommaire, du texte à partir duquel ils doivent concevoir les questions qu’ils formuleront à l’attention des élèves ou des candidats.
Ainsi :
• la question d’interprétation philosophique évite les deux écueils (a) du commentaire philosophique, exercice technique réservé à la discipline philosophie, et (b) de la question à visée dissertative, en contradiction directe avec la définition des attendus de l’enseignement « Humanités, littérature et philosophie ». Aussi la question ne porte-t-elle pas sur le thème du texte, ni sur une notion ou sur une autre apparaissant dans le cours du texte, et elle n’invite pas les élèves ou les candidats à discuter ou à polémiquer autour de la position tenue par l’auteur du texte de référence. La question d’interprétation philosophique porte sur la démarche singulière de l’auteur du texte même donné à la lecture et à l’analyse, et elle invite les élèves ou les candidats à rendre raison d’un point parmi les plus saillants de son argumentation. Un texte philosophique déploie toujours une manière de démonstration ou de postulat, il affirme ou il nie. La question doit, dès lors, permettre aux élèves ou aux candidats de faire apparaître la singularité de cette démarche et d’en rendre compte. Ce qui est en jeu est la lecture qu’ils peuvent en avoir et, notamment, leur capacité à en restituer les grandes lignes ;
• la question de réflexion ou l’essai philosophiques portent sur des attendus théoriques présents, le plus souvent de manière sous-jacente, dans un texte littéraire. Elle ne s’appuie donc pas sur une lecture superficielle et thématique du texte, où l’on se contenterait de repérer une idée ou une représentation basculées artificiellement du côté de la philosophie ; elle s’appuie sur une lecture suffisamment exacte du texte pour permettre d’identifier le biais par lequel l’auteur (littéraire) infléchit telle ou telle conception précise sur un objet lui-même précis. La question permet donc de formuler dans l’ordre de l’analyse conceptuelle ou de la théorie ce que le langage littéraire donne à se représenter avec ses propres procédés ou ses propres méthodes. Ainsi, la question de réflexion ou l’essai philosophiques permettent aux élèves ou aux candidats, non de gloser autour d’un thème du texte, mais de prendre position, de manière clairement argumentée et rigoureuse, sur une difficulté théorique précisément formulée à partir du texte littéraire de référence.

  • Terminale, semestre 1
    La recherche de soi
  • Période de référence :
    Du romantisme au XXe siècle

    Chapitres
    Éducation, transmission et émancipation
    Les expressions de la sensibilité
    Les métamorphoses du moi

  • Aucune de ces entrées n’est spécifiquement « littéraire » ou « philosophique ». Chacune d’entre elles se prête à une approche croisée, impliquant une concertation et une coopération effectives entre les professeurs en charge de cet enseignement qui doit être assuré à parts égales sur chaque année du cycle.
  • Chaque thème est abordé à partir de textes littéraires et philosophiques français ou traduits en français, choisis comme particulièrement représentatifs de la problématique concernée. À cette fin, la présentation de chacun de ces thèmes s’accompagne d’une bibliographie indicative comprenant des œuvres intégrales et des parties d’œuvres. Cette bibliographie est fournie à titre d’illustration et ne prédétermine en aucun cas le choix des textes proposés dans le cadre des épreuves du baccalauréat. Les professeurs en charge de cette formation construisent leur propre itinéraire en s’appuyant sur les textes de leur choix.

Le premier semestre de la classe terminale est consacré à la problématique de la recherche et de la formation de soi – problématique à tous égards centrale dans la culture, dans la littérature et la philosophie modernes.

La période de référence – du romantisme au XXe siècle – a été dans toute l’Europe celle de grandes mutations sociales et politiques, mais aussi intellectuelles et esthétiques, qui ont entraîné de profondes transformations dans la manière de concevoir les rapports entre l’individu et la société, les modèles d’éducation et les formes de la liberté.
L’étude de « la recherche de soi » se décline en trois chapitres, le premier consacré à l’éducation et aux idéaux d’émancipation, le deuxième aux nouvelles manières de sentir et à
leur exploration, le troisième aux aspirations et aux inquiétudes de l’âme moderne et au problème de la connaissance de soi.
Des références peuvent être choisies avec profit parmi les œuvres des périodes antérieures, notamment l’Antiquité et l’Âge classique.

   Éducation, transmission, émancipation

L’époque des Lumières a marqué une double rupture avec les modèles d’éducation hérités de l’humanisme de la Renaissance. Pour un grand nombre d’auteurs, l’apprentissage des choses doit désormais primer la culture des mots, et l’éducation se centrer sur l’utile (pratique et social). Une nouvelle attention est portée aux manières de penser des enfants et au langage à tenir avec eux. Sur ces questions, les idées pédagogiques de Rousseau (Émile ou de l’éducation, 1762) ont essaimé jusqu’au milieu du XXe siècle avec les mouvements dits d’éducation nouvelle.
Dans le même temps, l’idée s’impose qu’une nation moderne doit se préoccuper de la formation des individus et par conséquent se doter d’un véritable système d’éducation publique. Dans la lignée de Condorcet, l’instruction des enfants des deux sexes devient la clé de la démocratie et des libertés. Les penseurs révolutionnaires mettent quant à eux l’accent sur les conditions sociales et politiques de l’émancipation des individus. En Europe comme en Amérique, le tournant du XXe siècle est le moment d’un vaste débat sur les finalités de l’éducation scolaire, ses méthodes et son extension.
Le rôle nouveau de l’institution scolaire se marque par la place que prennent dans les récits du XIXe siècle les souvenirs d’écoliers, qu’ils soient romancés ou autobiographiques. Il s’agit toujours de comprendre ce qu’un individu est devenu à partir de ce qu’il a reçu, mais aussi de ce avec quoi il a rompu.
Les textes de cette période fournissent matière à réflexion, par exemple, sur les différents âges de la vie et ce que veut dire être adulte ; les formes de l’enseignement et celles de l’apprentissage ; les parts respectives de la famille, de l’école et de la société dans l’éducation ; l’aspiration à la liberté dans ses rapports avec les institutions et les traditions. À l’horizon de ces interrogations se trouvent la définition d’une éducation moderne et la question de la justice sociale et de l’équité au sein d’un système éducatif.

Bibliographie indicative : Éducation, transmission, émancipation

Eduquer est-ce adapter ?

Rousseau écrit un traité sur l’éducation, Emile ou de l’Education, publié en 1762.
La véritable manière d’éduquer un enfant est de renoncer à ce qu’on met traditionnellement sous le terme d’éducation, de sorte que tout en continuant à s’exprimer dans le vocabulaire de l’éducation, Rousseau devra faire entendre tout le contraire des significations que celui-ci véhicule habituellement. La difficulté qu’il rencontre dans son mode d’exposition est celle de tout régénérateur de société contraint de couler dans des mots faits pour l’ancien l’idée d’une réalité radicalement nouvelle.
Définir l’éducation comme adaptation c’est réduire en l’enfant le champ des possibles et le soumettre à des règles répétitives, lui retirant toute initiative.

Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des coliques aiguës leur donnent des convulsions ; de longues toux les suffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore corrompt leur sang ; des levains divers y fermentent, et causent des éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. Les épreuves faites, l’enfant a gagné des forces ; et sitôt qu’il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré.

Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous ? Ne voyez-vous pas qu’en pensant la corriger, vous détruisez son ouvrage, vous empêchez l’effet de ses soins ? Faire au dehors ce qu’elle fait au dedans, c’est, selon vous, redoubler le danger ; et au contraire c’est y faire diversion, c’est l’exténuer. L’expérience apprend qu’il meurt encore plus d’enfants élevés délicatement que d’autres. Pourvu qu’on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu’à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l’eau du Styx. Avant que l’habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu’on veut, sans danger ; mais, quand une fois il est dans sa consistance, toute altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme : les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu’on leur donne ; celles de l’homme, plus endurcies, ne changent plus qu’avec violence le pli qu’elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé ; et quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux ?

Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu’il a coûtés ; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. C’est donc surtout à l’avenir qu’il faut songer en veillant à sa conservation ; c’est contre les maux de la jeunesse qu’il faut l’armer avant qu’il y soit parvenu : car, si le prix de la vie augmente jusqu’à l’âge de la rendre utile, quelle folie n’est-ce point d’épargner quelques maux à l’enfance en les multipliant sur l’âge de raison ! Sont-ce là les leçons du maître ?

Le sort de l’homme est de souffrir dans tous les temps. Le soin même de sa conservation est attaché à la peine. Heureux de ne connaître dans son enfance que les maux physiques, maux bien moins cruels, bien moins douloureux que les autres, et qui bien plus rarement qu’eux nous font renoncer à la vie ! On ne se tue point pour les douleurs de la goutte ; il n’y a guère que celles de l’âme qui produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l’enfance, et c’est le nôtre qu’il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857

  • Manon Roland, Mémoires, 1793

Une autobiographie

Le 31 mai 1793, Manon Phlipon, née en 1754, est arrêtée comme Girondine et envoyée à la prison de l’Abbaye. C’est là, puis à Sainte-Pélagie et à la Conciergerie, que la femme de l’ancien ministre de l’Intérieur de Louis XVI, Jean-Marie Roland, rédige en quelques mois de remarquables Mémoires, ainsi que des notes politiques sur les événements récents ; elle dresse des révolutionnaires qu’elle a côtoyés un portrait saisissant avant de périr sur l’échafaud le 8 novembre 1793

Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice.
Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j’ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l’étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.
A l’âge où l’on prend un état, j’ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m’en procurer un conforme à l’éducation que j’avais reçue. L’alliance d’un homme respectable a paru réparer ces revers : elle m’en préparait de nouveaux.
Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux, un extérieur qui annonçait tout cela, m’ont rendue chère à ceux qui me connaissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m’a fait des ennemis ; ma personne n’en a point : ceux qui disent le plus de mal de moi ne m’ont jamais vue.
Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu’elles paraissent être, que les époques de ma vie où j’ai goûté le plus de douceur ou le plus éprouvé de chagrins, sont souvent toutes contraires à ce que d’autres pourraient en juger. C’est que le bonheur tient aux affections plus qu’aux événements.
Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment : c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière ; et qu’a-t-on de mieux à faire en prison, que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?
Si l’expérience s’acquiert moins à force d’agir qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on a fait, la mienne peut s’augmenter beaucoup par l’entreprise que je commence.
La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissaient assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire, sans me rejeter sur des temps fort éloignés ; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques, dont le recueil n’était peut-être pas sans intérêt. Elles viennent d’être anéanties ; j’ai senti toute l’amertume de cette perte, que je ne réparerai point ; mais je m’indignerais contre moi-même, de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j’ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l’ambition d’opposer mes forces au mal dont je suis l’objet, et de le surmonter, ou par le bien que je fais à d’autres, ou par l’augmentation de mon propre courage.
Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m’accabler ; les tyrans peuvent me persécuter ; mais m’avilir ? jamais, jamais ! Mes Notices sont perdues ; je vais faire des Mémoires ; et, m’accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m’entretenir de moi pour mieux m’en distraire. Je ferai mes honneurs, en bien ou en mal, avec une égale liberté ; celui qui n’ose se rendre a bon témoignage à soi-même, est presque toujours un lâche qui sait et craint le mal qu’on pourrait dire de sa personne ; et celui qui hésite à avouer ses torts n’a pas la force de les soutenir, ni le moyen de les racheter.

Manon Roland, Mémoires, 1793

Portrait de Danton

L’activité de l’imagination me porte à me représenter les personnes dans le costume et l’action qui me paraissent convenir à leur caractère. Je n’ai pas vu deux ou trois fois une figure un peu signifiante que je ne l’habille dramatique­ment. Cela se fait de soi-même pour ainsi dire, sans projet de ma part ; c’est le sentiment de la chose principale qui appelle naturellement les accessoires. Aussi le monde est-il pour moi une étrange mascarade, j’y remarque souvent une double scène ou des personnages à plusieurs rôles et je fais des tableaux tous les jours.
Voyez-vous ce demi-Hercule dont les formes grossières sont plus rudes que prononcées : son amplitude annonce sa voracité ; l’audace sur le front, le rire de la débauche sur les lèvres, il adoucit vainement son œil hardi cavé sous des sourcils mobiles. La férocité de son visage dénonce celle de son cœur ; il emprunte inutilement de Bacchus une apparente bonhomie et la jovialité des festins ; l’emportement de ses discours, la violence de ses gestes, la brutalité de ses jurements le trahissent.
Donnez-lui un poignard ; qu’il marche à la tête d’une horde d’assassins moins cruels que lui, auxquels il désigne ses victimes et dont il encourage les forfaits ; ou bien, gorgé d’or et de vin, laissez-lui faire le geste de Sardanapale : voilà Danton. Je défie l’artiste exercé qui voudrait peindre un homme dans ces deux situations de trouver un meilleur modèle.
Quant à Fabre d’Églantine, vêtu en tartufe, le stylet à la main, calomniant d’un côté, dérobant de l’autre, intriguant toujours, qu’il joue Basile si vous voulez, il ne sera jamais lui-même qu’en ne cessant pas de mentir.

Manon Roland, Mémoires, 1793.

Principes de l’instruction publique

Messieurs,

Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par-là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.

Cultiver enfin dans chaque génération les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.

Tel doit être l’objet de l’instruction, et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière.

Mais en considérant sous ce double point de vue la tâche immense qui nous a été imposée, nous avons senti, dès nos premiers pas, qu’il existait une portion du système général de l’instruction qu’il était possible d’en détacher sans nuire à l’ensemble, et qu’il était nécessaire d’en séparer, pour accélérer la réalisation du nouveau système : c’est la distribution et l’organisation générale des établissements d’enseignement public.

En effet, quelles que soient les opinions sur l’étendue précise de chaque degré d’instruction, sur la manière d’enseigner, sur le plus ou moins d’autorité consacrée aux parents, ou cédée aux maîtres ; sur la réunion des élèves dans des pensionnats établis par l’autorité publique ; sur les moyens d’unir à l’instruction proprement dite le développement des facultés physiques et morales, l’organisation peut être la même ; et d’un autre côté, la nécessité de désigner les lieux d’établissements, de faire composer les livres élémentaires, longtemps avant que ces établissements puissent être mis en activité, obligeait à presser la décision de la loi sur cette portion du travail qui nous est confié.

Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, universelle, de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous ; mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas.

La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ; et comme néanmoins cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu’il ne faut les rendre dépendants que de l’assemblée des représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d’être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l’influence de l’opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu’étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que le progrès doit amener.

Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu’elle devrait embrasser tous les âges ; qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C’est là même une des causes principales de l’ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd’hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquerait encore moins que celle d’en conserver les avantages.

Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits ; mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi ; mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance ce que j’avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la fortune de vos parents n’a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie.

Ainsi, l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans tous les âges de la vie, assurer la facilité de conserver leurs connaissances ou d’en acquérir de nouvelles.

Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.

Tels ont été les principes qui nous ont guidés dans notre travail.

Source : Condorcet, Ecrits sur l’Instruction publique, tome II, "Rapport sur l’Instruction publique", Paris, Edilig, p. 81-87.

  • Hegel, Textes pédagogiques ([1809-1823]).

Chapitre XLII. Serait-ce un Danton ?

Après être tombée amoureuse de Julien et avoir passé une nuit avec lui, Mathilde s’applique à réfléchir à ce qui le rend si fascinant à ses yeux, et à ce qui le distingue des autres membres du salon de l’hôtel de La Mole. Elle s’aperçoit que contrairement à son frère Norbert ou au marquis de Croisenois, Julien est brillant et ambitieux. Il n’a pas appris à voiler ses qualités sous un vernis de bonne éducation, et son ambition dévorante se devine aisément sous son air faussement modeste. Dans un salon rempli de gens bien nés, ce roturier détonne. Elle se rend compte qu’en cas de Révolution, Julien, jouant de son charisme, saisirait sans nul doute sa chance pour s’élever socialement en escaladant les ruines de l’ancienne société aristocratique, à l’image des tribuns de la Révolution française.

Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.
Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres ; c’est pour cela que je ne le méprise pas.
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement.
Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin qu’elle les piqua.
— Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’énergie, s’écria son frère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer l’imprévu, que la crainte de rester court en présence de l’imprévu…
Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui par malheur est mort en 1816.
Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idée.
— Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et après on vous dira :
Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre.
Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l’inquiéta beaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.
Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu’il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
Ce serait un Danton ! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d’avance : La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d’être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’espérance de se sauver. Il n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui.
Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prêtre : humble et hypocrite.
Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d’eux, que c’est l’homme le plus distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu’importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre et qu’il a étudié pour être prêtre, eux sont chefs d’escadron, et n’ont pas eu besoin d’études ; c’est plus commode.
Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette physionomie de prêtre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prêtre, il ne l’a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprévu, leur premier regard n’est-il pas pour Julien ? je l’ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d’être interrogé. Ce n’est qu’à moi qu’il adresse la parole, il me croit l’âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu’il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il n’est pas sûr de ses idées tant que j’y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hiver nous n’avons pas eu de coups de fusil ; il ne s’est agi que d’attirer l’attention par des paroles. Eh bien, mon père homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise que les dévotes amies de ma mère.
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux ; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l’habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis, c’était l’aigle de ce petit cercle.
Dès qu’il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien n’étant point présent, M. de Caylus soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d’une lieue, et en fut charmée.
Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n’a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu’autant qu’il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes ?
Jamais elle n’avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint :
— Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s’aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs ; dans six mois il est officier de housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n’est plus un ridicule. Je vous vois réduit, monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison : la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort ? Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d’assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu’ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir (1830)

Quelle réalité atteint-on en faisant tomber le masque ?

Le but de la littérature est-il la vérité ?
Tout est perdu ; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour où ? personne ne le sait. Voici sa lettre ; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
« Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l’affreuse vérité. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j’avais demandés. L’impudent m’avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un père. »
— Où est la lettre de Mme de Rênal ? dit froidement Julien.
— La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’après que tu aurais été préparé.

LETTRE

« Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous ; une règle, qui ne peut faillir, m’ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d’éviter un plus grand scandale. La douleur que j’éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C’est une partie de mon pénible devoir d’ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels », etc., etc., etc.

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal ; elle était même écrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.
— Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l’avoir finie ; il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme ! Adieu !
Julien sauta à bas du fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliée, fit quelques pas pour le suivre ; mais les regards des marchands qui s’avançaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.
Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays, qui l’accabla de compliments sur sa récente fortune. C’était la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient ; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rênal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba.

Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir, 1830

Placez votre texte ici

  • Balzac, Louis Lambert(1832).
    C’est la biographie d’un enfant prodige accablé par ses dons et par la puissance de sa pensée : un grand amour lui fait apercevoir un tel épanouissement et une sorte d’ « ascension » si enivrante vers le bonheur qu’il ne peut supporter cette surcharge, ce survoltage des sentiments, son cerveau cède sous ce poids écrasant. « C’est, dit Balzac, la pensée tuant le penseur. » Le roman est la « biographie intellectuelle » de ce jeune prodige depuis le début de son adolescence jusqu’à cette période de surtension.

Punir est-ce réparer ?

La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait : Vous ne faites rien, Lambert ! Ce : Vous ne faites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensums à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collège, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant les heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. […] Aussi le régime pénitentiaire observé dans les collèges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour ; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon : le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses.

Honoré de Balzac, Louis Lambert, 1832

Alexis de Tocqueville, Souvenirs, (1850-1851).

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu, et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur. Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet-même ; on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des intérêts, des idées, des goûts, et des instincts qui vous font agir. Cette multitude de petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les plus importantes. Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste de prendre enfin, vis à vis de moi-même les libertés que je me suis permises et que je me permettrai souvent envers tant d’autres.

Questions

  • Première partie : interprétation philosophique
    À quels obstacles se heurte, selon Tocqueville, l’exigence de sincérité ?
  • Deuxième partie : essai littéraire
    « On est trop proche de soi pour bien voir ». La littérature permet de trouver le recul nécessaire pour « bien parler de soi
  1. Les raisons qui poussent Tocqueville à agir sont-elles aisées à dire ? Pourquoi emploie-t-il le verbe "déterminer" ? Est-il libre de ses choix ? l’insuffisance des connaissances sur soi rend impossible la sincérité.
  2. Etre sincère est-ce dire la vérité ? A partir de l’exemple du Cardinal de Retz. Cherche-t-il à être sincère ou à satisfaire son amour-propre ?
  3. Les mémoires sont elles des confessions ? Un aveu ? Pourquoi la sincérité peut-elle être dangereuse ou relever de la stupidité, voire de la bêtise ?
  4. Qu’est-ce qu’un habile homme ? Le Cardinal de Retz l’est-il vraiment ?
  5. Définir : "faire un détour" et "prendre des détours". Pourquoi éviter la ligne droite ? En quoi les qualités morales peuvent s’avérer dangereuses en politique ?
  6. La morale s’en prend aussi à ce qu’elle nomme vanité. Pourquoi cette attaque contre la singularité ? Pourquoi la morale est-elle incompatible avec le récit de soi ?
  7. Qu’est-ce qui gouverne le goût du public ?
  8. Pourquoi ne "retrouve"-t-on pas aisément les raisons de nos choix ? Tocqueville cite la volonté comme raison de nos actions. Que devient la question morale de la sincérité ?
  9. peut-on parler de soi "sans détour" par un "je" ? Comment Tocqueville en fait-il le sujet et non l’objet du récit ? De quoi doit-il se détourner pour être maître de son discours ?
  10. Rédiger une introduction présentant l’argument du texte.
  • Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (1872).

Quelle morale doit enseigner l’école ?

Jules Ferry : Lettre aux instituteurs
J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.

Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement.

Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté.

Ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer.

Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un et à l’autre ? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre.

De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.

Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.

Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.

C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.
(extrait)

  • Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [extraits] (1883-1885).
  • Bergson, Le Bon Sens et les études classiques (1895).
  • Dewey, L’Éducation au point de vue social (1913).
  • Péguy, L’Argent (1913).
  • Durkheim, [L’Éducation morale ([1903] 1925).
  • Freinet, Œuvres pédagogiques [extraits] (1994).

Guilloux, Le Sang noir (1935)(1961).

  • RABATÉ, Dominique. Construction narrative et dramatique dans Le Sang noir In : Louis Guilloux, écrivain [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2000 (généré le 10 février 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/34026> . ISBN : 9782753545724. DOI : 10.4000/books.pur.34026.

  Les expressions de la sensibilité

La revendication des droits de la sensibilité s’est progressivement affirmée au XVIIIe siècle.
Diderot, Rousseau, Goethe introduisent dans leurs œuvres un nouveau langage, au plus près de la variation et de la complexité des sentiments. À ce titre, ils ont ouvert la voie aux romantismes européens, attentifs à tous les mouvements de l’âme, à sa communication avec la nature et aux forces qui trament la destinée des individus.

La restitution, sur divers modes (direct ou indirect, analytique ou symbolique…), des perceptions dans ce qu’elles ont de subjectif, des passions dans leur développement, des pensées telles qu’elles surviennent, constitue l’un des grands objets de la littérature et des arts dans la période de référence. Ce souci a croisé les courants « réaliste » ou « naturaliste » et le nouveau regard porté sur des sociétés transformées par la révolution industrielle.

Dans le même temps, la philosophie et la psychologie ont exploré les données premières de la conscience, l’expérience subjective du corps, les relations de la sensibilité et de l’intelligence, les pathologies de l’esprit et des sens, et jusqu’à la possibilité de décrire le flux du vécu. L’attention s’est portée sur la formation des sentiments moraux ainsi que sur les formes et objets de l’émotion esthétique en lien avec les différents arts. De là notamment une nouvelle sacralisation de l’art et de la personnalité créatrice, et la recherche de nouvelles relations entre art et spiritualité.
Comment décrire le monde ou la vie selon l’expérience qu’un individu en fait ? Comment exprimer la manière intime dont un événement affecte un sujet ? Comment caractériser la vie intérieure d’un personnage de fiction et dépeindre sa sensibilité ? Ces questions sont aussi celles des rapports entre l’expérience privée et le langage commun : lorsque nous communiquons les uns avec les autres, comment faisons-nous pour donner le même sens aux mots que nous employons ?

Introduction : des exemples de ce que l’on nomme "le vécu".

  • Premier exemple : un documentaire : de 1968 à 1980, Vincennes l’oubliée
    Pourquoi avez-vous souhaité faire ce film ?
    Virginie Linhart : Principalement parce que c’est une histoire oubliée, que les moins de 40 ans ne connaissent pas.
    Je trouve qu’il est fondamental de rappeler qu’en France il y a eu des expériences, des moments où l’on inventait des choses qui allaient vers plus de générosité, d’entraide, de solidarité et que cela fonctionnait. J’ai fait ce film pour que les gens réalisent que d’autres modèles d’éducation sont possibles.
    Que représente Vincennes pour vous ?
    Vincennes, c’est ce qui a bien réussi en 1968, engendrant du progrès, de l’égalité des chances, l’espoir d’une autre vie. Il faut se rappeler qu’à l’ouverture de l’université en janvier 1969, les couches dominantes se servaient du bac comme d’un outil de discrimination : moins de 50% d’une classe d’âge le décrochait. Or, Vincennes permettait à ceux qui n’avaient pas pu l’obtenir – souvent pour des raisons sociales –d’accéder aux études supérieures. C’était à la foisrévolutionnaire et novateur.
    D’autant plus que de grands professeurs enseignaient à Vincennes, comme Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Hélène Cixous…
    C’est aussi ce qui me touche dans cette histoire : on proposait à ceux qui n’étaient pas forcément les mieux nés le meilleur de l’éducation supérieure. Aujourd’hui, les très bons professeurs exercent pour la plupart dans les grandes écoles, et non dans les facultés, ouvertes au plus grand nombre.
    Ce qui interpelle aussi dans votre documentaire, c’est la disparition physique de Vincennes.
    Comment l’expliquez-vous ?

    Il y a réellement eu la volonté d’éradiquer Vincennes, que le pouvoir giscardien haïssait. Ils ont tout rasé, allant même jusqu’à déraciner les arbres. Les anciens de l’université, que j’ai interviewés dans la clairière où se situait la faculté, étaient incapables de retrouver le lieu par eux-mêmes !
    Propos recueillis par Raphaël Badache
    film documentaire : https://www.youtube.com/watch?v=FcCW-12OCeg

On s’interrogera sur la force du témoignage, du sens de ces "subjectivités" situé entre le discours du savoir et celui, persuasif du militant.
Située dans le temps d’une mémoire fugace, la cinéaste recherche des traces. Mémoire des
événements de 1968, mémoire des utopies collectives et singulières, mémoire qui se fait peu à peu célébration.

  • Mémoire d’ouvrier
    En septembre 1968, Robert Linhart était un jeune normalien philosophe. Il était engagé au sein de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, qui était née d’une scission avec l’Union des étudiants communistes et qui cherchait sa propre voix pour défendre les intérêts de la classe ouvrière. La perspective révolutionnaire était explicite et l’admiration, peu critique il est vrai, pour la Chine de Mao avait uni une partie de ce groupe au Mouvement du 22 mars, actif pendant Mai 68. Ainsi était née la gauche prolétarienne dont Robert Linhart a été une des figures éminentes. Mais ce n’est pas d’idées politiques pointues dont Avec philosophie parle dans cette émission d’actualité du vendredi. Avant les discours intellectuels, il est surtout question de la pratique qui a conduit des militants comme Robert Linhart à s’établir en usine. Pour sa part, en cette fin d’année 1968, Robert Linhart s’est fait embaucher comme ouvrier spécialisé chez Citroën, une expérience dont il tirera un livre : L’Établi, paru en 1978 aux éditions de Minuit.
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/la-penibilite-au-travail-aujourd-hui-qu-en-savons-nous-exactement-2674490
  • Témoignage à comparer avec celui de Simone Weil

 L’intime

Le versant animal de Jean Christophe Bailly

Comment se définit l’intime dans ce texte ?

Jean-Christophe Bailly

« J’aimerais qu’une caméra se pose, sache se poser sur cette petite route montante (une caméra qui saurait faire cela, filmer une voiture qui file dans la nuit) et me suive. C’est un de ces moments où les rapports - entre la conscience et la campagne, entre la vitesse d’un point mobile qui s’y déplace et l’étendue - se conjuguent en une pointe : la route devient comme un estuaire que l’on remonte, de chaque côté les haies, éclairées par les phares, forment des parois blanches. Même si l’on ne va pas vite, il y a une sensation cinématique pure : d’avancée irrésistible, de fuite en avant, de glissade. C’est alors à celui qui conduit autant qu’au passager qu’est offerte cette sensation de passivité, cette hypnose du ruban qui, peut-être, n’est pas sans danger. Mais cette fois on est seul et, il faut le dire, il ne s’agit pas d’un voyage, rien qu’un déplacement de quelques kilomètres, une simple visite à un ami voisin. Le paysage est donc familier, la route connue. Les bois épais et les prés qu’elle traverse, on en connaît les lisières, les grands traits, les chemins. Et pourtant, du seul fait que c’est la nuit, il y a ce léger décalage, ce léger mais profond feulement d’inconnu - c’est comme si l’on glissait à la surface d’un monde métamorphosé, empli de frayeurs, de mouvements effarés, d’écarts silencieux.

Or voici que de ce monde quelqu’un surgit - un fantôme, une bête : car seule une bête peut surgir ainsi. C’est un chevreuil qui a débouché d’une lisière et qui, affolé, remonte la route dont les haies le contraignent : il est lui aussi pris dans l’estuaire, il s’y enfonce et tel qu’il est, ne peut qu’être - frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté. On le suit en ayant ralenti, on voit sa croupe qui monte et descend avec des bonds, sa danse. Une sorte de poursuite s’instaure, où le but n’est pas, surtout pas, de rejoindre, mais simplement de suivre, et comme cette course dure plus longtemps qu’on aurait pu le penser, plusieurs centaines de mètres, une joie vient, étrange, enfantine, ou peut-être archaïque. Puis enfin un autre chemin s’ouvre à lui et le chevreuil, après une infime hésitation, s’y engouffre et disparaît.

Rien d’autre. Rien que l’espace de cette course, rien que cet espace furtif et malgré tout banal : bien d’autres fois, et sur des terres plus lointaines, j’ai vu des bêtes sortir de la nuit. Mais cette fois-là j’en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d’une image de rêve. Etait-ce dû à une certaine qualité de définition de cette image et donc à un concours de circonstances, ou à une disposition de mon esprit, je ne saurais le dire, mais ce fut comme si de mes yeux, à cet instant, dans la longueur de cet instant, j’avais touché à quelque chose du monde animal. Touché, oui, touché de mes yeux, alors que c’est l’impossibilité même.

Or ce qui m’est arrivé cette nuit-là et qui sur l’instant m’a ému jusqu’aux larmes, c’était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c’était la pensée qu’il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. »

Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard. 2007, incipit

Bibliographie indicative : Les expressions de la sensibilité

  • Tocqueville

La sincérité

Je voudrais bien rechercher ici les raisons qui me déterminèrent alors, et, les
ayant retrouvées, les exposer sans détour ; mais qu’il est difficile de bien parler de
soi ! J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont
bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils
les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois.
C’est ainsi que le cardinal de Retz, pour atteindre à ce qu’il considère comme la
gloire d’avoir été un bon conspirateur, nous avoue ses projets d’assassiner Richelieu,
et nous raconte ses dévotions et ses charités hypocrites de peur de ne point passer
pour un habile homme. Ce n’est pas alors l’amour du vrai qui fait parler, ce sont les
travers de l’esprit qui trahissent involontairement les vices du cœur.
Mais alors même qu’on veut être sincère, il est bien rare qu’on mène à bout une
telle entreprise. La faute en est d’abord au public qui aime qu’on s’accuse, mais qui
ne souffre pas qu’on se loue ; les amis, eux-mêmes, ont coutume d’appeler candeur
aimable le mal qu’on dit de soi, et vanité incommode le bien qu’on en raconte ; de
telle sorte que la sincérité devient, à ce compte, un métier fort ingrat, où l’on n’a que
des pertes à faire et point de gain. Mais la difficulté est surtout dans le sujet-même ;
on est trop proche de soi pour bien voir, on se perd aisément au milieu des vues, des
intérêts, des idées, des goûts, et des instincts qui vous font agir. Cette multitude de
petits sentiers mal connus de ceux même qui les fréquentent, empêche de bien
discerner les grands chemins qu’a suivis la volonté pour arriver aux résolutions les
plus importantes.
Je veux cependant essayer de me retrouver dans ce labyrinthe, car il est juste
de prendre enfin, vis à vis de moi-même les libertés que je me suis permises et que
je me permettrai souvent envers tant d’autres.

Questions

Première partie : interprétation philosophique
À quels obstacles se heurte, selon Tocqueville, l’exigence de sincérité ?
Deuxième partie : essai littéraire
« On est trop proche de soi pour bien voir ». La littérature permet de trouver le recul
nécessaire pour « bien parler de soi » ?

  • La mort de Julie

La mort de Julie

Dans cette lettre, M. de Wolmar relate à Saint-Preux les derniers instants de Julie qui agonise. Elle a pris froid en sauvant son fils de la noyade. Sur son lit de mort, Julie paraît comme une martyre, figure quasi-christique du sacrifice à la vertu.

Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. « Ah ! dit-elle, vous m’avez enivrée ! après avoir attendu si tard, ce n’était pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. » En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que son teint n’était point allumé ; ses yeux ne brillaient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie ; à la pâleur près, on l’aurait crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un œil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin ; tous ces regards étaient autant d’interrogations qu’elle voulait et n’osait faire. On eût dit toujours qu’elle allait parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait ; son inquiétude était si vive qu’elle en paraissait oppressée.
Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu’il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd’hui... que la dernière convulsion avait été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu’elle avait parlé tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive, et n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il allait dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n’y a point-là d’ivresse ni de fièvre ; le pouls est fort bon. » À l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras : « Eh bien ! Monsieur !... le pouls ?... la fièvre ?... » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant ; ses, yeux pétillaient d’impatience ; il n’y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit : « Madame, je vous entends bien ; il m’est impossible de dire à présent rien de positif ; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. » À ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d’haleine : « Ah ! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule ! »
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d’un ton tendre et douloureux : « Ah ! cruelle, que tu me fais regretter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ? Faudra-t-il te préparer deux fois ? » Ce peu de mots fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les transports de joie ; mais il ne put étouffer tout à fait l’espoir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le cœur d’une femme qui se sent mourir ! Elle me fit signe, et me dit à l’oreille : « On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité. »
Quand il fut question de se retirer, Mme d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit-à Fanchon ; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Mme d’Orbe s’opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la nuit ensemble dans le cabinet ; je la passai dans la chambre voisine, et l’espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avait peu de ses habitants qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.
J’entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m’alarmèrent pas ; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau... Saint-Preux !... cher Saint-Preux !... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l’une évanouie et l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’était plus.

Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 176

  • L’artiste doit-il exprimer des sentiments ?
    Le paradoxe sur le comédien Diderot
  • dialogue polémique entre Rousseau et Diderot en 1755-1756
    Est analysée la logique des passions vitales et sociales. Dansl’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie,le « raisonneur violent » mis en scène par Diderot ne peut vivre sans assouvir ses pulsions, quoiqu’il se veuille rationnel et même équitable. Pour contrer le risque de dissolution de la théorie de la justice, Diderot ne voit d’autre solution que le recours à la « volonté générale » du genre humain. Mais comment le désir de faire le bien de l’espèce (ou du moins de ne pas lui nuire) peut-il contrer de manière efficace les passions violentes ? En faisant jouer « l’homme indépendant » dans le Manuscrit de Genève (dans un texte qui disparaîtra du Contrat social), Rousseau déstabilise la théorie de Diderot et en souligne les failles : rien ne sert d’invoquer la mystique du genre humain. La morale risque bien, faute de réciprocité, de n’être qu’un pacte de dupes – une disposition insensée à se faire exploiter.

Le raisonneur violent

Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire. »
iv. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
v. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui—ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.

  • Chateaubriand, René (1802).
  • Hegel, Cours d’esthétique [extraits] ([1818-1829]).
  • Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation [extraits] (1819-1859).

Musset Confession d’un enfant du siècle

Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain…

  • Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836

Devenir comédienne

Dans cette scène, Kean, un célèbre acteur, conseille la jeune Anna qui souhaite devenir comédienne.

KEAN.
Oui, je suis roi, c’est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de
bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de
trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir.
Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !
ANNA. Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…
KEAN. Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix1, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.
ANNA. Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…
KEAN. Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus (2) qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready (3), pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice4, boire son miel et sa lie 20 5… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !…Mais lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière… il n’y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.
Alexandre DUMAS, Kean (1836), Acte II, scène 4.

1 “portefaix” : celui dont le métier consiste à porter des fardeaux
2 “robe de Nessus” : tunique empoisonnée reçue en cadeau par Hercule et qui lui brûle la peau
3 “à Kemble et à Macready” : acteurs rivaux de Kean
4 “calice” : vase sacré
5 “lie” : dépôt amer du vin

Questions

Première partie : interprétation littéraire
Comment la personnalité de Kean est-elle liée à son métier d’acteur ?
Deuxième partie : essai philosophique
Jouer un rôle, est-ce trahir son identité ?

  • Emerson, La Confiance en soi (1841).
  • - Thomas Constantinesco, « Ralph Waldo Emerson, ou le génie de l’imitation », Sillages critiques [Online], 14 | 2012, Online since 28 October 2014, connection on 11 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/sillagescritiques/2809
  • Kierkegaard, Le Journal du séducteur (1843).
  • Thoreau, Walden ou la vie dans les bois (1854).
  • Baudelaire, Le Spleen de Paris (1869) ; Le Peintre de la vie moderne (1863-1869).

Les yeux des pauvres

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer. Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun. Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois1 et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages2 aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés3 et les Ganymèdes4 présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie. Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge. Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde. Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? » Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

BAUDELAIRE, « Les Yeux des pauvres », Petits poèmes en prose, XXVI, 1869 (posthume)

1 Gravats.

2 Jeunes serviteurs.

3 Divinités personnifiant la jeunesse.

4 Divinités personnifiant la beauté.

  • Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869).
  • Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1871)
  • Maupassant, Une vie (1883).
  • W. James, Précis de psychologie (1892). Les Formes multiples de l’expérience religieuse (1902).
  • Husserl, L’Idée de la phénoménologie (1907).
  • Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911).

Kandinsky

Extraits partie A :

A Généralités
I) Introduction
Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments.

Ces deux analogies de l’art nouveau avec certaines formes des époques révolues sont, il est facile de le voir, diamétralement opposées. La première est tout extérieure et n’a pour cela aucun avenir.

La seconde est intérieure et pour cela porte en elle le germe de l’avenir. Après la période de tentation matérialiste à laquelle elle a apparemment succombé et qu’elle écarte cependant comme une tentation mauvaise, l’âme émerge, affinée par la lutte et la douleur. Des sentiments plus grossiers, tels que la peur, la joie, la tristesse, qui auraient pu durant la période de la tentation servir de contenu à l’art, n’attireront guère l’artiste. Il s’efforcera d’éveiller des sentiments plus fins, qui n’ont pas de nom. Lui-même vit une existence complexe, relativement raffinée et l’œuvre qui aura jailli de lui provoquera, chez le spectateur qui en est capable , des émotions plus délicates qui ne peuvent s’exprimer par nos mots.

L’autre art, susceptible d’autres développements, prend également racine dans son époque spirituelle, mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence.

Immanquablement un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de "vision".

Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent, lui pèse comme une croix. Il ne pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant, le lourd chariot de l’Humanité.

II) Le mouvement
Un grand Triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut - un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du Triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes.

Plus la section est grande ( et donc plus elle est située bas ), plus la foule sera grande de ceux qui comprendront ses paroles. Il est évident que chacune de ces sections attend et espère, consciemment, ou même inconsciemment ( et c’est le cas plus fréquent ), le pain spirituel qui lui convient. Ce pain lui est tendu par les artistes et c’est ce même pain que recherchera demain la section suivante.

Sienkiewicz, dans l’un de ses romans, compare la vie spirituelle à la nage : celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse contre l’enfoncement coule irrémédiablement.

Dans ces époques muettes et aveugles, les hommes attachent une valeur spéciale et exclusive aux succès extérieur, ne se préoccupent que de biens matériels et saluent tout progrès technique qui ne sert et ne peut servir qu’au corps comme une grande réussite. Les forces purement spirituelles sont sous-estimées, sinon totalement ignorées.

Isolés, les affamés et ceux qui voient sont moqués ou considérés comme anormaux. Cependant quelques rares âmes, qui ne peuvent être endormies et qui éprouvent un besoin obscur de vie spirituelle, de savoir et de progrès, gémissent, inconsolées et plaintives, dans le chœur des appétits grossiers.

L’art qui, en de telles périodes, a une vie diminuée n’est utilisé qu’à des fins matérielles. Il va chercher sa substance dans la matière grossière, ne connaissant pas la plus fine. Les objets, dont la reproduction semble son seul but, restent immuablement les mêmes. Eo ipso la question "quoi" disparaît dans l’art. Seule subsiste la question "comment" l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo. Cet art n’a pas d’âme.

Ce "quoi" est le contenu que seul l’art est capable de saisir en soi et d’exprimer clairement par des moyens qui n’appartiennent qu’à lui.

III) Tournant spirituel
L’étage immédiatement inférieur se laisse aveuglément entraîner par le précédent.

Dans ces sections, plus élevées malgré un ordre évident, malgré la sécurité, et malgré les principes infaillibles, on peut trouver une peur cachée, une confusion, un doute, une insécurité, comparables aux sentiments qui naissent dans la tête des passagers d’un grand et solide transatlantique, lorsqu’en haute mer, la terre ferme ayant disparu dans le brouillard, des nuages sombres s’amassent et que le vent, sinistre, soulève la mer en noirs montagnes. Et cela, ils le doivent à leur formation. Ils savent que le savant, l’homme d’État, l’artiste, aujourd’hui adulés n’étaient hier qu’arrivistes, hâbleurs, charlatans méprisés, indignes d’attention.

Et plus on se trouve haut dans le Triangle spirituel, plus la peur et l’insécurité sont visibles et leurs arêtes aiguës. Tout d’abord, on trouve çà et là des yeux capables également de voir par eux-mêmes, des têtes capables de synthèse. Des hommes ainsi doués s’interrogent : la vérité d’avant-hier ayant été remplacée par celle d’hier et celle-ci par celle d’aujourd’hui la vérité d’aujourd’hui à son tour ne pourrait-elle, d’une manière ou d’une autre, être renversée par celle de demain ?

Et les plus audacieux répondent :"C’est dans le domaine des choses possibles."

Par ailleurs, il se trouve également des yeux capables de voir "ce qui n’a pas encore été expliquée" par la science actuelle. De tels hommes se demandent : "La science arrivera-t-elle, dans cette voie qu’elle suit depuis si longtemps, à la solution de ces énigmes ? Et si elle y parvenait, pourra-t-on se fier à sa réponde ?"

On trouve également dans ces sections des savants de profession qui peuvent se rappeler l’accueil fat par les Académies à certains faits aujourd’hui reconnus et acceptés par ces mêmes cercles. Il se trouve également parmi eux des spécialistes de l’art qui écrivent des ouvrages profonds, pleins d’appréciations flatteuses pour l’art qui, hier, était insensé. Par ces livres, ils suppriment les barrières que l’art a déjà franchises depuis longtemps et en dressent de nouvelles qui seront, elles, immuablement fixées pour tous les temps. Ce faisant, ils ne s’aperçoivent pas que leurs barrières, ils les établissent derrière l’art et non devant lui. S’ils s’en aperçoivent demain, ils écriront d’autres ouvrages et déplaceront précipitamment leurs barrières. Et cette activité se perpétuera, inchangée, tant qu’il ne sera pas établi que le principe extérieur de l’art ne peut être valable que pour le passé et jamais pour l’avenir. Il ne peut exister une théorie de ce principe pour le reste du chemin, dans le domaine du non_matériel. On ne saurait cristalliser matériellement ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui conduit vers le royaume de Demain ne peut être reconnu que par la sensibilité (le talent de l’artiste étant ici la voie). La théorie est la lanterne éclairant les formes cristallisées de l’hier" et de ce qui précédait l’hier.

Et si nous montons encore plus haut, nous verrons une confusion plus grande encore, comme dans une grande ville, solide, construite selon toutes les règles de la mathématiques architectonique et secouée par des forces incommensurables.

Plus haut encore on ne trouve plus trace de peur. Un travail s’y poursuit qui ébranle hardiment les piliers établis parles hommes. Ici aussi nous trouvons des savants de profession, qui étudient sans cesse la matière, n’ont peur d’aucune question et finalement mettent en question la matière même sur laquelle, hier encore, tout reposait, sur laquelle l’univers entier était appuyé. Mails "il n’y a pas de forteresses qu’on ne puisse prendre".

Ce beau intérieur est le beau auquel on a recours par une nécessité intérieure impérative en renonçant au beau conventionnel.

IV) La pyramide
"Connais-toi toi même" Un artiste qui ne voit pas, pour lui-même, un but dans l’imitation, même artiste, des phénomènes naturels et qui est créateur, et veut et doit exprimer son monde intérieur, voit avec envie avec quel naturel et quelle facilité ces buts sont atteints dans l’art le plus immatériel à l’heure actuelle : la musique. Il est compréhensible qu’il se tourne vers elle et cherche à trouver dans son art les mêmes moyens. De là découle la recherche actuelle de la peinture dans le domaine du rythme, des mathématiques et des constructions abstraites, la valeur que l’on accorde maintenant à la répétition du ton coloré, la manière dont la peinture est mises en mouvement, etc.

Cela veux dire d’un art doit apprendre d’un autre comment il utilise ses moyens afin d’utiliser ensuite ses propres moyens selon les mêmes principes, c’est-à-dire selon le principe qui lui est propre. Lors de cet apprentissage, l’artiste ne doit pas oublier que chaque moyen implique un mode d’utilisation particulier et que c’est ce mode qui est à découvrir.

Ainsi l’approfondissement en soi-même sépare-t-il les arts les uns des autres, cependant que la comparaison les rapproche dans la recherche intérieur ? On s’aperçoit ainsi que chaque art a ses propres forces qui ne sauraient être remplacées par celles d’un autre. On en vient ainsi finalement à l’unification des forces propres de différents arts. De cette unification naîtra avec le temps l’art que nous pouvons déjà entrevoir, le véritable art monumental.

Et quiconque approfondit les trésors intérieurs cachés de son art est à envier, car il contribue à élever la pyramide spirituelle, qui atteindra la ciel.

  • Apollinaire

L’esprit nouveau de l’art

L’homme s’est familiarisé avec ces êtres formidables que sont les machines, il a exploré le domaine des infiniment petits, et de nouveaux domaines s’ouvrent à l’activité de son imagination : celui de l’infiment grand et celui de la prophétie.

Ne croyez pas toutefois que cet esprit nouveau soit compliqué, languissant, factice et glacé. Suivant l’ordre même de la nature, le poëte s’est débarrassé de tout propos ampoulé. Il n’y a plus de wagnérisme en nous et les jeunes auteurs ont rejeté loin d’eux toute la défroque enchantée du romantisme colossal de l’Allemagne de Wagner, autant que les oripeaux agrestes de celui que nons avait valu Jean-Jacques Rousseau.

Je ne crois pas que les événements sociaux aillent si loin un jour qu’on ne puisse plus parler de littérature nationale. Au contraire, si loin qu’on aille dans la voie des libertés, celles-ci ne feront que renforcer la plupart des anciennes disciplines et il en surgira de nouvelles qui n’auront pas moins d’exigences que les anciennes. C’est pourquoi je pense que, quoi qu’il arrive, l’art, de plus en plus, aura une patrie. D’ailleurs, les poëtes sont toujours l’expression d’un milieu, d’une nation, et les artistes, comme les poëtes, comme les philosophes, forment un fonds social qui appartient sans doute à l’humanité, mais comme étant l’expression d’une race, d’un milieu donné.

L’art ne cessera d’être national que le jour où l’univers entier vivant sous un même climat, dans des demeures bâties sur le même modèle, parlera la même langue avec le même accent, c’est-à-dire jamais. Des différences ethniques et nationales naît la variété des expressions littéraires, et c’est cette même variété qu’il faut sauvegarder.

Une expression lyrique cosmopolite ne donnerait que des oeuvres vagues sans accent et sans charpente, qui auraient la valeur des lieux communs de la rhétorique parlementaire internationale. Et remarquez que le cinéma, qui est l’art cosmopolite par excellence, présente déjà des différences ethniques immédiatement dissemblables à tout le monde, et les habitués de l’écran font immédiatement la différence d’un film américain et d’un film italien. De même l’esprit nouveau, qui a l’ambition de marquer l’esprit universel et qui n’entend pas limiter son activité à ceci ou à cela, n’en n’est pas moins, et prétend le respecter, une expression particulière et lyrique de la nation française, de même que l’esprit classique est, par excellence, une expression sublime de la même nation.

Il ne faut pas oublier qu’il est peut-être plus dangereux pour une nation de se laisser conquérir intellectuellement que par les armes. C’est pourquoi l’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. Cette liberté et cet ordre qui se confondent dans l’esprit nouveau sont sa caractéristique et sa force.

Apollinaire L’esprit nouveau et les poètes

  • Scheler, Nature et formes de la sympathie (1913). L’Homme du ressentiment (1919).
  • Bergson, L’Énergie spirituelle (1919).
  • Proust, « Sur le style de Flaubert » (1920) ;
  • V. Woolf, Les Vagues (1931).

Les Vagues (The Waves), publié en 1931, est le roman le plus expérimental de Virginia Woolf. Il consiste en monologues parlés par les six personnages du roman : Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny, et Louis. Perceval, le septième personnage, est aussi important, bien que les lecteurs ne l’entendent jamais parler lui-même. Les monologues sont interrompus par neuf brefs interludes à la troisième personne, qui détaillent une scène côtière à différents moments du jour, de l’aube au crépuscule. Tout en faisant parler alternativement les six narrateurs ou "voix", Woolf explore les concepts d’individualité, de moi, et de communauté. Chaque personnage est distinct, cependant ensemble ils composent un gestalt autour d’une silencieuse conscience centrale. Traduction et Préface de Marguerite Yourcenar.

  • Focillon, Vie des formes (1934)
  • Sartre, La Nausée (1938).
  • Camus, Noces (1938).
  • Bachelard, Psychanalyse du feu (1938).
  • Benjamin, Baudelaire [1940]. Notes sur les “Tableaux parisiens” de Baudelaire (1939) par Nathalie Raoux
    Texte de la conférence prononcée par Walter Benjamin lors de son séjour au “Foyer d’Etudes et de repos” de l’Abbaye de Pontigny en mai 1939. Prononcée en français et sténographiée, cette conférence, dont il déclara qu’elle était un “abrégé” de ses travaux sur Baudelaire est restée inédite de son vivant.
  • Georges Hyvernaud La peau et les os 1949

L’expression de la souffrance

Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Hyvernaud raconte ici son retour à la vie familiale, après sa détention dans un camp de travail.
Après que chacun a bien parlé de soi, la famille se rappelle pourtant ma présence. Vous autres aussi, dans vos camps, vous en baviez, dit la Famille. Forcément, on en bavait. Les têtes se tournent vers moi, c’est mon tour. La Famille veut savoir ce que nous mangions, si les gardiens nous maltraitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. Je me fais l’effet d’être encore le petit garçon à qui on imposait de réciter au dessert La Mendiante, d’Eugène Manuel [1] Je me résigne : Eh bien, voilà, c’est un type qui… Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlandon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle – la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus. C’est quand je suis seul – dans la foule, dans le métro – que les souvenirs reprennent leur consistance. J’étais bien tranquille, bien vide, comme tout le monde, et tout à coup il y a cette haleine contre mon visage. Je
reconnais l’odeur de cuir et de drap de troupe. J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair. Je redeviens cet homme nu, ses vêtements à ses pieds, un homme qui a froid, qui a honte de son ventre gonflé et de ses jambes misérables. Ou bien, c’est le sous-officier allemand qui surgit. Le vieux sous-officier avec sa veste courte, ses grosses fesses. Il se tient au bord du trottoir, un bâton à la main, planté dans ses bottes énormes. Et quand nous passons devant lui, il tape dans le tas. C’est comme ça qu’ils me tombent dessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent soudain et pèsent sur moi de leur poids atroce. Ça ne dure pas. Quelqu’un demande : Vous descendez à la prochaine ? Les gens me bousculent, me délivrent.
« Voilà, c’est un type qui… » Mon petit récit a du succès. Tout à fait la sorte de
récits qui convient aux familles : coloré, drôle – et crâne [2] en même temps ; moitié Courteline [3] et moitié Déroulède [4]. La Famille s’amuse et admire. […] Et ainsi, à mesure que j’en parle, mes cinquante mois de captivité se transforment en une bonne blague de chambrée, en une partie de cache-cache avec nos gardiens. Voilà ce que j’aurai rapporté de mon voyage : une demi-douzaine d’anecdotes qui feront rigoler la famille à la fin des repas de famille.
Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir.
Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949

Questions

  • Première partie : interprétation littéraire
    A quelles formes diverses de violence le narrateur est-il exposé ?
  • Deuxième partie : essai philosophique
    L’expérience de la souffrance est-elle incommunicable ?
  • Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953) ; Le Cahier bleu (1958).

Jankélévitch

"Sur un point au moins la nostalgie diffère du spleen, de l’angoisse ou de l’ennui : la nostalgie, elle, n’est pas une « algie » entièrement immotivée ni entièrement indéterminée. Ce « je-ne-sais-quoi » sait ou pressent quelque chose. Cette douleur sans rien d’endolori ne reste pas longtemps innommée… Cette algie-là peut dire de quoi elle souffre, de quoi elle est le mal : elle est le mal du pays ; elle dit elle-même sa raison déterminante, et elle la dit dans son complément déterminatif : « le mal du pays », toska po rodinié[1]. Voilà une toska qui a l’air de connaître la cause de la maladie ! Et non seulement le mal du pays localise l’origine de sa langueur, mais la nostalgie indique pour sa part le remède : le remède s’appelle le retour, nostos ; et il est, si l’on peut dire, à la portée de la main. Pour guérir, il n’y a qu’à rentrer chez soi. Le retour est le médicament de la nostalgie comme l’aspirine est le médicament de la migraine. Ithaque est pour Ulysse le nom de ce remède. C’est du moins ce que l’on croit…"
 
Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, 1974, Champs essais, 2011, p. 340.

[1] Toska po rodinié : expression russe qui désigne donc le mal du pays.

Kundera

"Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. Pour cette notion fondamentale, la majorité des Européens peuvent utiliser un mot d’origine grecque (nostalgie, nostalgia), puis d’autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. Dans chaque langue, ces mots possèdent une nuance sémantique différente. Souvent, ils signifient seulement la tristesse, causée par l’impossibilité du retour au pays. Mal du pays. Mal du chez-soi. Ce qui, en anglais, se dit : homesickness. Ou en allemand : Heimweh. En hollandais : heimwee. Mais c’est une réduction spatiale de cette grande notion. L’une des plus anciennes langues européennes, l’islandais, distingue bien deux termes : söknudur : nostalgie dans son sens général ; et heimfra : mal du pays. Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d’amour tchèque la plus émouvante : stýská se mi po tobe ; j’ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. Certaines langues ont quelques difficultés avec la nostalgie : les Français ne peuvent l’exprimer que par le substantif d’origine grecque et n’ont pas de verbe ; ils peuvent dire : je m’ennuie de toi mais le mot s’ennuyer est faible, froid, en tout cas trop léger pour un sentiment si grave. Les Allemands utilisent rarement le mot nostalgie dans sa forme grecque et préfèrent dire Sehnsucht : désir de ce qui est absent ; mais la Sehnsucht peut viser aussi bien ce qui a été que ce qui n’a jamais été (une nouvelle aventure) et elle n’implique donc pas nécessairement l’idée d’un nostos ; pour inclure dans la Sehnsucht l’obsession du retour, il faudrait ajouter un complément : Sehnsucht nach der Vergangenheit, nach der verlorenen Kindheit, nach der ersten Liebe (désir du passé, de l’enfance perdue, du premier amour).
C’est à l’aube de l’antique culture grecque qu’est née L’Odyssée, l’épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique. Il alla (sans grand plaisir) à la guerre de Troie où il resta dix ans. Puis il se hâta de retourner à son Ithaque natale mais les intrigues des dieux prolongèrent son périple d’abord de trois années bourrées d’événements les plus fantasques, puis de sept autres années qu’il passa, otage et amant, chez la déesse Calypso qui, amoureuse, ne le laissait pas partir de son île.
Au cinquième chant de L’Odyssée, Ulysse lui dit : « Toute sage qu’elle est, je sais qu’auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté... Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour ! » Et Homère continue : « Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l’un de l’autre à s’aimer. »
[...] Ulysse vécut chez Calypso une vraie dolce vita, vie aisée, vie de joies. Pourtant, entre la dolce vita à l’étranger et le retour risqué à la maison, il choisit le retour. A l’exploration passionnée de l’inconnu (l’aventure), il préféra l’apothéose du connu (le retour). A l’infini (car l’aventure ne prétend jamais finir), il préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie).
Sans le réveiller, les marins de Phéacie déposèrent Ulysse dans des draps sur la rive d’Ithaque, au pied d’un olivier, et partirent. Telle fut la fin du voyage. Il dormait, épuisé. Quand il se réveilla, il ne savait pas où il était. Puis Athéna écarta la brume de ses yeux et ce fut l’ivresse ; l’ivresse du Grand Retour ; l’extase du connu ; la musique qui fit vibrer l’air entre la terre et le ciel : il vit la rade qu’il connaissait depuis son enfance, la montagne qui la surplombait, et il caressa le vieil olivier pour s’assurer qu’il était resté tel qu’il était vingt ans plus tôt.
En 1950, alors qu’Arnold Schönberg était aux États-Unis depuis dix-sept ans, un journaliste lui posa quelques questions perfidement naïves : est-ce vrai que l’émigration fait perdre aux artistes leur force créatrice ? que leur inspiration se dessèche dès que les racines du pays natal cessent de la nourrir ?
Figurez-vous ! Cinq ans après l’Holocauste ! Et un journaliste américain ne pardonne pas à Schönberg son manque d’attachement pour ce bout de terre où, devant ses yeux, l’horreur de l’horreur s’était mise en branle ! Mais rien à faire. Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments. Pénélope en occupe le sommet, très haut au-dessus de Calypso.
Calypso, ah Calypso ! Je pense souvent à elle. Elle a aimé Ulysse. Ils ont vécu ensemble sept ans durant. On ne sait pas pendant combien de temps Ulysse avait partagé le lit de Pénélope, mais certainement pas aussi longtemps. Pourtant on exalte la douleur de Pénélope et on se moque des pleurs de Calypso."

Milan Kundera, L’Ignorance, 2000, Folio, 2005, p. 9-14.

  Les métamorphoses du moi


Que désigne-t-on précisément par ce mot, « moi » ? Ce qu’on appelle communément le moi
a-t-il une réalité nette et stable ? Comment caractériser son unité et son identité ? Qui le connaît le mieux, et comment le décrire ? Quelle part accorder, dans sa définition, à la société et au regard des autres ? Toutes mes actions et toutes mes pensées émanent-elles de « moi » au même degré ? Ces questions sont anciennes ; certaines d’entre elles remontent à l’Antiquité (cf. les Confessions de saint Augustin : « Je suis devenu pour moi-même une énigme »). Pour le sujet moderne, contraint de chercher sa place dans une société élargie, transformée et traversée de multiples tensions, de telles questions n’ont pu que gagner en acuité.
Prétention à un contrôle absolu ou abandon à l’impulsion immédiate, ivresse créatrice ou expériences de la dépersonnalisation, enthousiasme révolutionnaire ou souci exclusif de l’intérêt privé, recherche des émotions les plus raffinées ou paroxysme du conflit intérieur, passion du lointain ou mystique de l’enracinement, ferveur religieuse ou exaltation de l’extrême liberté : toutes ces figures de la subjectivité et d’autres encore coexistent dans la culture du « long XIXe siècle » (1789-1914).
Avant même les immenses traumatismes des deux guerres mondiales, nombreux sont les écrivains, artistes et penseurs à mettre en scène, figurer et souligner dans des formes nouvelles les déchirements internes à l’individualité moderne. C’est ainsi notamment que la diffusion des théories et des pratiques psychanalytiques a profondément marqué la culture du XXe siècle. À quelle connaissance de nous-mêmes sommes-nous capables d’accéder ? Cette interrogation est encore la nôtre.

Bibliographie indicative : Les métamorphoses du moi

Rousseau Les Confessions, I

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et qui n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.
Rousseau (1712-1778), Les Confessions, 1782

  • Hegel,Phénoménologie de l’esprit (1807).
  • Musset, Lorenzaccio (1834).

Lorenzacio, drame en 5 actes écrit par Alfred de MUSSET. - Débat avec Gérard PHILIPE et Jean VILAR sur la mise en scène. - 28’30 En présence du public, "Lorenzaccio"
Dossier France Culture sur Jean Vilar
ROLLA OU LE SUICIDE POUR UNE COURTISANE

Stendhal, Souvenirs d’égotisme [1832] ; Vie de Henry Brulard[1836].

Musset,Les Nuits(1837).

Stirner, L’Unique et sa propriété(1844).

Charlotte Brontë, Jane Eyre, (1847).

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1849) « Récapitulation de ma vie ».

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819-1859)[extraits].

Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol (1864).

Baudelaire, Fusées ([1855-1862] 1897) ; Mon cœur mis à nu ([1863-1867] 1887).

Dickinson, Lettres et poèmes (publ. 1955).

Rimbaud, Lettres du voyant (1871).

Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques (1874).

Nietzsche, Le Gai savoir(1882).

Maupassant, Le Horla(1887).

Stevenson, L’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde(1886).

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1885).

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience(1889).

Ribot,La Psychologie des sentiments(1896).

Thérèse de Lisieux,Histoire d’une âme(1898).

Gide, L’Immoraliste (1902).

  • Au cours de la rédaction, Gide parlera du texte comme d’un « roman », mais finira par lui donner l’étiquette de « récit », terme qui signale pour lui une narration à la première personne. En fait L’Immoraliste, écrit entre les lignes des Nourritures terrestres, a une portée ironique comme les autres récits gidiens, car à travers les paroles du narrateur Michel, et à son insu, se dessine la critique du point de vue qu’il voudrait imposer.
    Voir le site consacré à Gide avec bibliographie sur l’immoraliste

Bergson L’Énergie spirituelle (1919).

Proust, Le Côté de Guermantes (1920) : Le côté de Guermantes vol I ;Le côté de Guermantes vol II

Zweig, La Peur (1920).

Pirandello, Six personnages en quête d’auteur (1921).

Freud, Essais de psychanalyse (1915-1923).

Svevo, La conscience de Zeno (1923).

T. Mann, La Montagne magique (1924).

Kafka, Le Procès (1925).Version audio

Pirandello, Un, personne et cent mille (1926).

Kafka, Amerika (1927).

Freud, Malaise dans la civilisation (1929).

Sartre, La transcendance de l’ego (1938).

Leiris, L’Âge d’homme (1939).

Sartre, L’Être et le Néant (1943) [La mauvaise foi] ; Huis clos (1944).

Pessoa, Le Livre de l’intranquillité (1982).