La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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De l’inspiration homérique aux poètes romantiques. Perdre la raison ?

L’enquête de Socrate : les politiques, les poètes et les artisans


Apologie de Socrate

[bleu marine]Que valent les différents savoirs à l’oeuvre dans la cité ? Socrate après avoir reçu la parole énigmatique de l’oracle de Delphes lui disant qu’il est le plus sage des hommes, s’attache à en vérifier la validité.
Si ce dernier poursuit le savoir, c’est par la parole - le logos- qu’il fait accoucher son interlocuteur d’un savoir qui se trouve déjà en lui. Le poète pour sa part est au contraire possédé par le verbe poétique qui s’empare de lui. La parole poétique habite en lui, portée par les Dieux, donnant naissance à l’enthousiasme, le mettent "hors de lui".
Socrate s’en explique au cours de son procès.

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Considérez maintenant pourquoi je vous en parle. C’est que j’ai à vous expliquer l’origine de la calomnie dont je suis victime. Lorsque j’eus appris cette réponse de l’oracle, je me suis mis à réfléchir en moi-même. "Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses paroles ? Car moi, je n’ai conscience d’être sage en quoi que ce soit, petite ou grande chose. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus sage ? Car il ne ment certainement pas ; cela ne lui est pas permis." Pendant longtemps je me demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai, quoique à grand-peine, à m’en éclaircir de la façon suivante. Je me rendis chez un de ceux qui passent pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là, contrôler l’oracle et lui déclarer : "Cet homme-ci est plus sage que moi, et toi, tu m’as proclamé le plus sage." J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes d’État, qui, à l’épreuve, me fit l’impression dont je vais vous parler. Il me parut en effet, en causant avec lui, que cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même, mais qu’il ne l’était point. J’essayai alors de lui montrer qu’il n’avait pas la sagesse qu’il croyait avoir. Par là, je me fis des ennemis de lui et plusieurs assistants. Tout m’en allant, je me disais en moi-même : "Je suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je n’ai aucun savoir, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir." Après celui-là, j’en allai trouver un autre, un de ceux qui passaient pour être plus sages encore que le premier, et mon impression fut la même, et ici encore je me fis des ennemis de lui et de beaucoup d’autres.

Ce sont ces enquêtes, Athéniens, qui ont soulevé contre moi tant de haines si amères et si redoutables, et c’est de ces haines que sont venues tant de calomnies et cette renommée de sage qu’on m’a faite ; car ceux qui m’entendent s’imaginent toujours que je sais les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres. Mais il y a bien des chances, juges, que le dieu soit réellement sage et que par cet oracle il veuille dire que la sagesse humaine n’est pas grand-chose ou même qu’elle n’est rien. Et s’il a nommé Socrate, il semble bien qu’il ne s’est servi de mon nom que pour me prendre comme exemple. C’est comme s’il disait : "Le plus sage d’entre vous, hommes, c’est celui qui a reconnu comme Socrate que sa sagesse n’est rien." Voilà pourquoi aujourd’hui encore je vais partout, enquêtant et questionnant tous ceux des citoyens et des étrangers qui me paraissent sages ; et, quand je découvre qu’ils ne le sont pas, je me fais le champion du dieu, en leur démontrant qu’ils ne sont pas sages. Ainsi occupé, je n’ai jamais eu le loisir de m’intéresser sérieusement aux affaires de la ville ni aux miennes, et je vis dans une pauvreté extrême, parce que je suis au service du dieu. »

Platon, Apologie de Socrate, (extraits). Adapté par Jean Laberge

Dans le dialogue Ion, le poète se présente comme spécialiste d’Homère. Ce dernier défend une certaine sensibilité naïve, mais comme l’explique J. Darriulat, (http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Platon/Ion.html) Socrate soupçonne de duplicité cette sensibilité qui se prétend naïve. En effet, Ion est un personnage ambigu :
1- Poète, il se réclame de la figure très ancienne de l’inspiré et du prophète. Sa robe de scène est un habit sacerdotal. Le récitant est semblable au devin : c’est un dieu qui parle par sa bouche.
2- Commentateur ou interprète, Ion sait aussi faire l’exégèse du poème qu’il récite : « C’est la partie de mon art qui m’a coûté le plus de travail, et je crois être de tous les hommes, celui qui dit les plus belles choses au sujet d’Homère » (530 c). Ion ne récite pas seulement Homère ; il parle aussi sur Homère.

Le poète n’est jamais très éloigné du sophiste.

La Muse et l’inspiré

Née d’une oralité secrète, l’inspiration est la seule notion qui vaille. Soufflée par la Muse, elle régit un poète qui ignore le désir de création. Une chaîne se déploie, reliant la Muse, l’aède, l’auditoire : « De tous les hommes de la terre, les aèdes méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse, aimant la race des chanteurs, qui les inspire. » (Odyssée, VIII, 479-481.)

L’idée d’une chaîne est reprise par Platon dans le dialogue Ion : le rhapsode, sous l’effet de l’ « enthousiasme », récite par cœur les vers composés par l’aède. Il est un anneau de la chaîne allant de la Muse aux auditeurs. Socrate explique ce phénomène par la métaphore de l’aimant :
SOCRATE.

Je le vois, Ion, et je vais t’exposer ma pensée [533d] là-dessus. Ce talent que tu as de bien parler sur Homère n’est pas en toi un effet de l’art, comme je disais tout à l’heure : c’est je ne sais quelle force divine qui te transporte, semblable à celle de la pierre qu’Euripide a appelée Magnétique, et qu’on appelle ordinairement Héracléenne (16). Cette pierre non seulement attire les anneaux de fer, mais leur communique la vertu de produire le même effet, et d’attirer d’autres [533e] anneaux ; en sorte qu’on voit quelquefois une longue chaîne de morceaux de fer et d’anneaux suspendus les uns aux autres, qui tous empruntent leur vertu de cette pierre. De même la muse inspire elle-même le poète ; celui-ci communique à d’autres l’inspiration, et il se forme une chaîne inspirée. Ce n’est point en effet à l’art, mais à l’enthousiasme et à une sorte de délire, que les bons poètes épiques doivent tous leurs beaux poèmes. Il en est de même des bons poètes lyriques. Semblables aux corybantes, [534a] qui ne dansent que lorsqu’ils sont hors d’eux-mêmes, ce n’est pas de sang-froid que les poètes lyriques trouvent leurs beaux vers ; il faut que l’harmonie et la mesure entrent dans leur âme, la transportent et la mettent hors d’elle-même. Les bacchantes ne puisent dans les fleuves le lait et le miel [violet]qu’après avoir perdu la raison ;[/violet] leur puissance cesse avec leur délire ; ainsi l’âme des poètes lyriques fait réellement ce qu’ils se vantent de faire. Ils nous disent que c’est [534b] à des fontaines de miel, dans les jardins et les vergers des Muses, que, semblables aux abeilles, et volant ça et là comme elles, ils cueillent les vers qu’ils nous apportent ; et ils disent vrai. En effet le poète est un être léger, ailé et sacré : il est incapable de chanter avant que le délire de l’enthousiasme arrive : jusque là, on ne fait pas des vers, on ne prononce pas des oracles. Or, comme ce n’est point l’art, mais une inspiration divine qui dicte au poète ses vers, et lui fait dire sur tous les sujets toutes sortes de [534c] belles choses, telles que tu en dis toi-même sur Homère, chacun d’eux ne peut réussir que dans le genre vers lequel la muse le pousse. L’un excelle dans le dithyrambe, l’autre dans l’éloge ; celui-ci dans les chansons à danser, celui-là dans le vers épique ; un autre dans l’ïambe ; tandis qu’ils sont médiocres dans tout autre genre, car ils doivent tout à l’inspiration, et rien à l’art ; autrement, ce qu’ils pourraient dans un genre, ils le pourraient également dans tous les autres. En leur étant la raison, en les prenant pour ministres, [534d] ainsi que les prophètes et les devins inspirés, le dieu veut par là nous apprendre que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils disent des choses si merveilleuses, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais qu’ils sont les organes du dieu qui nous parle par leur bouche. En veux - tu une preuve frappante ? Tynnichus de Chalcide n’a fait aucune pièce de vers que l’on retienne, excepté son Péan, que tout le monde chante, la plus belle ode peut-être qu’on ait jamais faite, et qui, comme il le dit lui-même, est réellement [534e] une production des muses. Il me semble qu’il a été choisi comme un exemple éclatant, pour qu’il ne nous restât aucun doute si tous ces beaux poèmes sont humains et faits de main d’homme, mais que nous fussions assurés qu’ils sont divins et l’œuvre des dieux, que les poètes ne sont rien que leurs interprètes, et qu’un dieu les possède toujours, quel que soit celui qui les possède. C’est pour nous rendre cette vérité sensible que le dieu a chanté tout exprès la plus belle ode par la bouche du plus mauvais poète. [535a] Ne trouves-tu pas que j’ai raison ?

ION.

Oui, par Jupiter : tes discours, Socrate, touchent les cordes les plus secrètes de mon âme ; et il me parait aussi que les poètes, par une faveur divine, sont auprès de nous les interprètes des dieux.

La poésie est un discours à la limite du logos.

La trajectoire poétique amorcée par la Muse permet donc à l’homme d’acquérir une mémoire dont elle est la garante. Les Grecs se plaisent à représenter cette relation particulière entre l’homme et les déesses : les Muses apparaissent souvent dans la céramique aux côtés de poètes.

Les neuf Muses : Uranie, Muse de l’astronomie | © Bibliothèque nationale de France

Les neuf Muses : Les neuf Muses : Melpomène, Muse de la tragédie | © Bibliothèque nationale de France