La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Questionner le Lachès de Platon
L’exemplarité

1. Lachès ou le courage

Platon

 1.1. Introduction : un texte politique

C’est un dialogue qui attaque la démocratie comme étant un régime politique nuisible aux valeurs de la famille. Le père occupé par les affaires de la Cité en oublie ses enfants qui se laissent aller à leurs penchants et désirs débridés. Se trouve ici mise en place la question de la source de la tyrannie reprise plus tard dans La République.
L’éloge de la guerre et de l’éducation militaire appartient au régime aristocratique. Ce sont les deux voies que refuse de suivre Socrate dans ce dialogue. C’est le savoir qui doit d’abord nous guider. Il ne défend pas non plus le modèle démocratique qui vend son éducation via les sophistes. Ce qu’il faut aussi noter c’est le refus de la part de Platon, via Socrate, de la confusion des genres.On ne peut être guerrier et éducateur, ce qu’il reprendra dans la République à propos des différentes classes de la Cité. D’un point de vue méthodique, il ne s’agit pas de tout ramener au confus mais de distinguer, comme le montre la démarche philosophique elle-même. Il faut distinguer, diviser, sur le modèle de la juste proportion géométrique.

Platon
Nicias (en grec ancien Νικίας, né vers 470, mort en 413) est un homme politique et général athénien durant la guerre du Péloponnèse. Il œuvre pendant le conflit afin de mettre un terme aux combats et d’établir une paix entre les belligérants, puis en tant que général après la reprise des hostilités. Après la mort de Périclès, il devient l’un des plus importants meneurs d’Athènes, à la suite de la mort de Cléon, et est élu stratège à plusieurs reprises. Modéré, il s’oppose à l’impérialisme agressif des démocrates athéniens, et préside aux négociations avec Sparte après la bataille de Pylos. La paix déclarée en 421 est nommée paix de Nicias en référence à son action, et met fin à la première partie de la guerre du Péloponnèse. Après la reprise des hostilités, il commande l’armée d’Athènes en Sicile et est défait par les troupes de Syracuse commandées par le général lacédémonien Gylippos.

Le dialogue est censé se dérouler pendant la guerre du Péloponnèse, en 424 avant J.-C. (Athènes contre Sparte). Lysimaque et Mélèsias, fils de deux grands personnages prestigieux d’Athènes, ont chacun un fils dont ils veulent perfectionner l’éducation pour qu’ils se rendent dignes du nom qu’ils portent. En effet, ces enfants s’appellent du nom de leurs grand-pères, l’un Aristide et l’autre Thucydide, deux grands hommes d’Etat. Lysimaque se présente comme un vieil ami du défunt Sophronisque, le père de Socrate, mais ne connaît Socrate que par ouïe dire. Mélèsias ne joue qu’un rôle marginal dans le dialogue, et sert surtout de pendant à son ami Lysimaque. C’est ainsi qu’ils invitent deux généraux illustres d’Athènes, Nicias et Lachès, pour leur demander conseil. Ils assistent tous à une séance d’entraînement donné par un maître d’armes, en présence aussi des deux jeunes enfants. Les deux amis demandent aux généraux ce qu’ils pensent de cet exercice qui n’est pas sans analogie avec l’éristique.

Lachès : Fils du dénommé Mélanopos, un peu moins illustre que Nicias

Platon dit de lui qu’il est doté d’un tempérament sanguin et néanmoins très sympathique. Il a commandé, en -427, l’expédition que les Athéniens ont envoyé au secours des Léontins. En -424, il participe à la bataille de Délion aux côtés de Socrate, dont il loue la grande vaillance. Il est l’instigateur de la trêve de -423, et meurt au combat à Mantinée en -418.

L’art de la guerre : un modèle éducatif ?

  • C’est la conviction de Lysimaque qui défend un pseudo-modèle aristocratique de l’éducation, contre la démocratie athénienne... C’est en fait un modèle combattif et éristique.
  • Un des effets fâcheux de celle-ci serait de ne plus avoir le temps d’éduquer ses propres enfants

Le modèle du guerrier a des références

 Homère et l’éducation

  • Achille, le plus vaillant des combattants grecs, est profondément affecté par la mort de son ami Patrocle, tombé sous les coups du héros troyen Hector. Achille affronte ce dernier dans un duel terrible. Les dieux ayant abandonné Hector à son sort, le vainqueur attache son cadavre à son char pour le soustraire à la "belle mort" et le priver des honneurs rendus aux héros guerriers morts au combat. Seule l’intervention de Priam - il vient supplier le héros grec de lui rendre la dépouille de son fils - permettra aux Troyens de ramener le corps d’Hector dans la cité pour des funérailles dignes de lui.

 1.2. Exercices

Exercice1
faire des recherches sur l’éducation à Athènes au IVe s av JC
Quelle place y tient Homère ?
Quel est le modèle éducatif de Spartes ?
Exercice2
Ecrire une définition argumentée des préjugés de Lysimaque, à partir du travail qui suit sur les présupposés

 1.3. Analyse du texte

 1.3.1. Les présupposés de Lysimaque

EH bien ! Nicias et Lachès, vous avez vu cet homme qui vient de combattre tout armé. Nous ne vous avons pas dit d’abord pourquoi Mélésias et moi, nous vous engagions à venir assister avec nous à ce spectacle ; mais nous allons vous l’apprendre, persuadés que nous pouvons vous parler avec une entière confiance. Bien des gens se moquent de ces sortes d’exercices, et quand [178b] on leur demande conseil, au lieu de dire leur pensée, ils ne cherchent qu’à deviner le goût de ceux qui les consultent, et parlent contre leur propre sentiment. Pour vous, nous sommes persuadés que vous joignez la sincérité aux lumières ; c’est pourquoi nous avons pris le parti de vous consulter sur ce que nous allons vous communiquer. Après ce préambule, [179a] j’arrive au fait. Voici nos enfants, celui là, fils de Mélésias, porte le nom de son aïeul, et s’appelle Thucydide ; et celui-ci, qui est à moi, porte aussi le nom de mon père, et s’appelle comme lui Aristide. Nous avons résolu de prendre le plus grand soin de leur éducation, et de ne pas faire comme la plupart des pères, qui, dès que leurs enfants sont devenus un peu grands, les laissent vivre à leur fantaisie. Nous croyons au contraire que c’est le moment de redoubler de vigilance auprès d’eux ; et comme [179b] vous avez aussi des enfants, nous avons pensé que vous auriez déjà songé aux moyens les plus propres à les perfectionner ; et si vous n’y avez pas encore réfléchi sérieusement, nous voulons vous faire souvenir que c’est une affaire à ne pas négliger, et vous inviter à délibérer en commun sur l’éducation que nous devons donner à nos enfants.

Présupposés :

  • La guerre est un spectacle glorieux pour Lysimaque. On ne poursuit donc aucune autre fin que celle du prestige ; dès le début on comprend que tout est dans le paraître, l’illusion (le prestige de l’uniforme)nf*Une bonne éducation semble être celle qui consiste à se distinguer socialement. Il s’agit d’apprendre les bonnes manières et d’être fidèle à son appartenance sociale ---> aucune quête ici de vérité
  • Les enfants ont les mêmes noms que les grands-pères, les deux pères ont les mêmes idées. [violet]Cette thématique de la copie met en valeur la confusion faite entre la copie et l’exemplarité[/violet]

 1.3.2. Qu’est-ce qu’une éducation exemplaire ?

Quand même je devrais m’étendre un peu trop, il faut que vous m’entendiez, et que vous sachiez, Nicias et Lachès, ce qui nous a portés à prendre ce parti. Mélésias et moi nous n’avons qu’une même table, et ces enfants mangent avec nous ; [179c] mais je vais continuer à vous parler sans réserve, comme je vous l’ai dit au commencement. Nous avons, il est vrai, lui et moi, à entretenir nos enfants de mille actions honorables que nos pères ont faites, soit dans la paix, soit dans la guerre, tandis qu’ils administraient les affaires de la république et celles de nos alliés ; mais nous ne pouvons tous deux leur dire rien de semblable de nous, ce qui nous fait rougir devant eux et accuser la négligence de nos pères, qui, aussitôt que nous avons été un peu grands, nous ont laissé [179d] vivre au gré de nos caprices, pendant qu’ils donnaient tous leurs soins aux affaires des autres. C’est au moins un exemple que nous montrons à ces enfants, en leur disant que s’ils se négligent eux-mêmes, et s’ils ne veulent pas suivre nos conseils, ils vivront comme nous, sans gloire ; au lieu que s’ils veulent travailler, ils se montreront peut-être dignes du nom qu’ils portent.Ils promettent d’obéir, et, de notre coté, nous cherchons les études et les exercices auxquels ils doivent se livrer, pour devenir des hommes distingués. [179e] Quelqu’un nous a parlé de cet exercice, disant qu’il était bien à un jeune homme d’apprendre à combattre tout armé. Il nous a vanté cet homme qui vient de montrer son adresse, et nous a invités à l’aller voir. Nous avons donc jugé à propos d’y venir, et de vous prendre aussi en passant, non seulement comme spectateurs, mais encore comme conseillers et même comme parties intéressées, à ce qu’il semble : [180a] voilà ce que nous avions à vous communiquer. C’est à vous, présentement, à nous aider de vos conseils, soit que vous approuviez ou que vous condamniez l’exercice des armes, soit que vous ayez d’ailleurs une étude ou un exercice à nous recommander pour un jeune homme ; enfin, puisque vous êtes dans le même casque nous, vous nous direz ce que vous pensez faire à cet égard.

Eduquer c’est pour Lysimaque soumettre et transmettre. C’est donner des règles, comme dans l’enseignement militaire, qu’il conviendrait d’ apprendre par coeur
  • Quels risques découlent de la naïveté de Lysimaque qui est près à adhérer à n’importe quelle analyse pourvu qu’elle conforte ses positions.
  • Il n’est pas libre de son appartenance sociale. Ce qui lui manque c’est une réelle réflexion qui consiste d’abord à se détacher de ses convictions
  • il en appelle à une éducation paternaliste fondée sur la similitude. Le maître se doit de reproduire le modèle. Similitude rejoint identité
  • Quels risques découlent de cette position ?

    Cette conception ne laisse aucune place à l’initiative, c’est-à-dire la liberté
    Texte à mettre en perspective :
     le début du Ménon où Socrate décrit Ménon :

Jusqu’à présent, Menon, les Thessaliens étaient renommés entre les Grecs, et admirés pour leur adresse à manier un cheval et pour leurs richesses ; [70b] mais aujourd’hui ils sont renommés encore, ce me semble, pour leur sagesse, principalement les concitoyens de ton ami Aristippe de Larisse. C’est à Gorgias que vous en êtes redevables ; car, étant allé dans cette ville, il s’est attaché par son savoir les principaux des Aleuades, du nombre desquels est ton ami Aristippe, et les pins distingués d’entre les Thessaliens. Il vous a accoutumés à répondre avec assurance et d’un ton imposant aux questions qu’on vous fait, comme il est naturel que [70c] répondent des gens qui savent, d’autant plus que lui-même s’offre à tous les Grecs qui veulent l’interroger, et qu’il n’en est aucun auquel il ne réponde sur quelque sujet que ce soit. Mais ici, cher Menon, les choses ont pris une face toute contraire. Je ne sais quelle espèce de sécheresse a passé sur la science, et il paraît qu’elle a quitté [71a] ces lieux pour se retirer chez vous. Du moins si tu t’avisais d’interroger de la sorte quelqu’un d’ici, il n’est personne qui ne se mît à rire, et te dît : Étranger, tu me prends en vérité pour un heureux mortel, de croire que je sais si la vertu peut s’enseigner, ou s’il est quelque autre moyen de l’acquérir ; mais tant s’en faut que je sache si la vertu est de nature à s’enseigner ou non, que j’ignore même absolument ce que c’est que la vertu. [71b] Pour moi, Menon, je me trouve dans le même cas : je suis sur ce point aussi indigent que mes concitoyens, et je me veux bien du mal de ne savoir absolument rien de la vertu.Or, comment pourrais-je connaître les qualités d’une chose dont j’ignore la nature ? Te paraît-il, possible que quelqu’un qui ne connaît point du tout la personne de Menon sache s’il est beau,riche, noble, ou tout le contraire ? Crois-tu que cela se puisse ?

Question : Ils promettent d’obéir, et, de notre coté, nous cherchons les études et les exercices auxquels ils doivent se livrer, pour devenir des hommes distingués

  • Comment Lysimaque conçoit-il l’éducation ?
  • Pourquoi est-ce une négation de la liberté (préciser le sens de cette liberté)

 1.3.3. L’orgueil à la source du questionnement de Lysimaque.

Lysimaque est quelqu’un d’orgueilleux. C’est la conséquence de son éducation aristocratique. Comme il le laisse entendre, il ne se confie à n’importe qui. Ne discute en fait qu’avec ses pairs. Différence essentielle avec le dialogue socratique. Ce que va montrer la suite du texte, mais déjà ce préambule, c’est que c’est la confiance en ses convictions qui conduit Lysimaque à s’être égaré. Le savoir est en soi, pas à l’extérieur.

 1.3.4. Retour au texte

La réaction de Lysimaque est à mettre en perspective avec le dialogue Lysis

  • Le Lysis traite des relations qui doivent exister dans l’amitié (philia) pour que l’on puisse parler d’amitié authentique. Ce concept doit cependant s’entendre en son acception grecque, bien plus large que la notion d’amitié : la philia recouvre en effet les relations amicales entre deux personnes, les relations politiques ou économiques entre citoyens, les relations entre les parents et leurs enfants et le désir homosexuel. Il n’apporte aucune conclusion ferme sur la nature spécifique de ces relations.

Alors qu’il passe devant un gymnase à Athènes, Socrate rencontre Hippothalès et Ctésippe, accompagnés de plusieurs autres jeunes gens.

Ce dernier remarque immédiatement le trouble visible d’Hippothalès et lui en fait part. Comme il l’avait deviné, le jeune homme est amoureux d’un camarade, dont il apprend qu’il s’appelle Lysis. Ctésippe explique à Socrate, sans ménagement pour son ami, la manière dont ce dernier n’a que le nom de son bien-aimé à la bouche et les importune de ses poèmes : « Pour nous, Socrate, il nous en a rendus sourds ; il ne nous remplit les oreilles que du nom de Lysis ; surtout lorsqu’il est animé par un peu de vin, il nous en étourdit si bien qu’en nous réveillant le lendemain nous croyons entendre encore le nom de Lysis. »

C’est, pense Socrate, une bien mauvaise manière de faire sa cour, car charger de tant d’éloges la personne que l’on désire aura pour seul effet de la rendre plus orgueilleuse et encore moins accessible : « Ainsi, mon cher, en amour, quiconque est un peu habile n’a garde de célébrer ce qu’il aime avant d’avoir réussi, par une sage méfiance de ce qui peut arriver ; sans compter que d’ordinaire le bien-aimé, quand il se voit célébrer et vanter de la sorte, devient fier et dédaigneux. N’es-tu pas de cet avis ? »

NICIAS.

Pour moi, Lysimaque et Mélésias, j’approuve fort votre résolution, et suis tout prêt à me joindre à vous ; Lachès n’y sera pas, je pense, moins disposé que moi.

[180b] LACHÈS

Tu as raison, Nicias, tout ce que Lysimaque vient de dire de son père et de celui de Mélésias, me paraît parfaitement juste, et s’applique non seulement à eux, mais aussi à nous et à tous ceux qui se mêlent des affaires publiques ; à presque tous, il nous arrive, comme il disait, de négliger l’éducation de nos enfants et tous les soins domestiques ; tout cela, Lysimaque, est très bien, mais ce qui m’étonne, c’est que tu nous appelles pour prendre conseil de nous sur l’éducation de ces jeunes gens, [180c] et que tu n’appelles pas Socrate ; d’abord il est du même dème que toi, et, de plus, il s’occupe sans cesse de découvrir ce que tu cherches, je veux dire les études et les exercices qui conviennent le mieux aux jeunes gens.

LYSIMAQUE.

Que dis-tu, Lachès ? Socrate s’occuperait-il de ces matières ?

LACHÈS.

Assurément, Lysimaque.

NICIAS.

Je puis te l’assurer aussi bien que Lachès ; car encore dernièrement il m’a procuré un maître de musique pour [180d] mon fils ; c’est Damon, élève d’Agathocle, un homme non seulement très distingué dans son art, mais, sous tous les rapports, fort capable de donner d’excellentes leçons à des jeunes gens.

LYSIMAQUE.

Que nous apprend ce passage ? Il faut le dire, Socrate, et vous Nicias et Lachès, les hommes de mon âge ne connaissent guère ceux qui sont plus jeunes, car nous ne sortons presque pas à cause de notre vieillesse ; mais toi, ô fils de Sophronisque ! si tu as quelque bon conseil à donner à un homme qui est du même dème [180e] que toi, ne me le refuse pas : je puis dire que tu me le dois, car le souvenir de ton père est un lien d’amitié entre nous. Lui et moi, nous avons été de tout temps bons camarades et amis, et il est mort avant que nous ayons eu un démêlé. Et puis il me revient à la mémoire, que j’ai souvent entendu ces enfants, causant entre eux à la maison, répéter à tout moment le nom de Socrate ; ils en disent tout le bien possible : je ne me suis jamais avisé de leur demander [181a] s’ils parlaient du fils de Sophronisque ; mais dites-moi, mes enfants, est-ce là ce Socrate dont vous parlez si souvent ?
le préjugé de l’âge
l’amitié telle que la conçoit ici Lysimaque n’est pas celle conçue par Socrate

LES ENFANTS.

Oui, mon père, c’est lui-même.

LYSIMAQUE.

Par Junon ! Socrate, je te félicite de faire ainsi honneur à ton père, cet excellent homme ; j’en suis satisfait pour plusieurs raisons, et parce que, devenant amis, ce qui t’appartient me devient propre, comme à toi ce qui est à nous.

LACHÈS.

Oui, vraiment, Lysimaque, ne le laisse pas aller ; car, pour moi, je l’ai vu en d’autres occasions faire honneur, non seulement à son père, [181b] mais à sa patrie. A la fuite de Délium, il se retira avec moi, et je t’assure que si tous avaient fait leur devoir comme lui, la république eût sauvé sa gloire, et n’aurait pas essuyé une défaite si honteuse.

LYSIMAQUE.

Tu reçois là, Socrate, un magnifique éloge de gens dignes de foi pour toute chose et particulièrement pour le cas dont il s’agit. Crois que j’ai du plaisir à apprendre que tu jouis déjà d’une si bonne réputation, et mets-moi au nombre de ceux qui te veulent [181c] le plus de bien ; déjà tu aurais dû de toi-même nous venir voir souvent, et nous compter parmi tes amis ; mais au moins commence dès aujourd’hui, puisque nous avons lié connaissance ; attache-toi à nous et à ces enfants, pour que notre amitié se conserve en vous. Tu ne t’y refuseras pas, je pense, et de notre côté nous ne te permettrons pas de l’oublier. Mais, pour revenir à notre sujet, qu’en dites-vous ? que vous en semble ? cet exercice de combattre tout armé mérite-t-il d’être appris par les jeunes gens ?’’

[181d] SOCRATE.

Je tâcherai, Lysimaque, de te donner, même sur cela, le meilleur conseil dont je serai capable, et je suis prêt à faire tout ce que tu demanderas ; mais comme je suis le plus jeune, et que j’ai le moins d’expérience, il me semble plus juste que j’écoute auparavant ce que diront tes deux amis ; après les avoir entendus, je dirai aussi mon avis, si j’ai d’autres idées que les leurs, et j’essaierai de l’appuyer de raisons capables devons le faire goûter. Ainsi, Nicias, que ne commences-tu le premier ?

NICIAS.

Je ne m’y refuse pas, Socrate. Il me semble, pour [181e] moi, que cet exercice est très utile aux jeunes gens pour plusieurs motifs. D’abord il les éloigne des autres amusements qu’ils cherchent d’ordinaire quand ils ont du loisir ; ensuite il les rend nécessairement plus vigoureux et plus robustes. Il n’y en a pas un meilleur ni qui demande plus d’adresse et [182a] plus de force. Cet exercice et celui de monter à cheval conviennent mieux que tout autre à un homme libre ; car on ne peut s’exercer aux combats sérieux auxquels notre devoir de citoyen nous appelle, qu’avec les armes qui servent à la guerre. On en doit tirer encore un grand secours pour combattre en ligne serrée dans la bataille ; mais c’est alors surtout qu’on en sent le prix, quand les rangs sont rompus et qu’il faut se battre seul à seul, soit qu’on poursuive l’ennemi qui fait face [182b] et résiste, ou que dans une retraite on ait à se défendre contre un homme qui vous presse l’épée dans les reins. Celui qui est accoutumé à ces exercices, ne craindra jamais un homme seul, ni même plusieurs ensemble, et il l’emportera toujours. D’ailleurs ils inspirent du goût pour un des arts les plus nobles. Quand on saura se battre tout armé, on voudra connaître la tactique et les manœuvres qui ont des rapports avec l’escrime ; et arrivé là, l’ambition s’en mêle, [182c] et l’on se jette dans toutes les études stratégiques qui conviennent à un général. Or, il est certain qu’il est beau et utile d’apprendre tout ce qui regarde le métier de la guerre, et d’acquérir les connaissances auxquelles ces exercices servent de préludes. A tous ces avantages, nous en ajouterons un qui n’est pas à dédaigner ; c’est que cette science rend les hommes plus vaillants et plus hardis dans les combats ; et je ne craindrai pas non plus de lui faire encore un mérite, quelque peu considérable qu’il paraisse, [182d] de donner à l’homme une meilleure tenue, pour les poser à l’ennemi et l’intimider. Je suis donc d’avis, Lysimaque, qu’il faut faire apprendre aux jeunes gens ces exercices, et j’en ai dit les raisons. Si Lachès est d’un autre sentiment, je serai bien aise de l’entendre.

LACHÈS.

Sans doute, Nicias, c’est une chose qui mérite réflexion que de dire de quelque science que ce soit, qu’il ne faut pas l’apprendre ; car il paraît que c’est une bonne chose de tout savoir ; et si cet exercice des armes [182e] est une science, comme le prétendent les maîtres, et comme Nicias le dit, il faut l’apprendre ; mais si ce n’est pas une science, et que les maîtres d’armes nous trompent, ou que ce soit seulement une science fort peu importante, à quoi bon s’en occuper ? Ce qui me fait parler ainsi, c’est que je suis persuadé que si c’était une chose de quelque prix, elle n’aurait pas échappé aux Lacédémoniens, qui passent toute leur vie à s’appliquer et à s’exercer [183a] à tout ce qui peut à la guerre les rendre supérieurs aux autres peuples. Et quand même elle aurait échappé aux Lacédémoniens, sans doute les maîtres qui se chargent de montrer ces exercices n’auraient pas manqué de s’apercevoir que, de tous les Grecs, les Lacédémoniens sont ceux qui s’occupent le plus des travaux militaires, et qu’un homme qui serait renommé chez eux dans cet art serait certain de réussir partout, sur cette seule réputation, comme tous les poètes tragiques qui sont estimés à Athènes. Celui qui se croit un bon poète tragique, ne court pas de ville en ville autour de l’Attique [183b] pour faire jouer ses pièces, mais il vient droit ici nous les apporter, et cela est fort raisonnable ; au lieu que je vois ces champions qui enseignent à faire des armes, regarder Lacédémone comme un sanctuaire inaccessible où ils n’osent mettre le pied, tandis qu’ils se montrent partout ailleurs, et surtout chez des peuples qui s’avouent eux-mêmes inférieurs à beaucoup d’autres en tout ce qui concerne la guerre. [183c] D’ailleurs, Lysimaque, j’ai déjà vu, à l’œuvre, bon nombre de ces maîtres, et je sais ce dont ils sont capables. Et ce qui doit nous décider, c’est que, par une espèce de fatalité qui semble leur être particulière, jamais aucun de ces gens-là n’a pu acquérir la moindre réputation à la guerre. On voit dans tous les autres arts ceux qui s’y appliquent spécialement, se faire un nom et devenir célèbres ; ceux-ci, au contraire, jouent de malheur, à ce qu’il paraît. Ce Stésilée lui-même, que vous [183d] avez vu tout-à-l’heure faire ses preuves devant une si nombreuse assemblée, et que vous avez entendu parler si magnifiquement de lui-même, je l’ai vu ailleurs donner malgré lui un spectacle plus vrai de son savoir-faire. Le navire sur lequel il était ayant attaqué un vaisseau de charge, Stésilée combattait avec une pique armée d’une faux, espèce d’arme aussi originale que celui qui la portait ; cet homme n’a jamais rien fait, du reste, que l’on puisse raconter ; mais le succès qu’eut ce stratagème guerrier, de mettre une faux [183e] au bout d’une pique, mérite d’être su. Comme il s’escrimait de cette arme, elle vint à s’embarrasser dans les cordages du vaisseau ennemi, et s’y arrêta ; Stésilée tirait à lui de toute sa force pour la dégager sans pouvoir y réussir. Les vaisseaux passaient tout auprès l’un de l’autre, et lui d’abord courut le long du vaisseau en suivant l’autre sans lâcher prise ; mais quand l’ennemi commença à s’éloigner, et fut sur le point de l’entraîner attaché à la pique, [184a] il la laissa couler peu à peu dans ses mains, jusqu’à ce qu’il ne la tînt plus que par le petit bout. C’étaient des huées et des sarcasmes, du côté des ennemis, sur cette plaisante attitude ; mais quelqu’un lui ayant jeté une pierre, qui tomba à ses pieds, il abandonna la pique, et alors les gens de son navire ne purent eux-mêmes s’empêcher de rire, en voyant cette faucille armée pendue aux cordages du vaisseau ennemi. Il peut bien se faire pourtant, comme Nicias le prétend, que ces exercices soient bons à quelque chose, mais je vous dis [184b] ce que j’en ai vu ; et pour finir comme j’ai commencé, si c’est une science peu utile, ou si ce n’en est pas une, et qu’on lui en donne seulement le nom, elle ne mérite pas que nous nous y arrêtions. En un mot, si c’est un lâche qui croit devoir s’y appliquer, et que cette science le rende plus confiant en lui-même, sa lâcheté n’en sera que plus en vue ; si c’est un homme courageux, tout le monde aura les yeux sur lui, et, pour peu qu’il lui arrive de faire la moindre faute, la calomnie l’attend ; [184c] car c’est éveiller l’envie que de se vanter de posséder une pareille science ; de sorte qu’à moins de se distinguer des autres par la bravoure, d’une manière merveilleuse, il ne saurait échapper au ridicule celui qui se dirait habile en ce genre. Voilà ce que je pense, Lysimaque, de ces exercices. A présent, comme je le disais d’abord, ne laisse pas échapper Socrate, et prie-le de nous dire son avis à son tour.

LYSIMAQUE.

Je t’en prie donc, Socrate, car [184d] nous avons encore besoin d’un juge pour terminer ce différend. Si Nicias et Lachès avaient été de même sentiment, nous aurions pu nous en passer davantage

mais, tu le vois, ils sont entièrement opposés l’un à l’autre. Il devient alors important d’entendre ton avis, et de savoir auquel des deux tu donnes ton suffrage.

SOCRATE.

Comment, Lysimaque, as-tu envie de suivre ici l’avis du plus grand nombre ?

LYSIMAQUE.

Que peut-on faire de mieux ?

Quelle critique politique s’inscrit dans ce passage ?

SOCRATE.

Et toi aussi, Mélésias ? et s’il [184e] s’agissait de choisir les exercices que tu dois faire apprendre à ton fils, t’en rapporterais-tu à la majorité d’entre nous, plutôt qu’à un homme seul, formé sous un excellent maître aux exercices du corps ?

MÉLÉSIAS.

Je m’en rapporterais à ce dernier, Socrate.

SOCRATE.

Tu le croirais plutôt que nous quatre ?

MÉLÉSIAS.

Peut-être.

SOCRATE.

Car pour bien juger il faut, je pense, juger sur la science, et non sur le nombre.

MÉLÉSIAS.

Sans contredit.

SOCRATE.

Il faut donc, en premier lieu, examiner [185a] si quelqu’un de nous est expert dans la chose dont il s’agit, ou s’il ne l’est pas : s’il y en a un qui le soit, il faut s’en rapporter à lui, fût-il seul de son avis, et laisser là les autres ; et s’il n’y en a point, il faut en chercher ailleurs ; car, Mélésias, et toi, Lysimaque, pensez-vous qu’il s’agisse ici d’une chose peu importante, et non du plus précieux de tous vos biens ? C’est de l’éducation que dépend tout le bonheur des familles ; elles prospèrent, selon que les enfants sont bien ou mal élevés.

MÉLÉSIAS.

Il est vrai.