La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Aristote La rhétorique I, 1
Oeuvre numérisée par J. P. MURCIA
 
ARISTOTE
Rhétorique
Livre I Chapitre 1
 
Rapports de la rhétorique et de la dialectique. - Utilité et rôle de la rhétorique.

Jugement et vraisemblable

1. La rhétorique se rattache à la dialectique.
L’une comme l’autre s’occupe de certaines choses qui, communes par quelque point à tout le monde, peuvent être connues sans le secours d’aucune science déterminée. Aussi tout le monde, plus ou moins, les pratique l’une et l’autre ; tout le monde, dans une certaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d’accuser.
  • En quoi la science se distingue de la rhétorique ? La science est-elle accessible à tout le monde ?
  • Sur quoi portent rhétorique et dialectique ? Donner des exemples.
  • Expliquer la distinction entre théorie et pratique.
II. Les uns font tout cela au hasard, et d’autres par une habitude contractée dans leur condition. Comme ces deux moyens sont admissibles, il est évident qu’il y aurait lieu d’en diriger l’application et de considérer la cause qui fait réussir soit une action habituelle, soit une action spontanée. Or tout le monde conviendra que cette étude est le propre de l’art.

Si la rhétorique appartient à l’art, que privilégie-t-elle ? Faire la distinction entre l’utile et le superflu.

III. Aujourd’hui, ceux qui écrivent sur la rhétorique n’en traitent qu’une mince partie. Les preuves ont seules un caractère vraiment technique, tout le reste n’est qu’un accessoire ; or ils ne disent rien de l’enthymème, ce qui est le corps de la preuve. Le plus souvent, leurs préceptes portent sur des points étrangers au fond de l’affaire.

Quel est le critère de la preuve ? comment l"établir ? En quoi la persuasion n’est pas toujours de la manipulation ?

IV. L’attaque personnelle, l’appel à la pitié, l’excitation à la colère et aux autres passions analogues de l’âme ont en vue non l’affaire elle-même, mais le juge. C’est au point que, si l’on faisait pour tous les jugements ce qui se fait encore aujourd’hui dans quelques cités, et des mieux policées, ces rhéteurs n’auraient rien à mettre dans leurs traités.

Qu’est-ce qu’un bon juge ? Expliquer les exemples de passions employés par Aristote.

V. Parmi tous les hommes, les uns pensent que les lois doivent prononcer dans tel sens, et les autres, en admettant l’appel aux passions, interdisent tout ce qui est en dehors de l’affaire, comme on le fait dans l’Aréopage ; et c’est là une opinion juste. Il ne faut pas faire dévier le juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C’est comme si l’on faussait d’avance la règle dont on va se servir.

Sur quoi s’appuyer pour faire dévier le juge ? Comparer cette phrase avec ce que dit Aristote de la règle de Lesbos

VI. De plus, il est évident que, dans un débat, il faut montrer que le fait est ou n’est pas, ou bien a été ou n’a pas été, et ne pas sortir dé là. Est-ce un fait de grande ou de faible importance, juste ou injuste, voilà autant de points que le législateur n’a pas déterminés ; il appartient au juge lui-même de les connaître et ce n’est pas des parties en cause qu’il doit les apprendre.

Expliquer à partir de là le sens de la contingence humaine

VII. Il convient donc, par-dessus tout, que les lois, établies sur une base juste, déterminent elles-mêmes tout ce qui est permis et qu’elles laissent le moins possible à faire aux juges. En voici les raisons. D’abord, il est plus facile de trouver un homme, ou un petit nombre d’hommes, qu’un grand nombre qui soient doués d’un grand sens et en état de légiférer et de juger. De plus, les législations se forment à la suite d’un examen prolongé, tandis que les décisions juridiques sont produites sur l’heure [1], et, dans de telles conditions, il est difficile, pour les juges, de satisfaire pleinement au droit et à l’intérêt des parties. Enfin, et ceci est la principale raison, le jugement du législateur ne porte pas sur un point spécial, mais sur des cas futurs et généraux [2], tandis que les membres d’une assemblée et le juge prononcent sur des faits actuels et déterminés, sans laisser d’être influencés, souvent, par des considérations d’amitié, de haine et d’intérêt privé, ce qui fait qu’ils ne peuvent plus envisager la vérité avec compétence, mais que des sentiments personnels de joie ou de peine viennent à offusquer leurs jugements.

Quel est le critère de la loi ? Que doit faire le juge ? Dégager les obstacles aux jugements. S’agit-il de construire le vrai ou le vraisemblable ? Expliquer.

VIII. Si, sur tout le reste, nous le répétons, il faut laisser le moins possible d’arbitraire au juge, c’est à lui qu’il faut laisser décider si tel fait a existé, existera, existe, oui ou non, attendu que le législateur n’a pu prévoir cette question.

Quelle différence y a-t-il entre le législateur et le juge ? La loi peut-elle tout prévoir ?

IX. S’il en est ainsi, c’est, on le voit, traiter un sujet étranger à la cause que de déterminer d’autres points, comme, par exemple, qu’est-ce que doit contenir l’exorde, ou la narration, ou chacune des autres parties d’un discours ; car ces moyens ne tendent à autre chose qu’à mettre le juge dans tel ou tel état d’esprit. Mais, sur le chapitre des preuves oratoires, ils n’expliquent rien, et pourtant c’est par les preuves que l’on devient capable de faire des enthymèmes.

En quoi la narration ou l’exorde mettent le juge dans tel ou tel état ? La dispositio ou le plan du discours se présente ainsi :
L’exorde
La narration
La confirmation
La péroraison

X. Aussi, bien que la même méthode s’applique indifféremment au genre délibératif et au genre judiciaire, et que l’éloquence de la tribune soit plus belle et plus politique que celle qui s’occupe des contrats, ils ne disent rien du premier genre et s’appliquent tous à traiter de l’art de plaider. [3] Cela tient à ce que, dans les harangues, on a moins d’intérêt, avant d’en venir au fait, à toucher des points étrangers à la cause et qu’il s’y trouve moins de place pour la malignité que dans une plaidoirie, l’intérêt étant plus général. Lorsqu’on prononce une harangue, l’auditeur est juge dans sa propre cause, et l’orateur n’a pas à faire autre chose que de lui montrer comment les choses sont telles que les présente l’auteur de la proposition. Dans les affaires de procédure, cela n’est pas suffisant, et, avant d’arriver au fait, il faut s’emparer de l’esprit de l’auditeur, car les juges prononcent sur des intérêts qui leur sont étrangers ; n’ayant en vue que leurs goûts personnels, et prêtant l’oreille aux plaidoyers pour le plaisir qu’ils y trouvent, ils se livrent aux deux parties en cause, mais ils ne font pas office de juges. Aussi, en beaucoup d’endroits, je l’ai dit plus haut, la loi défend-elle de rien dire en dehors de l’affaire. Mais là (dans le genre délibératif), les juges observent assez bien cette règle.
 
XI. La méthode, en matière de rhétorique, repose évidemment sur les preuves. La preuve est une démonstration (car si nous admettons une preuve, c’est surtout lorsque nous supposons qu’il y a eu démonstration). D’autre part, la démonstration oratoire c’est l’enthymème, qui est, en résumé, la preuve par excellence ; or l’enthymème est une sorte de syllogisme, et il appartient tout aussi bien à la dialectique, prise dans son ensemble ou dans quelqu’une de ses parties, d’examiner tout ce qui se rattache au syllogisme. Il ressort de tout cela que celui qui pourra le mieux approfondir l’origine de la construction du syllogisme sera le plus capable de faire des enthymèmes, surtout s’il sait, de plus, sur quels objets portent les enthymèmes et en quoi ils diffèrent des syllogismes logiques. En effet, la considération du vrai et celle du vraisemblable dépend d’une seule et même faculté et, en même temps, les hommes sont naturellement aptes à recevoir une notion suffisante de la vérité ; la plupart du temps ils réussissent à la saisir. Aussi, à l’homme en état de discerner sûrement le plausible (05), il appartient également de reconnaître la vérité. Ainsi donc, on vient de voir que les autres rhéteurs traitent de la matière sans avoir égard à la cause et tendent plutôt à dévier vers le genre judiciaire. [4]
 
XII. La rhétorique est utile, d’abord, parce que le vrai et le juste sont naturellement préférables à leurs contraires, de sorte que, si les décisions des juges ne sont pas prises conformément à la convenance, il arrive, nécessairement, que ces contraires auront l’avantage ; conséquence qui mérite le blâme. De plus, en face de certains auditeurs, lors même que nous posséderions la science la plus précise, il ne serait pas facile de communiquer la persuasion par nos paroles à l’aide de cette science. Un discours scientifique tient de la doctrine, ce qui est (ici) d’une application impossible, attendu que, pour produire des preuves et des raisons, il faut s’en tenir aux lieux communs, comme nous l’avons déjà dit dans les Topiques, à propos de la manière de parler à la multitude. [5] Il faut, de plus, être en état de plaider le contraire de sa proposition, comme il arrive en fait de syllogismes, non pas dans le but de pratiquer l’un et l’autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu’il en est, et afin que, si quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. A la différence des autres arts, dont aucun n’arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi, l’une et l’autre supposant des contraires. Toutefois, les matières qui s’y rapportent ne sont pas toutes dans les mêmes conditions, mais toujours ce qui est vrai et ce qui est naturellement meilleur se prête mieux au syllogisme et, en résumé, est plus facile à prouver. De plus, il serait absurde que l’homme fût honteux de ne pouvoir s’aider de ses membres et qu’il ne le fût pas de manquer du secours de sa parole, ressource encore plus propre à l’être humain que l’usage des membres.
 
XIII. Si, maintenant, on objecte que l’homme pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la puissance de la parole, on peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu exceptée, et principalement de tout ce qui est utile ; comme ; par exemple, la force, la santé, la richesse, le commandement militaire, car ce sont des moyens d’action dont l’application juste peut rendre de grands services et l’application injuste faire beaucoup de mal.
 
XIV. Il est donc évident que la rhétorique n’appartient pas à un seul genre déterminé, mais qu’elle opère comme la dialectique, et qu’elle est utile. Maintenant, son fait n’est pas autant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question, ce qui a lieu pareillement dans les autres arts. Ainsi, le propre de la médecine n’est pas de donner la santé, mais plutôt d’agir en vue de ce résultat autant qu’il est en elle ; car il peut arriver que des gens incapables de jouir d’une bonne santé reçoivent cependant des soins efficaces. Outre cela, le propre de la rhétorique, c’est de reconnaître ce qui est probable et ce qui n’a que l’apparence de la probabilité, de même que le propre de la dialectique est de reconnaître le syllogisme et ce qui n’en est due l’apparence ; car, si le syllogisme devient sophistique, ce n’est pas en puissance, mais par l’intention qu’on y met (07). Toutefois, dans le cas actuel (celui de la rhétorique), on sera orateur soit par science, soit d’intention, tandis que, dans l’autre (celui de la dialectique), on sera sophiste d’intention et dialecticien, non pas d’intention, mais en puissance.
 
XV. Essayons d’exposer la méthode (oratoire) elle-même et de dire par quels moyens nous pourrons atteindre le but que nous nous sommes proposé. Reprenons-en donc la définition à son principe ; après quoi, nous nous occuperons de tout le reste.
 
CHAPITRE II
 
Définition de le rhétorique. La vraisemblance, le signe, l’exemple.
 
I. La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est le fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine, en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les conditions diverses des grandeurs ; l’arithmétique, en ce qui touche aux nombres, et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire qu’elle n’a pas de règles applicables à un genre d’objets déterminé.
 
II. Parmi les preuves, les unes sont indépendantes de l’art, les autres en dépendent. Les premières sont toutes celles qui ne sont pas fournies par notre propre fonds, mais préexistent à notre action. Tels sont les témoins, la torture, les conventions écrites et les autres éléments de même nature. Les preuves dépendantes de l’art, c’est tout ce qu’il nous est possible de réunir au moyen de la méthode et par nous-mêmes. Nous avons donc, en fait de preuves, à tirer parti des premières et à trouver les secondes.
 
III. Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il parait l’être.
 
IV. C’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, mais, d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque. Il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, - que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c’est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion.
 
V. C’est la disposition des auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d’amitié ou de haine. C’est le seul point, nous l’avons dit (08), que s’efforcent de traiter ceux qui écrivent aujourd’hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail à cet égard, lorsque nous parlerons des passions (09).
 
VI. Enfin, c’est par le discours lui-mène que l’on persuade lorsque nous démontrons la vérité, once qui parait tel, d’après des faits probants déduits un à un.
 
VII. Comme les preuves sont obtenues par ces trois sortes de moyens, il est manifeste que l’emploi de ces moyens est à la disposition de celui qui est en état de former des syllogismes, de considérer ce qui se rapporte aux moeurs et à la vertu et, en troisième lieu, de connaître les passions de façon à saisir la nature et la qualité de chacune d’elles, ainsi que son caractère et les conditions de son origine. Il s’ensuit que la rhétorique est comme une branche de la dialectique et de l’étude morale qui mérite la dénomination de politique. Voilà pourquoi la rhétorique revêt la forme de la politique et qu’en font autant ceux qui s’en arrogent la pratique, soit par ignorance, soit par vanité, soit pour d’autres motifs humains (10). La rhétorique, nous l’avons dit en commençant, est une partie de la dialectique et lui ressemble (11). Ni l’une ni l’autre n’implique en soi la connaissance de quelque point déterminé, mais toutes deux comportent des ressources pour procurer des raisons. Ainsi donc, quant à leur puissance et à la corrélation qui existe entre elles, on en a parlé d’une façon à peu près suffisante.
 
VIII. Les moyens de démonstration réelle ou apparente sont, ici comme dans la dialectique, l’induction, le syllogisme réel et le syllogisme apparent. En effet, l’exemple est une induction, et l’enthymème est un syllogisme. J’appelle enthymème (12) un syllogisme oratoire et exemple une induction oratoire. Tout le monde fait la preuve d’une assertion en avançant soit des exemples, soit des enthymèmes, et il n’y a rien en dehors de là. Aussi, comme il est absolument nécessaire que l’on ait recours soit au syllogisme, soit à l’induction pour faire une démonstration concernant un fait ou une personne (alternative que nous avons reconnue dans les Analytiques (13), il s’ensuit que chacun de ces deux moyens (dans la rhétorique) est identique à chacun des moyens correspondants (de la dialectique).
 
IX. La différence de l’exemple d’avec l’enthymème, on l’a montrée dans les Topiques (14). Nous y avons expliqué que, lorsqu’on appuyait la démonstration de tel fait sur des cas multiples et semblables, il y avait induction. Ici, il y a exemple. Lorsque, certains faits existant réellement, quelque autre fait se produit dans un rapport quelconque avec ces faits, en raison de l’universalité ou de la généralité de ces faits, il avait alors (15) ce que nous avons appelé "syllogisme", et il y a ici ce que nous appelons "enthymème "
 
X. Il est évident que la rhétorique dispose de cette double ressource, et, comme nous l’avons dit dans les Méthodiques (16), elle en use de la même façon ; car les morceaux oratoires sont les uns remplis d’exemples, et les autres remplis d’enthymèmes, et, de même, parmi les orateurs, les uns emploient de préférence l’exemple, et les autres l’enthymème. Les discours où domine l’exemple ne sont pas moins persuasifs, mais ceux où domine l’enthymème ébranlent davantage l’auditeur.
 
XI. Quant à la raison d’être de ces arguments et à leur mode d’emploi, nous en parlerons plus tard. Pour le moment, il nous suffit d’en donner une définition exacte. Ce qui est propre à persuader est propre à persuader certain auditeur. Tantôt la persuasion et la conviction se produisent directement par elles-mêmes, tantôt elles s’obtiennent par une démonstration due à des arguments persuasifs ou convaincants. Aucun art n’envisage un cas individuel ; ainsi, la médecine ne recherche pas quel traitement convient à Socrate ou à Callias, mais bien à tel individu ou à tels individus pris en général et se trouvant dans tel ou tel état de santé. C’est là le propre de l’art, tandis que le cas individuel est indéterminé et échappe à la méthode scientifique. La rhétorique ne considérera pas, non plus, ce qui est vraisemblable dans un cas individuel, par exemple pour Socrate ou Hippias, mais ce qui le sera pour des individus se trouvant dans telle ou telle condition. Il en est de même de la dialectique. Lorsque celle-ci fait des syllogismes, elle ne les appuie pas sur les premiers faits qui se présentent (car certains apparaissent même à des gens dénués de sens), mais sur des arguments rationnels. De même la rhétorique s’appuie sur des faits que l’on a l’habitude de mettre en délibération.
 
XII. L’action de la rhétorique s’exerce sur des questions de nature à être discutées et qui ne comportent pas une solution technique, et cela, en présence d’un auditoire composé de telle sorte que les idées d’ensemble lui échappent et qu’il ne peut suivre des raisonnements tirés de loin. Or nous délibérons sur des questions qui comportent deux solutions diverses : car personne ne délibère sur des faits qui ne peuvent avoir été, être, ou devoir être autrement qu’ils ne sont présentés ; auquel cas, il n’y a rien à faire qu’à reconnaître qu’ils sont ainsi.
 
XIII. Il y a lieu, au contraire, de former des syllogismes ou des conclusions, soit d’après des arguments réduits antérieurement en syllogismes, soit par des propositions non réduites en syllogismes, mais qui ont besoin de l’être en raison de leur caractère improbable. Il arrive nécessairement que, parmi ces dernières, l’une n’est pas facile à suivre, en raison de son long développement (on suppose le cas où le juge est d’un esprit simple) , et que les autres ne sont pas persuasives, comme n’étant pas puisées dans des faits reconnus ou probables. Il est donc nécessaire que l’on ait recours à l’enthymème et à l’exemple, dans les questions susceptibles de solutions multiples et diverses ; - à l’exemple comme induction, et à l’enthymème comme syllogisme, - composés de termes peu nombreux et souvent moins nombreux que ceux qui constituent le syllogisme (17). En effet, si quelqu’un de ces termes est connu, il ne faut pas l’énoncer ; l’auditeur lui-même le supplée. Si, par exemple, on veut faire entendre que Dorieus (18) a vaincu dans un concours "avec couronne", il suffit de dire qu’il a gagné le prix aux jeux olympiques, et il n’est pas nécessaire d’ajouter que les jeux olympiques sont un concours avec couronne, car tout le monde le sait.
 
XIV. Il y a peu de propositions nécessaires parmi celles qui servent à former les syllogismes oratoires ; un grand nombre des faits sur lesquels portent les jugements et les observations pouvant avoir leurs contraires. C’est sur des faits que l’on délibère et que l’on discute ; or les faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi dire, n’a lieu nécessairement. Le plus souvent, il y a lieu et il est possible de raisonner d’après des faits opposés, tandis que les conséquences nécessaires ne procèdent que d’antécédents nécessaires aussi, comme nous l’avons montré dans les Analytiques (19) Il résulte évidemment de là que, parmi les arguments appelés enthymèmes, les uns seront nécessaires, et les autres, le plus grand nombre , simplement ordinaires. En effet , ce que nous appelons « enthymème » se tire soit des vraisemblances, soit des signes (20), de sorte que, nécessairement, chacune des premières est identique avec chacun des seconds.
 
XV. Le vraisemblable est ce qui se produit d’ordinaire, non pas absolument parlant, comme le définissent quelques-uns, mais ce qui est, vis-à-vis des choses contingentes, dans le même rapport que le général est au particulier.
 
XVI. Quant aux signes (shmeÝa), l’un se comporte comme concluant du particulier au général, l’autre comme concluant du général au particulier. Le signe nécessaire, c’est la preuve (tekm®rion) (21) ; quant au signe non nécessaire, il n’a pas de dénomination distinctive.
 
XVII. J’appelle « nécessaires » les signes dont se tire un syllogisme. C’est pourquoi, parmi les signes, la preuve a cette propriété. Lorsque l’on pense que l’énoncé ne peut en être réfuté, on prétend apporter une preuve en tant que démontrée et finale ; et en effet, t¡kmar et p¡raw (terme) étaient synonymes dans l’ancienne langue (22).
 
XVIII. De plus, parmi les signes, l’un (avons-nous dit) va du particulier au général ; voici dans quel sens : par exemple, si on disait qu’il y a un signe que les sages sont justes dans ce fait que Socrate était à la fois sage et juste. Cela est bien un signe, mais un signe réfutable, lors même que l’énoncé serait vrai, car l’on ne peut en tirer un syllogisme. Mais, si l’on disait : « Le signe qu’un tel est malade, c’est qu’il a la fièvre ; » « Le signe qu’une telle a accouché, c’est qu’elle a du lait, » il y aurait là une conséquence nécessaire, ce qui est la seule preuve des signes ; car la condition, pour qu’un signe soit irréfutable, c’est d’être vrai. Voyons, maintenant, le signe qui va du général au particulier. Si l’on disait, par exemple : « Un tel a la fièvre, car sa respiration est précipitée, » ce serait réfutable, lors même que le fait énoncé serait vrai, car il peut arriver que l’on soit oppressé sans avoir la fièvre.
Ainsi donc, nous venons (le dire en quoi consistent la vraisemblance, le signe et la preuve matérielle (23), ainsi que leurs différences ; mais, dans les Analytiques, nous nous sommes expliqué en plus grands détails sur ces points et sur la raison de ce fait que telles propositions ne peuvent entrer dans un syllogisme, et que telles autres le peuvent.
 
XIX. Quant à l’exemple, on a dit, plus haut, que c’est une induction et montré dans quel sens il faut l’entendre. Ce n’est pas dans le rapport de la partie au tout, ni du tout à la partie, ni du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, et du semblable au semblable. Lorsque sont donnés deux termes de même nature, mais que l’un est plus connu que l’autre, il y a exemple. Ainsi, pour montrer que Denys conspirait en vue du pouvoir tyrannique lorsqu’il demandait une garde, on allègue que Pisistrate, lui aussi, visant à la tyrannie, demanda une garde et que, après l’avoir obtenue, il devint tyran. De même Théagène à Mégare (24), et d’autres encore, non moins connus, deviennent tous des exemples de ce qu’est Denys, que l’on ne connaît pas encore, dans la question de savoir s’il a cette même visée en faisant la même demande ; mais tout cela tend à cette conclusion générale que celui qui conspire en vue de la tyrannie demande une garde. Nous avons expliqué de quels éléments se forment les preuves démonstratives.
 
XX. Maintenant, il existe une très grande différence entre les enthymèmes ; différence qui a totalement échappé à presque tous les rhéteurs et qui se rencontre pareillement dans la méthode dialectique entre les syllogismes. Les uns concernent la rhétorique, comme aussi la méthode dialectique des syllogismes ; les autres concernent d’autres arts et d’autres facultés ; les uns existant actuellement, les autres encore inconnus et non décrits. Aussi, sans que les auditeurs puissent s’en apercevoir, il y a des orateurs qui s’attachent plus particulièrement et outre mesure à des enthymèmes étrangers à la rhétorique (25). On entendra mieux ce que nous voulons dire quand nous l’aurons développé.
 
XXI. J’appelle syllogismes oratoires et dialectiques ceux sur lesquels nous faisons des lieux. Ceux-ci sont, d’une manière générale, relatifs aux questions de droit, de physique, de politique et à diverses autres questions spéciales. Tel est le lieu sur le plus ou le moins, car on ne pourra pas moins en tirer un syllogisme qu’énoncer un enthymème sur les questions soit juridiques, soit physiques, ou sur n’importe quel sujet ; et, cependant, toutes ces questions différent par l’espèce. Mais les enthymèmes particuliers sont tous ceux que l’on tire de propositions propres -à chaque genre et à chaque espèce. Par exemple, il existe, sur la physique, des propositions quine fournissent ni enthymèmes, ni syllogisme pour la morale, et, sur la morale, d’autres propositions qui n’en fourniront pas sur la physique. Il en est de même pour toutes les questions. Parmi ces enthymèmes, les uns ne rendront habile en aucun genre, vu qu’ils ne concernent aucun sujet particulier ; quant aux autres (les enthymèmes ni oratoires, ni dialectiques), meilleures seront les propositions que l’on aura choisies et plus, sans que les autres s’en aperçoivent, on traitera d’une science autre que la dialectique et la rhétorique (26) ; car, si l’on rencontre des principes, ce ne sera plus de la dialectique, ni de la rhétorique, mais bien la science dont on possède les principes.
 
XXII. La plupart des enthymèmes se rapportent à des espaces particulières et individuelles ; ceux qui proviennent des lieux communs sont en plus petit nombre. Aussi, à l’exemple de ce qui s’est fait dans les Topiques, il faut ici distinguer, parmi les enthymèmes, les espèces et les lieux qui les fournissent. Or j’appelle espèces (27) les propositions prises pour chaque genre particulier, et lieux (28) ce qui est commun à tous indistinctement. Parlons d’abord des espèces et abordons les genres de la rhétorique ; voyons comment les diviser et les dénombrer, puis considérons séparément, pour chacun d’eux, les éléments et les propositions qui s’y rattachent.
 
CHAPITRE III
 
Des trois genres de la rhétorique : le délibératif, le judiciaire, le démonstratif.
 
I. Il y a trois espèces de rhétorique ; autant que de classes d’auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans un discours : l’orateur, ce dont il parle, l’auditoire. Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire l’auditoire.
 
II. Il arrive nécessairement que l’auditeur est ou un simple assistant (yevrñw), ou un juge ; que, s’il est juge, il l’est de faits accomplis ou futurs. Il doit se prononcer ou sur des faits futurs, comme, par exemple, l’ecclésiaste (29) ; ou sur des faits accomplis, comme le juge ; ou sur la valeur d’un fait ou d’une personne (30), comme le simple assistant.
 
III. Il y a donc, nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et le démonstratif. La délibération comprend l’exhortation et la dissuasion. En effet, soit que l’on délibère en particulier, ou que l’on harangue en public, on emploie l’un ou l’autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l’accusation et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l’un ou l’autre. Quant au démonstratif, il comprend l’éloge ou le blâme.
 
IV. Les périodes de temps propre à chacun de ces genres sont, pour le délibératif, l’avenir, car c’est sur un fait futur que l’on délibère, soit que l’on soutienne une proposition, ou qu’on la combatte ; pour une question judiciaire, c’est le passé, puisque c’est toujours sur des faits accomplis que portent l’accusation ou la défense ; pour le démonstratif, la période principale est le présent, car c’est généralement sur des faits actuels que l’on prononce l’éloge ou le blâme ; mais on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer f venir.
 
V. Chacun de ces genres a un but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c’est l’intérêt et le dommage ; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi, accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans celui-ci, tel que le juste ou l’injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c’est la juste ou l’injuste ; et ici encore, on emploie accessoire ment des arguments propres aux autres genres. Pour l’éloge ou le blâme, c’est le beau et le laid moral, aux quels on ajoute, par surcroît, des considérations plus particulièrement propres aux autres genres.
 
VI. Voici ce qui montre que chaque genre a le but final que nous lui avons assigné ; dans quelque genre que ce soit, il arrive assez souvent que les considérations empruntées à d’autres genres ne sont pas contestées. L’orateur qui plaide en justice, par exemple, pourrait convenir que tel fait n’a pas eu lieu ou qu’il n’y a pas eu dommage ; mais il ne conviendrait jamais qu’il y ait eu injustice. Autrement, l’action en justice (dÛkh) n’aurait pas de raison d’être. De même, dans une délibération, il se peut qu’on néglige divers autres points, mais on ne conviendra jamais de l’inutilité de la proposition que l’on soutient, ou de l’utilité de celle que l’on combat. La question de savoir s’il n’est pas injuste d’asservir des peuples voisins et contre lesquels on n’a aucun grief reste souvent étrangère au débat. De même encore l’orateur, dans le cas de l’éloge ou du blâme, ne considère pas si celui dont il parle a fait des choses utiles ou nuisibles, mais souvent, en prononçant son éloge, il établit qu’il a fait une belle action au détriment de son propre intérêt. Par exemple, on louera Achille d’avoir été au secours de Patrocle, son ami, sachant qu’il doit mourir lorsqu’il pourrait vivre. Il était plus beau pour lui de mourir ainsi ; mais son intérêt était de conserver la vie.
 
VII. Il est évident, d’après ce qui précède, que les propositions doivent porter d’abord sur ces points (31) ; car, en ce qui concerne les preuves (tekm®ria), les vraisemblables et les signes, ce sont des propositions (purement) oratoires, puisque, généralement, le syllogisme se compose de propositions et que l’enthymème est un syllogisme formé de ces sortes de propositions.
 
VIII. Comme il est inadmissible que des faits impossibles se soient accomplis ou doivent s’accomplir, ce qui n’a lieu que pour les faits possibles, et que l’on ne peut admettre davantage que des faits non accomplis ou ne devant pas s’accomplir se soient accomplis, ou doivent s’accomplir, il est nécessaire que, dans le genre délibératif, le judiciaire et le démonstratif, les propositions portent sur le possible et sur l’impossible, de façon à établir si tel fait a eu lieu, ou non, et s’il devra, ou non, avoir lieu.
 
IX. De plus, comme tous les orateurs, qu’il s’agisse de l’éloge ou du blâme, de l’exhortation ou de la dissuasion, de l’accusation ou de la défense, s’efforcent de démontrer non seulement les points dont nous venons de parler, mais encore le plus ou le moins, le caractère supérieur ou inférieur, le bon et le vilain côté des faits énoncés, considérés soit en eux-mêmes, soit dans leurs rapports entre eux, il s’ensuit, évidemment, que l’on devra produire des propositions sur la grandeur et la petitesse et sur le plus ou moins d’importance au double point de vue de l’ensemble et des détails ; par exemple, examiner quel bien est plus grand ou moindre, quel fait constitue un préjudice ou un droit, et ainsi du reste.
Nous venons d’expliquer sur quels points doivent nécessairement reposer les propositions. Il faut maintenant établir des divisions spéciales à l’égard de chacun d’eux et voir, par exemple, dans quel cas il y a délibération, ou discours démonstratif, ou enfin cause judiciaire.
 
CHAPITRE IV
 
Principales propositions propres au genre délibératif.
 
I. Voyons, d’abord, en vue de quels biens et de quels maux délibèrent ceux qui délibèrent, puisque la délibération n’a pas trait à tout indistinctement, mais seulement aux faits dont l’existence ou la non-existence est admissible.
 
II. Les faits dont l’existence actuelle ou future est nécessaire, et ceux dont l’existence passée est impossible, sont en dehors de toute délibération.
 
III. On ne délibère même pas sur tous les faits admissibles indistinctement, car certaines choses sont naturellement bonnes et le deviennent par hasard, parmi celles qui peuvent être ou ne pas être, sur lesquelles il n’y a pas profit à délibérer. Il est évident que les sujets de nos délibérations sont ceux qui, par leur nature, se rapportent à nous, et les faits dont la première existence dépend de nous. Notre examen s’étendra, ni plus ni moins, jusqu’au point où nous aurons vu s’il nous est possible ou impossible d’agir.
 
IV. Énumérer en détail et minutieusement, avec les divisions spéciales, toutes les variétés d’affaires, puis donner, autant qu’il conviendrait, des définitions rigoureuses sur chacune d’elles, ce n’est pas le moment de chercher à le faire, vu que ce n’est plus du domaine de l’art oratoire, mais bien d’un art plus avisé (32) et plus positif, et que ce serait, dès à présent, appliquer à la rhétorique beaucoup plus de théorèmes que ceux qui lui sont propres.
 
V. Il est bien vrai, comme nous l’avons dit précédemment (33), que la rhétorique se compose d’une partie de la science analytique et de la partie morale de la politique. Elle ressemble, par certains côtés, à la dialectique, et par d’autres à l’art des sophistes.
 
VI. Mais, si l’on avait la prétention de voir dans la dialectique, ou dans l’art qui nous occupe, non pas des ressources, mais des sciences proprement dites, on perdrait de vue, sans s’en douter, leur nature propre en les faisant passer dans le domaine des sciences de faits établis, et non plus des seuls discours.
 
VII. Quoi qu’il en soit, tout ce qu’il est à propos de distinguer ici, en laissant à la science politique les spéculations qui lui sont propres, nous l’affirmerons encore une fois. Ainsi, presque tous les sujets de délibération, presque toutes les propositions que soutiennent les orateurs dans une assemblée délibérante, se réduisent à cinq chefs principaux ; ce sont les revenus, la guerre, la paix, la défense du pays, l’importation et l’exportation, enfin la législation.
 
VIII. Pour parler dans une délibération portant sur les revenus, on devra connaître les recettes de l’État, leur nature et leur quantité, de façon que, si quelqu’une est oubliée, on l’ajoute ; si quelque autre est insuffisante, on puisse l’augmenter. En outre, il faut connaître toutes les dépenses, pour pouvoir supprimer celle qui serait superflue et réduire celle qui serait excessive. Ce n’est pas seulement en ajoutant à son avoir que l’on s’enrichit, mais c’est encore en retranchant sur ses dépenses. Et ce n’est pas seulement d’après la pratique de son propre pays qu’il convient d’envisager cette question ; il faut aussi connaître l’expérience faite à l’étranger, pour en faire profiter la délibération ouverte sur ces questions.
 
IX. Sur la paix et la guerre, il faut connaître les forces de l’État, savoir quelles elles sont déjà et quelles elles peuvent être ; en quoi elles consistent ; en quoi elles peuvent s’accroître ; quelles guerres ont été soutenues et dans quelles conditions. Il faut connaître non seulement les ressources de son propre pays, mais encore celles des pays limitrophes ; savoir ceux avec lesquels une guerre est probable, afin d’être en paix avec ceux qui sont plus forts et de se réserver de faire la guerre avec ceux qui sont plus faibles. Il faut savoir, au sujet des forces, si elles sont semblables ou dissemblables (34), car il y a, selon le cas, probabilité de victoire ou de défaite. Il n’est pas moins nécessaire d’avoir considéré l’issue de la guerre, non seulement dans le pays, mais chez d’autres peuples, car les causes semblables amènent, naturellement, des résultats analogues.
 
X. Maintenant, sur la question de la défense du territoire, il ne faut pas ignorer en quoi elle consiste, mais connaître, au contraire, l’effectif des garnisons, leur mode de composition, les emplacements des postes de défense (chose impossible si l’on ne connaît pas le pays), de façon que l’on puisse, si une garnison est trop faible, la renforcer ; plus que suffisante, la réduire, et défendre, de préférence, les postes les plus avantageux.
 
XI. Au sujet de l’alimentation, il faut savoir quelle dépense elle imposera à l’État, quelle quantité de subsistances pourra être fournie par le sol, ou devra être demandée à l’importation ; quelles matières donneront lieu à l’exportation ou à l’importation, afin de conclure des conventions et des marchés dans cette vue (35). En effet, il est nécessaire de maintenir les citoyens sans reproche à l’égard de deux sortes de peuples : ceux dont les forces sont supérieures, et ceux qui peuvent rendre des services en fait de transactions de ce genre.
 
XII. Il est nécessaire de pouvoir porter son attention sur tous ces points pour la sûreté de l’Etat ; mais il n’est pas d’une minime importance de bien s’entendre à la législation, car c’est dans les lois que réside le salut du pays. Aussi est-il nécessaire de savoir combien il y a d’espèces de gouvernements, quels sont les avantages de chacun d’eux, quelles causes de destruction ils possèdent soit en eux-mêmes, soit du fait de leurs adversaires. Or je dis "en eux-mêmes", parce que, le meilleur gouvernement mis à part, tous les autres périssent par suite ou du relâchement, ou de la tension portés à l’extrême. Ainsi la démocratie devient plus faible non seulement en se relâchant, au point qu’elle en arrive finalement au régime oligarchique, mais tout autant lorsqu’elle est fortement tendue ; de même que non seulement si l’exagération d’un nez crochu ou d’un nez camus va en s’affaiblissant, on arrive au nez moyen, mais encore, si le nez est excessivement crochu ou camus, il prend une forme telle qu’il semble qu’il n’y ait plus de narines.
 
XIII. Il est utile, pour travailler à la législation, non seulement que l’on comprenne quel mode de gouvernement est avantageux, par la considération des temps passés, mais encore que l’on sache quel gouvernement convient à tel ou tel État dans les pays étrangers. De sorte que, évidemment, les voyages sur divers points de la terre sont, à ce point de vue, d’une grande utilité, car c’est un moyen de connaître les lois des peuples. Pour les délibérations politiques, il est utile de connaître les écrits des historiens ; mais tout cela est le fait de la politique, plutôt que de la rhétorique. Voilà ce que nous avions à dire sur les principales connaissances que doit posséder celui qui veut pratiquer le genre délibératif. Quant aux moyens à employer pour exhorter ou dissuader sur cet ordre de questions et sur les autres, c’est le moment d’en parler.

Tout au début de la Rhétorique, immédiatement après avoir posé la différence entre rhétorique et dialectique, Aristote se démarque des technologues qui l’ont précédé :

« Mais, jusqu’à aujourd’hui ceux qui compilaient les techniques des discours n’en ont fourni qu’une petite partie ; car seules les preuves sont techniques ; tout le reste n’est qu’accessoire. Nos auteurs, en effet, sont muets sur les enthymèmes, qui sont pourtant le corps de la preuve ; ils consacrent la majeure part de leurs traités aux questions extérieures à ce qui en est le sujet ; car la suspicion, la pitié la colère et autres passions de l’âme ne portent pas sur la cause, mais ne concernent que le juge(I, 1354 a).

Cette rupture que propose Aristote est évidemment essentielle. Elle nous indique bien la nature des dérives auxquelles certains sophistes se sont laissés aller, ici évaluées a posteriori par Aristote, qui leur reproche de ne faire appel qu’aux « passions ». L’auteur de la Rhétorique présente son apport comme double : il affirme d’une part qu’argumenter c’est donner des preuves et il propose dans ce cadre une réflexion sur ce qui doit constituer le « corps de la preuve », d’autre part qu’il y a bien une démarcation nette avec tout procédé qui consiste à parler hors du sujet, hors de la cause. Ces deux critères sont étroitement solidaires, comme l’atteste le fait que plusieurs cités grecques connaissent bien cette distinction et la mettent en pratique :

« Aussi, dans plusieurs cités, la loi interdit-elle, comme je l’ai dit plus haut, de parler hors de la cause ; dans les délibérations, les auditeurs y veillent suffisamment eux-mêmes » (I, 1355 a). « Si donc on appliquait à tous les jugements, la règle... actuellement suivie dans quelques cités, lesquelles sont précisément les mieux policées, ces auteurs n’auraient plus rien à dire. Tous les peuples sont d’accord sur ce point ; mais les uns pensent que les lois doivent en faire mention ; les autres se contentent de la pratique et empêchent de parler hors du sujet, comme à l’Aréopage ; et tous ont raison. Car il ne faut pas pervertir le juge en le portant à la colère, la crainte ou la haine ; ce serait fausser la règle dont on doit se servir » (I, 1354 a).

Cette indication donnée par Aristote est déterminante. Il ne s’agit ni d’un critère éthique, ni d’un critère moral, mais bien d’un critère technique, même s’il soulève des difficultés d’interprétation, qui fonctionne indépendamment de la nature de la cause. Aristote nous propose donc de considérer que les passions de l’âme sont « en dehors de la cause ». Pour lui,

« les auteurs de techniques ne traitent manifestement que les questions étrangères à leur sujet... ils ne font qu’exposer les moyens de mettre le juge dans telle ou telle disposition » (I, 1354 b).

Mais que faire alors de ce qu’Aristote dit plus loin dans la Rhétorique, à savoir que l’éthos et le pathos sont aussi des éléments de preuves ? Y aurait-il contradiction ? Ce texte peut être interprété, en essayant de ne pas trahir l’auteur, en disant que le recours aux passions est possible, malgré tout, à condition que les passions ainsi mobilisées proviennent de la cause elle-même.

« Ne pas plaider en dehors de la cause » : nous voilà donc munis d’un critère à la fois normatif et technique pour distinguer l’argumentation de la manipulation.