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Le monde de COPERNIC

Entretien avec une astronome du XVIIe siècle

TRÉSORS DE RICHELIEU

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18 OCTOBRE 2023

Pour sa deuxième année, le musée de la BnF explore le thème des révolutions, politiques, littéraires, intellectuelles ou scientifiques. Pour illustrer ces dernières, un manuscrit actuellement exposé offre un rare exemple de contribution féminine à l’astronomie de l’âge classique.

 Sphère armillaire héliocentrée, dite de Copernic, par Nicolas Bion. Paris, 1699-1733. BnF, Cartes et plans

Si de nombreux manuscrits conservés dans le fonds français de la Bibliothèque nationale de France ont été publiés sous forme de livres, un nombre bien plus grand encore ne l’ont jamais été et restent des originaux uniques. Ces manuscrits offrent une fenêtre singulière sur la vision du monde des vies passées, à condition de prendre le temps de les ouvrir et de les dépoussiérer avec un regard neuf. Entretien sur l’opinion de Copernic touchant la mobilité de la Terre (BnF, Manuscrits, Français 19941, ci-après désigné Entretien) compte parmi ces manuscrits uniques, rédigé en 1680 par une Parisienne nommée Jeanne Dumée (1660 ? – 1706 ?).
 

Les manuscrits non publiés comme l’Entretien posent des défis à la recherche historique car ils se refusent à toute catégorisation facile. Contrairement aux lettres privées ou aux notes de journal, écrites pour un public très limité, Entretien présente tous les attributs d’un livre imprimé, destiné à être lu par ceux et celles qui s’intéressent à l’astronomie. Et pourtant, il n’a jamais été publié. L’Entretien de Dumée est donc resté dans une sorte de néant, au seuil du monde de l’édition. Son statut de manuscrit soulève des questions sur la notion d’auteur dans la France du XVIIe siècle. Qui était Jeanne Dumée ? Pourquoi n’a-t-elle pas osé publier Entretien ? Et quelle est sa place dans l’histoire en tant que femme de science ?

On ne sait pas grand-chose de Jeanne Dumée, même si l’on trouve sur elle quelques évocations posthumes. Le manuel composé par Joseph Jérôme de Lalande (1732–1807) pour les femmes curieuses intitulé Astronomie des Dames (1785) mentionne Dumée parmi les femmes astronomes notables depuis l’époque d’Hypatie, scientifique de premier plan dans l’Égypte romaine. Dumée figure également dans divers ouvrages biographiques, comme la Biographie universelle et historique des femmes célébres de Louis-Marie Prudhomme (1752–1830).
 

De telles sources, aussi révélatrices par leur manque de détails que par leur inclusion, nous apprennent que Dumée est née à Paris dans la moyenne bourgeoisie et a été formée dès son plus jeune âge aux belles-lettres. Comme la plupart de ses contemporains, Dumée s’est mariée très jeune, mais, plus tragiquement, elle est devenue veuve à dix-sept ans, lorsque son mari a été tué à la tête d’une compagnie militaire en Allemagne. Désormais « [re]devenue libre », comme le dit Louis-Gabriel Michaud (1773–1858), Dumée a pu se lancer dans « l’étude ». Comme pour ses prédécesseures médiévales, telle Christine de Pizan (1363–1430), « la liberté du veuvage » a offert à Dumée l’occasion de s’instruire de manière à remettre en question les prescriptions éducatives de l’époque. Sa formation en astronomie a peut-être inclus des visites à l’Observatoire de Paris, achevé en 1683, où elle aura pu découvrir maints instruments optiques employés pour obtenir les observations parues dans le premier almanach astronomique national en 1679, Connoissance des temps.
 

"Vuë de l’Observatoire de Paris achevé en 1660", gravure de Jacques-Philippe Le Bas, avant 1760.
BnF, Estampes et photographie, DC-65-FOL

Mais c’est trois ans avant l’achèvement de l’Observatoire que Dumée se met à rédiger son manuscrit. Il compte cinquante-deux pages in-quarto et est autant remarquable par son élégante graphie cursive que par sa belle présentation : reliure en cuir rouge, couverture portant des armoiries dorées, un coq couronné qui lève sa patte. L’ouvrage est dédié à Louis de Boucherat (1616–1699), devenu chancelier en 1685 et dont le portrait, gravé dans un cadre ovale, figure en tête du volume, accompagné de la mention suivante : « MONSEIGNEUR Ce n’est pas d’aujourd’hui que toute la france, est persuader [sic] de vos rares vertus, et particulièrement nostre ». 
 

Entretien..., plat supérieur

Entretien..., f. 2v
 

Entretien est écrit dans le style des manuels d’instruction scientifique qui commençaient à se populariser à cette époque ; et en particulier l’ouvrage à succès de Bernard le Bovier de Fontenelle (1657–1757) sur les sujets astronomiques avant-gardistes,  Entretiens sur la pluralité des mondes (1686).

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, première édition, 1686. BnF, Réserve des livres rares

En présentant dans son propre Entretien les principes de l’univers copernicien, centré sur le soleil, Dumée exposait elle-même les subtilités de la théorie de Copernic, tout en posant des questions sur ses implications, en proposant des critiques et en intégrant les affirmations et contre-affirmations d’autres philosophes naturalistes et astronomes de l’époque, tel René Descartes (1596–1650). Et comme l’a souligné le chercheur David Aubin, des parties importantes du texte paraphrasent des ouvrages contemporains, notamment Abrégé de la philosophie de Mr. Gassendi de François Bernier.

Portrait gravé de Pierre Gassendi par Robert Nanteuil, 1658. Bibliothèque de l’INHA 
 

Même si cela serait aujourd’hui considéré comme relevant du plagiat et, en tant que tel, de peu de valeur intellectuelle, le fait de recopier et de reformuler le travail d’autrui était en soi, à cette époque, une voie vers la connaissance. C’était aussi une stratégie modeste et donc « féminine », qui permettait à Dumée de maîtriser et d’interroger les dernières théories de l’astronomie sans avoir l’ambition de publier ses propres réflexions. D’ailleurs, plusieurs de ses contemporains masculins ont piraté, emprunté et réinventé les idées scientifiques des autres sans les référencer dans leurs publications.

Certains indices laissent penser que Jeanne Dumée avait peut-être l’ambition de publier cet Entretien — ou du moins, que cette publication a été envisagée par certains. L’Entretien a été mentionné pour la première fois dans Le Journal des sçavans en 1680, l’année de sa composition, et a été évoqué en tant que livre imprimé, ce qui suggère, en premier lieu, que le manuscrit avait circulé et était prévu pour une publication éventuelle, et en deuxième lieu, que les talents astronomiques de Dumée ont été remarqués de son vivant.
 

Nicolas Copernic, gravure anonyme. BnF, Estampes et photographie, collection Hennin

Est-ce la crainte de la censure qui a dissuadé Dumée, compte tenu du sujet avant-gardiste de son texte et des idées astronomiques qu’il présentait ? De fait, l’ouvrage de Nicolaus Copernic (1473–1543) De revolutionibus orbium coelestium (1543) avait été condamné en 1616 et son modèle héliocentrique tardait à être largement diffusé et reconnu car il défiait une interprétation littérale de la Bible. La Papauté ajoutait sans tarder tout ouvrage scientifique en conflit avec les interprétations scripturaires à son Index Librorum Prohibitorum (Index des livres interdits), et la condamnation catholique du De revolutionibus de Copernic s’était intensifiée à la suite du Concile de Trente (1545–1563).
 

Nicolas Copernic, De revolutionibus orbium coelestium, édition originale, Nuremberg, 1543. BnF, Arsenal
 

De plus, le livre de Copernic avait été publié en latin et n’avait été diffusé qu’auprès d’un lectorat très spécialisé avant sa condamnation par la Papauté. Le texte de Dumée rendait le service de traduire ces idées en français dans un format plus accessible à un lectorat amateur. Elle était ainsi en avance sur une toute nouvelle tradition de vulgarisation scientifique qui a vu la prolifération de manuels scolaires, de cours et de gadgets scientifiques destinés à un public amateur, masculin et féminin.

Malgré l’ouverture des portes de la science aux femmes dilettantes, il y avait en cette fin du XVIIe siècle peu de précédents de femmes cherchant à publier leurs propres recherches scientifiques, en dehors de la profession de sage-femme ; ce qui aurait pu également persuader Dumée de ne pas franchir l’étape suivante et de publier son manuscrit. Le fait que les "femmes savantes" soient l’objet de stéréotypes préjudiciables n’a sans doute pas aidé. Dans un poème satirique intitulé « Sur les femmes », le poète Nicolas Boileau (1636–1711) se moquait ainsi, après Molière, de ces femmes qui passaient la nuit à observer Jupiter avec « un astrolabe en main ».
 

Nicolas Boileau, Satire contre les femmes [...], 1694. BnF, Philosophie, histoire, sciences de l’homme

Si une femme qui osait prendre un astrolabe ou un télescope était l’objet de moqueries, on peut imaginer à quoi s’exposaient des « femmes savantes » qui auraient cherché à publier un livre d’astronomie. L’édition était un acte visant à attirer l’attention, voire la renommée ou la notoriété ; autant de traits associés à l’ambition masculine, qui défiaient les conventions sociales de pudeur féminine du XVIIe siècle. Les femmes ayant la prétention de maîtriser des matières scientifiques devaient donc faire preuve de prudence lorsqu’il s’agissait de faire connaître leur identité par écrit. Une stratégie courante employée par les femmes de science consistait ainsi à publier de manière anonyme ou sous un pseudonyme masculin. Des femmes ont également joué le rôle de traductrices et d’éditrices scientifiques, ajoutant des notes de bas de page et de longues préfaces pour mettre en valeur leurs propres connaissances en marge d’un autre texte.
On pourrait aussi se poser une simple question : au fond, pourquoi Dumée aurait-elle dû publier son Entretien  ? Si elle nourrissait l’espoir que son manuscrit soit un jour publié, elle était dans l’immédiat heureuse qu’il circule parmi ses amis savants. Son manuscrit était certainement un sujet de conversation digne d’une sociabilité policée, à une époque où les précieuses — une avant-garde de femmes d’esprit — étaient une force culturelle. Fidèle au mot clé « entretien » de son titre, l’objectif de Dumée était avant tout d’engager la conversation. Pour cela, elle a participé à certaines innovations matérielles en astronomie. Elle a en effet conçu, ou commandé, deux modèles tridimensionnels, l’un représentant la cosmologie ancienne de Ptolémée et l’autre représentant la nouvelle cosmologie héliocentrique de Copernic. Pour Dumée, tant qu’une femme était en bonne compagnie et disposait d’une sphère armillaire dans son salon, ses objectifs intellectuels pouvaient être satisfaits.
 

Sphère armillaire in Fazio degli Uberti, Il Dittamondo, Milan, 1447. BnF, Manuscrits

L’approche pratique de Dumée pour maîtriser l’astronomie était aussi une épistémologie pédagogique : en observant les modèles matériels et en en discutant, on pouvait maîtriser ces connaissances, les critiquer et les améliorer. Outre leur rôle pédagogique représentationnel, les sphères célestes étaient des objets de luxe, c’est-à-dire des meubles domestiques admirés tout comme des télescopes-jouets destinés aux enfants ou des objets précieux qui figuraient dans les cabinets de curiosités. Dans le milieu domestique, les objets scientifiques ont en effet rempli de multiples fonctions, autant didactiques que sociales, et alimenté la conversation politique entre les sexes.

Appareil montrant le système de Copernic, 1725. BnF, Cartes et plans

Les femmes du XVIIe siècle comme Jeanne Dumée ont contribué à la consolidation intellectuelle de l’astronomie et aux innovations techniques et littéraires à divers titres. D’autres figures de femmes astronomes apparaissent à cette époque, notamment Elisabeth Hevelius (1647–1693), Margaret Flamsteed (1670–1730), Caroline Herschel (1750–1848). On peut aussi citer Maria Margarethe Winckelmann (1670–1720), qui a observé une comète importante attribuée à tort à son mari : ignorant le latin, elle n’avait pu publier sa découverte dans le journal astronomique éminent de son temps, Acta eruditorum.

Ces femmes, parmi d’autres, ont pratiqué l’astronomie dans des cadres à la fois institutionnels et domestiques, publics et privés. Et si d’autres astronomes féminins de l’époque ont apporté des contributions plus durables et concrètes que Dumée à la science du ciel et des étoiles, elle mérite toujours notre attention pour sa tentative de prosélytisme de l’univers copernicien.
 

Dr. Margaret Carlyle
University of British Columbia, Okanagan

Pour aller Aubin, David, « Jeanne Dumée as Astronomer and Woman in Seventeenth-Century France : The Myth and Her Lost Voice », Journal for the History of Astronomy, 47:3 2016, 231–255.
 
Baumgartner Fréderic J., « Scepticism and French Interest in Copernicanism to 1630 », Journal for the History of Astronomy, 17, 1986, p. 77–88.
 
Carlyle, Margaret, « Entre manuscrits et maquettes : L’Entretien sur l’opinion de Copernic de Jeanne Dumée », Les femmes de sciences : Réalités et représentations, de l’Antiquité au XIXe siècle, eds. A. Gargam et B. Lançon, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014, 115–34.
 
Débarbat Suzanne,Grillot S., et Levy Jacques R., Observatoire de Paris : son histoire (1667–1963), Paris, Observatoire, 1984.
 
Dauge-Roth, Katherine, “Shooting the Moon : Women Astronomers in Early Modern France,” Networks Interconnection, Connectivity : Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference, University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15­–17, 2014, eds. Ellen R. Welch et Michèle Longino, Tübingen : Narr Verlag, 2014, 175–188.
 
Fontenelle Bernard le Bover de. Entretiens sur la pluralité des mondes, Bott François (préface de), La Tour d’Aigues, Éditions de l’aube, 1990).
 
Harth Erica, Cartesian Women : Versions and Subversions of Rational Discourse in the Old Regime, Ithaca, Cornell University Press, 1993.
 
Lefrançois de Lalande, Joseph Jérôme, Astronomie des dames, Paris, Ménard et Desenne, fils, 1817, 4e édition.
 
Pelletier Monique, « Les Globes de Louis XIV les sources françaises de l’œuvre de Coronelli », Imago Mundi 34, 1982, p. 72-89.
 
Schiebinger L., The Mind Has No Sex ? : Women in the Origins of Modern Science, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1989.

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