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Les illusions de la conscience. Lire l’ Appendice Ethique I Spinoza

Lecture et questions à propos de l’appendice à l’Ethique I de Spinoza

J’ai expliqué dans ce qu’on vient de lire la nature de Dieu et ses propriétés ; j’ai montré que Dieu existe nécessairement, qu’il est unique, qu’il existe et agit par la seule nécessité de sa nature, qu’il est la cause libre de toutes choses et de quelle façon, que toutes choses sont en lui et dépendent de lui, de telle sorte qu’elles ne peuvent être ni être conçues sans lui, enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non pas en vertu d’une volonté libre ou d’un absolu bon plaisir, mais en vertu de sa nature absolue ou de son infinie puissance. En outre, partout où l’occasion s’en est présentée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés qui pouvaient empêcher qu’on n’entendît mes démonstrations ; mais, comme il en reste encore un fort grand nombre qui s’opposaient alors et s’opposent encore avec une grande force à ce que les hommes puissent embrasser l’enchaînement des choses de la façon dont je l’ai expliqué, j’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de soumettre ces préjugés à l’examen de la raison. Les préjugés dont je veux parler ici dépendent tous de cet unique point, que les hommes supposent communément que tous les êtres de la nature agissent comme eux pour une fin ; bien plus, ils tiennent pour certain que Dieu même conduit toutes choses vers une certaine fin déterminée. Dieu, disent-ils, a tout fait pour l’homme, et il a fait l’homme pour en être adoré.

Répondre à ces questions :

  • Ce texte est un appendice : expliquez ce terme
  • L’Ethique est écrite en langage « more geometrico », pas l’appendice. Pourquoi ?
  • Que s’agit-il ici de réfuter ?
  • Quelle est la nature de l’homme ? Pourquoi se laisse-il séduire par les discours de la déraison ou de la séduction ?
  • Quelle faculté le conduit à supposer communément que tous les êtres de la nature agissent comme eux pour une fin ; bien plus, ils tiennent pour certain que Dieu même conduit toutes choses vers une certaine fin déterminée. Dieu, disent-ils, a tout fait pour l’homme, et il a fait l’homme pour en être adoré.
  • A qui ramènent-ils Dieu ?
  • Pourquoi peut-on parler de renoncement à la liberté ?

En conséquence, je m’occuperai d’abord de rechercher pourquoi la plupart des hommes se complaisent dans ce préjugé, et d’où vient la propension naturelle qu’ils ont tous à s’y attacher. Je ferai voir ensuite que ce préjugé est faux, et je montrerai enfin comment il a été l’origine de tous les autres préjugés des hommes sur le Bien et le Mal, le Mérite et le Péché, la Louange et le Blâme, l’Ordre et la Confusion, la Beauté et la Laideur, et les choses de cette espèce.

 
Le plan du texte est annoncé par Spinoza lui-même
1) les raisons qui conduisent les hommes à ce préjugé et pourquoi ils s’y complaisent.
2) réfutation de la thèse établissant l’existence des causes finales.
3) les autres préjugés découlent tous de ce premier préjugé.

I. les raisons qui conduisent les hommes à ce préjugé et pourquoi ils s’y complaisent.

 Ce n’est point ici le lieu de déduire tout cela de la nature de l’âme humaine. Il me suffit pour le moment de poser ce principe dont tout le monde doit convenir, savoir que tous les hommes naissent dans l’ignorance des causes, et qu’un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile.

 
Au départ Spinoza pose un principe, une sorte d’indémontrable ("dont tout le monde doit convenir").
On part d’une évidence nullement sensible mais rationnelle. Il ne déduit pas cela de la nature de l’âme humaine. C’est dans le corps du texte de l’Ethique que Spinoza le fera, lorsqu’il abordera la nature de l’âme. Ce principe de départ est le suivant : les hommes ignorent les causes et ont un rapport d’usagers au monde.

  • Comment peut-on qualifier ce rapport au monde ?
  • " se mettre au centre du monde" n’est-ce pas une attitude infantile ? La cause n’en est-elle pas les restes de la sensibilité infantile, contre laquelle pourtant Descartes ne cesse de nous mettre en garde ? La conscience ne porte-t-elle pas en elle cette contradiction ?

Ainsi l’homme est-il soumis à des lois tout comme n’importe quel objet naturel. Se placer à part dans la nature relève d’une détermination orgueilleuse. Pire, cet orgueil démesuré l’aliène à l’ordre des passions... Est-il alors vraiment libre ?

Les lois de la nature

Dans cet extrait Descartes explique les lois de la mémoire passionnelle :

« Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche (1 ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion (2, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’en ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d’avoir de l’amitié pour quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes, ont leur cause en l’esprit, et non dans le corps, je crois qu’elles doivent toujours être suivies ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l’esprit sont réciproques, ce qui n’arrive pas souvent aux autres ».
René Descartes, lettre à Chanut (6 juin 1647), ouvres complètes, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 1277.

1. C’est-à-dire qui louchait un peu.
2. Descartes nous invite à procéder à une analyse de nos sentiments.

Texte à mettre en perspective : René Descartes, Lettre de Descartes à Mersenne Egmond du Hoef, 27 mai 1641 ?

Pour le libre arbitre, je suis entièrement d’accord avec le R.P. Et pour expliquer encore plus nettement mon opinion, je désire, premièrement, que l’on remarque que l’Indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve lors qu’elle n’est point portée, par la connaissance de ce qui est vrai ou de ce qui est bon à suivre un parti plutôt que l’autre ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai dit que le plus bas degré de la liberté consistait à se pouvoir déterminer aux choses auxquelles nous sommes tout à fait indifférents. Mais peut-être que, par ce mot d’Indifférence, il y en a d’autres qui entendent qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à l’un ou à l’autre des deux contraires, c’est-à-dire à poursuivre ou à fuir, à affirmer ou à nier un même chose. Sur quoi j’ai à dire que je n’ai jamais nié que cette faculté positive se trouvât en la volonté ; tant s’en faut, j’estime qu’elle s’y rencontre, non seulement toutes les fois qu’elle se détermine à ces fortes actions, où elle n’est point emportée par le poids d’aucune raison vers un côté plutôt que vers un autre ; mais même qu’elle se trouve mêlée dans toutes les autres actions en sorte qu’elle ne se détermine jamais qu’elle ne la mette en usage ; jusque là que, lors même qu’une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique moralement parlant, il soit difficile que nous puissions faire le contraire, parlant néanmoins absolument, nous le pouvons ; car il nous est toujours libre de nous empêcher de poursui-vre un bien qui nous est clairement connu, ou d’admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c’est un bien de témoigner par là la liberté de notre franc-arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté, ou avant qu’elles soient exercées, ou au moment même qu’on les exerce.
Or il est certain qu’étant considérée dans les actions de la volonté avant qu’elle soient exercées, elle emporte avec soi l’Indifférence, prise dans le second sens que je la viens d’expliquer, et non point dans le premier. C’est-à-dire qu’avant que notre liberté se soit déterminée, elle est toujours libre, ou a la puissance de choisir l’un ou l’autre des deux contraires, mais elle n’est pas toujours indifférente ; au contraire, nous ne délibérons jamais qu’à dessein de nous ôter de cet état, où nous ne savons quel parti prendre, ou pour nous empêcher d’y tomber. Et bien qu’opposant notre propre jugement aux commandements des autres, nous ayons coutume de dire que nous sommes plus libres à faire des choses dont il ne nous est rien commandé, et où il nous est permis de suivre notre jugement, qu’à faire celles qui nous sont commandées ou défendues ; toutefois, en opposant nos jugements ou nos connaissances les unes aux autres, nous ne pouvons pas ainsi dire que nous soyons plus libres à faire des choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans les-quelles nous voyons autant de bien que de mal, qu’à faire celles où nous apercevons beaucoup plus de bien que de mal. Car la grandeur de la liberté consiste, ou dans la grande facilité que l’on a à se déterminer, ou dans le grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, encore que nous connaissions le meilleur. Or est-il que, si nous embrassons les choses que notre raison nous persuade être bonnes, nous nous déterminons alors avec beaucoup de facilité ; que si nous faisons le contraire, nous faisons alors un plus grand usage de cette puissance positive ; et ainsi nous pouvons toujours agir avec plus de liberté touchant les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que touchant celles que nous appelons Indifférentes. Et en ce sens-là aussi, il est vrai de dire que nous faisons moins librement les choses qui nous sont commandées, et auxquelles, sans cela, nous ne nous porterions jamais de nous-mêmes, que nous ne faisons celles qui ne nous sont point commandées. D’autant que le jugement qui nous fait croire que ces choses-là sont difficiles, s’oppose à celui qui nous dit qu’il est bon de faire ce qui nous est commandé ; lesquels deux jugements d’autant plus également nous meuvent, et plus mettent-ils en nous de cette indifférence, prise dans le sens que j’ai le premier expliqué, c’est-à-dire qui met la volonté dans un état à ne savoir à quoi se déterminer.
Maintenant, la liberté étant considérée dans les actions de la volonté, au moment même qu’elles sont exercées, alors elle ne contient aucune indifférence, en quelque sens qu’on la veuille prendre ; parce que ce qui se fait, ne pas ne point se faire dans le même qu’il se fait ; mais elle consiste seulement dans la facilité qu’on a d’opérer, laquelle, à mesure qu’elle croît, à mesure aussi la liberté augmente ; et alors faire librement une chose, ou la faire volontiers ou bien la faire volontairement, ne sont qu’une même chose. Et c’est en ce sens-là que j’ai écrit que je me portais d’autant plus librement à une chose, que j’y étais poussé par plus de raisons, parce qu’il est certain que notre volonté se meut alors plus facilement et avec plus d’impétuosité.

 

 Questions

Qu’oppose à la liberté d’indifférence de Descartes, Spinoza ?

Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, savoir, leur utilité propre, objet naturel de leur désir  ; et de là vient que pour toute les actions possibles ils ne demandent jamais à en connaître que les causes finales, et dès qu’ils les connaissent, ils restent en repos, n’ayant plus dans l’esprit aucun motif d’incertitude ; que s’il arrive qu’ils ne puissent acquérir cette connaissance à l’aide d’autrui, il ne leur reste plus d’autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d’ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu’ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère.

 

  • Pourquoi les hommes fuient-il l’incertitude ?
  • Les hommes ne sont-ils pas plus agis qu’ils n’agissent ? N’y-a-t-il pas une certaine ironie de Spinoza à affirmer que les hommes désirent demeurer en repos ?
  • Expliquez "il ne leur reste plus d’autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d’ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu’ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère."
    En quoi est-ce un refus du temps et de la contingence ?

Or, les hommes venant à rencontrer hors d’eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d’un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage ; et sachant bien d’ailleurs qu’ils ont rencontré, mais non préparé ces moyens, c’est pour eux une raison de croire qu’il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur.

 

  • Quel est le sens de ces exemples ?

Ce repli orgueilleux sur soi les rend incapables de voir le monde autrement que comme un moyen à leur usage. Ils se situent au centre de l’univers, niant la révolution copernicienne et vivent dans un monde qui n’est pas encore sorti de l’illusion géocentriste.

Du moment, en effet, qu’ils ont considéré les choses comme des moyens, ils n’ont pu croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes, mais ils ont dû conclure qu’il y a un maître ou plusieurs maîtres de la nature, doués de liberté, comme l’homme, qui ont pris soin de toutes choses en faveur de l’humanité et ont tout fait pour son usage. Et c’est ainsi que n’ayant rien pu apprendre sur le caractère de ces puissances, ils en ont jugé par leur propre caractère ; d’où ils ont été amenés à croire que si les dieux règlent tout pour l’usage des hommes, c’est afin de se les attacher et d’en recevoir les plus grands honneurs ; et chacun dès lors a inventé, suivant son caractère, des moyens divers d’honorer Dieu, afin d’obtenir que Dieu l’aimât d’un amour de prédilection, et fît servir la nature entière à la satisfaction de ses aveugles désirs et de sa cupidité insatiable. Voilà donc comment ce préjugé s’est tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines, et c’est ce qui a produit cette tendance universelle à concevoir des causes finales et à les rechercher.


Dans ce passage Spinoza définit la superstition :

  • Pourquoi les hommes réduisent-ils tout à un moyen ?
  • Les hommes s’en remettent à un maître, au sens de dominus. Quelle est la différence avec le maître au sens de magister ?.
  • Comment procèdent les hommes dans leur réflexion ? Peut-on d’ailleurs parler de réflexion ?
  • Ce préjugé est fortement ancré en l’homme et appartient aux lois de sa nature. Que peut alors la volonté ? Peut-on admettre l’idée de libre-arbitre ?

Texte de Lucrece, De Natura Rerum, à mettre en perspective sur la critique de la superstition :

C. Les méfaits de la religion et leur remède [I, 62-126]

  • Victoire d’Épicure sur la religion [1,62-79]
    [1,62] Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l’arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde ; [1,70] loin d’ébranler son courage, les obstacles l’irritent, et il n’en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie : il s’élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l’infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d’où vient que la puissance des corps est bornée et qu’il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux.
  • Exemple des méfaits de la religion : le sacrifice d’Iphigénie [1,80-101]
    [1,80] Mais tu vas croire peut-être que je t’enseigne des doctrines impies, et qui sont un acheminement au crime ; tandis que c’est la superstition, au contraire, qui jadis enfanta souvent des actions criminelles et sacrilèges. Pourquoi l’élite des chefs de la Grèce, la fleur des guerriers, souillèrent-ils en Aulide l’autel de Diane du sang d’Iphigénie ! Quand le bandeau fatal, enveloppant la belle chevelure de la jeune fille, flotta le long de ses joues en deux parties égales ; quand elle vit son père debout et triste devant l’autel, [1,90] et près de lui les ministres du sacrifice qui cachaient encore leur fer, et le peuple qui pleurait en la voyant ; muette d’effroi, elle fléchit le genou, et se laissa aller à terre. Que lui servait alors, l’infortunée, d’être la première qui eût donné le nom de père au roi des Grecs ? Elle fut enlevée par des hommes qui l’emportèrent toute tremblante à l’autel, non pour lui former un cortège solennel après un brillant hymen, mais afin qu’elle tombât chaste victime sous des mains impures, à l’âge des amours, et fût immolée pleurante par son propre père, [1,100] qui achetait ainsi l’heureux départ de sa flotte : tant la superstition a pu inspirer de barbarie aux hommes !
  • La superstition engendre la crainte, obstacle à la vérité (1,102-126)

    Toi-même, cher Memmius, ébranlé par ces effrayants récits de tous les apôtres du fanatisme, tu vas sans doute t’éloigner de moi. Pourtant ce sont là de vains songes ; et combien n’en pourrais-je pas forger à mon tour qui bouleverseraient ton plan de vie, et empoisonneraient ton bonheur par la crainte ! Et ce ne serait pas sans raison ; car pour que les hommes eussent quelque moyen de résister à la superstition et aux menaces des fanatiques, il faudrait qu’ils entrevissent le terme de leurs misères : (1,110) et la résistance n’est ni sensée, ni possible, puisqu’ils craignent après la mort des peines éternelles. C’est qu’ils ignorent ce que c’est que l’âme ; si elle naît avec le corps, ou s’y insinue quand il vient de naître ; si elle meurt avec lui, enveloppée dans sa ruine, ou si elle va voir les sombres bords et les vastes marais de l’Orcus ; ou enfin si une loi divine la transmet à un autre corps, ainsi que le chante votre grand Ennius, le premier qu’une couronne du feuillage éternel, apportée du riant Hélicon, immortalisa chez les races italiennes. (1,120) Toutefois il explique dans des vers impérissables qu’il y a un enfer, où ne pénètrent ni des corps ni des âmes, mais seulement des ombres à forme humaine, et d’une pâleur étrange ; et il raconte que le fantôme d’Homère, brillant d’une éternelle jeunesse, lui apparut en ces lieux, se mit à verser des larmes amères, et lui déroula ensuite toute la nature.
    Mais tous ces efforts pour montrer que la nature ne fait rien en vain, c’est-à-dire rien d’inutile aux hommes, n’ont abouti qu’à un résultat, c’est de montrer que la nature et les dieux et les hommes sont privés de raison. Et voyez, je vous prie, où les choses en sont venues ! Au milieu de ce grand nombre d’objets utiles que nous fournit la nature, les hommes ont dû rencontrer aussi un assez bon nombre de choses nuisibles, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. Comment les expliquer ? Ils ont pensé que c’étaient là des effets de la colère des dieux, provoquée par les injustices des hommes ou par leur négligence à remplir les devoirs du culte. C’est en vain que l’expérience protestait chaque jour, en leur montrant, par une infinité d’exemples, que les dévots et les impies ont également en partage les bienfaits de la nature et ses rigueurs, rien n’a pu arracher de leurs âmes ce préjugé invétéré. Il leur a été en effet plus facile de mettre tout cela au rang des choses inconnues dont les hommes ignorent la fin et de rester ainsi dans leur état actuel et inné d’ignorance, que de briser tout ce tissu de croyances et de s’en composer un autre. Les hommes ont donc tenu pour certain que les pensées des dieux surpassent de beaucoup la portée de leur intelligence, et cela eût suffi pour que la vérité restât cachée au genre humain, si la science mathématique n’eût appris aux hommes un autre chemin pour découvrir la vérité ; car on sait qu’elle ne procède point par la considération des causes finales, mais qu’elle s’attache uniquement à l’essence et aux propriétés des figures. Ajoutez à cela qu’outre les mathématiques on peut assigner d’autres causes, dont il est inutile de faire ici l’énumération, qui ont pu déterminer les hommes à ouvrir les yeux sur ces préjugés et les conduire à la vraie connaissance des choses.

Fin de la première partie de l’Appendice

II.réfutation de la thèse établissant l’existence des causes finales.
Ces explications suffisent pour le premier point que j’ai promis d’éclaircir ; il s’agit maintenant de faire voir que la nature ne se Propose aucun but dans ses opérations, et que toutes les causes finales ne sont rien que de pures fictions imaginées par les hommes. Je n’aurai pas grand’peine à démontrer ces principes, car ils sont déjà solidement établis, tant par l’explication qui vient d’être donnée de l’origine du préjugé contraire, que par la proposition 16 et le corollaire de la Proposition 32, sans parler de toutes les autres démonstrations par lesquelles j’ai prouvé que toutes choses se produisent et s’enchaînent par l’éternelle nécessité et la perfection suprême de la nature. J’ajouterai pourtant quelques mots pour achever de détruire toute cette doctrine des causes finales.

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