La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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[bleu]L’humanité en question[/bleu] L’humain et ses limites

[fond or]3) L’humain et ses limites[/fond or]

« Jusqu’où peut-on aller ? » : telle a été la question de l’âge moderne, et particulièrement du XXe siècle, s’agissant de l’extension des capacités humaines liée à la technique. Invention et perfectionnement de machines et de systèmes de toutes sortes, nouveaux instruments pour la médecine, architectures partant à l’assaut du ciel, conquête de l’atome et de l’espace, tout a paru promettre à la technique un pouvoir sans limite dont le développement du numérique, de la génétique et de l’intelligence artificielle sont aujourd’hui l’expression la plus spectaculaire.
Ces progrès ont toutefois leur envers : les nouveaux pouvoirs offerts par la technique engendrent de nouvelles contraintes et de nouvelles dépendances ; les systèmes de captation des richesses n’ont cessé de se perfectionner ; les moyens de destruction ont changé d’échelle, et notre actualité est hantée par des déséquilibres majeurs, aussi bien au sein des sociétés et entre les peuples que sur le plan écologique. La question écologique n’est plus seulement celle de la préservation des espèces, mais elle laisse entrevoir le spectre d’un monde inhabitable. Une part de l’imaginaire contemporain (dystopies, mondes post-humains, univers parallèles) consone avec ces inquiétudes.
Bien avant de décrire et d’analyser le nouvel univers technique et d’en imaginer les développements, littérature et philosophie ont évoqué les limites de l’action humaine sur la nature. Aujourd’hui, les nouvelles possibilités d’interventions sur l’homme lui-même (biotechnologies, technologies numériques…) soulèvent le problème de la définition de l’humain et de la vie humaine désirable. Dans ce contexte, une partie de la philosophie contemporaine renouvelle la question de la finitude de l’homme, soit pour avertir des dangers moraux et politiques de son oubli, soit pour en dégager une dimension paradoxale : cet être « fini » fait l’expérience de l’illimité.
Quelle sorte de bonheur et quelle durée de vie pour un homme entièrement « réparé », voire « augmenté » ? Comment penser l’équilibre entre exploitation et conservation de la nature ? Le nouvel univers numérique et ses réseaux créent-ils une nouvelle sociabilité ? À travers de telles questions qui touchent aux limites de l’humain, il s’agit de réfléchir, avec la littérature et la philosophie, à ce que peut signifier aujourd’hui l’idée d’humanité.

Oeuvres et extraits

En introduction on travaillera la question des limites de la raison à partir de :

Texte Valéry

LE CIMETIÈRE MARIN

++++Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλεῖ μαχανάν.
Pindare, Pythiques, III.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

  • Huxley, Le Meilleur des mondes (1932).
  • Watsuji, Fûdo, le milieu humain (1935).

1937 : L’Œuvre de Dostoïevski, par Léon Chestov.
Série de cinq conférences diffusées sur Radio-Paris entre le 3 avril et le 1er mai ; texte publié dans les Cahiers de Radio-Paris, n° 5, 15 mai.

  • Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939).
  • Barjavel, Ravage (1943). Cassirer, Essai sur l’homme (1944).
  • Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison (1944).

Textes Adorno

++++Texte extrait de :Minima moralia
Réflexions sur la vie mutilée, §68, Payot, 2003

Les humains te regardent - L’indignation que suscitent les cruautés commises diminue à mesure que les victimes cessent de ressembler aux lecteurs normaux, qu’elles sont plus brunes, « plus sales », plus proches des « Dagos » . Voilà qui éclaire autant sur les atrocités que sur les spectateurs. Peut être la schématisation sociale de la perception est elle ainsi faite chez les antisémites qu’ils ne voient plus du tout les Juifs comme des hommes. L’assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogromes. Leur éventualité est chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui ci repousse ce regard - « ce n’est qu’un animal » - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur des hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer que « ce n’est qu’un animal », car même devant un animal ils ne pouvaient le croire entièrement. Dans la société répressive la notion d’homme est elle même une parodie de la ressemblance de celui ci avec Dieu. Le propre du mécanisme de la « projection pathique » est de déterminer les hommes détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image, au lieu de refléter eux-mêmes l’humain comme une différence. C’est alors que le meurtre apparaît comme une tentative constamment répétée, dans une folie croissante pour déguiser en raison la folie d’une perception aussi erronée : celui qu’on n’a pas perçu comme un être humain et qui pourtant est un homme, est transformé en chose afin qu’aucun de ses mouvements ne mette en cause le regard du maniaque.

  • René Char

Texte
René CHAR, Fureur et mystère, « Feuillets d’Hypnos », fragment 128, 1948.

De 1941 à 1944, René Char tient un rôle actif dans la Résistance. Dans « Feuillets d’Hypnos », écrit entre 1943 et 1944, le poète témoigne de son engagement à travers des fragments poétiques qui prennent parfois la forme de courts récits.

++++Qu’est-ce que résister ?

Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de SS et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne. Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les SS avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où estil ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains
communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les SS, les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.
J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice *.
[* N’était-ce pas le hasard qui m’avait choisi pour prince ce jour-là plutôt que le cœur
mûri pour moi de ce village ? (1945.)]

++++QUESTIONS

Interprétation littéraire
D’où vient l’émotion qui se dégage de ce texte ?
Essai philosophique
Comment résister à un agresseur sans recourir à la violence ?
Pour construire votre réponse, vous vous référerez au texte ci-dessus, ainsi qu’aux
lectures et connaissances, tant littéraires que philosophiques, acquises durant
l’année

  • Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949).
  • Orwell, 1984 (1949).
  • Vercors, Les Animaux dénaturés (1952).
  • Heidegger, La Question de la technique (1954), dans Essais et conférences.
  • Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955).
  • Arendt, Condition de l’homme moderne (1958).
  • Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958).
  • Duras, Hiroshima mon amour (1960).
  • Asimov, Les Robots (1967).
  • Barjavel, La Nuit des temps (1968).
  • Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).
  • Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972).
  • Jonas, Le Principe Responsabilité (1979).
  • Maldiney, Penser l’homme et la folie (1991).
  • Koltès, Quai Ouest (1985).
  • Bonnefoy, Les Planches courbes (1988).
  • Murdoch, Le Chevalier vert (1993).
  • Serres, Petite Poucette (2012).

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