La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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L’odorat

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Jeanne ROLAND, Agrégée, docteur en philosophie,
Professeur au Lycée Romain Rolland, Goussainville
Cours interactif donné dans le cadre du Projet Europe, Éducation, École
Diffusé en visioconférence le 13 mars 2014 de 14h10 à 16h00
En direct : http://melies.ac-versailles.fr/projet-europe/visio/
En différé : http://www.dailymotion.com/projeteee
Programme : http://www.coin-philo.net/eee.13-14.prog.php
Cours en ligne : http://www.coin-philo.net/eee.13-14.cours_philo_en_ligne.php

L’ODORAT, SENS INFÉRIEUR ?

Sens dont les fonctions vitales sont avérées chez les autres animaux, l’odorat paraît en l’homme la marque d’une animalité que le développement des autres sens, en particulier de la vue, a cantonné à un exercice limité.
L’on interroge la légitimité d’un tel déclassement de l’odorat en comparaison d’abord avec la vue et le goût, pour montrer ce que ce sens en apparence subalterne révèle de notre humanité, dans le rapport qu’il implique à autrui et à la corporéité en général. Comment comprendre que l’odorat soit à la fois sens des parfums, du luxe, et des odeurs qu’il s’agirait de contenir, de maîtriser ou de masquer ? Que nous dit l’odeur de l’autre ? Entre sensibilité grossière et « sens de l’imagination », comme le définit Rousseau, l’odorat semble mettre en jeu les rapports entre corps et esprit dans la constitution de la subjectivité.

TEXTE 1

« Il s’égarait dans les songes qu’évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l’odorante orchestration du poème.
Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense. Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri » ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que stimulait d’extrait du tilia de Londres. Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, (…) le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent en plein soleil. Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes. Les femmes s’étaient peu à peu évanouies ; la campagne était devenue déserte ; alors, sur l’horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch. Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence de l’air, ses doux effluves. (…) Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine (…) aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, inommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls. »
J.-K. Huysmans, A Rebours, GF, p. 157-158

TEXTE 2

« Une première espèce d’odeurs correspond aux saveurs, comme nous l’avons dit, et elles contiennent par accident l’agréable et le désagréable (en effet ce sont des affections de la faculté nutritive), et quand nous avons de l’appétit, leurs odeurs sont agréables, alors qu’elles ne le sont pas pour ceux qui sont repus, et ne désirent plus rien, pas plus qu’elles ne sont agréables à ceux qui n’apprécient pas la nourriture qui se dégage de ces odeurs. Ainsi ces odeurs, comme nous le disions, contiennent par accident l’agréable et le désagréable, c’est pourquoi leur perception est commune à tous les animaux. Les autres odeurs, quant à elles, sont agréables en soi, comme par
exemple celles des fleurs. Elles n’invitent en effet à la nourriture ni peu ni prou et ne contribuent en rien à l’appétit, mais produisent plutôt l’effet contraire, car le mot de Strattis, raillant Euripide, est vrai : « quand vous faites cuire des lentilles, n’y versez pas de parfum. » De fait ceux qui mêlent de telles essences aux boissons font violence au plaisir par l’habitude, jusqu’à ce que cet agrément, provoqué par deux sensations, finisse sembler provenir d’une seule. La perception de ce dernier type d’odeurs est donc propre à l’homme, alors que les animaux perçoivent également celui qui correspond aux saveurs, comme on l’a dit précédemment. »
Aristote, « De la sensation et des sensibles, » Petits traités d’histoire naturelle, GF, 443b-444a, p. 86.

TEXTE 3

« Le recul des stimuli olfactifs semble lui-même être la conséquence du fait que l’homme s’est détourné de la terre, qu’il a décidé de marcher à la verticale. (…) Au commencement de ce processus culturel fatal, il y aurait ainsi la verticalisation de l’homme. De là, l’enchaînement passe par la dévalorisation des stimuli olfactifs (…) à la prépondérance des stimuli visuels. »
S. Freud, Le Malaise dans la culture, GF, p. 118.

TEXTE 4

« L’odorat est une sorte de goût à distance ; les autres sont contraints de participer bon gré, mal gré à ce plaisir, et c’est pourquoi, contraire à la liberté, il est moins social que le goût ; quand il goûte, le convive peut choisir les bouteilles et les plats de son gré sans que les autres soient forcés de partager ce plaisir. La saleté paraît moins éveiller le dégoût par ce qu’elle a de rebutant pour les yeux et la langue, que par la mauvaise odeur qu’elle paraît supposer. Car l’absorption par l’odorat (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui se fait dans les cavités réceptrices de la bouche et du gosier. »
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, 21, Vrin, p. 40.

TEXTE 5
« Le sens de l’odorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher ; il le prévient, il l’avertit de la manière dont telle ou telle substance doit l’affecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, selon l’impression qu’on en reçoit d’avance. J’ai ouï dire que les sauvages avaient l’odorat tout autrement affecté que le nôtre, et jugeaient tout différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles ; elles ébranlent plus l’imagination que le sens, et n’affectent pas tant par ce qu’elles donnent que par ce qu’elles font attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus par leurs manières de vivre, si différents des goûts des autres, doivent leur faire porter des jugements bien opposés des saveurs, et par conséquent des odeurs qui les annoncent. (…) Nos sensations oiseuses, comme d’être embaumés des fleurs d’un parterre, doivent être insensibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, et qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums qui n’annoncent rien à manger.
L’odorat est le sens de l’imagination ; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau ; c’est pour cela qu’il ranime un moment le tempérament, et l’épuise à la longue. Il a dans l’amour des effets assez connus ; le doux parfum d’un cabinet de toilette n’est pas un piège aussi faible qu’on pense ; et je ne sais s’il faut féliciter ou plaindre l’homme sage et peu sensible que l’odeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter. (…)
On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse l’odorat si subtil, que, quoiqu’ils aient des chiens, ils ne daignent pas s’en servir à la chasse, et se servent de chiens à eux-mêmes. »
J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, II, Classique Garnier, p. 173.