La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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La voix ensorcelante des sirènes

INTRODUCTION

Ce qui est chanté dans l’Odyssée…

ἀλλ᾽ ὅτε τόσσον ἀπῆμεν ὅσον τε γέγωνε βοήσας,
ῥίμφα διώκοντες, τὰς δ᾽ οὐ λάθεν ὠκύαλος νηῦς
ἐγγύθεν ὀρνυμένη, λιγυρὴν δ᾽ ἔντυνον ἀοιδήν·
"᾽δεῦρ᾽ ἄγ᾽ ἰών, πολύαιν᾽ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν,

νῆα κατάστησον, ἵνα νωιτέρην ὄπ ἀκούσῃς.
οὐ γάρ πώ τις τῇδε παρήλασε νηὶ μελαίνῃ,
πρίν γ᾽ ἡμέων μελίγηρυν ἀπὸ στομάτων ὄπ᾽ ἀκοῦσαι,
ἀλλ᾽ ὅ γε τερψάμενος νεῖται καὶ πλείονα εἰδώς.
ἴδμεν γάρ τοι πάνθ᾽ ὅσ᾽ ἐνὶ Τροίῃ εὐρείῃ

Ἀργεῖοι Τρῶές τε θεῶν ἰότητι μόγησαν,
ἴδμεν δ᾽, ὅσσα γένηται ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ.᾽
"ὣς φάσαν ἱεῖσαι ὄπα κάλλιμον· αὐτὰρ ἐμὸν κῆρ
ἤθελ᾽ ἀκουέμεναι, λῦσαί τ᾽ ἐκέλευον ἑταίρους
ὀφρύσι νευστάζων· οἱ δὲ προπεσόντες ἔρεσσον.

αὐτίκα δ᾽ ἀνστάντες Περιμήδης Εὐρύλοχός τε
πλείοσί μ᾽ ἐν δεσμοῖσι δέον μᾶλλόν τε πίεζον.
αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τάς γε παρήλασαν, οὐδ᾽ ἔτ᾽ ἔπειτα
φθογγῆς Σειρήνων ἠκούομεν οὐδέ τ᾽ ἀοιδῆς,
αἶψ᾽ ἀπὸ κηρὸν ἕλοντο ἐμοὶ ἐρίηρες ἑταῖροι,

ὅν σφιν ἐπ᾽ ὠσὶν ἄλειψ᾽, ἐμέ τ᾽ ἐκ δεσμῶν ἀνέλυσαν.

Quand, dans sa course rapide, le vaisseau n’est plus éloigné du rivage que de la portée de la voix et qu’il ne peut plus échapper aux regards des Sirènes, ces nymphes font entendre ce chant mélodieux :

« Viens, Ulysse, viens, héros fameux, toi la gloire des Achéens ; arrête ici ton navire et prête l’oreille à nos accents. Jamais aucun mortel n’a paru devant ce rivage sans avoir écouté les harmonieux concerts qui s’échappent de nos lèvres. Toujours celui qui a quitté notre plage s’en retourne charmé dans sa patrie et riche de nouvelles connaissances. Nous savons tout ce que, dans les vastes plaines d’Ilion, les Achéens et les Troyens ont souffert par la volonté des dieux. Nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre féconde. »

Tel est le chant mélodieux des Sirènes, que mon cœur désirait entendre. Aussitôt fronçant les sourcils, j’ordonne à mes compagnons de me délier ; mais au lieu d’obéir ils se couchent et rament encore avec plus d’ardeur. En même temps Euryloque et Périmède se lèvent, me chargent de nouveaux liens qui me serrent davantage. Quand nous avons laissé derrière nous ces rivages et que nous n’entendons plus la voix des Sirènes, ni leurs accents mélodieux, mes compagnons enlèvent la cire qui bouche leurs oreilles et me dégagent de mes liens.

Homère, Odyssée, chant XII, vers 181 à 200, traduit par E. Bareste

L’étymologie du nom « Sirène » est obscure et donne lieu à plusieurs interprétations. Certains y voient un rapprochement avec le mot σείριος / seirios qui signifie ardent, brûlant, desséchant. Cela évoquerait la grande chaleur de midi, le moment de la journée où le soleil est le plus dangereux et mortel et peut être associé au calme plat de la mer dardée par les rayons brûlants du soleil. L’affinité des Sirènes avec cet horaire caniculaire contribuerait à leur conférer un caractère funeste. Les marins pris au piège du calme plat de la mer et en proie aux rayons mortifères du soleil n’auraient d’autre choix que d’entendre le chant des Sirènes. Dans l’Odyssée, le vent cesse effectivement de souffler dès qu’Ulysse et ses compagnons arrivent à proximité de l’île des Sirènes :

αὐτίκ᾽ ἔπειτ᾽ ἄνεμος μὲν ἐπαύσατο ἠδὲ γαλήνη
ἔπλετο νηνεμίη, κοίμησε δὲ κύματα δαίμων.

Soudain, la brise tombe ; un calme sans haleine s’établit sur les flots qu’un dieu vient endormir. (vers 168-169)

Une autre interprétation rapproche le nom « Sirène » du nom σειρά / seira qui signifie la corde, le lasso. Là encore la notion de danger est bien présente : les Sirènes seraient de façon métaphorique celles qui attrapent les marins, les attirant à elles par leur chant fascinant et séduisant pour les obliger à l’écouter.

Une troisième étymologie nous vient d’Aristote qui, dans l’Histoire des animaux (livre 9, 27, 2), fait correspondre le nom σειρὴν / seirèn à une sorte d’abeille sauvage. Il se pourrait donc que les Sirènes évoquent les Thries, trois sœurs, filles de Zeus, qui passent pour avoir élevé Apollon, dieu des oracles et de la divination au service duquel elles sont demeurées jusqu’à ce qu’il les offre à Hermès. Ces nymphes sont des prophétesses qui sont considérées comme celles qui ont inventé l’art de la divination à l’aide de petits cailloux. Il peut d’ailleurs être intéressant de noter qu’un des surnoms de la Pythie est l’abeille (Pindare, Pythiques, IV, 60). Ce rapprochement entre les Sirènes et les Thries permettrait de souligner le caractère prophétique du chant des Sirènes.