La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Faire usage de la musique en cours

Première partie :

Rousseau au début était la voix

  • Lettre au marquis de Mirabeau le 19 juin 1767
    On peut lire :
    Du reste quelques mal que vous pensiez de la sensibilité prise pour toute nourriture c’est l’unique qui m’est restée : je ne vis plus que par le cœur Rousseau

Jean-Jacques Rousseau Dictionnaire de musique article génie

Jʼexhorte les Artistes & les Amateurs de lire ce Livré sans défiance, & de le juger avec autant dʼimpartialité que jʼen ai mis à lʼécrire. Je les prie de considérer que ne professant pas, je nʼai dʼautre intérêt ici que celui de lʼArt, & quand jʼen aurois, je devrois naturellement appuyer en faveur de la Musique Françoise, où je puis tenir une place, contre lʼItalienne où je ne puis être rien. Mais cherchant sincèrement le progrès dʼun Art que jʼaimois passionnément, mon plaisir a fait taire ma vanité. Les premières habitudes mʼont long-tems attaché à la Musique %Françoise, & jʼen étois enthousiaste ouvertement. Des comparaisons attentives & impartiales mʼont entraîné vers la Musique Italienne, & je mʼy suis livré avec la même bonne-foi. Si quelquefois jʼai plaisanté, cʼétoit pour répondre aux autres sur leur propre ton ; mais je nʼai pas, comme eux, donne des bons-mots pour toute preuve, & je nʼai plaisanté quʼaprès avoir raisonné. Maintenant que les malheurs & les maux mʼont enfin [xiv] détaché dʼun goût qui nʼavoit pris sur moi que trop dʼempire, je persiste, par le seul amour de la vérité, dans les jugemens que le seul amour de lʼArt mʼavoit fait porter. Mais, dans un Ouvrage comme celui-ci, consacré à la Musique en général, je nʼen connois quʼune, qui dʼétant dʼaucun pays, est celle de tous ; & je nʼy suis jamais entré dans la querelle des deux Musiques, que quand il sʼest agidʼéclaircir quelque point important au progrès commun. Jʼai fait bien des fautes, sans doute ; mais je suis assuré que la partialité ne mʼen a pas fait commettre une seule. Si elle mʼen fait Imputer à tort par les Lecteurs, quʼy puis-je faire ? Ce sont eux alors qui neveulent pas que mon Livré leur soit bon.
Si lʼon a vu, dans dʼautres Ouvrages, quelques articles peu importans qui sont aussi dans celui-ci, ceux qui pourront faire cette remarque, voudront bien se rappeller que, dès lʼannée 1750, le manuscrit est sorti de mes mains sans que je sache ce quʼil est devenu depuis ce tems-là. Je nʼaccuse personne dʼavoir pris mes articles ; mais il nʼest pas juste que dʼautres mʼaccusent dʼavoir pris les leurs.
A Motiers-Travers le 20 Décembre 1764.

GÉNIE, f. m. Ne cherche point, jeune Artiste, ce que cʼest que le Génie. En as-tu : tu le sens en toi-même. Nʼen [320] as-tu pas : tu ne le connoîtras jamais. Le Génie du Musicien soumet lʼUnivers entier à son Art. Il peint tous les tableaux par des Sons ; il fait parler le silence même ; il rend les idées par des sentiments, les sentiments par des accens ; & les passions quʼil exprime, il les excite au fond des cœurs. La volupté, par lui, prend de nouveaux charmes ; la douleur quʼil fait gémir arrache des cris ; il brûle sans cessé & ne se consume jamais. Il exprime avec chaleur les frimats & les glaces ; même en peignant les horreurs de la mort, il porte dans lʼame ce sentiment de vie qui ne l’abandonne point, & qu’il communique aux cœurs faits pour le sentir. Mais hélas ! il ne fait rien dire à ceux où son germe n’est pas, & ses prodiges sont peu sensibles à qui ne les peut imiter. Veux-tu donc savoir si quelque étincelle de ce feu dévorant t’anime ? Cours, vole à Naples écouter les chef-dʼoeuvres de Leo, de Durante, de Jommelli, de Pergolèse. Si tes yeux sʼemplissent de larmes, si tu sens ton coeur, palpiter, si des tressaillement t’agitent, si l’oppression te suffoque dans les transports, prends le Métastase & travaille ; son Génie échauffera le tien ; tu créeras à son exemple : cʼest-là ce que fait le Génie, & dʼautres yeux te rendront bientôt les pleurs que les Maîtres tʼont sait verser. Mais si les charmes de ce grand Art te laissent tranquille, si tu nʼas ni délire ni ravissement, si tu ne trouvé que beau ce qui transporte, oses-tu demander ce quʼest le Génie ? Homme vulgaire, ne profane point ce nom

TEXTE 1.2
Lettre sur la musique française, pp 305-306

« Pour qu’une musique devienne intéressante, pour qu’elle porte à l’âme les sentiments qu’on y veut exciter, il faut que toutes les parties concourent à fortifier l’expression du sujet ; que l’harmonie ne serve qu’à le rendre plus énergique ; que l’accompagnement l’embellisse, sans le couvrir ni le défigurer ; que la basse, par une marche uniforme et simple, guide en quelque sorte celui qui chante et celui qui écoute, sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçoive ; il faut, en un mot, que le tout ensemble ne porte à la fois qu’une mélodie à l’oreille et qu’une idée à l’esprit. Cette unité de mélodie me paraît une règle indispensable et non moins importante en musique, que l’unité d’action dans une tragédie ; car elle est fondée sur le même principe, et dirigée vers le même objet. Aussi tous les bons compositeurs italiens s’y conforment-ils avec un soin qui dégénère quelquefois en affectation, et pour peu qu’on y réfléchisse, on sent bientôt que c’est d’elle que leur musique tire son principal effet. C’est dans cette grande règle qu’il faut chercher la cause des fréquents accompagnements à l’unisson qu’on remarque dans la musique italienne, et qui, fortifiant l’idée du chant, en rendent en même temps les sons plus moelleux, plus doux et moins fatigants pour la voix. Ces unissons ne sont point praticables dans notre musique, si ce n’est sur quelques caractères d’airs choisis et tournés exprès pour cela ; jamais un air pathétique français ne serait supportable accompagné de cette manière, parce que la musique vocale et l’instrumentale ayant parmi nous des caractères différents, on ne peut, sans pécher contre la mélodie et le goût, appliquer à l’une les mêmes tours qui conviennent à l’autre, sans compter que la mesure étant toujours vague et indéterminées, surtout dans les airs lents, les instruments et la voix ne pourraient jamais s’accorder, et ne marcheraient point assez de concert pour produire ensemble un effet agréable. Une beauté qui résulte encore de ces unissons, c’est de donner une expression plus sensible à la mélodie, tantôt en renforçant tout d’un coup les instruments sur un passage, tantôt en les radoucissant, tantôt en leur donnant un trait de chant énergique et saillant que la voix n’aurait pu faire, et que l’auditeur adroitement trompé ne laisse pas de lui attribuer quand l’orchestre sait le faire sortir à propos. De là naît encore cette parfaite correspondance de la
symphonie et du chant, qui fait que tous les traits qu’on admire dans l’une, ne sont que des développements de l’autre, de sorte que c’est toujours dans la partie vocale qu’il faut chercher la source de toutes les beautés de l’accompagnement. Cet accompagnement est si bien un avec le chant, et si exactement relatif aux paroles, qu’il semble souvent déterminer le jeu et dicter à l’acteur le geste qu’il doit faire et tel qui n’aurait pu jouer le rôle sur les paroles seules, le jouera très juste sur la musique, parce qu’elle fait bien sa fonction d’interprète. »

TEXTE 1.3
Essai sur l’origine des langues CHAP I, pp 377-378

« On parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard : on voit même que les discours les plus éloquents sont ceux où on enchâsse le plus d’images ; et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs. Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose ; l’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même, où d’un coup d’œil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue ; en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu’à en pleurer ; mais laissez-lui le temps de vous dire tout ce qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n’est qu’ainsi que les scènes de tragédie font leur effet. La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille ; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accents, et ces accents qui nous font tressaillir, ces accents auxquels on ne peut dérober son organe pénètrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvements qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais l’intérêt s’excite mieux par les sons. »

CHAP II, pp 380-381

« Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes et que les passions arrachèrent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l’origine des langues tout autrement qu’on n’a fait jusqu’ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu’on imagine dans leur composition. Ces langues n’ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes. Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vînt à s’étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert. De cela seul il suit avec évidence que l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus
anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. »


CHAP III, p 381

« Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent les passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. »

CHAP XII, pp 410-411

« Avec les premières voix se formèrent les premières articulations ou les premiers sons, selon le genre de la passion qui dictait les uns ou les autres. La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c’est la glotte qui la modifie, et cette voix devient un son ; seulement les accents en sont plus fréquents ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s’y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune. Autour des fontaines dont j’ai parlé, les premiers discours furent les premières chansons : les retours périodiques et mesurés du rythme, les inflexions mélodieuses des accents, firent naître la poésie et la musique avec la langue ; ou plutôt tout cela n’était que la langue même pour ces heureux climats et ces heureux temps, où les seuls besoins pressants qui demandaient le concours d’autrui étaient ceux que le cœur faisait naître.
Les premières histoires, les premières harangues, les premières lois, furent en vers ; la poésie fut trouvée avant la prose ; cela devait être, puisque les passions parlèrent avant la raison. Il en fut de même de la musique : il n’y eut point d’abord d’autre musique que la mélodie, ni d’autre mélodie que le son varié de la parole ; les accents formaient le chant, les quantités formaient la mesure, et l’on parlait autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix. Dire et chanter étaient autrefois la même chose dit Strabon ; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l’éloquence. Il fallait dire que l’une et l’autre eurent la même source, et ne furent d’abord que la même chose. Sur la manière dont se lièrent les premières sociétés, était-il étonnant que les premiers grammairiens soumissent leur art à la musique, et fussent à la fois professeurs de l’un et de l’autre ?
Une langue qui n’a que des articulations et des voix n’a donc que la moitié de sa richesse ; elle rend des idées, il est vrai, mais pour rendre des sentiments, des images, il faut encore un rythme et des sons, c’est-à-dire une mélodie : voilà ce qu’avait la langue grecque, et ce qui manque à la nôtre ».


CHAP XIII, pp 412-414

« L’homme est modifié par ses sens, personne n’en doute ; mais faute de distinguer les modifications nous en confondons les causes ; nous donnons trop et trop peu d’empire aux sensations ; nous ne voyons pas que souvent elles ne nous affectent point seulement comme sensations mais comme signes ou images, et que leurs effets moraux ont aussi des causes morales. Comme les sentiments qu’excite en nous la peinture ne viennent point des couleurs, l’empire que la musique a sur nos âmes n’est point l’ouvrage des sons. De belles couleurs bien nuancées plaisent à la vue, mais ce plaisir est purement de sensation. C’est le dessin, c’est l’imitation qui donne à ces couleurs de la vie et de l’âme, ce sont les passions qu’elles expriment qui viennent émouvoir les nôtres, ce sont les objets qu’elles représentent qui viennent nous affecter. L’intérêt et le sentiment ne tiennent point aux couleurs ; les traits d’un tableau touchant nous touchent encore dans une estampe ; ôtez ces traits dans le tableau, les couleurs ne feront plus rien. La mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture ; c’est elle qui marque les traits et les figures dont les accords et les sons ne sont que les couleurs ; mais dira-t-on la mélodie n’est qu’une succession de sons ; sans doute ; mais le dessin n’est aussi qu’un arrangement de couleurs. Un orateur se sert d’encre pour tracer ses écrits ; est-ce à dire que l’encre soit une liqueur fort éloquente ? [...] Comme donc la peinture n’est pas l’art de combiner des couleurs d’une manière agréable à la vue, la musique n’est pas non plus l’art de combiner des sons d’une manière agréable à l’oreille. S’il n’y avait que cela, l’une et l’autre seraient au nombre des sciences naturelles, et non pas des beaux-arts. C’est l’imitation seule qui les élève à ce rang. Or, qu’est-ce qui fait de la peinture un art d’imitation ? C’est le dessin. Qu’est- ce qui de la musique en fait un autre ? C’est la mélodie. »

CHAP XIV, pp 416-417

« La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. Elle imite les accents des langues, et les tours affectent dans chaque idiome certains mouvements de l’âme ; elle n’imite pas seulement, elle parle, et son langage inarticulé, mais vif, ardent, passionné, a cent fois plus d’énergie que la parole même. Voilà d’où naît la force des imitations musicales ; voilà d’où naît l’empire du chant sur les cœurs sensibles. L’harmonie y peut concourir en certains systèmes, en liant la succession des sons par quelques lois de modulation, en rendant les intonations plus justes, en portant à l’oreille un témoignage assuré de cette justesse, en rapprochant et fixant à des intervalles consonances et liés, des inflexions inappréciables. Mais en donnant aussi des entraves à la mélodie, elle lui ôte l’énergie et l’expression, elle efface l’accent passionné pour y substituer l’intervalle harmonique, assujettit à deux seuls modes des chants qui devraient en avoir autant qu’il y a de tons oratoires, elle efface et détruit des multitudes de sons ou d’intervalles qui n’entrent pas dans son système ; en un mot, elle sépare tellement le chant de la parole, que ces deux langages se combattent, se contrarient, s’ôtent mutuellement tout caractère de vérité, et ne se peuvent réunis sans absurdité dans un sujet pathétique. De là vient que le peuple trouve toujours ridicule qu’on exprime en chant les passions fortes et sérieuses ; car il sait que dans nos langues, ces passions n’ont point d’inflexions musicales, et que les hommes du Nord, non plus que les cygnes, ne meurent pas en chantant.
La seule harmonie est même insuffisante pour les expressions qui semblent dépendre uniquement d’elle. Le tonnerre, le murmure des eaux, les vents, les orages sont mal rendus par de simples accords. Quoi qu’on fasse, le seul bruit ne dit rien à l’esprit, il faut que les objets parlent pour se faire entendre ; il faut toujours, dans toute imitation, qu’une espèce de discours supplée à la voix de la nature. Le Musicien qui veut rendre du bruit par du bruit se trompe ; il ne connaît ni le faible ni le fort de son art ; il en juge sans goût, sans lumières ; apprenez-lui qu’il doit rendre du bruit par du chant ; que s’il faisait croasser des grenouilles, il faudrait qu’il les fit chanter ; car il ne suffit pas qu’il imite, il faut qu’il touche et qu’il plaise, sans quoi sa maussade imitation n’est rien, et ne donnant d’intérêt à personne, elle ne fait nulle impression. »

CHAP XV, pp 417-419

« Tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point les vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments ; c’est ainsi qu’ils excitent en nous les mouvements qu’ils expriment, et dont nous y reconnaissons l’image. On aperçoit quelque chose de cet effet moral jusque dans les animaux. [...]
Que celui donc qui veut philosopher sur la force des sensations commence par écarter des impressions purement sensuelles les impressions intellectuelles et morales que nous recevons par la voie des sens, mais dont ils ne sont que les causes occasionnelles : qu’il évite l’erreur de donner aux objets sensibles un pouvoir qu’ils n’ont pas ou qu’ils tiennent des affections de l’âme qu’ils nous représentent. Les couleurs et les sons peuvent beaucoup comme représentations et signes, peu de choses comme simples objets des sens. Des suites de sons ou d’accords m’amuseront un moment peut-être ; mais pour me charmer et m’attendrir, il faut que ces suites m’offrent quelque chose qui ne soit ni son ni accord, et qui me vienne émouvoir malgré moi. Les chants même qui ne sont qu’agréables et ne disent rien lassent encore ; car ce n’est pas tant l’oreille qui porte le plaisir au cœur, que le cœur qui le porte à l’oreille. Je crois qu’en développant mieux ces idées on se fût épargné bien de sots raisonnements sur la musique ancienne. Mais dans ce siècle où l’on s’efforce de matérialiser toutes les opérations de l’âme et d’ôter toute moralité aux sentiments humains, je suis trompé si la nouvelle philosophie ne devient aussi funeste au bon goût qu’à la vertu. »

CHAP XVI, pp 421-422

« La peinture est souvent morte et inanimée ; elle veut vous transporter au fond d’un désert ; mais sitôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’âme, et, s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul.
Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante, et l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire l’instant : Un autre être sensible est ici. C’est un des plus grands avantages du musicien de pouvoir peindre les choses qu’on ne saurait entendre, tandis qu’il est impossible au peintre de représenter celles qu’on ne saurait voir, et le plus grand prodige d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude et le silence même entrent dans les tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence et le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la musique agit plus intimement sur nous en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre, et comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la peinture, dénuée de cette force, ne peut rendre à la musique les imitations que celle-ci tire d’elle. Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non seulement il agitera la mer, animera les flammes d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents ; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant. »