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L’utopie et l’idéologie

L’utopie, réponse à la fin des cosmologies

Les utopies sont d’abord (aux XVIe, XVIIe siècles) des récits de voyages dans des espaces fictifs, dont les narrateurs racontent leur découverte - souvent fortuite - de sociétés idéales volontiers insulaires.
L’utopie est un non-lieu, une forme close qui se tient à distance, comme un modèle à atteindre. Le modèle c’est aussi étymologiquement ce qui "mesure ". A défaut d’un monde clos, on invente des espaces clos protecteurs : espaces du correctif d’un réel insatisfaisant.

En publiant à Louvain, en 1516, un petit livre intitulé Utopie, traité sur la meilleure forme de république et sur une île nouvelle, Thomas More, haut dignitaire de la cour d’Angleterre, fonde un genre nouveau, au croisement de la littérature, de la politique et de la philosophie. Ce faisant, il donne une forme durable à un motif essentiel de la modernité.
L’ouvrage se présente comme un dialogue, dont le personnage principal est un voyageur fictif, un compagnon d’Amerigo Vespucci qui aurait poursuivi l’exploration des îles du Nouveau Monde. Au livre premier, il développe une critique sévère de l’Angleterre de l’époque. En contrepoint, au livre II, il décrit les institutions, le mode de vie et l’histoire des habitants heureux de l’île d’Utopie.

Les récits de voyage sont à la source de l’utopie et de la "représentation"

 Le nouveau monde

On se représente le "nouveau monde" comme un paradis.
Gravure colorée à la main Francfort, 1590
Theodore De Bry

Théodore de Bry, né à Liège en 1528 et mort à Francfort-sur-le-Main le 27 mars 1598, est un dessinateur, graveur et éditeur protestant, d’origine liégeoise, célèbre pour ses descriptions des expéditions européennes de découverte de l’Amérique.

Cette illustration est celle que retint De Bry en préface à l’édition de ses gravures d’après John White. Le sens de ce choix apparaît clairement quand on songe à l’idée populaire du Nouveau Monde envisagé comme un paradis en puissance. L’abondance de la vie sauvage et le paysage luxuriant entrÉtiennent l’idée que la Virginie est une paisible terre d’abondance et l’on comprend aisément en quoi cela pouvait attirer les colons. Ici, Adam et Ève, comme l’Amérique elle-même, sont au seuil d’un changement cataclysmique.

Dans un monde qui sort de la cosmologie close rassurante, l’utopie présente un retour possible à une unité close.

"La Ville de Pomeiock"

Gravure colorée à la main Francfort, 1590
Theodore De Bry, d’après John White


Cette gravure représente le village de Pomeiock, situé à une trentaine de kilomètres de Roanoke, en Virginie. La haute clôture faite de pieux, les constructions avec auvents amovibles pour laisser entrer l’air et la lumière, et la forme circulaire interrompue seulement par une entrée étroite sont autant de traits typiques d’un village algonquin. Dans sa légende, Hariot identifie trois lieux clés : A est le temple, "construit sans fenêtres, la seule lumière étant celle qui entre par la porte", B est la maison du roi et C l’étang où les habitants vont puiser l’eau.

Le repas, moment de la différence

"Comment ils font leurs provisions"

Gravures colorées à la main Francfort, 1591
Theodore De Bry, d’après Jacques Le Moyne

Ces gravures et leurs légendes attirent l’attention sur l’exotisme des Indiens de Floride et sur l’abondance des vivres et les grandes quantités de provisions stockées pour l’hiver. Animaux sauvages, poissons et autres provisions entreposées : "Chaque année, le moment venu, ils constituent une réserve d’animaux sauvages, de poissons et même de crocodiles. Ils les mettent dans des paniers que portent à l’entrepôt des hermaphrodites aux cheveux bouclés. Ces provisions ne servent qu’en cas de dure nécessité. Qu’une telle occasion survienne et tout le monde partage suivant son rang ; mais c’est le chef qui est le premier à choisir et prend ce qu’il lui plaît." Séchage de la viande, du poisson et d’autres vivres : "Pour sécher leurs provisions, ils construisent un treillis qu’ils montent sur quatre poteaux. Le gibier est disposé dessus et un feu allumé dessous pour le fumer. Les Indiens sèchent la viande avec le plus grand soin pour éviter qu’elle ne se gâte. Ces provisions sont vraisemblablement constituées pour leur usage personnel au cours des mois d’hiver (quand ils gagnent les bois), car ils ne nous en donnaient jamais rien. Si leurs greniers sont toujours construits près d’une falaise, sur la rive d’un cours d’eau et non loin de la forêt, c’est afin qu’ils puissent y accéder par les eaux. Ainsi donc, s’ils viennent à manquer de vivres dans leurs quartiers d’hiver, ils peuvent aller en chercher en canoë."

Exercice : analyser ces trois représentations :
 Que nous apprennent-elles sur les craintes humaines ?
 Définir "la représentation" à partir de ces trois gravures.
 Expliquer pourquoi "la représentation" est un concept qui se rattache à un contexte technique

Mesure et démesure

 La peur de l’infini conduit à l’institution de frontières : géographiques et légales. On délimite un territoire et des lois, histoire de ramener à taille humaine la démesure.
C’est une des raisons pour lesquelles l’architecture est l’art propre à l’utopie.

 De l’architecture à l’art d’instituer.

Avec la Renaissance se développe une ample réflexion sur la cité idéale, qui fait de la ville, en tant que telle, un objet de l’art. Inauguré par le traité d’Alberti De re aedificatoria, écrit entre 1444 et 1472 et publié en 1485, ce courant s’intéresse avant tout à l’architecture civile, considérant la cité, à la fois ville et société, comme une totalité organique dans laquelle "les proportions doivent régner sur les parties, afin qu’elles aient l’apparence d’un corps entier et parfait et non celle de membres disjoints et inachevés". L’un des premiers projets de cité est celui qu’élabore Filarete, de 1457 à 1464, pour son protecteur Francesco Sforza. Au tournant du XVe et du XVIe siècle, Léonard de Vinci imagine des formes d’urbanisme novatrices, qui traduisent un souci d’ordre et d’hygiène.

 C’est le domaine militaire, avec la construction de places fortes, qui donnera l’occasion de transformer ces projets en réalités, l’exemple le plus fameux étant celui de Palma Nova, construction décidée en 1593 par le Sénat de Venise pour protéger la frontière orientale de la Sérénissime.
( noter que c’est encore l’art militaire qui est à l’origine d’internet)

Leon Battista Alberti
La beauté est une espèce d’harmonie et d’accord entre toutes les parties, qui forment un tout construit selon un nombre fixe, une certaine relation, un certain ordre tels que l’exige le principe de symétrie, qui est la loi la plus élevée et la plus parfaite de la nature.
De re aedificatoria, 1485.

L’utopie comme récit critique

 C’est le récit d’un regard qui a vu ce que personne ne verra jamais (voir les travaux contemporains sur la vision). A COMPARER avec le mythe qui prend sa source dans une cosmogonie comme dans la Théogonie d’Hésiode. Il raconte la "chute" des hommes sous le mode poétique
C’est le thème de l’âge d’or :

" D’or fut la première race d’hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarrets toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Ils mouraient comme en s’abandonnant au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus tout-puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse. "
Hésiode Les Travaux et les Jours, VIIIe s. av. J.-C

 L’utopie est un récit et non une parole poétique d’une expérience qui se substitue au mythe. Expliquer cette distinction.


L’utopie comme "espace critique" : texte de Christine de Pisan
Source

IV. Comment la dame parla à Christine de la Cité qu’elle avait à construire ; comment elle avait pour charge d’aider Christine à élever les murs et à fermer les remparts ; puis, quel était son nom.
" Ainsi, ma chère enfant, c’est à toi entre toutes les femmes que revient le privilège de faire et de bâtir la Cité des Dames. Et, pour accomplir cette œuvre, tu prendras et puiseras l’eau vive en nous trois, comme en une source claire ; nous te livrerons des matériaux plus durs et plus résistants que n’est le marbre massif avant d’être cimenté. Ainsi ta Cité sera d’une beauté sans pareille et demeurera éternellement en ce monde.
" Tu as lu, en effet, comment le roi Tros fonda la grande cité de Troie avec l’aide d’Apollon, de Minerve et de Neptune (que les anciens prenaient pour des dieux), et comment Cadmus fonda la ville de Thèbes sous l’injonction divine ; mais toutefois, avec le temps, ces villes s’écroulèrent et tombèrent en ruine. Mais moi, sibylle véritable, je t’annonce que jamais la Cité que tu fonderas avec notre aide ne sombrera dans le néant ; elle sera au contraire à jamais prospère, malgré l’envie de tous ses ennemis ; on lui livrera maints assauts, mais elle ne sera jamais prise ni vaincue.
" L’histoire t’enseigne que le royaume d’Amazonie fut autrefois établi grâce à l’initiative de nombreuses femmes fort courageuses qui méprisaient la condition d’esclave. Elles le maintinrent longtemps sous l’empire successif de différentes reines : c’étaient des dames très illustres qu’elles élisaient et qui les gouvernaient sagement en conservant l’Etat dans toute sa puissance. Du temps de leur règne, elles conquirent une grande partie de l’Orient et semèrent la panique dans les terres avoisinantes, faisant trembler jusqu’aux habitants de la Grèce, qui était alors la fleur des nations. Et pourtant, malgré cette force et cet empire, leur royaume – comme il en va de toute puissance – finit par s’écrouler, de sorte que seul le nom en survit aujourd’hui.
" Mais l’édifice de la Cité que tu as la charge de construire, et que tu bâtiras, sera bien plus fort ; d’un commun accord, nous avons décidé toutes trois que je te fournirais un mortier résistant et incorruptible, afin que tu fasses de solides fondations, que tu lèves tout autour les grands murs hauts et épais avec leurs hautes tours larges et grandes, les bastions avec leurs fossés, les bastides artificielles et naturelles, ainsi qu’il convient à une place bien défendue.
Sous notre conseil, tu jetteras très profondément les fondations, pour qu’elles en soient plus sûres, et tu élèveras ensuite les murs à une telle hauteur qu’ils ne craindront aucun adversaire. Mon enfant, je t’ai expliqué les raisons de notre venue, et pour que tu accordes plus de poids à mes dires, je veux maintenant te révéler mon nom. Rien qu’à l’entendre, tu sauras que tu as en moi, si tu veux bien écouter mes conseils, une guide et une directrice pour achever ton œuvre sans jamais commettre de faute. On m’appelle Dame Raison ; tu peux te féliciter d’être en si bonnes mains. Mais je m’en tiendrai là pour l’instant. "
V. Comment la deuxième dame révéla à Christine son nom et son état, ainsi que l’aide qu’elle lui apporterait pour élever la Cité des Dames
Cette dame venait à peine d’achever son discours que la seconde, sans que je puisse intervenir, enchaîna de la sorte : " Je m’appelle Droiture. J’habite davantage au ciel que sur terre, et la lumière de Dieu resplendit en mo qui suis la messagère de sa bonté. Je fréquente les justes et les encourage à faire le Bien, à rendre à chacun ce qui lui appartient au mieux de leur pouvoir, à dire et à défendre la vérité, à soutenir le droit des pauvres et des innocents, à ne point usurper le bien d’autrui, à justifier les calomniés. Je suis le bouclier et la défense de ceux qui servent Dieu ; je fais obstacle à la force et à la puissance des méchants. C’est par moi que Dieu révèle ses secrets à ceux qu’il aime ; je suis leur avocate au ciel. Je fais récompenser les peines et les bienfaits. En guise de sceptre, je tiens en ma main droite ce trait resplendissant qui est la droite règle départageant le bien du mal et le juste de l’injuste : qui la suit ne s’égarera point. Les justes se rallient à ce bâton de paix et y prennent appui ; les méchants en sont battus et frappés. Que dire de plus ? On trace les limites de toute chose avec cette règle, car elle abonde en vertus. Sache qu’elle te sera utile pour mesurer les constructions de la Cité que tu dois élever : tu en auras bien besoin pour les bâtiments, pour ériger les grands temples ; construire et dessiner les palais, les maisons et toutes les halles, les rues et les places, et pour t’aider en tout ce qui est nécessaire au peuplement d’une cité. Je suis venue pour t’aider, et tel sera mon rôle. Si le diamètre et la circonférence des murs de clôture te semblent grands, il ne faut point t’en émouvoir ; avec l’aide de Dieu et la nôtre, tu les achèveras et en combleras l’espace de belles demeures et de magnifiques hôtels, sans qu’il y demeure le moindre terrain vague. "
VI. Comment la troisième dame révéla à Christine qui elle était, quel était son rôle, comment elle l’aiderait à faire les combles et toitures des tours et des palais, et comment elle lui amènerait la Reine accompagnée des femmes les plus nobles.
La troisième dame prit ensuite la parole en ces termes :
" Ma chère Christine, je suis Justice, la fille élue de Dieu, et mon essence procède directement de la sienne. Je suis chez moi au ciel, autant que sur la terre ou en enfer : au ciel pour distribuer à chacun la part de bien et de mal qu’il mérite ; en enfer pour punir les méchants. Jamais je ne fléchis, puisque je n’ai ni ami ni ennemi ; ma volonté est inébranlable. La pitié ne peut me vaincre, la cruauté ne m’émeut point. Mon seul devoir est de juger, de distribuer et de rendre à chacun selon ses propres mérites. Je soutiens l’ordre de chaque Etat, et rien ne peut durer sans moi. Je suis en Dieu et Dieu est en moi, car nous sommes pour ainsi dire une seule et même chose. Qui me suit ne saurait pécher ; ma voie est certaine. Aux hommes et femmes sains d’esprit qui veulent me croire, j’apprends à se corriger, à se reconnaître et à se reprendre en premier, à faire à autrui ce qu’ils voudraient qu’on leur fît, à distribuer les biens sans favoritisme, à dire la vérité, à fuir et à haïr le mensonge, à rejeter tout vice. Tu vois en ma main droite une coupe d’or fin qui ressemble à une mesure de bonne taille. Dieu, mon père, me l’a donnée ; elle me sert rendre à chacun son dû. Elle est gravée à la fleur de lis de la Trinité et s’ajuste à toute portion, et nul ne saurait se plaindre de ce que je lui accorde. Les hommes ici-bas ont d’autres mesures qu’ils disent étalonnées à la mienne, mais ils se trompent. Souvent ils se réclament de moi en leurs jugements, mais leur mesure, pour les uns trop généreuse et pour les autres trop maigre, n’est jamais juste.
" Je pourrais t’entretenir longuement des particularités de ma charge, mais bref, mon statut parmi les vertus est spécial. Toutes en effet se réfèrent à moi. Et nous trois que voici sommes pour ainsi dire une, car nous ne pourrions rien l’une sans l’autre. Ce que la première propose, la deuxième dispose et applique, et moi, la troisième, je le parachève et l’accomplis. C’est pour cela que nous nous sommes accordées toutes trois pour que je vienne t’aider à parachever et terminer ta Cité. Ce sera ma responsabilité de faire les combles et les toits des tours, des maisons princières et des hôtels, qui seront tous d’or fin et brillant. Enfin je te la peuplerai de femmes illustres et t’amènerai une haute reine ; les autres dames, mêmes le plus nobles, lui rendront hommage et allégeance. Ainsi, avec ton aide, ta Cité sera achevée, fortifiée, et fermée par de lourdes portes que j’irai te chercher au ciel, avant de te remettre les clés entre les mains. "
VII. Comment Christine répondit aux trois dames.
J’avais écouté très attentivement les trois dames et m’étais complètement remise de l’abattement où je me trouvais avant leur venue. Sitôt leurs discours terminés, je me jetai à leurs pieds, non point à genoux, mais tout étendue devant elles en signe d’hommage à tant de grandeur. Je baisai la terre auprès de leurs pieds, les adorant comme des déesses de gloire. Puis je leur adressai cette supplique : " Oh ! Dames de souveraine dignité, clarté des cieux et lumière de la terre, fontaines de paradis et joie des bienheureux ! comment Vos Altesses ont-elles daigné descendre de leurs sièges pontificaux et de leurs trônes resplendissants pour venir dans cette retraite sombre et obscure, s’abaissant jusqu’à moi, simple écolière ignorante ! Comment jamais vous remercier d’un tel bienfait ? La pluie et la rosée de vos douces paroles sont tombées sur moi ; déjà sa sécheresse de mon esprit en est toute pénétrée et humectée. Dès à présent, il sent germer en lui les premières pousses de nouvelles plantes, qui porteront des fruits dont la force sera bénéfique et la saveur délectable. Comment puis-je cependant mériter cet honneur que vous m’annoncez de bâtir et faire naître au monde une Cité nouvelle et éternelle ?
" Je ne suis pas saint Thomas l’apôtre qui fit au ciel par la grâce divine un riche palais pour le roi des Indes ; pauvre d’esprit, je n’ai appris ni l’art ni la géométrie ; j’ignore toute la science et la pratique de la maçonnerie. Et en admettant qu’il me soit donné de les apprendre, comment trouverais-je en ce faible corps de femme la force d’entreprendre une si haute tâche ? Pourtant, mes très vénérées Dames, bien qu’encore sous le coup de l’étonnement devant une apparition aussi singulière, je sais qu’à Dieu il n’est rien d’impossible, et je dois croire fermement que tout ce que j’entreprendrai avec votre aide et conseil sera mené à terme. Je rends donc gloire à Dieu de toutes mes forces, et à vous, mes Dames, qui me faites tant d’honneur en me confiant une si noble charge, que j’accepte avec grande joie. Voici votre servante prête à vous suivre. Commandez, j’obéirai. Et qu’il soit fait de moi selon vos paroles. "[...]
XIX. Ici finit le livre. christine s’adresse aux femmes.
Remercions le Seigneur, mes très vénérées dames ! Car voici notre Cité bâtie et parachevée. Vous toutes qui aimez la vertu, la gloire et la renommée y serez accueillies dans les plus grands honneurs, car elle a été fondée et construite pour toutes les femmes honorables – celles de jadis, celles d’aujourd’hui et celles de demain. Mes très chères sœurs, il est naturel que le cœur humain se réjouisse lorsqu’il a triomphé de quelque agression et qu’il voit ses ennemis confondus. Vous avez cause désormais, chères amies, de vous réjouir honnêtement sans offenser Dieu ni les bienséances, en contemplant la perfection de cette nouvelle Cité qui, si vous en prenez soin, sera pour vous toutes (c’est-à-dire les femmes de bien) non seulement un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis. Vous pouvez voir que c’est toute de vertus qu’elle a été construite, matériaux en vérité si brillants que vous pouvez toutes vous y mirer, en particulier dans les hautes toitures de l’édifice (c’est-à-dire en cette dernière partie), mais il ne faudrait pas pour autant dédaigner ce qui vous concerne dans les autres parties. Mes chères amies, ne faites pas mauvais usage de ce nouveau matrimoine, comme le font ces arrogants qui s’enflent d’orgueil en voyant multiplier leurs richesses et croître leur prospérité. Suivez plutôt l’exemple de votre Reine, la Vierge Souveraine, qui lorsqu’elle apprit le suprême honneur qu’elle aurait de devenir la Mère du fils de Dieu, s’humilia d’autant plus en se réclamant la chambrière du Seigneur. Puisqu’il est vrai, chères amies, que plus une personne abonde en vertus, plus elle est humble et douce, puisse cette Cité vous inciter à vivre honorablement dans la vertu et la modestie.
Et vous, chères amies qui êtes mariées, ne vous indignez pas d’être ainsi soumises à vos maris, car ce n’est pas toujours dans l’intérêt des gens que d’être libres. C’est ce qui ressort en effet de ce que l’ange d Dieu disait à Esdras : que ceux qui s’en étaient remis à leur libre arbitre tombèrent dans le péché, se soulevèrent contre Notre-Seigneur et piétinèrent les justes, ce qui les entraîna dans la destruction. Que celle qui a un mari doux, bon et raisonnable, et qui l’aime d’un véritable amour, remercie le Seigneur, car ce n’est pas là une mince faveur, mais le plus grand bien qu’elle puisse recevoir sur cette terre ; qu’elle mette tous ses soins à le servir, le chérir et l’aimer d’un cœur fidèle – comme il est de son devoir –, vivant dans la tranquillité et priant Dieu qu’il continue à protéger leur union et à leur garder la vie sauve. Quand à celle dont le mari n’est ni bon ni méchant, elle doit elle aussi remercier le Seigneur de ne pas lui en avoir donné un pire elle doit faire tous ses efforts pour modérer ses excès et pour vivre paisiblement selon leur rang. Et celle dont le mari est pervers, félon et méchant doit faire tout son possible pour le supporter, afin de l’arracher à sa perversité et le ramener, si elle le peut, sur le chemin de la raison et de la bonté ; et si, malgré tous ses efforts, le mari s’obstine dans le mal, son âme sera récompensée de cette courageuse patience, et tous les béniront et prendront sa défense.
Ainsi, mes chères amies, soyez humbles et patientes, et la grâce de Dieu s’étendra sur vous ; on vous en louera, et le royaume des cieux vous sera ouvert. Car saint Grégoire affirme que la patience est la porte du Paradis et la voie qui mène à Jésus-Christ. Qu’aucune de vous ne persévère opiniâtrement dans des opinions frivoles et sans fondement – dans la jalousie, dans l’entêtement, dans un langage méprisant ou dans des actions scandaleuses –, car ce sont là des choses qui troublent l’esprit et font perdre la raison, et des façons particulièrement disgracieuses et malsaines chez une femme.
Et vous, jeunes filles qui êtes vierges, soyez pures, sages et discrètes. Restez sur vos gardes ; les méchants ont déjà tendu leurs filets. Que vos yeux soient baissés, vos bouches avares de paroles ; que la pudeur inspire tous vos actes. Armez-vous de vertu et de courage contre toutes les ruses des séducteurs et fuyez leur compagnie.
Et vous, les veuves, que vos habits, votre maintien et vos paroles soient honnêtes. Soyez pieuses dans vos actes comme dans vos mœurs. Modérez vos besoins, armez-vous de patience, vous en aurez bien besoin ! Soyez fortes et résolues face aux tribulations et aux difficultés matérielles. Restez humbles de caractère, d’aspect et de paroles, et charitables dans vos actes.
Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d’humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu. Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l’éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tout ceux qui vous calomnient. Ainsi pourriez-vous dire avec le Psalmiste : " L’iniquité du méchant retombera sur sa tête. ". Repoussez ces hypocrites enjôleurs qui cherchent à vous prendre par leurs beaux discours et par toutes les ruses imaginables votre bien le plus précieux, c’est-à-dire votre honneur et l’excellence de votre réputation ! Oh ! fuyez, mesdames, fuyez cette folle passion qu’ils exaltent auprès de vous ! Fuyez-la ! Pour l’amour de Dieu, fuyez ! Rien de bon ne peut vous en arriver ; soyez certaines, au contraire, que même si le jeu en paraît plaisant, cela se terminera toujours à votre préjudice. Ne vous laissez jamais persuader du contraire, car c’est la stricte vérité. Souvenez-vous, chères amies, comment ces hommes vous accusent de fragilité, de légèreté et d’inconstance, ce qui ne les empêche point de déployer les ruses les plus sophistiquées et de s’évertuer par mille manières à vous séduire et à vous prendre, comme autant de bêtes dans leurs filets ! Fuyez, mesdames, fuyez ! Evitez ces liaisons, car sous la gaieté se cachent les poisons les plus amers, ce qui entraînent la mort. Daignez, mes très vénérées dames, accroître et multiplier les habitantes de notre Cité en recherchant la vertu et en fuyant le vice, et réjouissez-vous dans le bien. Quant à moi, votre servante, ne m’oubliez pas dans vos prières, afin que Dieu m’accorde la grâce de vivre et de persévérer ici-bas en son saint service, et qu’à ma mort il me pardonne mes grandes fautes et m’accueille dans la joie éternelle. Qu’il étende sur vous toutes cette même grâce. Amen.
Ici finit la troisième et dernière partie du Livre de la Cité des Dames.

Christine de Pisan, La Cité des Dames
Stock " Moyen Âge ", 1986, 1re édition : 1405


L’utopie comme récit du "négatif"

Guevara, L’Horloge des Princes Chapitre XXXII

" C’est chose merveilleuse d’ouïr ce que content les historiens d’iceux Garamantes, c’est à savoir que toutes les maisons étaient égales, tous les hommes allaient vêtus d’une manière, ils n’étaient point plus anciens les uns que les autres, en manger ils n’étaient point gourmands ni ivrognes à boire vin, de plaids et noises étaient totalement étranges, ils ne souffraient entre eux aucun homme qui fût oisif, ils n’avaient nulles armes, parce qu’ils n’avaient nul ennemi. Et finalement ils parlaient peu de paroles, et ce qu’ils disaient était toujours vrai. "

Chapitre XXIII

Des propos qu’eut un des sages des Garamantes au grand Roi Alexandre

" C’est une coutume, Roi Alexandre, entre les Garamanes, de peu souvent parler les uns aux autres, et quasi de jamais ne parler avec les étrangers, et spécialement s’ils sont hommes scandaleux et mutins : parce que la langue du mauvais homme n’est autre chose, sinon démonstration publique du cœur marri et déplaisant. Quand l’on nous dit que tu venais en ce pays, incontinent nous déterminâmes de [...] ne te recevoir, ni nous mettre à te résister, ni hausser les yeux à te regarder, ni ouvrir la bouche pour te parler, ni mouvoir les mains pour t’ennuyer, ni élever guerre pour t’offenser. " [...]
" Ce que nous dirons, servira plus à améliorer ta vie, qu’à te désister de la conquête de notre pays. " [...].
" Vous autres qui êtes Grecs nous appelez barbares, parce que nous demeurons et habitons aux montagnes : mais je dis en ce cas, que nous nous réjouissons d’être barbares aux langues, et d’être Grecs aux œuvres : et non comme vous qui avez les langues des Grecs, et faites œuvres de barbares : parce que celui qui fait bien et parle mal n’est point barbare : mais c’est celui qui a la langue bonne et la vie mauvaise. Puisque j’ai commencé, afin que rien ne reste à dire, je te veux avertir quelle est notre loi et notre vie, et ne t’émerveilles [pas] de l’ouïr dire, mais émerveilles [toi] de le voir pour l’entretenir et garder : parce que ceux qui [louent] les œuvres de vertu sont infinis, et ceux qui les gardent et observent sont bien peu. Je te fais savoir, Alexandre, que nous avons peu de vie, peu de gens, peu de terre, peu de biens, peu de convoitise, peu de lois, peu de maisons, peu d’amis, et surtout, point d’ennemis : parce que l’homme sage doit être d’un seul ami et de nul ennemi.
Avec tout ceci nous avons entre nous autres grande fraternité, bonne paix, grand amour, grand repos, et surtout, grand contentement : parce que [mieux] vaut le repos de la sépulture, que d’être mal content de sa vie. Nos lois sont peu [nombreuses], mais à notre avis et opinion, elles sont bonnes, et sont encloses en six paroles seulement, ainsi qu’il ensuit :
— Nous ordonnons que nos enfants ne fassent pas plus de lois que nous, leurs pères, leur laissons : parce que les lois nouvelles font oublier les bonnes coutumes anciennes.
— Nous ordonnons que nos successeurs ne tiendront pas plus de deux Dieu, desquels l’un sera pour la vie et l’autre pour la mort : parce que mieux vaut un Dieu servi véritablement, que plusieurs Dieux servis follement.
— Nous ordonnons que tous soient vêtus d’un drap, et se chaussent d’une sorte : et l’un n’ait pas plus d’habits que l’autre, parce que la variété des vêtements engendre folie entre les gens.
— Nous ordonnons que quand une femme mariée aura eu trois enfants, elle soit séparée d’avec son mari : parce que l’abondance d’enfants fait les hommes avoir convoitise : et si une femme enfantait plus d’enfants, qu’aussitôt devant ses yeux ils soient sacrifiés aux Dieux.
— Nous ordonnons que tous les hommes et toutes les femmes aiment la vérité par-dessus toutes choses : et si l’un était pris en quelque menterie, sans être autrement pris de remords, qu’aussitôt il meure pour avoir menti : parce qu’un seul menteur suffit à perdre tout un peuple.
— Nous ordonnons qu’aucune femme ne vive plus de quarante ans, et que l’homme vive jusques à cinquante, et s’ils n’étaient morts pour lors, qu’ils soient sacrifiés aux Dieux : parce que c’est aux hommes grande occasion d’être vicieux, de penser qu’ils doivent vivre longtemps.

Guevara (Antonio de), L’Horloge des Princes
1527 : Les dix commandements du bon maître (folio 223/225, II, chapitre 34) ; “ Beaucoup sert que les princes soient gens de bien… ” (folio 250 verso/251verso, III, chapitre 1)

L’ insularité et l’isolement font-ils de l’utopie un moment et un lieu "coupés du monde" ?

Les géographies imaginaires
 L’Amérique comme lieu d’utopie
 On pourra s’interroger sur cette idée que, aux yeux des Européens, un territoire "sans histoire" est un lieu propice à la fondation de communautés utopique : exemples des réductions jésuites au Paraguay, des communautés créées par Owen et Cabet au début du XIXe siècle, ceux des communautés religieuses, enfin ceux des hippies dans les années 1960 et 1970.

L’inscription de l’utopie dans l’histoire et la critique de l’utopie

ANTIQUITÉ ET HISTOIRE SÉRIELLE AU XVIE SIÈCLE : MACHIAVEL, LE ROY, MONTAIGNE / PHILIPPE DELAJARTE
Antiquité et histoire sérielle au XVIe siècle : Machiavel, Le Roy, Montaigne / Philippe Delajarte, in colloque international "Micro récits de l’Antiquité et écriture de l’histoire à la Renaissance", organisé par le laboratoire Patrimoine, Littérature et Histoire, Équipe de recherche sur la Réception de l’Antiquité : Sources, Mémoire, Enjeux (PLH-Erasme) de l’Université Toulouse II-Le Mirail, 13-14 mars 2013.
Thématique 4 : Autour de Montaigne.

A travers la notion de « micro récits », il s’agit de mesurer la part qu’ont pu prendre la lecture et l’imitation des historiens de l’Antiquité à l’élaboration d’une nouvelle manière d’écrire et de penser l’histoire au XVIe siècle. Dans cette perspective, on envisagera d’abord le préfixe « micro » en termes formels : le « micro récit » sera alors considéré comme une séquence narrative brève pris dans un ensemble plus vaste auquel elle est arrachée pour être intégrée dans un autre texte. Ce phénomène de transplantation conduira à s’interroger sur les conditions de possibilité de cette extraction, sur les modalités d’insertion dans le texte second, sur l’assimilation de cette « pièce rapportée » ou au contraire sur le maintien de son hétérogénéité.
On privilégiera les phénomènes de discontinuité, de digression, tout ce qui constituera ces micro récits en « zones troubles » rompant le fil d’une histoire téléologique. La narrativité saisie dans sa brièveté sera dès lors envisagée comme un élément moins de cohérence que de démantèlement, ce qui pourrait permettre de penser la place faite à la contingence, au hasard dans l’écriture de l’histoire.
Par ailleurs, le préfixe « micro » pourra être pensé en relation avec le « contenu » des récits. On se rapprochera alors des notions, non théorisées au XVIe siècle, d’anecdote et de fait divers. L’étude en ces termes de la réception de l’Antiquité pourra dès lors être mise en relation avec les concepts de « micro histoire » et d’ « exceptionnel normal » (Carlo Ginzburg). On sera alors conduit à se demander en quels termes les humanistes pouvaient penser la notion moderne d’événement, comment ils articulent, en se démarquant peut-être des Anciens, le public et le privé, quelle place ils accordent à ce qui pourrait sembler n’être que des accidents.

RETOUR SUR LA CONTROVERSE BODIN-MONTAIGNE AUTOUR DE PLUTARQUE / OLIVIER GUERRIER
Retour sur la controverse Bodin-Montaigne autour de Plutarque / Olivier Guerrier, in colloque international "Micro récits de l’Antiquité et écriture de l’histoire à la Renaissance", organisé par le laboratoire Patrimoine, Littérature et Histoire, Équipe de recherche sur la Réception de l’Antiquité : Sources, Mémoire, Enjeux (PLH-Erasme) de l’Université Toulouse II-Le Mirail, 13-14 mars 2013.

LES VACILLEMENTS DU RECIT DE L’HISTOIRE

Réécrire l’histoire ou les trous de mémoire - l’idéologie
La manipulation des traces permet une réécriture idéologique de l’histoire à des fins politiques :
exemple littéraire :
George Orwell 1984
Chapitre IV

Avec le soupir inconscient et profond que la proximité même du télécran ne pouvait l’empêcher de pousser lorsqu’il commençait son travail journalier, Winston rapprocha de lui le phonoscript, souffla la poussière du microphone et mit ses lunettes.

Il déroula ensuite et agrafa ensemble quatre petits cylindres de papier qui étaient déjà tombés du tube pneumatique qui se trouvait à la droite du bureau.

Il y avait trois orifices aux murs de là cabine. À droite du phonoscript se trouvait un petit tube pneumatique pour les messages écrits. À gauche, il y avait un tube plus large pour les journaux. Dans le mur de côté, à portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage métallique. On se servait de cette fente pour jeter les vieux papiers. Il y avait des milliers et des milliers de fentes semblables dans l’édifice. Il s’en trouvait, non seulement dans chaque pièce mais, à de courts intervalles, dans chaque couloir. On les surnommait trous de mémoire. Lorsqu’un document devait être détruit, ou qu’on apercevait le moindre bout de papier qui traînait, on soulevait le clapet du plus proche trou de mémoire, l’action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapidement emporté par un courant d’air chaud jusqu’aux énormes fournaises cachées quelque part dans les profondeurs de l’édifice.

Winston examina les quatre bouts de papier qu’il avait déroulés. Ils contenaient chacun un message d’une ou deux lignes seulement, dans le jargon abrégé employé au ministère pour le service intérieur. Ce n’était pas exactement du novlangue, mais il comprenait un grand nombre de mots novlangue. Ces messages étaient ainsi rédigés :

times 17-3-84 discours malreporté afrique rectifier

times 19-12-83 prévisions 3 ap 4e trimestre 83 erreurs typo vérifier numéro de ce jour.

times 14-2-84 miniplein chocolat malcoté rectifier

times 3-12-83 report ordrejour bb trèsmauvais ref unpersonnes récrire entier soumettrehaut anteclassement.

Avec un léger soupir de satisfaction, Winston mit de côté le quatrième message. C’était un travail compliqué qui comportait des responsabilités et qu’il valait mieux entreprendre en dernier lieu. Les trois autres ne demandaient que de la routine, quoique le second impliquât probablement une fastidieuse étude de listes de chiffres.

Winston composa sur le télécran les mots : « numéros anciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier.

Par exemple, dans le Times du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la veille, avait prédit que le front de l’Inde du Sud resterait calme. L’offensive eurasienne serait bientôt lancée contre l’Afrique du Nord. Or, le haut commandement eurasien avait lancé son offensive contre l’Inde du Sud et ne s’était pas occupé de l’Afrique du Nord. Il était donc nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu’il prédise ce qui était réellement arrivé.

De même, le Times du 19 décembre avait publié les prévisions officielles pour la production de différentes sortes de marchandises de consommation au cours du quatrième trimestre 1983 qui était en même temps le sixième trimestre du neuvième plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la production réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossièrement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus.

Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas très longtemps, c’était au mois de février, le ministère de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagement catégorique) de ne pas réduire la ration de chocolat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était de substituer à la promesse primitive l’avis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’avril.

Dès qu’il avait fini de s’occuper de l’un des messages, Winston agrafait ses corrections phonoscriptées au numéro correspondant du Times et les introduisait dans le tube pneumatique. Ensuite, d’un geste autant que possible inconscient, il chiffonnait le message et les notes qu’il avait lui-même faites et les jetait dans le trou de mémoire afin que le tout fût dévoré par les flammes.

Que se passait-il dans le labyrinthe où conduisaient les pneumatiques ? Winston ne le savait pas en détail, mais il en connaissait les grandes lignes. Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée.

Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification.

La plus grande section du Commissariat aux Archives, bien plus grande que celle où travaillait Winston, était simplement composée de gens dont la tâche était de rechercher et rassembler toutes les copies de livres, de journaux et autres documents qui avaient été remplacées et qui devaient être détruites. Un numéro du Times pouvait avoir été réécrit une douzaine de fois, soit par suite de changement dans la ligne politique, soit par suite d’erreurs dans les prophéties de Big Brother. Mais il se trouvait encore dans la collection avec sa date primitive. Aucun autre exemplaire n’existait qui pût le contredire. Les livres aussi étaient retirés de la circulation et plusieurs fois réécrits. On les rééditait ensuite sans aucune mention de modification. Même les instructions écrites que recevait Winston et dont il se débarrassait invariablement dès qu’il n’en avait plus besoin, ne déclaraient ou n’impliquaient jamais qu’il s’agissait de faire un faux. Il était toujours fait mention de fautes, d’omissions, d’erreurs typographiques, d’erreurs de citation, qu’il était nécessaire de corriger dans l’intérêt de l’exactitude.

À proprement parler, il ne s’agit même pas de falsification, pensa Winston tandis qu’il rajustait les chiffres du ministère de l’Abondance. Il ne s’agit que de la substitution d’un non-sens à un autre. La plus grande partie du matériel dans lequel on trafiquait n’avait aucun lien avec les données du monde réel, pas même cette sorte de lien que contient le mensonge direct. Les statistiques étaient aussi fantaisistes dans leur version originale que dans leur version rectifiée. On comptait au premier chef sur les statisticiens eux-mêmes pour qu’ils ne s’en souvinssent plus.

Ainsi, le ministère de l’Abondance avait, dans ses prévisions, estimé le nombre de bottes fabriquées dans le trimestre à cent quarante-cinq millions de paires. Le chiffre indiqué par la production réelle était soixante-deux millions. Winston, cependant, en récrivant les prévisions donna le chiffre de cinquante-sept millions, afin de permettre la déclaration habituelle que les prévisions avaient été dépassées. Dans tous les cas, soixante-deux millions n’était pas plus près de la vérité que cinquante-sept millions ou que cent quarante-cinq millions. Très probablement, personne ne savait combien, dans l’ensemble, on en avait fabriqué. Il se pouvait également que pas une seule n’ait été fabriquée. Et personne, en réalité, ne s’en souciait. Tout ce qu’on savait, c’est qu’à chaque trimestre un nombre astronomique de bottes étaient produites, sur le papier, alors que la moitié peut-être de la population de l’Océania marchait pieds nus.

Il en était de même pour le report des faits de tous ordres, qu’ils fussent importants ou insignifiants. Tout s’évanouissait dans une ombre dans laquelle, finalement, la date même de l’année devenait incertaine.

Winston jeta un coup d’œil à travers la galerie. De l’autre côté, dans la cabine correspondant à la sienne, un petit homme d’aspect méticuleux, au menton bleui, nommé Tillotson, travaillait avec ardeur. Il avait un journal plié sur les genoux et sa bouche était placée tout contre l’embouchure du phonoscript, comme s’il essayait de garder secret entre le télécran et lui ce qu’il disait. Il leva les yeux et ses verres lancèrent un éclair hostile dans la direction de Winston.

Winston connaissait à peine Tillotson et n’avait aucune idée de la nature du travail auquel il était employé. Les gens du Commissariat aux Archives ne parlaient pas volontiers de leur travail. Dans la longue galerie sans fenêtres où l’on voyait une double rangée de cabines où l’on entendait un éternel bruit de papier froissé et le bourdonnement continu des voix qui murmuraient dans les phonoscripts, il y avait bien une douzaine de personnes. Winston ne savait même pas leurs noms, bien qu’il les vît chaque jour se dépêcher dans un sens ou dans l’autre dans les couloirs ou gesticuler pendant les Deux Minutes de la Haine.

Il savait que, dans la cabine voisine de la sienne, la petite femme rousse peinait, un jour dans l’autre, à rechercher dans la presse et à éliminer les noms des gens qui avaient été vaporisés et qui étaient par conséquent, considérés comme n’ayant jamais existé. Il y avait là un certain à-propos puisque son propre mari, deux ans plus tôt, avait été vaporisé.

Quelques cabines plus loin, se trouvait une créature douce, effacée, rêveuse, nommée Ampleforth, qui avait du poil plein les oreilles et possédait un talent surprenant pour jongler avec les rimes et les mètres. Cet Ampleforth était employé à produire des versions inexactes – on les appelait « textes définitifs » – de poèmes qui étaient devenus idéologiquement offensants mais que pour une raison ou pour une autre, on devrait conserver dans les anthologies.

Et cette galerie, avec ses cinquante employés environ, n’était qu’une sous-section, un seul élément, en somme, de l’infinie complexité du Commissariat aux Archives. Plus loin, au-dessus, au-dessous, il y avait d’autres essaims de travailleurs engagés dans une multitude inimaginable d’activités.

Il y avait les immenses ateliers d’impression, avec leurs sous-éditeurs, leurs experts typographes, leurs studios soigneusement équipés pour le truquage des photographies. Il y avait la section des programmes de télévision, avec ses ingénieurs, ses producteurs, ses équipes d’acteurs spécialement choisis pour leur habileté à imiter les voix. Il y avait les armées d’archivistes dont le travail consistait simplement à dresser les listes des livres et des périodiques qu’il fallait retirer de la circulation. Il y avait les vastes archives où étaient classés les documents corrigés et les fournaises cachées où les copies originales étaient détruites. Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts et établissaient la ligne politique qui exigeait que tel fragment du passé fût préservé, tel autre falsifié, tel autre encore anéanti.

Et le Commissariat aux Archives n’était lui-même, en somme, qu’une branche du ministère de la Vérité, dont l’activité essentielle n’était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l’Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d’informations, d’instructions et de distractions imaginables, d’une statue à un slogan, d’un poème lyrique à un traité de biologie et d’un alphabet d’enfant à un nouveau dictionnaire novlangue. De plus, le ministère n’avait pas à satisfaire seulement les besoins du Parti, il avait encore à répéter toute l’opération à une échelle inférieure pour le bénéfice du prolétariat.

Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s’occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. Là, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur.

Il y avait même une sous-section entière – appelée, en novlangue, Pornosex – occupée à produire le genre le plus bas de pornographie. Cela s’expédiait en paquets scellés qu’aucun membre du Parti, à part ceux qui y travaillaient, n’avait le droit de regarder.

Trois autres messages étaient tombés du tube pneumatique pendant que Winston travaillait. Mais ils traitaient de questions simples et Winston les avait liquidés avant d’être interrompu par les Deux Minutes de la Haine.

Lorsque la Haine eut pris fin, il retourna à sa Cellule. Il prit sur une étagère le dictionnaire novlangue, écarta le phonoscript, essuya ses verres et s’attaqua au travail principal de la matinée.

C’est dans son travail que Winston trouvait le plus grand plaisir de sa vie. Ce travail n’était, le plus souvent, qu’une fastidieuse routine. Mais il comprenait aussi des parties si difficiles et si embrouillées, que l’on pouvait s’y perdre autant que dans la complexité d’un problème de mathématique.

Il y avait de délicats morceaux de falsification où l’on n’avait pour se guider que la connaissance des principes Angsoc et sa propre estimation de ce que le Parti attendait de vous. Winston était bon dans cette partie. On lui avait même parfois confié la rectification d’articles de fond du journal le Times, qui étaient écrits entièrement en novlangue. Il déroula le message qu’il avait mis de côté plus tôt. Ce message était ainsi libellé :

times 3-12-83 report ordrejour bb plusnonsatisf. ref nonêtres récrire entier soumhaut avantclassement

En ancien langage (en anglais ordinaire) cela pouvait se traduire ainsi :

Le compte rendu de l’ordre du jour de Big Brother, dans le numéro du journal le Times du 3 décembre 1983, est extrêmement insatisfaisant et fait allusion à des personnes non existantes. Récrire en entier et soumettre votre projet aux autorités compétentes avant d’envoyer au classement.

Winston parcourut l’article incriminé. L’ordre du jour de Big Brother avait, semblait-il, principalement consisté en éloges adressés à une organisation connue sous les initiales C. C. F. F. qui fournissait des cigarettes et autres douceurs aux marins des Forteresses Flottantes. Un certain camarade Withers, membre éminent du Parti intérieur, avait été distingué, spécialement cité et décoré de la seconde classe de l’ordre du Mérite Insigne.

Trois mois plus tard, le C. C. F. F. avait brusquement été dissous. Aucune raison n’avait été donnée de cette dissolution. On pouvait présumer que Withers et ses associés étaient alors en disgrâce, mais il n’y avait eu aucun commentaire de l’événement dans la presse ou au télécran. Ce n’était pas étonnant, car il était rare que les criminels politiques fussent jugés ou même publiquement dénoncés. Les grandes épurations embrassant des milliers d’individus, accompagnées du procès public de traîtres et de criminels de la pensée qui faisaient d’abjectes confessions de leurs crimes et étaient ensuite exécutés, étaient des spectacles spéciaux, montés environ une fois tous les deux ans. Plus communément, les gens qui avaient encouru le déplaisir du Parti disparaissaient simplement et on n’entendait plus jamais parler d’eux. On n’avait jamais le moindre indice sur ce qui leur était advenu. Dans quelques cas, ils pouvaient même ne pas être morts. Il y avait trente individus, personnellement connus de Winston qui, sans compter ses parents, avaient disparu à une époque ou à une autre.

Winston se gratta doucement le nez avec un trombone. Dans la cabine d’en face, le camarade Tillotson, ramassé sur son phonoscript, y déversait encore des secrets. Il leva un moment la tête. Même éclair hostile des lunettes. Winston se demanda si le camarade Tillotson faisait en ce moment le même travail que lui. C’était parfaitement plausible. Un travail si délicat n’aurait pu être confié à une seule personne. D’autre part, le confier à un comité eût été admettre ouvertement qu’il s’agissait d’une falsification. Il y avait très probablement, en cet instant, une douzaine d’individus qui rivalisaient dans la fabrication de versions sur ce qu’avait réellement dit Big Brother. Quelque cerveau directeur du Parti intérieur sélectionnerait ensuite une version ou une autre, la ferait rééditer et mettrait en mouvement le complexe processus de contre-corrections et d’antéréférences qu’entraînerait ce choix. Le mensonge choisi passerait ensuite aux archives et deviendrait vérité permanente.

Winston ne savait pas pourquoi Withers avait été disgracié. Peut-être était-ce pour corruption ou incompétence. Peut-être Big Brother s’était-il simplement débarrassé d’un subordonné trop populaire. Peut-être Withers ou un de ses proches avait-il été suspect de tendances hérétiques. Ou, ce qui était plus probable, c’était arrivé simplement parce que les épurations et les vaporisations font nécessairement partie du mécanisme de l’État.

Le seul indice réel reposait sur les mots : ref nonêtres, qui indiquaient que Withers était actuellement mort. On ne pouvait toujours présumer que tel était le cas chaque fois que des gens étaient arrêtés. Quelquefois, ils étaient relâchés et on leur permettait de rester en liberté pendant un an ou même deux avant de les exécuter. Parfois, très rarement, un individu qu’on avait cru mort depuis longtemps réapparaissait comme un fantôme dans quelque procès public, impliquait par son témoignage une centaine d’autres personnes puis disparaissait, cette fois pour toujours.

Withers, cependant, était déjà un nonêtre. Il n’existait pas, il n’avait jamais existé. Winston décida qu’il ne serait pas suffisant de se borner à inverser le sens de l’allocution de Big Brother. Il valait mieux la faire rouler sur un sujet sans aucun rapport avec le sujet primitif.

Il aurait pu faire de ce discours l’habituelle dénonciation des traîtres et des criminels par la pensée, mais ce serait trop flagrant. Inventer une victoire sur le front ou quelque triomphe de la surproduction dans le Neuvième Plan triennal compliquerait trop le travail des Archives. Ce qu’il fallait, c’était un morceau de pure fantaisie. L’image, toute prête, d’un certain camarade Ogilvy, qui serait récemment mort à la guerre en d’héroïques circonstances, lui vint soudain à l’esprit.

En effet, Big Brother, en certaines circonstances, consacrait son ordre du jour à la glorification de quelque humble et simple soldat, membre du Parti, dont la vie aussi bien que la mort offrait un exemple digne d’être suivi. Cette fois, Big Brother glorifierait le camarade Ogilvy. À la vérité, il n’y avait pas de camarade Ogilvy, mais quelques lignes imprimées et deux photographies maquillées l’amèneraient à exister.

Winston réfléchit un moment, puis rapprocha de lui le phonoscript et se mit à dicter dans le style familier à Big Brother. Un style à la fois militaire et pédant, facile à imiter à cause de l’habitude de Big Brother de poser des questions et d’y répondre tout de suite. (« Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce fait, camarades ? La leçon... qui est aussi un des principes fondamentaux de l’Angsoc... que... » et ainsi de suite.)

À trois ans, le camarade Ogilvy refusait tous les jouets. Il n’acceptait qu’un tambour, une mitraillette et un hélicoptère en miniature. À six ans, une année à l’avance, par une dispense toute spéciale, il rejoignait les Espions. À neuf, il était chef de groupe. À onze, il dénonçait son oncle à la Police de la Pensée. Il avait entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. À dix-sept ans, il était moniteur d’une section de la Ligue Anti-Sexe des Juniors. À dix-neuf ans, il inventait une grenade à main qui était adoptée par le ministère de la Paix. Au premier essai, cette grenade tuait d’un coup trente prisonniers eurasiens. À vingt-trois ans, il était tué en service commandé. Poursuivi par des chasseurs ennemis, alors qu’il survolait l’océan Indien avec d’importantes dépêches, il s’était lesté de sa mitrailleuse, et il avait sauté, avec les dépêches et tout, de l’hélicoptère dans l’eau profonde.

C’était une fin, disait Big Brother, qu’il était impossible de contempler sans un sentiment d’envie. Big Brother ajoutait quelques remarques sur la pureté et la rectitude de la vie du camarade Ogilvy. Il avait renoncé à tout alcool, même au vin et à la bière. Il ne fumait pas. Il ne prenait aucune heure de récréation, sauf celle qu’il passait chaque jour au gymnase. Il avait fait vœu de célibat. Le mariage et le soin d’une famille étaient, pensait-il, incompatibles avec un dévouement de vingt-quatre heures par jour au devoir. Il n’avait comme sujet de conversation que les principes de l’Angsoc. Rien dans la vie ne l’intéressait que la défaite de l’armée eurasienne et la chasse aux espions, aux saboteurs, aux criminels par la pensée, aux traîtres en général.

Winston débattit s’il accorderait au camarade Ogilvy l’ordre du Mérite Insigne. Il décida que non, à cause du supplémentaire renvoi aux références que cette récompense aurait entraîné.

Il regarda une fois encore son rival de la cabine d’en face. Quelque chose lui disait que certainement Tillotson était occupé à la même besogne que lui. Il n’y avait aucun moyen de savoir qu’elle rédaction serait finalement adoptée, mais il avait la conviction profonde que ce serait la sienne. Le camarade Ogilvy, inexistant une heure plus tôt, était maintenant une réalité. Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence aurait autant d’authenticité, autant d’évidence que celle de Charlemagne ou de Jules César

2- Qu’est-ce que l’idéologie ?

source : http://www.scienceshumaines.com/l-ideologie-fausse-conscience-ou-systeme-de-valeurs_fr_11722.html

L’idéologie. Fausse conscience ou système de valeurs ?
Jean-Claude Ruano-Borbalan
http://ecimages.kobobooks.com/Image.ashx?imageID=dlzFREniCUGDFWLAg6t3iw&Type=Full

La notion d’idéologie s’est développée avec le marxisme. L’idéologie (essentiellement la religion) était conçue comme une fausse conscience destinée à masquer la domination de classe. Au cours du xxe siècle, elle a été progressivement analysée comme l’équivalent d’une culture d’un groupe social ou politique.
Le mot « idéologie » a été inventé en 1796 par le comte Antoine Destutt de Tracy. Il souhaitait forger une nouvelle science destinée à comprendre et à expliquer les idées. Cette approche était inspirée par toute une tradition empirique où les perceptions sensorielles constituent le fondement des représentations et des idées. Dans le mouvement de rénovation scientifique, politique et morale de la Révolution française, le mot fut repris par un groupe de savants, parmi lesquels Volney, Cabanis, appelés les « idéologistes », puis « idéologues » dans les commentaires ultérieurs.

Ils souhaitaient inspirer une nouvelle éducation et un nouveau régime politique adaptés aux progrès scientifiques et à l’évolution de l’esprit humain. Napoléon, qui n’aimait pas les idéologistes, popularisa ensuite une vision négative de l’idéologie. Dans sa bouche, le terme d’idéologue devint un sarcasme fustigeant les tendances théoriciennes de ses interlocuteurs.

Avec Marx
Cette conception polémique sera reprise par Karl Marx, le véritable initiateur de la fortune du mot « idéologie ». Pour lui, l’idéologie est le reflet imaginaire du monde réel (le mode de production et la lutte des classes). Elle comprend la religion, les doctrines et les théories politiques, l’art, etc. Il la considère comme quelque chose d’illusoire et d’erronée. Pour la conception marxiste orthodoxe, les systèmes d’idées, de doctrines ou de valeurs, regroupés sous le vocable générique d’idéologie, sont l’émanation de la classe dominante et ont pour fonction de préserver sa domination. La dissimulation de la domination de classe procède de la volonté affirmée par « les penseurs bourgeois » de prétendre universelles des valeurs, des croyances et des idées particulières de la classe dominante : c’est le cas par exemple, selon les marxistes, du concept de liberté qui, sous couvert d’universalité, masque en fait la possibilité d’exploiter « librement » les prolétaires.

La conception de l’idéologie a fortement évolué en un siècle et demi en raison des tentatives opérées par les principaux penseurs marxistes d’intégrer des visions non marxistes de l’idéologie aux leurs.

Karl Manheim proposera à l’aube des années 20 une vision dans laquelle l’idéologie n’est plus seulement conçue comme une illusion et comme une fausse conscience. Il définit un processus universel d’idéologisation par lequel, quand un individu ou un groupe social opte pour un projet d’action, tout son système de pensée en subit des conséquences et se trouve transformé pour favoriser ce but. Ce faisant, K. Manheim tend à restreindre le champ de réflexion sur l’idéologie aux doctrines politiques, position qui deviendra courante au cours du xxe siècle. Antonio Gramsci soulignera, lui, l’autonomie de la sphère des doctrines politiques et de la religion par rapport aux processus économiques.

Le philosophe marxiste français Louis Althusser, dans les années 60 et 70, tentera de renouveler la réflexion sur l’idéologie. Selon lui, les idéologies s’opposent à la science et sont vitales aux sociétés dont elles constituent la forme normale des représentations collectives. Il estime aussi que « l’instance idéologique » d’une société se présente sous forme d’un « champ idéologique » où s’affrontent plusieurs idéologies, liées à des classes sociales distinctes. L. Altusser s’est attaché, ce qui a fait sa célébrité, à l’analyse des « appareils idéologiques d’Etat », instruments selon lui de l’inculcation de l’idéologie dominante, et partie intégrante de l’Etat. Ces institutions (les églises, le système éducatif, le système politique mais aussi la famille, le « système culturel », etc.) auraient pour caractéristique commune de fonctionner à « l’idéologique ».

Sans Marx
En contrepoint de la vision marxiste, largement dominante, se sont développées d’autres conceptions. La tradition sociologique, elle, selon le mot de Raymond Boudon, a soigneusement évité d’utiliser le concept d’idéologie, hormis Vilfredo Pareto, avant que ne paraissent les travaux capitaux de Raymond Aron. Portant essentiellement sur le marxisme, ils restreignirent définitivement aux doctrines politiques le champ de compréhension de l’idéologie. R. Aron persiste cependant à concevoir les idéologies comme de fausses représentations. Dans les années 70 et 80, Jean Baechler, Pierre Ansart et Raymond Boudon poursuivirent une étude des idéologies dans cette filiation, en y ajoutant des dimensions nouvelles grâce à l’utilisation d’approches de psychologie sociale et de psychologie cognitive dans le cas de R. Boudon, et de psychanalyse pour P. Ansart.

Une autre conception de l’idéologie s’est également développée selon laquelle les idéologies sont des visions générales du monde. Le sociologue américain Edward Shils la définit dans les années 50 comme un type particulier de système de croyances. Dans cette vision, les idéologies fournissent un cadre de pensée aux membres du groupe ou de la société, et proposent une orientation précise pour l’action de ce groupe ou de cette collectivité.

La fin des idéologies ?
L’idée que les grandes idéologies (fascisme, communisme) sont entrées dans une phase de déclin date des années 50. Elle est due à R. Aron qui, dans L’Opium des intellectuels, paru en 1955, annonçait la fin de l’âge idéologique. Cette question fut largement examinée à Milan la même année lors d’un congrès organisé sur ce thème où débattirent des intellectuels européens et américains.

Lorsque sociologue américain Daniel Bell supposait, dans un ouvrage célèbre paru en 1963, la fin des idéologies (1), il analysait en fait uniquement la fin des doctrines politiques universalistes et humanistes propres à l’Occident, en particulier celle du marxisme. Il ne parlait pas des idéologies particularistes et nationalistes des années 60 et 70, mâtinées de vulgate révolutionnaire ou communiste, dont il constatait au contraire l’essor dans le tiers-monde.

Critiquée fortement dans les années 60, la thèse de la fin des idéologies est aujourd’hui un lieu commun : les doctrines politiques universalisantes issues du christianisme et de la Révolution française sont effectivement moribondes dans des sociétés occidentales. Là, l’individu a développé majoritairement un mode de croyance non conflictuel, fait d’adhésions relatives et de pluralisme, d’appartenance à des valeurs réformistes et démocratiques.

A contrario cependant, le registre idéologique persiste nettement dans la croissance des doctrines nationalistes, religieuses ou culturelles fondées sur l’exclusion et le conflit. Même si les fortes adhésions et les passions violentes semblent définitivement en déclin dans les pays développés, doit-on pour autant estimer qu’il s’agit d’une tendance irréversible ? Ce n’est pas l’opinion de D. Bell, qui déclare qu’« étant donné la culture de l’Occident, la faim d’une cause y existerait toujours car ces aspirations remontent aux sources utopiques et millénaristes de la pensée chrétienne ». -

3-Les "peuples sans histoire"

Pendant longtemps on a réduit l’histoire à l’histoire de l’Europe. Cela ne fait qu’une trentaine d’années que l’Afrique noire entre dans le champ de l’histoire.

Les raisons de cet "oubli" : l’ethnocentrisme et la croyance illusoire au fait que les sources orales ne sont dignes d’aucun intérêt historique à la différence des sources écrites.

C’est la lutte anticoloniale qui va renverser cette tendance. http://divergences.be/local/cache-vignettes/L344xH257/nos_ancetres_0-abc68.jpg

Ainsi en Afrique, il y a deux types de documents :

 ceux qui émanent de la communication des hommes entre eux (orale, gestuelle, rythmique,musicale...). Même les sociétés sans écriture ont des traditions orales qui constituent une mémoire.

 ceux qui ont un contenu relativement stable et délimité : récits (historiques, mythiques, épiques, légendaires...)généalogies , poésies, contes, rituels...

Quelle méthode :

 examen des conditions de transmission

 toute tradition survit parce qu’elle a une fonction divertissante ou esthétique, louangeuse à l’égard d’individus ou du groupe, pratique au sens juridique.

 déterminer les temporalités en présence (temps légendaire ou historique)

TRIBUNE 23/06/2008 à 18h10 (http://www.rue89.com/2008/06/23/nos-ancetres-les-gaulois-ils-sont-fous-ces-historiens)
« Nos ancêtres les Gaulois » : ils sont fous ces historiens !
Suzanne Citron | Historienne et auteure
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L’école gratuite, obligatoire et laïque a fait croire aux Français qu’ils descendent des Gaulois. Le Petit Lavisse, le manuel phare de la 3e République, commençait ainsi :

« Autrefois, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants, les Gaulois. »

Aujourd« hui encore, dans les livres du cours moyen, après “les temps préhistoriques”, la Gaule et Vercingétorix continuent de marquer le début de l’histoire et semblent donc confirmer que les “vrais Français” remontent aux “Gaulois”, les autres n’étant que des pièces rapportées. Comprendre que les ancêtres gaulois sont une fiction récente et que la question des ancêtres et de l’histoire doit être posée autrement n’est donc pas inutile. Alors d’abord, qu’est-ce que la “Gaule” ? Royaumes “romano-barbares” et royaume des Francs : la Gaule, une notion romaine

Contrairement aux manuels qui évoquent l’arrivée des Celtes en “Gaule”, comme si celle-ci existait déjà, la Gaule, Gallia en latin, est une invention linguistique des Romains. Ces derniers nommaient galli les tribus qui, à partir du IVe siècle av. J.-C., menacent le nord de la péninsule italique. Gallia correspond à l’espace occupé par ces galli. La première “Gaule” est donc en Italie ! Au fur et à mesure qu’ils poursuivent leur conquête, les Romains distinguent la Gallia cisalpina en Italie et la Gallia transalpina de l’autre côté des Alpes. Quand César, au milieu du Ier siècle av. J.-C., atteint le Rhin, il décrète que le fleuve est la frontière entre Gallia et Germania. Espace purement géographique, cette Gaule est un territoire morcelé entre des peuples nombreux et César lui-même parle de la guerre des Gaules. Jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident, la Gaule est une fiction géographique. Au IVe siècle ap. J.-C., aucune entité administrative de l’Empire ne porte ce nom.

Les grandes migrations de peuples venus de l’est et du nord, qui ont contribué à la disparition de l’Empire romain, font naître de nouvelles configurations aux limites flottantes, les royaumes dits “romano-barbares”. Citons par exemple la Burgondie (future Bourgogne), l’Aquitaine des Visigoths, l’Allemanie, l’Austrasie… Au début du VIe siècle, les Francs -l’un de ces peuples venus de l’est-, réussissent, grâce aux succès militaires de Clovis, petit roi de Tournai soutenu par l’Église, à imposer leur domination sur la plupart des autres royaumes.

Dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, tandis qu’au sud des Pyrénées, des califes arabo-musulmans gouvernent l’Espagne, Pépin le Bref, un grand d’une autre famille franque, les Pipinides (futurs Carolingiens), s’empare de la royauté franque par un “coup d’État” et est sacré roi des Francs par le pape. Charles (Charlemagne), son fils, est proclamé empereur en 800. Les royaumes placés sous la souveraineté des Carolingiens s’étendent de l’océan à l’Elbe, la Bretagne restant à l’extérieur.

L’histoire des conflits et des partages ultérieurs du grand royaume des Francs est complexe et mouvante. L’important est de comprendre que cette histoire est, si l’on veut, européenne, et que l’idée qu’il s’agit de l’enchaînement d’une histoire “de France” se déroulant des Gaulois aux rois capétiens est fausse. Un royaume dit “de France” (regnum Franciaeen latin) n’apparaît dans les textes que vers le XIIIe siècle. Annexer Clovis et Charlemagne à l’“histoire de France” est donc abusif.

Populations métissées et langues multiples : pas d’horizon “gaulois”

Ces siècles ont connu, en Europe occidentale, des brassages, des métissages de populations et une très lente transformation des parlers. Dans le cloisonnement de ruralités aux communications difficiles, les langues foisonnent, le latin demeurant celle de l’écrit, des manuscrits, des clercs et des chancelleries. De grands ensembles linguistiques encadrent cette diversité. Au sud, les langues d’oc sont fortement marquées par le latin, sauf l’insolite enclave basque des deux côtés des Pyrénées atlantiques. Entre Loire et Meuse, les langues d’oïl, brassage de parlers francs, celtes et latin abâtardi, offrent de multiples variétés. Au nord et à l’est, les langues restent germaniques, tandis que dans l’Armor, les Bretons immigrés de (Grande-)Bretagne aux IVe et Ve siècles ont (re)celtisé les parlers.

A cet univers multiethnique et multilingue, la puissante Église catholique, régie par le pape et les évêques, a conféré au long des décennies une unité spirituelle. Elle cautionne aussi le système de relations -la féodalité- qui se diffuse au IXe et au Xe siècles : la société dite d’ordres qui établit une stricte hiérarchie entre ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui “travaillent” pour nourrir tous les autres. Des communautés juives, dont certaines implantées dès l’Empire romain, sont disséminées en petits noyaux jusque sur le Rhin. Elles cultivent leurs propres traditions, non sans contacts avec l’environnement chrétien en pays d’oc, musulman et chrétien en Espagne. La grande persécution des Juifs par les chrétiens ne commence vraiment qu’avec la première croisade, prêchée par le pape en 1090.

Le Xe siècle voit la lente ascension d’une nouvelle famille franque venue d’Austrasie, les Robertiens, futurs Capétiens. On leur chercherait en vain des ancêtres gaulois. La notion romaine de Gaule survit fugitivement dans les hautes sphères de l’Église. Mais les ancêtres des Capétiens, “rois de France” au XIIIe siècle, sont de valeureux guerriers francs descendant des légendaires Troyens vaincus par les Grecs au temps du roi Priam. L’origine troyenne des Francs est racontée dans la première grande histoire à la gloire des rois de France rédigée au XIIIe siècle par les moines de l’abbaye de Saint-Denis. Pas trace d’ancêtres gaulois dans ces grandes “Chroniques de France” ni dans aucune “histoire de France” jusqu’au XIXe siècle ! Du mythe troyen au mythe gaulois : les effets pervers de l’origine gauloise

Les Gaulois vont d’abord apparaître avec les grands bouleversements intellectuels et techniques des XVe et XVIe siècles : l’humanisme, l’imprimerie, la redécouverte des textes de l’Antiquité. Certains écrivains qui, comme tous les contemporains, pensent que l’origine de l’humanité est écrite dans la Bible, vont substituer les Gaulois aux Troyens comme ancêtres des Francs. Ils les décrivent comme un peuple fabuleux descendant de Noé, le patriarche dont l’arche a sauvé l’humanité du Déluge. Au XVIIIe siècle, les débats autour des “Gaulois” se modifient en s’idéologisant. Ancêtres du peuple, ils s’opposent aux “Francs” qui sont les ancêtres des aristocrates. La Révolution voit donc le triomphe des “Gaulois”.

Un peu partout en Europe, l’idée se diffuse que les nations nouvelles ou à former descendent d’un peuple primitif. Pour les historiens français héritiers de la Révolution, les Gaulois sont ce peuple primitif. Ils deviennent alors l’objet de savantes études ou d’imageries populaires (grands, blonds, longues chevelures, teint clair…). Le personnage de Vercingétorix est alors imaginé, à partir d’une phrase ambiguë de César, comme le premier de nos héros (inconnu avant le XIXe siècle). Il entre en fanfare dans les manuels d’histoire du Second Empire puis de la République.

Cette lecture du passé français à travers la grille d’une Gaule qui préfigurerait la “nation” est obsolète et non sans effets pervers. D’une part elle conditionne spatialement le passé autour du seul Hexagone, excluant de ce passé tout ce qui géographiquement lui est extérieur, comme les Antilles ou même la Corse. Elle confère à la durée de la présence sur le sol hexagonal présumé “gaulois” une vertu quasi-magique au nom d’une antériorité généalogique qui serait synonyme de supériorité.

Une garantie de l’unité et l’indivisibilité nationale pour les fondateurs de la République

D’autre part, et c’est le plus grave, l’idée d’une souche gauloise ethnicise fantasmatiquement la “véritable” nation et nie la diversité raciale et culturelle qui a constamment accompagné la création historique de la France. Le royaume en son commencement du XIIIe siècle juxtapose des pays aux parlers et coutumes différentes. Les Antilles esclavagistes du XVIIe siècle ajoutent un nouveau volet à cette histoire.

L’histoire de la France “Gaule” et d’un peuple français d’origine “gauloise” fabriquée au XIXe siècle correspond à la vision des fondateurs de la République et garantit à leurs yeux l’unité et l’indivisibilité nationale. Or, paradoxalement, cette histoire coïncide avec les premières grandes vagues d’immigration de travailleurs italiens, belges, polonais et Juifs venus “d’ailleurs”, et avec l’expansion coloniale qui élargit l’espace “français” à l’Afrique et à l’Indochine. Et cette version de “nos ancêtres les Gaulois” a ainsi été imposée dans les écoles des lointaines colonies. Mais cette histoire de la France “Gaule” est aujourd’hui obsolète pour décrypter une identité française aux multiples racines post-coloniales et mondiales.

► Le Mythe national, l’histoire de la France revisitée de Suzanne Citron - éd. de l’Atelier, 2008 - 352p., 11,90€.