La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
L’utopie, l’histoire

L’utopie, réponse à la fin des cosmologies

Les utopies sont d’abord (aux XVIe, XVIIe siècles) des récits de voyages dans des espaces fictifs, dont les narrateurs racontent leur découverte - souvent fortuite - de sociétés idéales volontiers insulaires.
L’utopie est un non-lieu, une forme close qui se tient à distance, comme un modèle à atteindre. Le modèle c’est aussi étymologiquement ce qui "mesure ". A défaut d’un monde clos, on invente des espaces clos protecteurs : espaces du correctif d’un réel insatisfaisant.

En publiant à Louvain, en 1516, un petit livre intitulé Utopie, traité sur la meilleure forme de république et sur une île nouvelle, Thomas More, haut dignitaire de la cour d’Angleterre, fonde un genre nouveau, au croisement de la littérature, de la politique et de la philosophie. Ce faisant, il donne une forme durable à un motif essentiel de la modernité.
L’ouvrage se présente comme un dialogue, dont le personnage principal est un voyageur fictif, un compagnon d’Amerigo Vespucci qui aurait poursuivi l’exploration des îles du Nouveau Monde. Au livre premier, il développe une critique sévère de l’Angleterre de l’époque. En contrepoint, au livre II, il décrit les institutions, le mode de vie et l’histoire des habitants heureux de l’île d’Utopie.

Les récits de voyage sont à la source de l’utopie et de la "représentation"

 Le nouveau monde

On se représente le "nouveau monde" comme un paradis.
Gravure colorée à la main Francfort, 1590
Theodore De Bry

Théodore de Bry, né à Liège en 1528 et mort à Francfort-sur-le-Main le 27 mars 1598, est un dessinateur, graveur et éditeur protestant, d’origine liégeoise, célèbre pour ses descriptions des expéditions européennes de découverte de l’Amérique.

Cette illustration est celle que retint De Bry en préface à l’édition de ses gravures d’après John White. Le sens de ce choix apparaît clairement quand on songe à l’idée populaire du Nouveau Monde envisagé comme un paradis en puissance. L’abondance de la vie sauvage et le paysage luxuriant entrÉtiennent l’idée que la Virginie est une paisible terre d’abondance et l’on comprend aisément en quoi cela pouvait attirer les colons. Ici, Adam et Ève, comme l’Amérique elle-même, sont au seuil d’un changement cataclysmique.

Dans un monde qui sort de la cosmologie close rassurante, l’utopie présente un retour possible à une unité close.

"La Ville de Pomeiock"

Gravure colorée à la main Francfort, 1590
Theodore De Bry, d’après John White


Cette gravure représente le village de Pomeiock, situé à une trentaine de kilomètres de Roanoke, en Virginie. La haute clôture faite de pieux, les constructions avec auvents amovibles pour laisser entrer l’air et la lumière, et la forme circulaire interrompue seulement par une entrée étroite sont autant de traits typiques d’un village algonquin. Dans sa légende, Hariot identifie trois lieux clés : A est le temple, "construit sans fenêtres, la seule lumière étant celle qui entre par la porte", B est la maison du roi et C l’étang où les habitants vont puiser l’eau.

Le repas, moment de la différence

"Comment ils font leurs provisions"

Gravures colorées à la main Francfort, 1591
Theodore De Bry, d’après Jacques Le Moyne

Ces gravures et leurs légendes attirent l’attention sur l’exotisme des Indiens de Floride et sur l’abondance des vivres et les grandes quantités de provisions stockées pour l’hiver. Animaux sauvages, poissons et autres provisions entreposées : "Chaque année, le moment venu, ils constituent une réserve d’animaux sauvages, de poissons et même de crocodiles. Ils les mettent dans des paniers que portent à l’entrepôt des hermaphrodites aux cheveux bouclés. Ces provisions ne servent qu’en cas de dure nécessité. Qu’une telle occasion survienne et tout le monde partage suivant son rang ; mais c’est le chef qui est le premier à choisir et prend ce qu’il lui plaît." Séchage de la viande, du poisson et d’autres vivres : "Pour sécher leurs provisions, ils construisent un treillis qu’ils montent sur quatre poteaux. Le gibier est disposé dessus et un feu allumé dessous pour le fumer. Les Indiens sèchent la viande avec le plus grand soin pour éviter qu’elle ne se gâte. Ces provisions sont vraisemblablement constituées pour leur usage personnel au cours des mois d’hiver (quand ils gagnent les bois), car ils ne nous en donnaient jamais rien. Si leurs greniers sont toujours construits près d’une falaise, sur la rive d’un cours d’eau et non loin de la forêt, c’est afin qu’ils puissent y accéder par les eaux. Ainsi donc, s’ils viennent à manquer de vivres dans leurs quartiers d’hiver, ils peuvent aller en chercher en canoë."

Exercice : analyser ces trois représentations :
 Que nous apprennent-elles sur les craintes humaines ?
 Définir "la représentation" à partir de ces trois gravures.
 Expliquer pourquoi "la représentation" est un concept qui se rattache à un contexte technique

Mesure et démesure

 La peur de l’infini conduit à l’institution de frontières : géographiques et légales. On délimite un territoire et des lois, histoire de ramener à taille humaine la démesure.
C’est une des raisons pour lesquelles l’architecture est l’art propre à l’utopie.

 De l’architecture à l’art d’instituer.

Avec la Renaissance se développe une ample réflexion sur la cité idéale, qui fait de la ville, en tant que telle, un objet de l’art. Inauguré par le traité d’Alberti De re aedificatoria, écrit entre 1444 et 1472 et publié en 1485, ce courant s’intéresse avant tout à l’architecture civile, considérant la cité, à la fois ville et société, comme une totalité organique dans laquelle "les proportions doivent régner sur les parties, afin qu’elles aient l’apparence d’un corps entier et parfait et non celle de membres disjoints et inachevés". L’un des premiers projets de cité est celui qu’élabore Filarete, de 1457 à 1464, pour son protecteur Francesco Sforza. Au tournant du XVe et du XVIe siècle, Léonard de Vinci imagine des formes d’urbanisme novatrices, qui traduisent un souci d’ordre et d’hygiène.

 C’est le domaine militaire, avec la construction de places fortes, qui donnera l’occasion de transformer ces projets en réalités, l’exemple le plus fameux étant celui de Palma Nova, construction décidée en 1593 par le Sénat de Venise pour protéger la frontière orientale de la Sérénissime.
( noter que c’est encore l’art militaire qui est à l’origine d’internet)

Leon Battista Alberti
La beauté est une espèce d’harmonie et d’accord entre toutes les parties, qui forment un tout construit selon un nombre fixe, une certaine relation, un certain ordre tels que l’exige le principe de symétrie, qui est la loi la plus élevée et la plus parfaite de la nature.
De re aedificatoria, 1485.

L’utopie comme récit critique

 C’est le récit d’un regard qui a vu ce que personne ne verra jamais (voir les travaux contemporains sur la vision). A COMPARER avec le mythe qui prend sa source dans une cosmogonie comme dans la Théogonie d’Hésiode. Il raconte la "chute" des hommes sous le mode poétique
C’est le thème de l’âge d’or :

" D’or fut la première race d’hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarrets toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Ils mouraient comme en s’abandonnant au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont, par le vouloir de Zeus tout-puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse. "
Hésiode Les Travaux et les Jours, VIIIe s. av. J.-C

 L’utopie est le récit et non une parole poétique d’une expérience qui se substitue au mythe. Expliquer cette distinction.


L’utopie comme "espace critique" : texte de Christine de Pisan
Source

IV. Comment la dame parla à Christine de la Cité qu’elle avait à construire ; comment elle avait pour charge d’aider Christine à élever les murs et à fermer les remparts ; puis, quel était son nom.
" Ainsi, ma chère enfant, c’est à toi entre toutes les femmes que revient le privilège de faire et de bâtir la Cité des Dames. Et, pour accomplir cette œuvre, tu prendras et puiseras l’eau vive en nous trois, comme en une source claire ; nous te livrerons des matériaux plus durs et plus résistants que n’est le marbre massif avant d’être cimenté. Ainsi ta Cité sera d’une beauté sans pareille et demeurera éternellement en ce monde.
" Tu as lu, en effet, comment le roi Tros fonda la grande cité de Troie avec l’aide d’Apollon, de Minerve et de Neptune (que les anciens prenaient pour des dieux), et comment Cadmus fonda la ville de Thèbes sous l’injonction divine ; mais toutefois, avec le temps, ces villes s’écroulèrent et tombèrent en ruine. Mais moi, sibylle véritable, je t’annonce que jamais la Cité que tu fonderas avec notre aide ne sombrera dans le néant ; elle sera au contraire à jamais prospère, malgré l’envie de tous ses ennemis ; on lui livrera maints assauts, mais elle ne sera jamais prise ni vaincue.
" L’histoire t’enseigne que le royaume d’Amazonie fut autrefois établi grâce à l’initiative de nombreuses femmes fort courageuses qui méprisaient la condition d’esclave. Elles le maintinrent longtemps sous l’empire successif de différentes reines : c’étaient des dames très illustres qu’elles élisaient et qui les gouvernaient sagement en conservant l’Etat dans toute sa puissance. Du temps de leur règne, elles conquirent une grande partie de l’Orient et semèrent la panique dans les terres avoisinantes, faisant trembler jusqu’aux habitants de la Grèce, qui était alors la fleur des nations. Et pourtant, malgré cette force et cet empire, leur royaume – comme il en va de toute puissance – finit par s’écrouler, de sorte que seul le nom en survit aujourd’hui.
" Mais l’édifice de la Cité que tu as la charge de construire, et que tu bâtiras, sera bien plus fort ; d’un commun accord, nous avons décidé toutes trois que je te fournirais un mortier résistant et incorruptible, afin que tu fasses de solides fondations, que tu lèves tout autour les grands murs hauts et épais avec leurs hautes tours larges et grandes, les bastions avec leurs fossés, les bastides artificielles et naturelles, ainsi qu’il convient à une place bien défendue.
Sous notre conseil, tu jetteras très profondément les fondations, pour qu’elles en soient plus sûres, et tu élèveras ensuite les murs à une telle hauteur qu’ils ne craindront aucun adversaire. Mon enfant, je t’ai expliqué les raisons de notre venue, et pour que tu accordes plus de poids à mes dires, je veux maintenant te révéler mon nom. Rien qu’à l’entendre, tu sauras que tu as en moi, si tu veux bien écouter mes conseils, une guide et une directrice pour achever ton œuvre sans jamais commettre de faute. On m’appelle Dame Raison ; tu peux te féliciter d’être en si bonnes mains. Mais je m’en tiendrai là pour l’instant. "
V. Comment la deuxième dame révéla à Christine son nom et son état, ainsi que l’aide qu’elle lui apporterait pour élever la Cité des Dames
Cette dame venait à peine d’achever son discours que la seconde, sans que je puisse intervenir, enchaîna de la sorte : " Je m’appelle Droiture. J’habite davantage au ciel que sur terre, et la lumière de Dieu resplendit en mo qui suis la messagère de sa bonté. Je fréquente les justes et les encourage à faire le Bien, à rendre à chacun ce qui lui appartient au mieux de leur pouvoir, à dire et à défendre la vérité, à soutenir le droit des pauvres et des innocents, à ne point usurper le bien d’autrui, à justifier les calomniés. Je suis le bouclier et la défense de ceux qui servent Dieu ; je fais obstacle à la force et à la puissance des méchants. C’est par moi que Dieu révèle ses secrets à ceux qu’il aime ; je suis leur avocate au ciel. Je fais récompenser les peines et les bienfaits. En guise de sceptre, je tiens en ma main droite ce trait resplendissant qui est la droite règle départageant le bien du mal et le juste de l’injuste : qui la suit ne s’égarera point. Les justes se rallient à ce bâton de paix et y prennent appui ; les méchants en sont battus et frappés. Que dire de plus ? On trace les limites de toute chose avec cette règle, car elle abonde en vertus. Sache qu’elle te sera utile pour mesurer les constructions de la Cité que tu dois élever : tu en auras bien besoin pour les bâtiments, pour ériger les grands temples ; construire et dessiner les palais, les maisons et toutes les halles, les rues et les places, et pour t’aider en tout ce qui est nécessaire au peuplement d’une cité. Je suis venue pour t’aider, et tel sera mon rôle. Si le diamètre et la circonférence des murs de clôture te semblent grands, il ne faut point t’en émouvoir ; avec l’aide de Dieu et la nôtre, tu les achèveras et en combleras l’espace de belles demeures et de magnifiques hôtels, sans qu’il y demeure le moindre terrain vague. "
VI. Comment la troisième dame révéla à Christine qui elle était, quel était son rôle, comment elle l’aiderait à faire les combles et toitures des tours et des palais, et comment elle lui amènerait la Reine accompagnée des femmes les plus nobles.
La troisième dame prit ensuite la parole en ces termes :
" Ma chère Christine, je suis Justice, la fille élue de Dieu, et mon essence procède directement de la sienne. Je suis chez moi au ciel, autant que sur la terre ou en enfer : au ciel pour distribuer à chacun la part de bien et de mal qu’il mérite ; en enfer pour punir les méchants. Jamais je ne fléchis, puisque je n’ai ni ami ni ennemi ; ma volonté est inébranlable. La pitié ne peut me vaincre, la cruauté ne m’émeut point. Mon seul devoir est de juger, de distribuer et de rendre à chacun selon ses propres mérites. Je soutiens l’ordre de chaque Etat, et rien ne peut durer sans moi. Je suis en Dieu et Dieu est en moi, car nous sommes pour ainsi dire une seule et même chose. Qui me suit ne saurait pécher ; ma voie est certaine. Aux hommes et femmes sains d’esprit qui veulent me croire, j’apprends à se corriger, à se reconnaître et à se reprendre en premier, à faire à autrui ce qu’ils voudraient qu’on leur fît, à distribuer les biens sans favoritisme, à dire la vérité, à fuir et à haïr le mensonge, à rejeter tout vice. Tu vois en ma main droite une coupe d’or fin qui ressemble à une mesure de bonne taille. Dieu, mon père, me l’a donnée ; elle me sert rendre à chacun son dû. Elle est gravée à la fleur de lis de la Trinité et s’ajuste à toute portion, et nul ne saurait se plaindre de ce que je lui accorde. Les hommes ici-bas ont d’autres mesures qu’ils disent étalonnées à la mienne, mais ils se trompent. Souvent ils se réclament de moi en leurs jugements, mais leur mesure, pour les uns trop généreuse et pour les autres trop maigre, n’est jamais juste.
" Je pourrais t’entretenir longuement des particularités de ma charge, mais bref, mon statut parmi les vertus est spécial. Toutes en effet se réfèrent à moi. Et nous trois que voici sommes pour ainsi dire une, car nous ne pourrions rien l’une sans l’autre. Ce que la première propose, la deuxième dispose et applique, et moi, la troisième, je le parachève et l’accomplis. C’est pour cela que nous nous sommes accordées toutes trois pour que je vienne t’aider à parachever et terminer ta Cité. Ce sera ma responsabilité de faire les combles et les toits des tours, des maisons princières et des hôtels, qui seront tous d’or fin et brillant. Enfin je te la peuplerai de femmes illustres et t’amènerai une haute reine ; les autres dames, mêmes le plus nobles, lui rendront hommage et allégeance. Ainsi, avec ton aide, ta Cité sera achevée, fortifiée, et fermée par de lourdes portes que j’irai te chercher au ciel, avant de te remettre les clés entre les mains. "
VII. Comment Christine répondit aux trois dames.
J’avais écouté très attentivement les trois dames et m’étais complètement remise de l’abattement où je me trouvais avant leur venue. Sitôt leurs discours terminés, je me jetai à leurs pieds, non point à genoux, mais tout étendue devant elles en signe d’hommage à tant de grandeur. Je baisai la terre auprès de leurs pieds, les adorant comme des déesses de gloire. Puis je leur adressai cette supplique : " Oh ! Dames de souveraine dignité, clarté des cieux et lumière de la terre, fontaines de paradis et joie des bienheureux ! comment Vos Altesses ont-elles daigné descendre de leurs sièges pontificaux et de leurs trônes resplendissants pour venir dans cette retraite sombre et obscure, s’abaissant jusqu’à moi, simple écolière ignorante ! Comment jamais vous remercier d’un tel bienfait ? La pluie et la rosée de vos douces paroles sont tombées sur moi ; déjà sa sécheresse de mon esprit en est toute pénétrée et humectée. Dès à présent, il sent germer en lui les premières pousses de nouvelles plantes, qui porteront des fruits dont la force sera bénéfique et la saveur délectable. Comment puis-je cependant mériter cet honneur que vous m’annoncez de bâtir et faire naître au monde une Cité nouvelle et éternelle ?
" Je ne suis pas saint Thomas l’apôtre qui fit au ciel par la grâce divine un riche palais pour le roi des Indes ; pauvre d’esprit, je n’ai appris ni l’art ni la géométrie ; j’ignore toute la science et la pratique de la maçonnerie. Et en admettant qu’il me soit donné de les apprendre, comment trouverais-je en ce faible corps de femme la force d’entreprendre une si haute tâche ? Pourtant, mes très vénérées Dames, bien qu’encore sous le coup de l’étonnement devant une apparition aussi singulière, je sais qu’à Dieu il n’est rien d’impossible, et je dois croire fermement que tout ce que j’entreprendrai avec votre aide et conseil sera mené à terme. Je rends donc gloire à Dieu de toutes mes forces, et à vous, mes Dames, qui me faites tant d’honneur en me confiant une si noble charge, que j’accepte avec grande joie. Voici votre servante prête à vous suivre. Commandez, j’obéirai. Et qu’il soit fait de moi selon vos paroles. "[...]
XIX. Ici finit le livre. christine s’adresse aux femmes.
Remercions le Seigneur, mes très vénérées dames ! Car voici notre Cité bâtie et parachevée. Vous toutes qui aimez la vertu, la gloire et la renommée y serez accueillies dans les plus grands honneurs, car elle a été fondée et construite pour toutes les femmes honorables – celles de jadis, celles d’aujourd’hui et celles de demain. Mes très chères sœurs, il est naturel que le cœur humain se réjouisse lorsqu’il a triomphé de quelque agression et qu’il voit ses ennemis confondus. Vous avez cause désormais, chères amies, de vous réjouir honnêtement sans offenser Dieu ni les bienséances, en contemplant la perfection de cette nouvelle Cité qui, si vous en prenez soin, sera pour vous toutes (c’est-à-dire les femmes de bien) non seulement un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis. Vous pouvez voir que c’est toute de vertus qu’elle a été construite, matériaux en vérité si brillants que vous pouvez toutes vous y mirer, en particulier dans les hautes toitures de l’édifice (c’est-à-dire en cette dernière partie), mais il ne faudrait pas pour autant dédaigner ce qui vous concerne dans les autres parties. Mes chères amies, ne faites pas mauvais usage de ce nouveau matrimoine, comme le font ces arrogants qui s’enflent d’orgueil en voyant multiplier leurs richesses et croître leur prospérité. Suivez plutôt l’exemple de votre Reine, la Vierge Souveraine, qui lorsqu’elle apprit le suprême honneur qu’elle aurait de devenir la Mère du fils de Dieu, s’humilia d’autant plus en se réclamant la chambrière du Seigneur. Puisqu’il est vrai, chères amies, que plus une personne abonde en vertus, plus elle est humble et douce, puisse cette Cité vous inciter à vivre honorablement dans la vertu et la modestie.
Et vous, chères amies qui êtes mariées, ne vous indignez pas d’être ainsi soumises à vos maris, car ce n’est pas toujours dans l’intérêt des gens que d’être libres. C’est ce qui ressort en effet de ce que l’ange d Dieu disait à Esdras : que ceux qui s’en étaient remis à leur libre arbitre tombèrent dans le péché, se soulevèrent contre Notre-Seigneur et piétinèrent les justes, ce qui les entraîna dans la destruction. Que celle qui a un mari doux, bon et raisonnable, et qui l’aime d’un véritable amour, remercie le Seigneur, car ce n’est pas là une mince faveur, mais le plus grand bien qu’elle puisse recevoir sur cette terre ; qu’elle mette tous ses soins à le servir, le chérir et l’aimer d’un cœur fidèle – comme il est de son devoir –, vivant dans la tranquillité et priant Dieu qu’il continue à protéger leur union et à leur garder la vie sauve. Quand à celle dont le mari n’est ni bon ni méchant, elle doit elle aussi remercier le Seigneur de ne pas lui en avoir donné un pire elle doit faire tous ses efforts pour modérer ses excès et pour vivre paisiblement selon leur rang. Et celle dont le mari est pervers, félon et méchant doit faire tout son possible pour le supporter, afin de l’arracher à sa perversité et le ramener, si elle le peut, sur le chemin de la raison et de la bonté ; et si, malgré tous ses efforts, le mari s’obstine dans le mal, son âme sera récompensée de cette courageuse patience, et tous les béniront et prendront sa défense.
Ainsi, mes chères amies, soyez humbles et patientes, et la grâce de Dieu s’étendra sur vous ; on vous en louera, et le royaume des cieux vous sera ouvert. Car saint Grégoire affirme que la patience est la porte du Paradis et la voie qui mène à Jésus-Christ. Qu’aucune de vous ne persévère opiniâtrement dans des opinions frivoles et sans fondement – dans la jalousie, dans l’entêtement, dans un langage méprisant ou dans des actions scandaleuses –, car ce sont là des choses qui troublent l’esprit et font perdre la raison, et des façons particulièrement disgracieuses et malsaines chez une femme.
Et vous, jeunes filles qui êtes vierges, soyez pures, sages et discrètes. Restez sur vos gardes ; les méchants ont déjà tendu leurs filets. Que vos yeux soient baissés, vos bouches avares de paroles ; que la pudeur inspire tous vos actes. Armez-vous de vertu et de courage contre toutes les ruses des séducteurs et fuyez leur compagnie.
Et vous, les veuves, que vos habits, votre maintien et vos paroles soient honnêtes. Soyez pieuses dans vos actes comme dans vos mœurs. Modérez vos besoins, armez-vous de patience, vous en aurez bien besoin ! Soyez fortes et résolues face aux tribulations et aux difficultés matérielles. Restez humbles de caractère, d’aspect et de paroles, et charitables dans vos actes.
Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d’humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu. Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l’éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tout ceux qui vous calomnient. Ainsi pourriez-vous dire avec le Psalmiste : " L’iniquité du méchant retombera sur sa tête. ". Repoussez ces hypocrites enjôleurs qui cherchent à vous prendre par leurs beaux discours et par toutes les ruses imaginables votre bien le plus précieux, c’est-à-dire votre honneur et l’excellence de votre réputation ! Oh ! fuyez, mesdames, fuyez cette folle passion qu’ils exaltent auprès de vous ! Fuyez-la ! Pour l’amour de Dieu, fuyez ! Rien de bon ne peut vous en arriver ; soyez certaines, au contraire, que même si le jeu en paraît plaisant, cela se terminera toujours à votre préjudice. Ne vous laissez jamais persuader du contraire, car c’est la stricte vérité. Souvenez-vous, chères amies, comment ces hommes vous accusent de fragilité, de légèreté et d’inconstance, ce qui ne les empêche point de déployer les ruses les plus sophistiquées et de s’évertuer par mille manières à vous séduire et à vous prendre, comme autant de bêtes dans leurs filets ! Fuyez, mesdames, fuyez ! Evitez ces liaisons, car sous la gaieté se cachent les poisons les plus amers, ce qui entraînent la mort. Daignez, mes très vénérées dames, accroître et multiplier les habitantes de notre Cité en recherchant la vertu et en fuyant le vice, et réjouissez-vous dans le bien. Quant à moi, votre servante, ne m’oubliez pas dans vos prières, afin que Dieu m’accorde la grâce de vivre et de persévérer ici-bas en son saint service, et qu’à ma mort il me pardonne mes grandes fautes et m’accueille dans la joie éternelle. Qu’il étende sur vous toutes cette même grâce. Amen.
Ici finit la troisième et dernière partie du Livre de la Cité des Dames.

Christine de Pisan, La Cité des Dames
Stock " Moyen Âge ", 1986, 1re édition : 1405


L’utopie comme récit du "négatif"

Guevara, L’Horloge des Princes Chapitre XXXII

" C’est chose merveilleuse d’ouïr ce que content les historiens d’iceux Garamantes, c’est à savoir que toutes les maisons étaient égales, tous les hommes allaient vêtus d’une manière, ils n’étaient point plus anciens les uns que les autres, en manger ils n’étaient point gourmands ni ivrognes à boire vin, de plaids et noises étaient totalement étranges, ils ne souffraient entre eux aucun homme qui fût oisif, ils n’avaient nulles armes, parce qu’ils n’avaient nul ennemi. Et finalement ils parlaient peu de paroles, et ce qu’ils disaient était toujours vrai. "

Chapitre XXIII

Des propos qu’eut un des sages des Garamantes au grand Roi Alexandre

" C’est une coutume, Roi Alexandre, entre les Garamanes, de peu souvent parler les uns aux autres, et quasi de jamais ne parler avec les étrangers, et spécialement s’ils sont hommes scandaleux et mutins : parce que la langue du mauvais homme n’est autre chose, sinon démonstration publique du cœur marri et déplaisant. Quand l’on nous dit que tu venais en ce pays, incontinent nous déterminâmes de [...] ne te recevoir, ni nous mettre à te résister, ni hausser les yeux à te regarder, ni ouvrir la bouche pour te parler, ni mouvoir les mains pour t’ennuyer, ni élever guerre pour t’offenser. " [...]
" Ce que nous dirons, servira plus à améliorer ta vie, qu’à te désister de la conquête de notre pays. " [...].
" Vous autres qui êtes Grecs nous appelez barbares, parce que nous demeurons et habitons aux montagnes : mais je dis en ce cas, que nous nous réjouissons d’être barbares aux langues, et d’être Grecs aux œuvres : et non comme vous qui avez les langues des Grecs, et faites œuvres de barbares : parce que celui qui fait bien et parle mal n’est point barbare : mais c’est celui qui a la langue bonne et la vie mauvaise. Puisque j’ai commencé, afin que rien ne reste à dire, je te veux avertir quelle est notre loi et notre vie, et ne t’émerveilles [pas] de l’ouïr dire, mais émerveilles [toi] de le voir pour l’entretenir et garder : parce que ceux qui [louent] les œuvres de vertu sont infinis, et ceux qui les gardent et observent sont bien peu. Je te fais savoir, Alexandre, que nous avons peu de vie, peu de gens, peu de terre, peu de biens, peu de convoitise, peu de lois, peu de maisons, peu d’amis, et surtout, point d’ennemis : parce que l’homme sage doit être d’un seul ami et de nul ennemi.
Avec tout ceci nous avons entre nous autres grande fraternité, bonne paix, grand amour, grand repos, et surtout, grand contentement : parce que [mieux] vaut le repos de la sépulture, que d’être mal content de sa vie. Nos lois sont peu [nombreuses], mais à notre avis et opinion, elles sont bonnes, et sont encloses en six paroles seulement, ainsi qu’il ensuit :
— Nous ordonnons que nos enfants ne fassent pas plus de lois que nous, leurs pères, leur laissons : parce que les lois nouvelles font oublier les bonnes coutumes anciennes.
— Nous ordonnons que nos successeurs ne tiendront pas plus de deux Dieu, desquels l’un sera pour la vie et l’autre pour la mort : parce que mieux vaut un Dieu servi véritablement, que plusieurs Dieux servis follement.
— Nous ordonnons que tous soient vêtus d’un drap, et se chaussent d’une sorte : et l’un n’ait pas plus d’habits que l’autre, parce que la variété des vêtements engendre folie entre les gens.
— Nous ordonnons que quand une femme mariée aura eu trois enfants, elle soit séparée d’avec son mari : parce que l’abondance d’enfants fait les hommes avoir convoitise : et si une femme enfantait plus d’enfants, qu’aussitôt devant ses yeux ils soient sacrifiés aux Dieux.
— Nous ordonnons que tous les hommes et toutes les femmes aiment la vérité par-dessus toutes choses : et si l’un était pris en quelque menterie, sans être autrement pris de remords, qu’aussitôt il meure pour avoir menti : parce qu’un seul menteur suffit à perdre tout un peuple.
— Nous ordonnons qu’aucune femme ne vive plus de quarante ans, et que l’homme vive jusques à cinquante, et s’ils n’étaient morts pour lors, qu’ils soient sacrifiés aux Dieux : parce que c’est aux hommes grande occasion d’être vicieux, de penser qu’ils doivent vivre longtemps.

Guevara (Antonio de), L’Horloge des Princes
1527 : Les dix commandements du bon maître (folio 223/225, II, chapitre 34) ; “ Beaucoup sert que les princes soient gens de bien… ” (folio 250 verso/251verso, III, chapitre 1)

L’ insularité et l’isolement font-ils de l’utopie un moment et un lieu "coupés du monde" ?

Les géographies imaginaires
 L’Amérique comme lieu d’utopie
 On pourra s’interroger sur cette idée que, aux yeux des Européens, un territoire "sans histoire" est un lieu propice à la fondation de communautés utopique : exemples des réductions jésuites au Paraguay, des communautés créées par Owen et Cabet au début du XIXe siècle, ceux des communautés religieuses, enfin ceux des hippies dans les années 1960 et 1970.

L’inscription de l’utopie dans l’histoire et la critique de l’utopie

ANTIQUITÉ ET HISTOIRE SÉRIELLE AU XVIE SIÈCLE : MACHIAVEL, LE ROY, MONTAIGNE / PHILIPPE DELAJARTE
Antiquité et histoire sérielle au XVIe siècle : Machiavel, Le Roy, Montaigne / Philippe Delajarte, in colloque international "Micro récits de l’Antiquité et écriture de l’histoire à la Renaissance", organisé par le laboratoire Patrimoine, Littérature et Histoire, Équipe de recherche sur la Réception de l’Antiquité : Sources, Mémoire, Enjeux (PLH-Erasme) de l’Université Toulouse II-Le Mirail, 13-14 mars 2013.
Thématique 4 : Autour de Montaigne.

A travers la notion de « micro récits », il s’agit de mesurer la part qu’ont pu prendre la lecture et l’imitation des historiens de l’Antiquité à l’élaboration d’une nouvelle manière d’écrire et de penser l’histoire au XVIe siècle. Dans cette perspective, on envisagera d’abord le préfixe « micro » en termes formels : le « micro récit » sera alors considéré comme une séquence narrative brève pris dans un ensemble plus vaste auquel elle est arrachée pour être intégrée dans un autre texte. Ce phénomène de transplantation conduira à s’interroger sur les conditions de possibilité de cette extraction, sur les modalités d’insertion dans le texte second, sur l’assimilation de cette « pièce rapportée » ou au contraire sur le maintien de son hétérogénéité.
On privilégiera les phénomènes de discontinuité, de digression, tout ce qui constituera ces micro récits en « zones troubles » rompant le fil d’une histoire téléologique. La narrativité saisie dans sa brièveté sera dès lors envisagée comme un élément moins de cohérence que de démantèlement, ce qui pourrait permettre de penser la place faite à la contingence, au hasard dans l’écriture de l’histoire.
Par ailleurs, le préfixe « micro » pourra être pensé en relation avec le « contenu » des récits. On se rapprochera alors des notions, non théorisées au XVIe siècle, d’anecdote et de fait divers. L’étude en ces termes de la réception de l’Antiquité pourra dès lors être mise en relation avec les concepts de « micro histoire » et d’ « exceptionnel normal » (Carlo Ginzburg). On sera alors conduit à se demander en quels termes les humanistes pouvaient penser la notion moderne d’événement, comment ils articulent, en se démarquant peut-être des Anciens, le public et le privé, quelle place ils accordent à ce qui pourrait sembler n’être que des accidents.

RETOUR SUR LA CONTROVERSE BODIN-MONTAIGNE AUTOUR DE PLUTARQUE / OLIVIER GUERRIER
Retour sur la controverse Bodin-Montaigne autour de Plutarque / Olivier Guerrier, in colloque international "Micro récits de l’Antiquité et écriture de l’histoire à la Renaissance", organisé par le laboratoire Patrimoine, Littérature et Histoire, Équipe de recherche sur la Réception de l’Antiquité : Sources, Mémoire, Enjeux (PLH-Erasme) de l’Université Toulouse II-Le Mirail, 13-14 mars 2013.