La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Force, vie, vitalité

**La force de travail : vie et vitalité

« La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. Elle s’affirme et se constate par le travail, lequel de son côté nécessite une certaine dépense des muscles, des nerfs, du cerveau de l’homme, dépense qui doit être compensée. Plus l’usure est grande, plus grands sont les frais de réparation. Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd’hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l’entretenir dans son état de vie normal. » (Marx [1867] 1967, p. 133)

Pensée par Marx sur le modèle dynamique de la dépense d’énergie d’un moteur soumis aux lois de l’usure, la force de travail se trouve assujettie à des lois de nature à la fois physique, biologique et mécanique.

Dans les Manuscrits de 1844, Marx montre en quoi l’économie politique, « science de la richesse », est aussi celle du renoncement à la vie :

« D’après [les] calculs [de l’économiste], dit Marx ([1844] 1999, p. 188), la vie la plus indigente possible est la norme universelle valable pour la masse des hommes ; il fait donc de l’ouvrier un être dépourvu de sens et de besoins, comme il fait de son activité une pure abstraction de toute activité. Le moindre luxe chez l’ouvrier lui paraît condamnable et tout ce qui dépasse le besoin le plus abstrait – fût-ce une jouissance passive ou une quelconque manifestation d’activité – lui semble un luxe. L’économie politique, science de la richesse, est donc en même temps science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle réussit réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique. Cette science de la merveilleuse industrie est en même temps la science de l’ascétisme, et son véritable idéal est l’avare ascétique, mais usurier, et l’esclave ascétique, mais producteur. […] Malgré ses airs laïcs et voluptueux, l’économie est donc une science vraiment morale, la plus morale des sciences. Sa thèse principale, c’est l’abnégation, le renoncement à la vie et à tous les besoins humains. »

L’analyse de la généalogie de la morale de l’économie politique ici esquissée par Marx n’est pas sans évoquer la critique ultérieurement faite par Nietzsche de l’idéal ascétique, du ressentiment et du nihilisme dont il est le symptôme :

« […] une vie ascétique est une flagrante contradiction : un ressentiment sans exemple domine, celui d’un instinct qui n’est pas satisfait, d’un désir de puissance qui voudrait se rendre maître, non de quelque chose dans la vie, mais de la vie même, de ses conditions les plus profondes, les plus fondamentales ; il est en fait une tentative d’user la force à tarir la force de la force25 […]. » (Nietzsche [1887] 1982, 3e dissertation, XI, p. 177)
L’affaiblissement de la vitalité physiologique est ainsi paradoxalement recherché (ibid.). Elle est source de jouissance pour le prêtre – comme pour l’économiste, chez Marx. L’ouvrier, pour qui « le gain des gains est dans le travail lui-même » (Nietzsche [1882] 1982, aph. 42, p. 84), ne peut quant à lui retirer aucune jouissance

Voir l’article :
Éric Hamraoui, « La vitalité, la vie et le travail », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 16-1 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2024 URL : http://journals.openedition.org/pistes/3547 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pistes.3547