La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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LA CREATION CONTINUEE

SOURCES :

  • Le thème de la continuité de Descartes à Spinoza Pierre Macherey
  • ANFRAY Jean-Pascal, « Le labyrinthe temporel. Simplicité, persistance et création continuée chez Leibniz », Archives de Philosophie, 2014/1 (Tome 77), p. 43-62. DOI : 10.3917/aphi.771.0043. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2014-1-page-43.htm
  • RATEAU Paul, « Perfection, harmonie et choix divin chez Leibniz : en quel sens le monde est-il le meilleur ? », Revue de métaphysique et de morale, 2011/2 (n° 70), p. 181-201. DOI : 10.3917/rmm.112.0181. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2011-2-page-181.htm
  • RATEAU Paul, « Démontrer Dieu : Leibniz et l’argument de la création continuée », Archives de Philosophie, 2021/2 (Tome 84), p. 115-152. DOI : 10.3917/aphi.842.0115. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2021-2-page-115.htm
    La création continuée est une thèse dont les présupposés et les implications sont à la fois théologiques, métaphysiques et physiques. Son interprétation dépend, d’une part, de la façon dont est considéré le rapport de Dieu aux créatures : est-ce par une seule et unique opération qu’il les crée et les conserve dans l’existence, ou cette conservation suppose-t-elle la répétition perpétuelle de l’acte créateur, d’instant en instant  Elle est liée, d’autre part, à la manière dont est pensée l’action des créatures – si une action réelle leur est concédée – et, par conséquent, à la théorie physique admise : agissent-elles réellement, en dehors du concours divin, ou sont-elles destituées de toute force propre ?
    Le but de cet article est de montrer comment Leibniz a conçu cette création, les raisons pour lesquelles, à ses yeux, les tentatives cartésienne et weigelienne pour s’en servir comme preuve de Dieu étaient vouées à l’échec et ce qui, dans sa propre métaphysique, a empêché l’élaboration d’une démonstration pleinement satisfaisante sur son fondement. Il n’est pas sûr en effet que le philosophe de Hanovre soit parvenu à concilier parfaitement la nécessité de la dépendance permanente des créatures à l’égard de leur créateur – qui requiert l’action continuelle de celui-ci – et l’exigence de l’autonomie causale des substances, c’est-à-dire leur spontanéité.

DESCARTES

Dans l’Abrégé géométrique présenté en annexe aux Réponses aux secondes objections, la réflexion que Descartes consacre à la question de la création continuée est concentrée dans l’axiome suivant :

« Le temps présent ne dépend point de celui qui l’a immédiatement précédé ; c’est pourquoi il n’est pas besoin d’une moindre cause pour conserver une chose que pour la produire la première fois (tempus praesens a proxime praecedenti non pendet ideoque non minor causa requiritur ad rem conservandam quam ad ipsam primum producendam). »1

Cet axiome reprend sous une forme différente un argument exposé dans la troisième des Méditations Métaphysiques, dans le cadre du développement de la preuve a posteriori de l’existence de Dieu :

« Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce raisonnement et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve (nisi aliqua causa me quasi rursus creet ad hoc momentum hoc est me conservet). En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau si elle n’était point encore (eadem plane vi et actione opus esse ad rem quamlibet singulis momentis quibus durat conservandam qua opus esset ad eandem de novo creandam si nondum existeret).

En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser et non point en effet. »2

Pour une substance finie comme moi, durer, c’est-à-dire continuer à exister, suppose que Dieu « me crée pour ainsi dire derechef »3 à chaque moment de mon existence, ce pour quoi il ne faut pas une force moindre que celle qu’il a fallu pour me créer une première fois : ceci est exactement le thème repris dans l’axiome 2 de l’abrégé géométrique de Descartes où, crédité d’une valeur axiomatique, il est présenté comme étant directement accessible à la lumière naturelle. Dans la présentation développée qui en est donnée dans la troisième Méditation, l’exposition de ce thème débouche sur l’affirmation selon laquelle créer et conserver, ne pouvant être distingués qu’en raison, sont en conséquence une seule et même chose. ...

macherey (2017, 20 juin). Le thème de la continuité de Descartes à Spinoza. La philosophie au sens large. Consulté le 2 mai 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/su8k

Il devient alors possible de comprendre qu’immobilité et mouvement ne sont pas les termes d’une alternative, mais les déterminations complémentaires d’une réalité naturelle qui, considérée dans sa globalité, ne change pas, alors que les rapports entre ses parties sont affectés d’une quantité illimitée de transformations, appréciables en termes de mouvement relatif et non absolu. Ainsi, tous les corps sont en mouvement les uns par rapport aux autres, dans des conditions telles qu’aucun ne peut être considéré, sinon d’un point de vue superficiel et illusoire, comme étant, pris en soi, dans un état de mouvement ou de repos absolus. C’est ce que traduit la loi d’inertie, dont Descartes fait la première loi de la nature : selon celle-ci, telle qu’elle est énoncée dans l’article 37 de la deuxième partie des Principes de philosophie, « chaque chose en particulier continue d’être en même état autant qu’il se peut et jamais elle ne change que par la rencontre des autres », le mouvement d’un corps étant toujours relatif à l’action exercée sur lui par un autre corps qui modifie son état antérieur. Ceci signifie que ce qu’on nomme mouvement est, dans tous les cas, une modification de mouvement, et non une création de mouvement à partir d’un état de repos ou d’absence de mouvement absolus, représentation en elle-même privée de sens rationnel.

Dans le paragraphe 37 de la deuxième partie des Principes de philosophie, Descartes développe cette thèse de la manière suivante :

« Mais pour ce que nous habitons une terre dont la constitution est telle que tous les mouvements qui se font auprès de nous cessent en peu de temps, et souvent par des raisons qui sont cachées à nos sens, nous avons jugé, dès le commencement de notre vie, que les mouvements qui cessent ainsi par des raisons qui nous sont inconnues s’arrêtent d’eux-mêmes, et nous avons encore à présent beaucoup d’inclination à croire le semblable de tous les autres qui sont au monde, à savoir que naturellement ils cessent d’eux-mêmes, et qu’ils tendent au repos, pour ce qu’il nous semble que nous en avons fait l’expérience en plusieurs rencontres. Et toutefois ce n’est qu’un faux préjugé qui répugne manifestement aux lois de la nature, car le repos est contraire au mouvement, et rien ne se porte par l’instinct de sa nature à son contraire ou à la destruction de soi-même (nihil ad suum contrarium sive ad destructionem sui ipsius ex propria natura ferri potest ) »
Edition Adam-Tannery des Oeuvres de Descartes, t. IX, II, p. 85, et t. VIII p. 63. [↩]