La philosophie dans l’académie de CRETEIL
Slogan du site
Une méthode pour construire les sciences

 Dans le Novum Organum (1620) de Bacon, le savoir est comme un océan sur lequel on navigue vers des terres lointaines. La boussole y est présentée comme l’élément symbolique qui retire directement de la nature sa force et la rectitude de la direction qu’elle indique.

Chapitre 1 :

XXIV. Il ne faut pas s’imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d’un grand usage pour inventer des moyens réel et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c’est ainsi qu’ils rendent les sciences actives.

XXV. D’où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd’hui ? D’une poignée de petites expériences, d’un fort petit nombre de faits très familiers, d’observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire[3], qu’on n’avait pas d’abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l’aide de quelque frivole distinction, au lieu qu’il aurait fallu corriger d’abord le principe même.

XXVI, Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l’appelons anticipations de la nature ; attendu que ce n’est qu’une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode ; nous les appelons interprétations de la nature.

XXVII. Les anticipations n’ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout ; si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s’entendre assez bien.

XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n’étant extraites que d’une poignée de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant, que l’entendement reconnaît aussitôt et dont l’imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées ; soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d’articles de foi.

XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu’alors il s’agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes.

XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n’en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l’esprit, quelque remède qu’on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies.

XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l’édifice par ses fondements, si l’on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas.

XXXII. Rendons aux anciens auteurs l’honneur qui leur est dû ; car il ne s’agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n’est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide.

XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c’est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement.

XXXIV. Ce que nous proposons ici n’est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu.

Le frontispice de l’ouvrage présentait l’illustration d’un navire franchissant les colonnes d’Hercule, symbole dans l’Antiquité des limites du monde connu. Le philosophe s’appuyait sur les voyages des grandes découvertes pour avancer l’idée que des efforts du même ordre étaient à fournir dans le domaine des connaissances. Par l’usage de cette métaphore, qu’il reprit dans l’aphorisme 93, Livre I, du Novum Organum, il illustrait, en invoquant la prophétie de Daniel sur les derniers temps du monde, la défense d’un développement nécessaire et continu des sciences, image à la fois riche en promesses de découvertes futures et de dangers.
Le cercle dans lequel l’entendement humain s’était lui-même enfermé était désormais brisé ; l’encyclopédiste-explorateur était prêt à se lancer vers des espaces inconnus et non maîtrisés. En parallèle au développement de l’océan comme espace marchand d’échanges, l’imaginaire philosophique forgea au XVIIe siècle une conception des savoirs comme autant de voyages lointains, d’aventures maritimes à mener dans les domaines de connaissances. L’image de la navigation fut associée au travail intellectuel des encyclopédistes dans le monde des savoirs ; symbolisé par l’océan, celui-là était à conquérir par l’esprit. Échanges des idées, échanges marchands, découvertes géographiques et découvertes scientifiques furent étroitement mêlées.

 Musée Maritime de Barcelone Navigation et commerce