La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Des inventions techniques et les représentations du monde

L’horloge

Et ce qu’il faut encore compter pour quelque chose, c’est que, par le moyen des navigations et des voyages de long cours qui se sont si fort multipliés de notre temps, on a découvert dans la nature et observe une infinité de choses qui peuvent répandre une nouvelle lumière sur la philosophie. De plus, ne serait-ce pas une honte pour le genre humain d’avoir découvert de nos jours dans le monde matériel tant de contrées, de terres et de mers, et d’astres, et de souffrir en même temps que les limites du monde intellectuel fussent resserrées dans le cercle étroit des découvertes de l’antiquité.

Quant à ce qui regarde ces inventeurs, quelle plus grande pusillanimité que d’accorder à de tels auteurs une infinité de prérogatives, en frustrant de ses droits le temps, auteur des auteurs mêmes, et a ce titre, vraie source de toute autorité car ce n’est pas sans raison qu’on a dit : « La vérité est fille du temps et non de l’autorité. » Ainsi, l’esprit humain étant comme fasciné par cette excessive déférence pour l’antiquité, les grands maîtres et l’opinion publique, doit-on encore être étonné que les hommes, liés par cet assujettissement comme par une sorte de maléfice, soient devenus incapables de consulter la nature même, et de se familiariser avec ses opérations ?

LXXXV. Ce n’est pas seulement l’admiration et la déférence pour l’antiquité, l’autorité et l’opinion publique qui ont porté les hommes à se reposer ainsi sur les découvertes déjà faites ; c’est encore l’admiration pour les œuvres de la main humaine, et à cet égard le genre humain semble être dans l’abondance. En effet, si l’on se représente l’inépuisable variété et l’appareil pompeux de tous les procédés que les arts mécaniques ont introduits et comme entassés pour multiplier à l’infini les douceurs et les commodités de la vie, frappé de ce spectacle on sera plus disposé à admirer l’opulence humaine qu’on n’aura le sentiment de l’indigence commune, ne s’apercevant pas que ces premières observations des hommes et ces primitives opérations de la nature, qui sont comme le premier mobile, comme l’âme de tout cela, ne sont pas en fort grand nombre ; que pour faire de telles découvertes il n’a pas fallu fouiller bien avant, et que tout le reste n’est que le fruit de la patience et le produit d’une certaine subtilité ou régularité dans les mouvements de la main ou des instruments. Par exemple, s’il est un genre d’exécution qui exige de la précision, de l’exactitude et de l’adresse, c’est certainement la construction des horloges, qui, par leurs rouages, semblent imiter les mouvements célestes, et, par leur mouvement alternatif et régulier, le pouls des animaux. Eh bien ! Ces machines si ingénieuses tiennent tout au plus à un ou deux principes puisés dans la nature.

Que si l’on tourne son attention vers ce qu’il peut y avoir de plus ingénieux et de plus délié dans les arts libéraux, ou même dans les procédés par le moyen desquels, dans les arts mécaniques, on fait prendre aux corps naturels mille formes différentes ; si l’on examine bien toutes ces inventions, par exemple, quant aux arts de la première espèce, la découverte des mouvements célestes dans l’astronomie, celle des accords dans la musique, et, dans l’art grammatical, l’invention des lettres alphabétiques, qui ne sont pas encore en usage à la Chine ; ou que, dans les arts mécaniques, on considère les gestes de Bacchus et de Cérès, c’est-à-dire la préparation du vin, de la cervoise et des différentes sortes de pain ou de pâtisserie, enfin toutes les douceurs qu’ont pu nous procurer tous les raffinements de l’art du cuisinier et du distillateur ; qu’après avoir bien considéré tout cela, on songe combien de temps on a consumé pour porter toutes ces inventions au degré de perfection où nous les voyons (je dis de perfection, parce que tous les procédés de cette espèce, si l’on en excepte ceux des distillations, étaient connus des anciens), et,comme nous l’avons déjà remarqué par rapport aux horloges, combien peu d’observations et de principes pris dans la nature elles supposent, qu’on se dise combien toutes ces petites découvertes étaient aisées à faire en profilant d’une infinité d’occasions fortuites qui s’offrent toujours, ou de toutes les idées fugitives qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit ; qu’on pèse, dis-je, avec soin toutes ces considérations, et bientôt, perdant celle admiration qu’avaient excitée à la première vue ces faciles découvertes, on ne pourra plus que déplorer la condition humaine en voyant cette ,disette d’inventions utiles et la stérilité de l’esprit humain durant tant de siècles. Or, observez que toutes ces inventions mêmes dont nous parlons ici ont de beaucoup précédé la philosophie et les arts qui ne se rapportent qu’a l’esprit ; on peut dire même qu’à l’époque où sont nées ces sciences rationnelles et dogmatiques, l’invention des procédés utiles a pris fin.

BACON Nouvel organum ch 1

Poudre à canon, soie, boussole

Par exemple, si quelqu’un, avant l’invention de la poudre à canon et de l’artillerie, eût parlé ainsi : « On a inventé une machine par le moyen de laquelle on peut, de la plus grande distance, ébranler, renverser même les murs les plus épais et ruiner quelque fortification que ce puisse être, » on eût d’abord pensé à ces machines de guerre qui sont animées par des poids ou des ressorts, par exemple à quelque nouvelle espèce de bélier, et l’on eût pris peine à imaginer une infinité de moyens pour en augmenter la force et en rendre les coups plus fréquents. Mais cette espèce de vent ou de souffle igné, cette substance qui se dilate et se débande avec tant de violence et de promptitude, on se fût d’autant moins avisé d’y penser qu’on n’en connaissait aucun exemple, qu’on n’avait aucune analogie qui put y conduire, si ce n’est peut-être les tremblements de terre et la foudre, deux phénomènes qu’on eût rejetés bien loin de sa pensée, les regardant comme deux grands secrets de la nature et deux opérations inimitables.

De même si, avant la découverte de la soie, quelqu’un eût tenu un tel discours : « On a découvert une certaine espèce de fil dont on peut faire toutes sortes de meubles et de vêtements, fil beaucoup plus fin que tous ceux qu’on fait avec le lin ou la lame, et qui pourtant a beaucoup plus de force, de moelleux et d’éclat. » Mais d’imaginer qu’un chétif vermisseau puisse fabriquer un tel fil et le fournir en si grande quantité, enfin, que ce travail se renouvelle tous les ans qui s’en fût jamais avisé ? Que si, de plus, la même personne eût hasardé quelques détails plus positifs sur ce ver même, on l’eût tournée en ridicule et prétendu qu’elle voulait parler de quelque nouvelle espèce d’araignée qui filait ainsi et à laquelle elle aurait rêvé.

De même si, avant l’invention de la boussole, quelqu’un eût dit qu’on avait inventé un instrument à l’aide duquel on pouvait distinguer et déterminer avec exactitude les pôles de la sphère céleste et les différentes situations des astres, on se serait d’abord imaginé qu’il ne s’agissait que de certains instruments d’astronomie construits avec plus d’exactitude et de précision. À force de tourmenter son imagination, on eût trouvé mille moyens pour arriver à ce but, mais qu’il fut possible de découvrir une telle espèce de corps dont le mouvement s’accordât si bien avec celui des corps célestes, et qui ne fût pas lui-même un corps céleste, mais seulement une substance pierreuse et métallique, c’était ce qui eût semblé tout à fait incroyable. Ces découvertes pourtant avaient long-temps échappé aux hommes, et ce n’est point à la philosophie ou aux sciences de raisonnement qu’on les doit, mais au hasard, à l’occasion, et, comme nous l’avons déjà dit, elles sont si hétérogènes et si éloignées de tout ce qui était déjà connu qu’aucune espèce de prénotion et d’analogie ne pouvait y conduire.

Il y a donc tout lieu d’espérer que la nature renferme encore dans son sein une infinité d’autres secrets qui n’ont aucune analogie avec les propriétés déjà connues, mais qui sont tout à fait hors des voies de l’imagination. Nul doute qu’elles ne se fassent jour à travers le labyrinthe des siècles, et que tôt ou tard elles ne se produisent à la lumière, comme celles qui les ont précédées ont paru dans leur temps, mais par la route que nous traçons, on pourrait les rencontrer beaucoup plus tôt, sur le champ même, les saisir toutes ensemble et avant le temps.

CX. Mais on aperçoit telles autres découvertes qui sont de nature à faire croire que le genre humain peut manquer les plus belles inventions faute de voir ce qui est, pour ainsi dire, à ses pieds, et passer outre sans le remarquer : car, après tout, ces inventions de la poudre à canon, de la boussole, de la soie, du sucre et du papier avaient nécessairement des relations quelconques à certaines propriétés naturelles ; mais on ne peut disconvenir que l’art de l’imprimerie était quelque chose d’assez facile à imaginer, et presque sous la main. Néanmoins, faute d’avoir considéré que, si les caractères typographiques sont plus difficiles à arranger que les lettres à tracer par le seul mouvement de la main, il y a pourtant entre ces deux espèces de caractères cette différence essentielle qu’à l’aide des caractères typographiques une fois placés on tire en fort peu de temps une infinité de copies, au lieu que l’écriture à la main n’en fournit qu’une seule ; faute aussi d’avoir compris qu’il est possible de donner à l’encre un tel degré de consistance qu’en cessant d’être coulante elle puisse encore teindre, sans compter l’attention de tourner les caractères en haut et d’imprimer en dessus : c’est pourtant, dis-je, faute de ces considérations si simples que tant de siècles ont été privés d’une invention si utile, et qui contribue si puissamment à la propagation des sciences.

L’esprit humain, dans cette carrière des inventions, est presque toujours si gauche et si mal disposé qu’il commence par se défier de ses propres forces, et bientôt après se méprise lui-même. Avant que certaines choses aient été découvertes, la possibilité d’une telle invention lui semble incroyable ; mais sont-elles inventées, il lui semble au contraire incroyable qu’elles aient pu si long-temps échapper aux hommes. Or, c’est cette inconséquence même qui est pour nous une raison d’espérer qu’il reste encore une infinité de découvertes à faire soit en saisissant certaines propriétés encore inconnues, soit en transportant d’un genre dans l’autre et en appliquant, à l’aide de cette méthode expérimentale que nous désignons sous le nom d’expérience lettrée, les propriétés déjà connues.

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