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Déchiffrer une oeuvre : des exemples

Le Caravage, de son vrai nom Michelangelo Merisi, naît à Caravaggio en Lombardie en 1571. En 1584, il entre en apprentissage dans l’atelier du peintre Simone Peterzano à Milan, qu’il quitte au bout de quelques années. En 1592, il part pour Rome et rejoint l’atelier du peintre maniériste Cavalier d’Arpino.

Présenter l’œuvre du Caravage ne va pas de soi. La tradition érudite l’a d’abord recouverte de commentaires innombrables, puis la mise en avant de sa vie tumultueuse de « mauvais garçon » à la violence fougueuse a renforcé cette image d’un artiste révolté, inclassable. Il s’est développé à son propos une telle mythologie que l’œuvre risque de se dérober au regard. Ces dix « tableaux romains », réunis pour la première fois en aussi grand nombre au Musée Jacquemart-André, débordent le cadre du seul lieu géographique. Ils montrent, par comparaison avec les peintres placés en vis-à-vis, combien le travail de l’artiste excède et sort de la limite des règles tant picturales que morales.

Si le peintre Poussin dira du Caravage qu’il vint à la peinture pour la détruire, il est vrai qu’il met en scène la violence, la jouissance, la séduction, les regards perdus ou accrocheurs, et le repli sur soi, dans un clair-obscur qui ne dévoile pas tout. Le sexe et l’effroi, pour reprendre le titre du livre de Pascal Quignard, habitent son œuvre, comme l’annonce Judith décapitant Holopherne peint vers 1600, dans le même temps où Giordano Bruno était brûlé vif pour avoir défendu la doctrine de l’héliocentrisme, mettant à mal l’imagerie catholique.

Car le peintre donne à voir cet invisible que cache l’Eglise romaine, toute à son projet de faire de Rome la ville divine. Il extirpe du passé les mythes, mais surtout, il montre les fondements orgiaques de l’Vrbs romaine, entrant ainsi en conflit avec les textes religieux et le discours de la papauté installée à Rome. Sa peinture rend visible les fondations que cache la ville « éternelle » éprise de morale et de pudeur.

Le Bacchus peint par Caravage est comme le manifeste orgiaque d’un art du débordement. Le cadre serré de ses toiles produit en leur sein une visibilité de l’action. Pas besoin de paysage dès le moment où celui-ci est produit à l’extérieur du tableau dans un hors-champ, finalement extérieur à l’œuvre.

Est-ce ainsi qu’il faut comprendre les propos de Nicolas Poussin au sujet de Caravage ? Le dernier, en se faisant peintre de paysage, ne pouvait être qu’inquiet d’une peinture qui exclut le paysage. Attardons-nous sur Le jeune saint Jean Baptiste au bélier peint par Caravage en 1602 que Bartolomeo Manfredi reprendra entre 1603 et 1605, sous le titre Saint Jean Baptiste tenant un mouton.

Manfredi (dont le tableau est visible sur le site du Louvre) propose un repli sur soi, un espace peint se suffisant, pendant que Caravage appelle à entrer dans le tableau par un jeu de regard direct envers le spectateur, figurant un espace du tableau en dehors du cadre. L’œuvre propose une autre conception du paysage, un au-delà de la représentation. Le paysage n’est plus décorum, il n’est pas non plus à être discipliné comme entreprend de le faire Poussin. Il est appelé à prendre place dans l’œuvre.

D’un côté un bélier aux cornes torsadées, de l’autre, un agneau martyr. Aux courbes anguleuses d’un corps décharné au regard séducteur en appelant aux plaisirs de la transgression, répond un corps repu contemplant la souffrance à venir. À la morale de la pudeur de Manfredi répond l’« impudeur » du Caravage – le terme renvoyant étymologiquement à la sodomie. Aux valeurs éternelles et divines de Rome, le peintre répond par Gomorrhe, la ville de toutes les perditions. La morale est dénoncée par Caravage au même titre que le feront plus tard ses héritiers, entre autres Sade et Pasolini. La transgression est propre à une œuvre qui tente d’installer d’autres valeurs.

L’invention par Galilée du télescope est contemporaine de la peinture du Caravage. La puissance de la vision se voit accrue. Elle peut dépasser ses propres limites, rendant visible cet invisible univers, jusqu’à présent entre les mains de l’Eglise. En brisant les croyances paradoxalement anthropocentristes de l’Eglise romaine, la vision héliocentriste nous précipite dans un monde instable. L’homme n’est plus la priorité d’un Dieu absent : tragique découverte que traduit le Don Quichotte de Cervantès, publié en 1605, ou encore, à la même période, le théâtre de Shakespeare.

A cette image de la faiblesse humaine, Le Caravage répond par le goût du risque, le dépassement des règles et normes morales et picturales. Les cieux vides sont aussi le chemin du libre-arbitre. Le jeune Saint Jean Baptiste peint par Le Caravage est un appel à décider de sa vie, par un acte libre de la volonté, sous les traits de la séduction et du plaisir. Le mot « libertin » est emprunté au XVe siècle au latin libertinus, « affranchi, libéré ». Ce terme s’appliquait dans la Rome antique aux esclaves affranchis, tout juste sortis de leur servitude. Dans ce sens Caravage est libertin, refusant d’être assujetti ou décapité tel Goliath par David. Dans ce tableau qu’il réalisera, Goliath est son autoportrait. L’artiste est mis à mort par le pouvoir religieux qui suit de tous autres intérêts.

Le monde humain est terriblement violent. Lorsque Julie égorge le Général assyrien Holopherne qui veut envahir la ville de Bethulie, Caravage nous plonge au cœur de l’action par un cadrage serré (voir plus haut). Le sang coule ce qui va contre les règles de bienséance. La douleur d’Holopherne en déforme le visage et le convulse, comme le montrent les tensions dans le corps réanimant le thème de l’écorché vif. La mise en scène est théâtrale : rideau rouge, scène de vengeance, jeu des passions. Judith, à côté de la servante, fait montre d’une détermination qui ne laisse place à aucune hésitation. Son regard est tout au spectacle de la décapitation. La vieille servante, au contraire, sert ses torchons, le regard horrifié et perdu, comme Holopherne sert de ses mains ses draps, les yeux levés vers un ciel dont on ne sait pas s’il est habité par le divin.

Jeunesse, détermination, courage, douleur, vieillesse et mort, cruauté du monde... Dans le jeu des regards, la ligne des bras et des mains figurant une courbe baroque, les personnages évoquent un monde habité des passions à la fois les plus folles et les plus réfléchies. Peut-on vraiment parler de « réalisme » ou encore de « naturalisme » ? Certes les visages sont sillonnés de cette mémoire du corps, la chair s’offre dans toute sa sensualité au spectateur. Si on peut y lire le refus de l’idéalisation du corps, sur lequel le temps poursuit sa route, Caravage ne peint aucun paysage, empêchant de fait l’action de se déployer, minant ainsi l’exigence narrative de la perspective, son projet « mimétique », représentatif du réel.

Les gestes suspendus des personnages sont saisis dans le présent, dans cette urgence d’un maintenant dont on ne connaît pas le terme. Le présent se donne dans toute la violence de sa contingence et de la souffrance. Est-ce pour cela que le peintre cherchait ses modèles dans le peuple des voyous et des mauvais garçons ? On disait à propos de son tableau La mort de la vierge qu’il avait repêché dans un fleuve le corps d’une prostituée pour lui servir de modèle. Cette vierge à l’assomption douteuse fit scandale. Pourtant la violence de la vision capte le regard du spectateur, le fascine, telle la Gorgone que peint aussi Caravage.

Pour Caravage le monde est tragiquement humain. Les travaux de Copernic et Galilée ébranlent les certitudes des Anciens. Le monde sort de la sphère des étoiles fixes s’ouvrant ainsi à l’infini, à l’inconnu. Un siècle plus tard, Pascal parlera de « ces espaces infinis » qui nous rappellent notre propre misère. A y regarder de près, il y a chez Caravage cette quête d’un divertissement-détournement de cette vie si fugace, un libertinage athée polémique avec l’Eglise. Il y a aussi le désir de fixer par l’œuvre l’instant d’une authentique quête de soi : pas celle que prescrit l’Eglise, ni celle que l’on trouve déjà chez le peintre Masaccio, dans Adam et Eve chassés du paradis où le cri de la colère divine est présent.

La quête de soi se poursuit chez Caravage dans le silence de la méditation. Aux cris du monde, il superpose le silence de Marie Madeleine ou encore de Saint Jérôme. A la violence il oppose sensualité et érotisme. A la soumission il oppose le nécessaire affranchissement du sujet. Il meurt quelques décennies avant que Descartes écrive Le Discours de la Méthode (1649), qui consacre l’avènement du cogito, du « je pense, donc je suis », bref du sujet affranchi comme dans une toile du Caravage.

 L’art et le numérique. La question de la réalité de l’oeuvre .Mishka Henner, « Coronado Feeders, Dalhart, Texas », 2012

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 Lewis Baltz, « The Tract Houses », 1969-1971 : l’espace et l’art

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 L’art engagé : un certain rapport au corps : Kazuo Kitai, « Teikoh [Résistance] », 1965
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