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Gorgias ou la rhétorique (3)La définition impossible

Troisième partie consacrée à Gorgias

Gorgias

SOCRATE.

Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser [455b] de la rhétorique. Pour moi, je ne puis encore me former une idée précise de ce que j’en dois dire. Lorsqu’une ville s’assemble pour faire choix de médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce d’ouvriers, n’est-il pas vrai que l’orateur n’aura point alors de conseil à donner, puisqu’il est évident que, dans chacun de ces cas, il faut choisir le plus instruit ? Ni lorsqu’il s’agira de la construction des murs, des ports, ou des arsenaux ; mais que l’on consultera là-dessus les architectes : ni lorsqu’on délibérera sur le choix d’un général, sur l’ordre dans lequel on marchera à l’ennemi, [455c] sur les postes dont on doit s’emparer ; mais qu’en ces circonstances les gens de guerre diront leur avis, et les orateurs ne seront pas consultés. Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable de former d’autres orateurs, on ne peut mieux s’adresser qu’à toi pour connaître à fond ton art. Figure-toi d’ailleurs que je travaille ici dans tes intérêts. Peut-être parmi ceux qui sont ici y en a-t-il qui désirent d’être de tes disciples, comme j’en sais quelques-uns et même beaucoup, qui ont cette envie, et qui n’osent pas t’interroger. [455d] Persuade-toi donc que, quand je t’interroge, c’est comme s’ils te demandaient eux-mêmes : Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nous prenons tes leçons ? sur quoi serons-nous en état de conseiller nos concitoyens ? Sera-ce seulement sur le juste et l’injuste, ou, en outre, sur les objets dont Socrate vient de parler ? Essaie de leur répondre.

GORGIAS.

Je vais, Socrate, essayer de te développer en son entier toute la vertu de la rhétorique ; car tu m’as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute [455e] que les arsenaux des Athéniens, leurs murailles, leurs ports, ont été construits, en partie sur les conseils de Thémistocle, en partie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers.

SOCRATE.

Je sais, Gorgias, qu’on le dit de Thémistocle. A l’égard de Périclès, je l’ai entendu moi-même, lorsqu’il conseilla aux Athéniens d’élever la muraille qui sépare Athènes du Pirée.

[456a] GORGIAS.

Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s’agit de prendre un parti sur les objets dont tu parlais, les orateurs sont ceux qui conseillent, et dont l’avis l’emporte.

SOCRATE.

C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et ce qui est cause que je t’interroge depuis si longtemps sur la vertu de la rhétorique. A le prendre ainsi, elle me paraît merveilleusement grande.

GORGIAS.

Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous les autres arts ! [456b] Je vais t’en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré, avec mon frère (13) et d’autres médecins, chez certains malades qui ne voulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu’on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j’en suis venu à bout, moi, sans le secours d’aucun autre art que de la rhétorique. J’ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans une ville, et qu’il soit question de disputer de vive voix devant le peuple, ou devant quelque autre assemblée, sur la préférence entre l’orateur et le médecin, [456c] on ne fera nulle attention à celui-ci, et l’homme qui a le talent de la parole sera choisi, s’il entreprend de l’être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l’orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu’il n’est aucune matière sur laquelle il ne parle en présence de la multitude d’une manière plus persuasive que tout autre artisan, quel qu’il soit. Telle est l’étendue et la puissance de la rhétorique. Il faut cependant, Socrate, user de la rhétorique, comme on use des autres exercices : car, parce [456d] qu’on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis, les percer ni les tuer ; mais, certes, il ne faut pas non plus, parce que quelqu’un ayant fréquenté les gymnases, s’y étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en aversion et chasser des villes les maîtres [456e] de gymnase et d’escrime ; car ils n’ont dressé leurs élèves à ces exercices qu’afin qu’ils en fissent un bon usage contre les ennemis et les médians, pour la défense, et non pour l’attaque, [457a] et ce sont leurs élèves qui, contre leur intention, usent mal de leur force et de leur adresse ; il ne s’ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais, non plus que l’art qu’ils professent, ni qu’il en faille rejeter la faute sur lui ; mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. On doit porter le même jugement de la rhétorique. L’orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur toute chose ; en sorte qu’il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude [457b] sur tel sujet qu’il lui plaira ; mais ce n’est pas une raison pour lui d’enlever aux médecins ni aux autres artisans leur réputation, parce qu’il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autres exercices, selon les règles de la justice. Et si quelqu’un, s’étant formé à l’art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour commettre une action injuste, on n’est pas, je pense, en droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître qui lui a donné des leçons : car il ne lui a mis son art entre les mains [457c] qu’afin qu’il s’en servît pour de justes causes ; et l’autre en fait un usage tout opposé. C’est donc le disciple qui abuse de l’art qu’on doit haïr, chasser, faire mourir, et non pas le maître.

A partir de cette conclusion peut-on dire que Gorgias a défini la rhétorique ?

SOCRATE.

Tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des disputes, et tu y as sans doute remarqué une chose, savoir que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer, de part et d’autre leurs idées, et à terminer l’entretien, [457d] après s’être instruits et avoir instruit les autres. Mais s’élève-t-il entre eux quelque controverse, et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté ? ils se fâchent, et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit, qu’on parle pour disputer, et non pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulent du mal de s’être trouvés présents [457e] à de pareilles conversations. A quel propos te préviens-je là-dessus ? C’est qu’il me paraît que tu ne parles point à présent d’une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la rhétorique ; et j’apprébende, si je te réfute, que tu n’ailles te mettre dans l’esprit que mon intention n’est pas de disputer sur la chose même, pour l’éclaircir, mais contre toi. [458a] Si tu es donc du même caractère que moi, je t’interrogerai avec plaisir ; sinon, je n’irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s’écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d’autant plus grand d’être réfuté, qu’il est véritablement plus avantageux d’être délivré du plus grand des maux, que d’en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir des idées [458b] fausses sur la matière que nous traitons. Si donc tu m’assures que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation ; ou, si tu crois devoir la laisser là, j’y consens, terminons ici l’entretien.

GORGIAS.

J’espère, Socrate, être des gens dont tu as fait le portrait. Il nous faut aussi pourtant avoir égard à ceux qui nous écoutent. Longtemps avant que tu vinsses, je leur ai déjà expliqué bien des choses ; [458c] et, si nous reprenons la conversation, peut-être nous mènera-t-elle loin. Il convient donc de penser aussi aux assistants, et de n’en retenir aucun qui aurait quelque autre chose à faire.

CHÉRÉPHON.

Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous ceux qui sont présents, pour témoigner le désir qu’il ont de vous entendre, si vous continuez à parler. Pour moi, aux dieux ne plaise que j’ai jamais des affaires si pressées, qu’elles m’obligent à quitter une dispute aussi intéressante et aussi bien dirigée, pour vaquer à quelque chose de plus nécessaire.

[458d] CALLICLÈS.

Par tous les dieux, Chéréphon, tu as raison. J’ai déjà assisté à bien des entretiens, mais je ne sais si aucun m’a causé autant de plaisir que celui-ci, et vous m’obligeriez fort, si vous vouliez converser ainsi toute la journée.

SOCRATE.

Si Gorgias y consens, tu ne trouveras, Calliclès, nul obstacle de ma part.

GORGIAS.

Il serait désormais honteux pour moi de n’y pas consentir, Socrate, surtout après m’être engagé à répondre à quiconque voudra m’interroger. Reprends donc l’entretien, si cela plaît à la compagnie, [458e] et propose-moi ce que tu jugeras à propos.

SOCRATE.

Écoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours. Peut-être n’as tu rien dit que de vrai, et t’ai-je mal compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme à l’art oratoire, s’il veut prendre tes leçons.

GORGIAS.

Oui.

SOCRATE.

C’est-à-dire, n’est-il pas vrai, que tu le rendras capable de parler sur toute chose d’une manière plausible devant la multitude, non en enseignant, mais [459a] en persuadant ?

GORGIAS.

Justement.

SOCRATE.

Tu as ajouté, en conséquence, que, pour ce qui regarde la santé, l’orateur s’attirera plus de croyance que le médecin.

GORGIAS.

Oui, pourvu qu’il ait affaire à la multitude.

SOCRATE.

Par la multitude tu entends sans doute les ignorants ; car apparemment l’orateur n’aura pas d’avantage sur le médecin, devant des personnes instruites.

GORGIAS.

Tu dis vrai.

SOCRATE.

Si donc il est plus propre à persuader que le médecin, n’est-il pas plus propre à persuader que celui qui suit ?

GORGIAS.

[459b] Tout-à-fait.

SOCRATE.

Quoique lui-même ne soit pas médecin, n’est-ce pas ?

GORGIAS.

Oui.

SOCRATE.

Mais celui qui n’est pas médecin n’est-il point ignorant dans les choses où le médecin est savant ?

GORGIAS.

Sans doute.

SOCRATE.

Ainsi l’ignorant sera plus propre à persuader que le savant vis-à-vis des ignorants, s’il est vrai que l’orateur soit plus propre à persuader que le médecin. N’est-ce point ce qui résulte de là, ou s’ensuit-il autre chose ?

GORGIAS.

Oui, c’est bien ici ce qui en résulte.

SOCRATE.

Cet avantage de l’orateur et de la rhétorique n’est-il pas le même par rapport aux autres arts ? je veux dire qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’instruise de la nature des choses, et qu’il suffit qu’elle invente quelque moyen [459c] de persuasion, de manière à paraître aux yeux des ignorants plus savante que ceux qui savent.

GORGIAS.

N’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n’avoir pas besoin d’apprendre d’autre art que celui-là, pour ne le céder en rien aux artisans ?

SOCRATE.

Si en cette qualité l’orateur le cède ou ne le cède point aux autres, c’est ce que nous examinerons tout-à-l’heure, si notre sujet le demande. Mais auparavant voyons si par rapport [459d] au juste et à l’injuste, au beau et au laid, au bon et au mauvais, l’orateur est dans le même cas que par rapport à la santé et aux objets des autres arts, et qu’ignorant ce qui est bon ou mauvais, beau ou laid, juste ou injuste, il ait seulement imaginé là-dessus quelque expédient pour persuader, et paraître vis-à-vis des ignorants mieux instruit que les savants, [459e] quoiqu’il soit ignorant lui-même : ou bien voyons si c’est une nécessité que celui qui veut apprendre la rhétorique sache tout cela et s’y soit rendu habile avant de prendre tes leçons ; ou si, au cas qu’il n’en ait aucune connaissance, toi qui es maître de rhétorique, tu ne lui enseigneras point du tout ces choses, parce que ce n’est pas ton affaire, mais si tu feras d’ailleurs en sorte que ne les sachant point, il paraisse les savoir, et qu’il passe pour homme de bien, sans l’être ; ou si tu ne pourras point absolument lui enseigner la rhétorique, à moins qu’il n’ait appris d’avance la vérité sur ces matières. Que penses-tu là-dessus, Gorgias ? [460a] Au nom de Jupiter, développe-nous, comme tu l’as promis il n’y a qu’un moment, toute la vertu de la rhétorique.

GORGIAS.

Je pense, Socrate, que quand il ne saurait rien de tout cela, il l’apprendrait auprès de moi.

SOCRATE.

Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin donc que tu puisses faire de quelqu’un un orateur, il faut, de toute nécessité, qu’il connaisse ce que c’est que le juste et l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant d’aller à ton école, soit qu’il l’apprenne de toi.

[460b] GORGIAS.

Sans contredit.

SOCRATE.

Mais quoi ? celui qui a appris le métier de charpentier est-il charpentier, ou non ?

GORGIAS.

Il l’est.

SOCRATE.

Et quand on a appris la musique, n’est-on pas musicien ?

GORGIAS.

Oui.

SOCRATE.

Et quand on a appris la médecine, n’est-on pas médecin ? En un mot, par rapport à tous les autres arts, quand on a appris ce qui leur appartient, n’est-on pas tel que doit être l’élève de chacun de ces arts ?

GORGIAS.

J’en conviens.

SOCRATE.

Ainsi, par la même raison, celui qui a appris ce qui appartient à la justice est juste.

GORGIAS.

Nul doute.

SOCRATE.

Mais l’homme juste fait des actions justes.

GORGIAS.

Oui.

[460c] SOCRATE.

C’est donc une nécessité que l’orateur soit juste, et que l’homme juste veuille faire des actions justes.

GORGIAS.

Du moins la chose paraît telle.

SOCRATE.

L’homme juste ne voudra donc jamais commettre une injustice ?

GORGIAS.

La conclusion est nécessaire.

SOCRATE.

Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été dit, que l’orateur est juste ?

GORGIAS.

Oui.

SOCRATE.

Jamais, par conséquent, l’orateur ne voudra commettre une injustice.

GORGIAS.

Il paraît que non.

SOCRATE.

Te rappelles-tu d’avoir dit, un peu plus haut, qu’il ne fallait pas s’en prendre [460d] aux maîtres de gymnase, ni les chasser des villes, parce qu’un athlète aura abusé du pugilat, et fait quelque action injuste ? et pareillement que, si quelque orateur fait un usage injuste de la rhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute sur son maître, ni le bannir de l’État, mais qu’il faut la rejeter sur l’auteur même de l’injustice, qui n’a point usé de la rhétorique comme il devait ? As-tu dit cela, ou non ?

GORGIAS.

Je l’ai dit.

SOCRATE.

Et [460e] ne venons-nous pas de voir que ce même orateur est incapable de commettre aucune injustice ?

GORGIAS.

Nous venons de le voir.

SOCRATE.

Et ne disais-tu pas dès le commencement, Gorgias, que la rhétorique a pour objet les discours qui traitent, non du pair et de l’impair, mais du juste et de l’injuste ? N’est-il pas vrai ?

GORGIAS.

Oui.

SOCRATE.

Lors donc que tu parlais de la sorte, je supposais que la rhétorique ne pouvait jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand je t’ai entendu dire un peu après que l’orateur [461a] pouvait faire un usage injuste de la rhétorique, j’ai été bien surpris, et j’ai cru que tes deux discours ne s’accordaient pas ; c’est ce qui m’a fait dire que si tu regardais, ainsi que moi, comme un avantage d’être réfuté, nous pouvions continuer l’entretien ; sinon, qu’il fallait le laisser là. Nous étant mis ensuite à examiner la chose, tu vois toi-même qu’il a été accordé que l’orateur ne peut user injustement de la rhétorique, ni vouloir commettre une injustice. Et par [461b] le chien (15), Gorgias, ce n’est pas la matière d’un petit entretien, que d’examiner à fond ce qu’il faut penser à cet égard.

Restituer les arguments de Socrate qui le conduisent à renverser ceux de Gorgias. Faire des recherches sur le principe de non-contradiction. Ne pas accepter ce principe n’est-ce pas refuser la vérité ? Quelle menace représente pour Platon la rhétorique ? La suite du dialogue va présenter le danger de la rhétorique laissée à elle-même.