La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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LA SENSIBILITE (& sensation)

1999LINDEPeut-on dire que la connaissance scientifique consiste à substituer à la sensibilité de l’homme celle d’un instrument de mesure ?
2002STI AAMÉTROPOLEC’est une pensée consolatrice que d’espérer une compensation dis souffrances endurées, et nous l’exigeons de la justice ; il nous faut pourtant nous habituer à ne pas éprouver comme une injustice tout ce qui advient contre notre attente ; il faut que nous nous habituions à nous comprendre dans une plus grande dépendance vis-à-vis de la nature. L’enchevêtrement de nos conditions politiques et civiles ainsi que l’inégalité des modes de vie et des biens de fortune, ont non seulement augmenté la misère en tout genre, mais aussi notre susceptibilité et notre sensibilité. L’irritation, l’impatience accompagnent souvent les souffrances auxquelles notre nature nous expose, ainsi que notre mode de vie qui s’écarte si souvent de celle-ci. Cette impatience provient de ce que nous exigeons que tout se déroule selon nos désirs, et de ce que nous éprouvons nos malheurs comme une injustice.HEGEL

QUESTIONS :
1° Quelle est l’idée directrice du texte ? Comment Hegel en développe-t-il l’analyse ?2° Expliquez :a) "nous comprendre dans une plus grande dépendance vis-à-vis de la nature" ;b) "les souffrances auxquelles notre nature nous expose, ainsi que notre mode de vie".3° Le sentiment d’injustice n’exprime-t-il qu’un désir illusoire ?
2005SMÉTROPOLELa sensibilité aux oeuvres d’art demande-t-elle à être éduquée ?
2007ESÉTRANGER GROUPE 1Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel (...).De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.ROUSSEAU
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
2009ESANTILLESNous sentons la 1999 L INDE NORMALE Peut-on dire que la connaissance scientifique consiste à substituer à la sensibilité de l’homme celle d’un instrument de mesure ?

2002 STI AA MÉTROPOLE REMPLACEMENT
C’est une pensée consolatrice que d’espérer une compensation dis souffrances endurées, et nous l’exigeons de la justice ; il nous faut pourtant nous habituer à ne pas éprouver comme une injustice tout ce qui advient contre notre attente ; il faut que nous nous habituions à nous comprendre dans une plus grande dépendance vis-à-vis de la nature. L’enchevêtrement de nos conditions politiques et civiles ainsi que l’inégalité des modes de vie et des biens de fortune, ont non seulement augmenté la misère en tout genre, mais aussi notre susceptibilité et notre sensibilité. L’irritation, l’impatience accompagnent souvent les souffrances auxquelles notre nature nous expose, ainsi que notre mode de vie qui s’écarte si souvent de celle-ci. Cette impatience provient de ce que nous exigeons que tout se déroule selon nos désirs, et de ce que nous éprouvons nos malheurs comme une injustice.

HEGEL

QUESTIONS :

1° Quelle est l’idée directrice du texte ? Comment Hegel en développe-t-il l’analyse ?

2° Expliquez :

a) "nous comprendre dans une plus grande dépendance vis-à-vis de la nature" ;

b) "les souffrances auxquelles notre nature nous expose, ainsi que notre mode de vie".

3° Le sentiment d’injustice n’exprime-t-il qu’un désir illusoire ?

2005 S MÉTROPOLE NORMALE
La sensibilité aux oeuvres d’art demande-t-elle à être éduquée ?

2007 ES ÉTRANGER GROUPE 1 NORMALE
Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel (...).

De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.

ROUSSEAU
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

2009 ES ANTILLES NORMALE
Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il satisfait, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand bien même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là-même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroit la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur.

SCHOPENHAUER
Le Monde comme volonté et comme représentation

2009 TECHN. LA RÉUNION NORMALE
Si illimitée que paraisse la liberté de notre pensée, nous découvrirons, en y regardant de plus près, qu’elle est en réalité resserrée ·dans des limites fort étroites, et que tout ce pouvoir créateur de l’esprit n’est rien de plus que la faculté de combiner, transposer, accroître ou diminuer les matériaux que nous fournissent les sens et l’expérience. Quand nous pensons à une montagne d’or, nous ne faisons que réunir deux idées capables de s’accorder, celle d’or et celle de montagne, qui nous étaient déjà familières. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ; car, d’après le sentiment propre que nous en avons, nous pouvons concevoir la vertu ; et il nous est possible de joindre celle-ci à la figure et à l’image du cheval, animal qui nous est familier. En un mot, tous les matériaux de la pensée tirent leur origine de notre sensibilité externe ou interne : l’esprit et la volonté n’ont d’autre fonction que de mêler et combiner ces matériaux.

HUME

QUESTIONS :

1° Dégagez l’idée principale du texte, puis les différentes étapes de son développement.

2° Expliquez :

a) En quoi les exemples donnés montrent-ils que "la liberté de notre pensée (...) est en

réalité resserrée dans des limites fort étroites" ?

b) en quoi consiste le "pouvoir créateur de l’esprit" selon le texte ?

3° L’expérience est-elle l’origine de toutes nos pensées ?

2010 ES LIBAN NORMALE
La moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l’individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d’elle-même au général, à l’impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n’y a qu’une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d’où vient le sentiment d’obligation ? C’est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c’est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu’à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s’imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C’est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l’obligation.

DURKHEIM
L’Éducation morale

2015 S JAPON NORMALE
Le bien et le mal se mêlent et se confondent universellement ; de même le bonheur et le malheur, la sagesse et la folie, la vertu et le vice. Rien n’est pur ni tout d’une pièce. Tous les avantages s’accompagnent d’inconvénients. Une compensation universelle s’impose dans toutes les conditions d’être et d’existence. Et nos vœux les plus chimériques ne peuvent se former l’idée d’un état ou d’une situation parfaitement désirable. Le breuvage de la vie, selon l’image du poète, est toujours un mélange tiré des urnes que Jupiter tient en ses deux mains ; ou, si une coupe parfaitement pure nous est présentée, poursuit le poète, elle ne nous vient que de l’urne placée dans la main gauche.

Plus un bien est délicat, chose que nous avons peu souvent l’occasion de goûter, plus aigu est le mal qui l’accompagne. L’esprit le plus pétillant confine à la folie ; les plus hautes effusions de joie engendrent la mélancolie la plus profonde ; aux plaisirs les plus enivrants se joignent les lassitudes et les dégoûts les plus cruels ; les espoirs les plus flatteurs ouvrent la voie aux déceptions les plus vives. Et en règle générale, nulle existence n’offre autant de sécurité – car il ne faut pas rêver au bonheur – que l’existence tempérée et modérée qui s’en tient, autant que possible, à la médiocrité1 et à une sorte d’insensibilité en toutes choses.

David

HUME
L’Histoire naturelle de la religion (1757)

1 "médiocrité" signifie ici moyenne et non bassesse.

2015 S POLYNÉSIE NORMALE
Une action n’est pas morale seulement en elle-même et dans sa singularité ; elle l’est aussi par son insertion et par la place qu’elle occupe dans l’ensemble d’une conduite ; elle est un élément et un aspect de cette conduite, et elle marque une étape dans sa durée, un progrès éventuel dans sa continuité. Une action morale tend à son propre accomplissement ; mais en outre elle vise, à travers celui-ci, à la constitution d’une conduite morale qui mène l’individu non pas simplement à des actions toujours conformes à des valeurs et à des règles, mais aussi à un certain mode d’être, caractéristique du sujet moral. Et sur ce point, il y a bien des différences possibles : la fidélité conjugale peut relever d’une conduite morale qui achemine vers une maîtrise de soi de plus en plus complète ; elle peut être une conduite morale qui manifeste un détachement soudain et radical à l’égard du monde ; elle peut tendre à une tranquillité parfaite de l’âme, à une insensibilité totale aux agitations des passions, ou à une purification qui assure le salut après la mort, et l’immortalité bienheureuse.

En somme, une action pour être dite « morale » ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, une loi ou une valeur. Toute action morale, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère ; mais elle implique aussi un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement « conscience de soi », mais constitution de soi comme « sujet moral », dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue l’objet de cette pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral de lui-même ; et, pour ce faire, il agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. Il n’y a pas d’action morale particulière qui ne se réfère à l’unité d’une conduite morale ; pas de conduite morale qui n’appelle la constitution de soi-même comme sujet moral ; et pas de constitution du sujet moral sans des « modes de subjectivation » (1) et sans une « ascétique » (2) ou des « pratiques de soi » qui les appuient.

Michel

FOUCAULT
Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs (1984)

1 Les voies et les manières permettant de devenir un sujet.

2 Un exe cice, un t avail ue l’on effectue su soi-même.

2016 L ÉTRANGER GROUPE 1 NORMALE
De tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même (1) que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d’autres ce qu’on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente (2) dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes.

Les autres arguments qui retirent la pensée aux bêtes, je les passe sous silence, pour être bref. Je voudrais cependant indiquer que je parle de la pensée, non de la vie ou de la sensibilité : je ne refuse la vie à aucun animal, car je crois qu’elle consiste dans la seule chaleur du cœur ; je ne lui refuse même pas la sensibilité, dans la mesure où elle dépend d’un organe corporel.

DESCARTES
Lettre à Morus, 1649.

douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il satisfait, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand bien même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là-même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroit la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur.SCHOPENHAUER
Le Monde comme volonté et comme représentation

2009TECHN.LA RÉUNIONSi illimitée que paraisse la liberté de notre pensée, nous découvrirons, en y regardant de plus près, qu’elle est en réalité resserrée ·dans des limites fort étroites, et que tout ce pouvoir créateur de l’esprit n’est rien de plus que la faculté de combiner, transposer, accroître ou diminuer les matériaux que nous fournissent les sens et l’expérience. Quand nous pensons à une montagne d’or, nous ne faisons que réunir deux idées capables de s’accorder, celle d’or et celle de montagne, qui nous étaient déjà familières. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ; car, d’après le sentiment propre que nous en avons, nous pouvons concevoir la vertu ; et il nous est possible de joindre celle-ci à la figure et à l’image du cheval, animal qui nous est familier. En un mot, tous les matériaux de la pensée tirent leur origine de notre sensibilité externe ou interne : l’esprit et la volonté n’ont d’autre fonction que de mêler et combiner ces matériaux.HUME

QUESTIONS :
1° Dégagez l’idée principale du texte, puis les différentes étapes de son développement.2° Expliquez :a) En quoi les exemples donnés montrent-ils que "la liberté de notre pensée (...) est enréalité resserrée dans des limites fort étroites" ?b) en quoi consiste le "pouvoir créateur de l’esprit" selon le texte ?3° L’expérience est-elle l’origine de toutes nos pensées ?
2010ESLIBANLa moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l’individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d’elle-même au général, à l’impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n’y a qu’une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d’où vient le sentiment d’obligation ? C’est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c’est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu’à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s’imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C’est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l’obligation.DURKHEIM
L’Éducation morale
2015SJAPONLe bien et le mal se mêlent et se confondent universellement ; de même le bonheur et le malheur, la sagesse et la folie, la vertu et le vice. Rien n’est pur ni tout d’une pièce. Tous les avantages s’accompagnent d’inconvénients. Une compensation universelle s’impose dans toutes les conditions d’être et d’existence. Et nos vœux les plus chimériques ne peuvent se former l’idée d’un état ou d’une situation parfaitement désirable. Le breuvage de la vie, selon l’image du poète, est toujours un mélange tiré des urnes que Jupiter tient en ses deux mains ; ou, si une coupe parfaitement pure nous est présentée, poursuit le poète, elle ne nous vient que de l’urne placée dans la main gauche.Plus un bien est délicat, chose que nous avons peu souvent l’occasion de goûter, plus aigu est le mal qui l’accompagne. L’esprit le plus pétillant confine à la folie ; les plus hautes effusions de joie engendrent la mélancolie la plus profonde ; aux plaisirs les plus enivrants se joignent les lassitudes et les dégoûts les plus cruels ; les espoirs les plus flatteurs ouvrent la voie aux déceptions les plus vives. Et en règle générale, nulle existence n’offre autant de sécurité – car il ne faut pas rêver au bonheur – que l’existence tempérée et modérée qui s’en tient, autant que possible, à la médiocrité1 et à une sorte d’insensibilité en toutes choses.DavidHUME
L’Histoire naturelle de la religion (1757)1 "médiocrité" signifie ici moyenne et non bassesse.
2015SPOLYNÉSIEUne action n’est pas morale seulement en elle-même et dans sa singularité ; elle l’est aussi par son insertion et par la place qu’elle occupe dans l’ensemble d’une conduite ; elle est un élément et un aspect de cette conduite, et elle marque une étape dans sa durée, un progrès éventuel dans sa continuité. Une action morale tend à son propre accomplissement ; mais en outre elle vise, à travers celui-ci, à la constitution d’une conduite morale qui mène l’individu non pas simplement à des actions toujours conformes à des valeurs et à des règles, mais aussi à un certain mode d’être, caractéristique du sujet moral. Et sur ce point, il y a bien des différences possibles : la fidélité conjugale peut relever d’une conduite morale qui achemine vers une maîtrise de soi de plus en plus complète ; elle peut être une conduite morale qui manifeste un détachement soudain et radical à l’égard du monde ; elle peut tendre à une tranquillité parfaite de l’âme, à une insensibilité totale aux agitations des passions, ou à une purification qui assure le salut après la mort, et l’immortalité bienheureuse.En somme, une action pour être dite « morale » ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, une loi ou une valeur. Toute action morale, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère ; mais elle implique aussi un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement « conscience de soi », mais constitution de soi comme « sujet moral », dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue l’objet de cette pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral de lui-même ; et, pour ce faire, il agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. Il n’y a pas d’action morale particulière qui ne se réfère à l’unité d’une conduite morale ; pas de conduite morale qui n’appelle la constitution de soi-même comme sujet moral ; et pas de constitution du sujet moral sans des « modes de subjectivation » (1) et sans une « ascétique » (2) ou des « pratiques de soi » qui les appuient.MichelFOUCAULT
Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs (1984)1 Les voies et les manières permettant de devenir un sujet.2 Un exe cice, un t avail ue l’on effectue su soi-même.
2016LÉTRANGER GROUPE 1De tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même (1) que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d’autres ce qu’on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente (2) dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes.Les autres arguments qui retirent la pensée aux bêtes, je les passe sous silence, pour être bref. Je voudrais cependant indiquer que je parle de la pensée, non de la vie ou de la sensibilité : je ne refuse la vie à aucun animal, car je crois qu’elle consiste dans la seule chaleur du cœur ; je ne lui refuse même pas la sensibilité, dans la mesure où elle dépend d’un organe corporel.DESCARTES
Lettre à Morus, 1649.


anneeserielieuauteur
1996LNOUVELLE-CALÉDONIELa première fois qu’un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l’eau, il voit un bâton brisé : la sensation est vraie, et elle ne laisserait pas de l’être, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu’il voit, il dit : un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûr qu’il a la sensation d’un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu’après avoir affirmé qu’il voit un bâton brisé, il affirme encore que ce qu’il voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela ? parce qu’alors il devient plus actif, et qu’il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu’il ne sent, savoir que le jugement qu’il reçoit par un sens serait confirmé par un autre.Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements, il est clair que si nous n’avions jamais besoin de juger, nous n’aurions nul besoin d’apprendre ; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper ; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l’être de notre savoir.ROUSSEAU
1996SNOUVELLE-CALÉDONIEQuels que soient les immenses services rendus à l’industrie par les théories scientifiques, quoique (...) la puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu’éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser un instant aux effets physiologiques de l’étonnement, et de considérer que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle qui se produit toutes les fois qu’un phénomène nous semble s’accomplir contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir (ce qui est l’objet propre de toutes les théories scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation (1) que, si nous ne parvenions pas à la satisfaire par des conceptions positives, nous retournerions inévitablement aux explications théologiques et métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance.COMTE
(1) synonyme ici de "nature"
1997LINDELa perception est exactement une anticipation de nos mouvements et de leurs effets. Et sans doute la fin est toujours d’obtenir ou d’écarter quelque sensation, comme si je veux cueillir un fruit ou éviter le choc d’une pierre. Bien percevoir, c’est connaître d’avance quel mouvement j’aurai à faire pour arriver à ces fins. Celui qui perçoit bien sait d’avance ce qu’il a faire. Le chasseur perçoit bien qu’il sait retrouver ses chiens qu’il entend, il perçoit bien qu’il sait atteindre la perdrix qui s’envole. L’enfant perçoit mal lorsqu’il veut saisir la lune entre ses mains et ainsi du reste. Donc ce qu’il y a de vrai ou de douteux, ou de faux dans la perception, c’est cette évaluation, si sensible surtout à la vue dans la perspective et le relief, mais sensible aussi pour l’ouïe et l’odorat, et même sans doute pour un toucher exercé, quand les mains d’un aveugle palpent. Quand à la sensation elle-même, elle n’est ni douteuse, ni fausse ni par conséquent vraie ; elle est actuelle (1) toujours dès qu’on l’a. Ainsi ce qui est faux dans la perception d’un fantôme, ce n’est point ce que nos yeux nous font éprouver, lueur fugitive ou tache colorée, mais bien notre anticipation. Voir un fantôme c’est supposer, d’après les impressions visuelles, qu’en allongeant la main on toucherait quelque être animé (...). Mais pour ce que j’éprouve actuellement, sans aucun doute je l’éprouve ; il n’y a point de science de cela puisqu’il n’y a point d’erreur de cela.Toute étude de ce que je ressens consiste toujours à savoir ce que cela signifie et comment cela varie avec mes mouvements.ALAIN
(1) c’est-à-dire réelle
1998ESLA RÉUNIONIl n’est point de connaissance qui soit superflue et inutile de façon absolue et à tous égards, encore que nous ne soyons pas toujours à même d’en apercevoir l’utilité. C’est par conséquent une objection aussi mal avisée qu’injuste que les esprits superficiels adressent aux grands hommes qui consacrent aux sciences des soins laborieux lorsqu’ils viennent demander : à quoi cela sert-il ? On ne doit en aucun cas poser une telle question quand on prétend s’occuper de science. A supposer qu’une science ne puisse apporter d’explication que sur un quelconque objet possible, de ce seul fait son utilité serait déjà suffisante. Toute connaissance parfaite a toujours quelque utilité possible : même si elle nous échappe jusqu’à présent, il se peut que la postérité la découvre. Si en cultivant les sciences on n’avait jamais mesuré l’utilité qu’au profit matériel qu’on pourrait retirer, nous n’aurions pas l’arithmétique et la géométrie. Aussi bien notre intelligence est ainsi conformée qu’elle trouve satisfaction dans la simple connaissance et même une satisfaction plus grande que dans l’utilité qui en résulte. L’homme y prend conscience de sa valeur propre ; il a la sensation de ce qui se nomme : avoir l’intelligence. Les hommes qui ne sentent pas cela doivent envier les bêtes. La valeur intrinsèque que les connaissances tiennent de leur perfection logique est incomparable avec leur valeur extrinsèque, qu’elles tirent de leur application.KANT
1999LAMÉRIQUE DU NORDCelui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à un autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur. Aussi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent-elles pas seulement à leur procurer, mais aussi à leur assurer une vie satisfaite. Elles diffèrent des passions chez les divers individus, et, pour une autre part, de la différence touchant la connaissance ou l’opinion qu’a chacun des causes qui produisent l’effet désiré.Aussi, je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. La cause n’en est pas toujours qu’on espère un plaisir plus intense que celui qu’on a déjà réussi à atteindre, ou qu’on ne peut pas se contenter d’un pouvoir modéré : mais plutôt qu’on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède présentement.HOBBES
1999ESANTILLESIl est manifeste (...) que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est décrié en ces termes par Homère : "sans famille, sans loi, sans maison". Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.ARISTOTE
1999LNOUVELLE-CALÉDONIEJe change donc sans cesse. Mais ce n’est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu’on ne le croirait d’abord.Je parle en effet de chacun de mes états comme s’il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m’a l’air de résider dans le passage d’un état à l’état suivant : de chaque état, pris à part, J’aime à croire qu’il reste ce qu’il est pendant tout le temps qu’il se produit. Pourtant, un léger effort d’attention me révélerait qu’il n’y a pas d’affection, pas de représentation, pas de volition (1) qui ne se modifie à tout moment ; si un état d’âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d’un objet extérieur immobile. L’objet a beau rester le même, j’ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j’ai n’en diffère pas moins de celle que je viens d’avoir, quand ce ne serait que parce qu’elle a vieilli d’un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d’âme, en avançant sur la route du temps, s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. A plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu’il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l’attention une direction nouvelle. A ce moment précis on trouve qu’on a changé d’état. La vérité est qu’on change sans cesse, et que l’état lui-même est déjà du changement.BERGSON
(1) volition : acte de vouloir
2000LLIBANSocrate - Est-il plus grand mal pour une cité que ce qui la divise et la rend multiple au lieu d’une ? Est-il plus grand bien que ce qui l’unit et la rend une ?Glaucon - Non.Socrate - Eh bien ! la communauté de plaisir et de peine n’est-elle pas un bien dans la cité, lorsque, autant que possible, tous les citoyens se réjouissent ou s’affligent également des mêmes événements heureux ou malheureux ?Glaucon - Si, très certainement.Socrate - Et n’est-ce pas l’égoïsme de ces sentiments qui la divise, lorsque les uns éprouvent une vive douleur, et les autres une vive joie, à l’occasion des mêmes événements publics ou particuliers ?Glaucon - Sans doute.Socrate - Or, cela ne vient-il pas de ce que les citoyens ne sont point unanimes à prononcer ces paroles : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, ceci m’est étranger ?Glaucon - Sans aucun doute.Socrate - Par conséquent, la cité dans laquelle la plupart des citoyens disent à propos des mêmes choses : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, cette cité est excellemment organisée ?Glaucon - Certainement.Socrate - Et ne se comporte-t-elle pas, à très peu de chose près, comme un seul homme ? Je m’explique : quand un de nos doigts reçoit quelque coup, la communauté du corps et de l’âme, qui forme une seule organisation, à savoir celle de son principe directeur, éprouve une sensation ; tout entière et simultanément elle souffre avec l’une de ses parties : aussi disons-nous que l’homme a mal au doigt. Il en est de même de toute autre partie de l’homme, qu’il s’agisse du malaise causé par la douleur, ou du mieux-être qu’entraîne le plaisir.Glaucon - Il y a nécessité qu’il en soit ainsi dans une cité aux bonnes lois.PLATON
2000SNOUVELLE-CALÉDONIEIl suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs. Mais, par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu, nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l’apparence d’un savoir. Mais la source initiale est impure : l’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l’objet. Elle doit d’abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l’étymologie enfin, car le verbe (1), qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée.BACHELARD
(1) Le verbe : la parole.
2002LAMÉRIQUE DU SUDL’influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.BERGSON
Essai sur les données immédiates de la conscience
2002LPOLYNÉSIEY a-t-il quelque chose de vrai dans la sensation ?
2004LMÉTROPOLEL’origine de toutes les erreurs est, en un certain sens, la même que celle des erreurs de calcul, qui arrivent aux arithméticiens. En effet, il arrive souvent qu’à défaut d’attention ou de mémoire, nous faisons ce qu’il ne faut pas faire ou que nous omettons ce qu’il faut faire, ou bien que nous croyons avoir fait ce que nous n’avons pas fait, ou que nous avons fait ce que nous croyons n’avoir pas fait. Ainsi, il arrive que, dans le calcul (auquel correspond le raisonnement dans l’esprit), on oublie de poser certains signes nécessaires ou qu’on en mette qu’il ne faut pas ; qu’on néglige un des éléments du calcul en les rassemblant, ou qu’on opère contre la règle. Lorsque notre esprit est fatigué ou distrait, il ne fait pas suffisamment attention aux opérations qu’il est en train de faire, ou bien, par une erreur de mémoire, il accepte comme déjà prouvé ce qui s’est seulement profondément enraciné en nous par l’effet de répétitions fréquentes, ou d’un examen prolongé, ou d’un désir ardent. Le remède à nos erreurs est également le même que le remède aux erreurs de calcul : faire attention à la matière et à la forme (1), avancer lentement, répéter et varier l’opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus, pour permettre à l’esprit de reprendre haleine, et vérifier chaque partie par des preuves particulières. Et puisque dans l’action on est quelquefois pressé, il est important de s’habituer à garder le sang-froid et la présence d’esprit, à l’exemple de ceux qui, même au milieu du bruit et sans calculer par écrit, savent exécuter des opérations sur des nombres très élevés. Ainsi l’esprit s’habitue à ne pas se laisser facilement distraire par les sensations externes ou par ses imaginations et ses affections propres, mais à rester maître de ce qu’il est en train de faire, à conserver sa faculté critique ou, comme on dit communément, son pouvoir de faire retour sur lui-même, de manière à pouvoir, tel un moniteur (2) étranger, se dire sans cesse à lui-même : vois ce que tu fais, pourquoi le fais-tu actuellement ?LEIBNIZ
Remarques sur Descartes(1) "la matière et la forme" : le contenu et l’enchaînement du raisonnement.(2) moniteur : quelqu’un qui avertit, conseille.
2005LAMÉRIQUE DU NORDApercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce ; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l’objet total formé des deux ; mais, n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion de mes sensations. (...)Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport n’était qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je sente ce que je sens.ROUSSEAU
Émile ou de l’Éducation.
2005SAMÉRIQUE DU NORDD’une manière générale, il n’est pas douteux qu’une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c’est d’abord un être que l’homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre. (...) Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. Parce qu’elle a une nature qui lui est propre, différente de notre nature d’individu, elle poursuit des fins qui lui sont également spéciales : mais, comme elle ne peut les atteindre que par notre intermédiaire, elle réclame impérieusement notre concours. Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C’est ainsi qu’à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n’avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux.DURKHEIM
Les Formes élémentaires de la vie religieuse.
2005LANTILLESLa perception, par opposition à la sensation, implique des habitudes fondées sur l’expérience passée. Nous pouvons caractériser la sensation comme la partie de notre expérience totale qui est due au seul stimulus, en dehors de toute histoire passée. Quand vous voyez un chien, le noyau sensible est une tache de couleur dépourvue de toutes les adjonctions qui permettent de le reconnaitre comme chien. Vous vous attendez à voir la tache de couleur se mouvoir de la manière dont le ferait un chien, et à entendre, au cas où elle émettrait un bruit, un aboiement ou un grognement, et non le chant d’un coq. Vous êtes convaincu que vous pouvez la toucher et qu’elle ne va pas s’évanouir sans laisser de traces, qu’elle a un avenir et un passé. Je ne prétends pas que vous soyez conscient de tout cela, mais que tout cela est présent comme le montre l’étonnement que vous éprouveriez s’il en advenait autrement. Ce sont ces adjonctions qui transforment une sensation en perception, et ce sont elles qui peuvent rendre une perception erronée.RUSSELL
Histoire de mes idées philosophiques
2005LANTILLESJe désire tout d’abord vous rappeler en quoi nous prétendons que consiste pour nous la bonne éducation.Je prétends donc que pour les enfants les premières sensations de leur âge sont le plaisir et la douleur et que c’est sous cette forme que la vertu et le vice apparaissent tout d’abord dans l’âme, tandis que, l’intelligence et les fermes opinions vraies, c’est une chance pour un homme d’y arriver même vers la vieillesse ; celui-là en tout cas est parfait qui possède ces biens et tous ceux qu’ils renferment. J’entends par éducation la première acquisition qu’un enfant fait de la vertu ; si le plaisir, l’amitié, la douleur, la haine naissent comme il faut dans les âmes avant l’éveil de la raison, et que, une fois la raison éveillée, les sentiments s’accordent avec elle à reconnaître qu’ils ont été bien formés par les habitudes correspondantes, cet accord constitue la vertu totale, mais la partie qui nous forme à user comme il faut du plaisir et de la douleur, qui nous fait haïr ce qu’il faut haïr depuis le début jusqu’à la fin, et de même aimer ce qu’il faut aimer, cette partie est celle que la raison isolera pour la dénommer éducation, et ce serait, à mon avis, correctement la dénommer.PLATON
Les Lois.
2005TMDMÉTROPOLECe qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est Instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.BERGSON

QUESTIONS ;
1° Quelle est l’idée principale du texte et quelles sont les étapes de son développement ?2° Expliquez :a) "Le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations" ;b) "Le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience" ;c) "Inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité".3° Les mots nous éloignent-ils de la réalité ?
2006ESAMÉRIQUE DU NORDJ’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ?Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir mon existence ; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose.Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l’appelle matière (...).ROUSSEAU
Émile ou de l’Éducation.
2007SANTILLESL’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puisque donc les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas (comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel, Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.ARISTOTE
Organon, Seconds analytiques
2007LLIBANNous avons le libre arbitre, non pas quand nous percevons, mais quand nous agissons. Il ne dépend pas de mon arbitre de trouver le miel doux ou amer, mais il ne dépend pas non plus de mon arbitre qu’un théorème proposé m’apparaisse vrai ou faux ; la conscience n’a qu’à examiner ce qui lui apparaît. Lorsque nous décidons de quelque chose, nous avons toujours présentes à l’esprit ou bien une sensation ou une raison actuelles, ou tout au moins un souvenir actuel d’une sensation ou d’une raison passées ; bien qu’en ce dernier cas nous soyons souvent trompés par l’infidélité de la mémoire ou par l’insuffisance de l’attention. Mais la conscience de ce qui est présent ou de ce qui est passé ne dépend nullement de notre arbitre. Nous ne reconnaissons à fa volonté que le pouvoir de commander à l’attention et à l’intérêt ; et ainsi, quoiqu’elle ne fasse pas le jugement en nous, elle peut toutefois y exercer une influence indirecte. Ainsi il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment ; de cette façon ils arrivent à contenter non seulement leur volonté mais encore leur conscience.LEIBNIZ
Opuscules philosophiques choisis
2008LANTILLESQu’est-ce en fin de compte que l’on appelle "commun" ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui reviennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d’employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d’expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C’est pourquoi les gens d’un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui "se comprend" : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d’expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite - l’histoire du langage est l’histoire d’un processus d’abréviation.NIETZSCHE
Par-delà le Bien et le mal
2009LMÉTROPOLETelle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.BERGSON
Essai sur les données immédiates de la conscience
2010LMÉTROPOLEIl est difficile de concevoir qu’une chose pense sans en être consciente. Si vraiment l’âme d’un homme qui dort pense sans qu’il en soit conscient, je pose la question : ressent-elle plaisir ou douleur, est-elle capable de bonheur ou de malheur pendant qu’elle pense ainsi ? Je suis sûr que l’homme ne le peut pas, pas plus que le lit ou le sol sur lequel il repose. Car être heureux ou malheureux sans en être conscient me paraît totalement contradictoire et impossible. Ou s’il était possible que l’âme ait, dans un corps endormi, des pensées, des joies, des soucis, des plaisirs et des peines séparés dont l’homme ne serait pas conscient, qu’il ne partagerait pas, il serait alors certain que Socrate endormi et Socrate éveillé ne seraient pas la même personne : son âme quand il dort, et l’homme Socrate pris corps et âme quand il est éveillé, seraient deux personnes distinctes. En effet, Socrate éveillé n’a aucune connaissance ni aucun souci de ce bonheur ou de ce malheur que son âme seule éprouve, de son côté, tandis qu’il dort sans rien en percevoir ; il n’en aurait pas plus qu’à l’égard du bonheur ou du malheur d’un homme des Indes qu’il ne connaîtrait pas. Car si nous ôtons toute conscience de nos actions et de nos sensations, en particulier du plaisir et de la douleur, et du souci qui les accompagnent, il sera difficile de savoir où placer l’identité personnelle.LOCKE
Essai sur l’entendement humain
2011SJAPONLe bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-même et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d’esprit quand il vient ; gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai souvent vu des coeurs contents, et de tous les objets qui m’ont frappé c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure (1) ; pour le connaître il faudrait lire dans le coeur de l’homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit.ROUSSEAU
Rêveries du promeneur solitaire.(1) Marque apparente.
2012LAMÉRIQUE DU NORDLa liberté ne consiste (...) pas dans des déterminations indépendantes de l’action des objets, et de toute influence des connaissances que nous avons acquises. Il faut bien que nous dépendions des objets par l’inquiétude (1) que cause leur privation, puisque nous avons des besoins ; et il faut bien encore que nous nous réglions d’après notre expérience sur le choix de ce qui peut nous être utile, puisque c’est elle seule qui nous instruit à cet égard. Si nous voulions une chose indépendamment des connaissances que nous en avons, nous la voudrions, quoique persuadés qu’elle ne peut que nous nuire. Nous voudrions notre mal pour notre mal, ce qui est impossible.La liberté consiste donc dans des déterminations, qui, en supposant que nous dépendons toujours par quelque endroit de l’action des objets, sont une suite des délibérations que nous avons faites, ou que nous avons eu le pouvoir de faire.Confiez la conduite d’un vaisseau à un homme qui n’a aucune connaissance de la navigation, le vaisseau sera le jouet des vagues. Mais un pilote habile en saura suspendre, arrêter la course ; avec un même vent il en saura varier la direction ; et ce n’est que dans la tempête que le gouvernail cessera d’obéir à sa main. Voilà l’image de l’homme.CONDILLAC
Traité des sensations(1) l’inquiétude : l’insatisfaction
2013ESAMÉRIQUE DU NORDUne langue suppose une suite de pensées, et c’est par cette raison que les animaux n’ont aucune langue. Quand même on voudrait leur accorder quelque chose de semblable à nos premières appréhensions et à nos sensations grossières et les plus machinales, il parait certain qu’ils sont incapables de former cette association d’idées, qui seule peut produire la réflexion, dans laquelle cependant consiste l’essence de la pensée. C’est parce qu’ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée, qu’ils ne pensent ni ne parlent, c’est par la même raison qu’ils n’inventent et ne perfectionnent rien. S’ils étaient doués de la puissance de réfléchir, même au plus petit degré, ils seraient capables de quelque espèce de progrès ; ils acquerraient plus d’industrie ; les castors d’aujourd’hui bâtiraient avec plus d’art et de solidité que ne bâtissaient les premiers castors ; l’abeille perfectionnerait encore tous les jours la cellule qu’elle habite : car si on suppose que cette cellule est aussi parfaite qu’elle peut l’être, on donne à cet insecte plus d’esprit que nous n’en avons ; on lui accorde une intelligence supérieure à la nôtre, par laquelle il apercevrait tout d’un coup le dernier point de perfection auquel il doit porter son ouvrage, tandis que nous-mêmes nous ne voyons jamais clairement ce point, et qu’il nous faut beaucoup de réflexions, de temps et d’habitude pour perfectionner le moindre de nos arts.DIDEROT
Encyclopédie (1751)
2013TECHN.ANTILLESLa pièce est chaude, le sucre est doux, l’absinthe (1) est désagréable, ce sont là des jugements dont la valeur est simplement subjective. Je ne prétends nullement que moi-même je doive en juger ainsi en tout temps ou que quiconque doive en juger comme moi ; ces jugements expriment seulement une relation de deux sensations au même sujet, c’est-à-dire à moi-même et encore uniquement en l’état actuel de ma perception, et, de ce fait, ils ne doivent pas valoir non plus pour l’objet ; ce sont de tels jugements que j’appelle "jugements de perception". Il en va tout autrement du jugement d’expérience. Ce que l’expérience m’apprend en de certaines circonstances, il faut qu’elle me l’apprenne en tout temps et qu’elle l’apprenne à quiconque également, et sa validité ne se restreint pas au sujet ou à son état momentané. Voilà pourquoi j’énonce de tels jugements comme objectivement valables. Quand je dis, par exemple : l’air est élastique (2), ce jugement n’est tout d’abord qu’un jugement de perception où je me contente de rapporter l’une à l’autre deux sensations telles que mes sens me les procurent. Pour que je puisse en faire un jugement d’expérience, j’exige que cette connexion (3) soit soumise à une condition qui la rende universellement valable. Il faut donc que la même perception dans les mêmes circonstances m’impose à moi en tout temps ainsi qu’à quiconque d’établir une connexion nécessaire.KANT
Prolégomènes à toute métaphysique future (1783)(1) l’absinthe : plante amère.(2) élastique : qui ne résiste pas à la compression.(3) connexion : mise en rapport.
QUESTIONS :
1° Dégagez la thèse du texte et montrez comment elle est établie.a) À partir des trois premiers exemples donnés par l’auteur, expliquez : "ce sont là desjugements dont la valeur est simplement subjective" ;b) quelle différence l’auteur établit-il entre "jugement de perception" et "jugementd’expérience" ;c) expliquez : "Il faut (...) que la même perception dans les mêmes circonstances m’imposent à moi en tout temps ainsi qu’à quiconque d’établir une connexion nécessaire."3° Peut-on établir une connaissance objective à partir de l’expérience ?
2013LPOLYNÉSIEQu’en est-il de la satisfaction pendant la vie ? - Elle n’est pas accessible à l’homme : ni dans un sens moral (être satisfait de soi-même pour sa bonne volonté) ni dans un sens pragmatique (être satisfait du bien-être qu’on pense pouvoir se procurer par l’habileté et l’intelligence). La nature a placé en l’homme, comme stimulant de l’activité, la douleur à laquelle il ne peut se soustraire afin que le progrès s’accomplisse toujours vers le mieux ; et même à l’instant suprême, on ne peut se dire satisfait de la dernière partie de sa vie que d’une manière relative (en partie par comparaison avec le lot des autres, en partie par comparaison avec nous-mêmes) : mais on ne l’est jamais purement ni absolument. Dans la vie, être satisfait (absolument), ce serait, hors de toute activité, le repos et l’inertie des mobiles ou l’engourdissement des sensations et de l’activité qui leur est liée. Un tel état est tout aussi incompatible avec la vie intellectuelle de l’homme que l’immobilité du coeur dans un organisme animal, immobilité à laquelle, si ne survient aucune nouvelle excitation (par la douleur), la mort fait suite inévitablement. KANT
Anthropologie du point de vue pragmatique (1798)
2014ESPOLYNÉSIEIl n’est point de connaissance qui soit superflue et inutile de façon absolue et à tous égards, encore que nous ne soyons pas toujours à même d’en apercevoir l’utilité. - C’est par conséquent une objection aussi mal avisée qu’injuste que les esprits superficiels adressent aux grands hommes qui consacrent aux sciences des soins laborieux, lorsqu’ils viennent demander : à quoi cela sert-il ? On ne doit en aucun cas poser une telle question quand on prétend s’occuper de science. À supposer qu’une science ne puisse apporter d’explication que sur un quelconque objet possible, de ce seul fait son utilité serait déjà suffisante. Toute connaissance logiquement parfaite a toujours quelque utilité possible : même si elle nous échappe jusqu’à présent, il se peut que la postérité la découvre. - Si en cultivant les sciences on n’avait jamais mesuré l’utilité qu’au profit matériel qu’on pourrait retirer, nous n’aurions pas l’arithmétique et la géométrie. Aussi bien notre intelligence est ainsi conformée qu’elle trouve satisfaction dans la simple connaissance, et même une satisfaction plus grande que dans l’utilité qui en résulte. Platon l’avait remarqué. L’homme y prend conscience de sa valeur propre ; il a la sensation de ce qui se nomme : se savoir esprit. Les hommes qui ne sentent pas cela doivent envier les bêtes. La valeur intrinsèque que les connaissances tiennent de leur perfection logique est incomparable avec leur valeur extrinsèque, qu’elles tirent de leur application. KANT
Logique (1800)
2015SANTILLES GUYANEIl faut considérer que la félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d’un esprit satisfait. Car n’existent en réalité ni ce but dernier, ni ce bien suprême dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes. Celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à un autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur. Aussi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent-elles pas seulement à leur procurer, mais aussi à leur assurer une vie satisfaite. Elles diffèrent seulement dans la route qu’elles prennent : ce qui vient, pour une part, de la diversité des passions chez les divers individus et, pour une autre part, de la différence touchant la connaissance ou l’opinion qu’a chacun des causes qui produisent l’effet désiré. HOBBES
Léviathan (1651).
2015LJAPONLe domaine de l’art n’est pas le réel. Alors même que les êtres que nous représente l’artiste sont directement empruntés à la réalité, ce n’est pas leur réalité qui fait leur beauté. Peu nous importe que ce paysage ait existé ici ou là, qu’un personnage dramatique ait vécu dans l’histoire. Ce n’est pas parce qu’il est historique que nous l’admirons au théâtre, c’est parce qu’il est beau : et notre émotion ne serait en rien diminuée, s’il était tout entier le produit d’une fiction poétique. Même, on a pu dire justement que, quand l’illusion est trop complète et nous fait prendre pour réelle la scène que figure l’artiste, le plaisir du beau s’évanouit. Assurément, si les hommes ou les choses, qui sont ainsi mis sous nos yeux, étaient d’une invraisemblance notoire, l’esprit ne pourrait pas s’y intéresser ; par suite, l’émotion esthétique ne pourrait pas naître. Mais, tout ce qu’il faut, c’est que leur irréalité ne soit pas trop criante ; c’est qu’ils ne nous apparaissent pas comme trop manifestement impossibles. Et, encore, ne saurait-on dire à partir de quel moment, de quel point précis l’invraisemblable devient trop évident et trop choquant pour ne pouvoir être toléré. Que de fois le poète nous fait accepter des thèmes scientifiquement absurdes, et que nous savons tels ! Nous nous faisons volontiers complices d’erreurs dont nous avons conscience, pour ne pas gâter notre plaisir. En définitive, il n’y a pas, pour l’artiste, de lois de la nature ni de lois de l’histoire, qui doivent être, toujours et en toutes circonstances, nécessairement respectées. Ce qui explique ce caractère de l’œuvre d’art, c’est que les états intérieurs qu’elle traduit et qu’elle communique ne sont ni des sensations, ni des conceptions, mais des images. L’impression artistique vient de la façon dont l’artiste affecte, non pas nos sens, non pas notre entendement, mais notre imagination. DURKHEIM
L’Education morale, 1925
2016TECHN.INDEPourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ? L’animal ne l’est pas, parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote (1) qui la subjugue (2). Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant. Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant.Mais il n’en est pas ainsi de l’homme. Il est (3) entre ses sens une telle harmonie qu’aucun ne prédomine assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins ; il conserve toute son autorité, et il en use pour se perfectionner : il combine toutes sortes d’idées et de sensations, parce qu’il ne sent rien fortement.1 "despote" : tyran2 "subjuguer" : dominer totalement3 « il est »:il existeDIDEROT
Réfutation d’Helvétius (1786)1. Dégager l’idée principale de ce texte et les étapes de son argumentation.2. Expliquer les expressions suivantes :a) L’homme est "perfectible" ;b) "Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant" ; c) "C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins".3. La raison est-elle indépendante des sens ?
2018SINDEConsidérons maintenant l’âme dans le corps, qu’elle existe d’ailleurs avant lui ou seulement en lui ; d’elle et du corps se forme le tout appelé animal. Si le corps est pour elle comme un instrument dont elle se sert, elle n’est pas contrainte d’accueillir en elle les affections du corps, pas plus que l’artisan ne ressent ce qu’éprouvent ses outils : mais peut-être faut-il qu’elle en ait la sensation, puisqu’il faut qu’elle connaisse, par la sensation, les affections extérieures du corps, pour se servir de lui comme d’un instrument : se servir des yeux, c’est voir. Or, elle peut être atteinte dans sa vision, et par conséquent, subir des peines, des souffrances, et tout ce qui arrive au corps ; elle éprouve aussi des désirs, quand elle cherche à soigner un organe malade.Mais comment ces passions viendront-elles du corps jusqu’à elle ? Un corps communique ses propriétés à un autre corps ; mais à l’âme ? Ce serait dire qu’un être pâtit (1) de la passion d’un autre. Tant que l’âme est un principe qui se sert du corps, et le corps un instrument de l’âme, ils restent séparés l’un de l’autre ; et si l’on admet que l’âme est un principe qui se sert du corps, on la sépare. Mais avant qu’on ait atteint cette séparation par la pratique de la philosophie, qu’en était-il ? Ils sont mêlés : mais comment ? Ou bien c’est d’une des espèces de mélanges ; ou bien il y a entrelacement réciproque ; ou bien l’âme est comme la forme du corps, et n’est point séparée de lui ; ou bien elle est une forme qui touche le corps, comme le pilote touche son gouvernail ; ou bien une partie de l’âme est séparée du corps et se sert de lui, et une autre partie y est mélangée et passe elle-même au rang d’organe. PLOTIN
Ennéades.1 Pâtit : souffre
2018LPOLYNÉSIEQu’il soit perçant ou faible, mon œil ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure et telle autre molle : nous appelons « sensation » cette façon de mesurer, – et tout cela est erreur en soi ! D’après le nombre des événements et des émotions qui sont, en moyenne, possibles pour nous, dans un espace de temps donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide : et d’après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les autres êtres, – et tout cela est erreur en soi ! Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme ; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule : et pour des êtres de l’ordre inverse, une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de toutes nos « connaissances », – il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel ! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera prendre à notre toile. NIETZSCHE
Aurore (1881)
2019ESANTILLESLa beauté est un ordre et une combinaison de parties, tels que, par la constitution primitive de notre nature, par accoutumance ou par caprice, elle est propre à donner à l’âme un plaisir et un contentement. C’est là le caractère distinctif de la beauté : c’est ce qui constitue la différence qui existe entre elle et la laideur dont la tendance naturelle est de produire un malaise. Le plaisir et la douleur ne sont donc pas seulement les compagnons nécessaires de la beauté et de la laideur, ils en constituent l’essence même. Et certes si nous considérons qu’une grande partie de la beauté, que nous admirons chez les animaux et dans les objets, dérive de l’idée de convenance et d’utilité, nous n’hésiterons pas à consentir à cette opinion. Cette forme, qui produit la force, est belle chez un animal ; et cette autre, qui est signe d’agilité, l’est chez un autre. L’ordre et la convenance d’un palais ne sont pas moins essentiels à sa beauté que sa forme même et son aspect. De même manière, les règles de l’architecture requièrent que le haut d’un pilier soit plus mince que sa base, parce qu’une telle forme nous apporte l’idée de sécurité, qui est agréable ; au contraire la forme opposée nous fait craindre un danger, ce qui est pénible. D’innombrables exemples de ce genre, aussi bien que la remarque que la beauté, comme l’esprit, ne peut se définir, mais qu’on la discerne seulement par un goût ou une sensation, nous permettent de conclure que la beauté n’est rien qu’une forme qui produit le plaisir. David HUME
Traité de la nature humaine (1739
2019ESMÉTROPOLENous avons le libre arbitre, non pas quand nous percevons, mais quand nous agissons. Il ne dépend pas de mon arbitre de trouver le miel doux ou amer, mais il ne dépend pas non plus de mon arbitre qu’un théorème proposé m’apparaisse vrai ou faux ; la conscience n’a qu’à examiner ce qui lui apparaît. Lorsque nous décidons de quelque chose, nous avons toujours présentes à l’esprit ou bien une sensation ou une raison actuelles, ou tout au moins un souvenir actuel d’une sensation ou d’une raison passées ; bien qu’en ce dernier cas nous soyons souvent trompés par l’infidélité de la mémoire ou par l’insuffisance de l’attention. Mais la conscience de ce qui est présent ou de ce qui est passé ne dépend nullement de notre arbitre. Nous ne reconnaissons à la volonté que le pouvoir de commander à l’attention et à l’intérêt ; et ainsi, quoiqu’elle ne fasse pas le jugement en nous, elle peut toutefois y exercer une influence indirecte. Ainsi il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment ; de cette façon ils arrivent à contenter non seulement leur volonté mais encore leur conscience.LEIBNIZ
Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes (1692)

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