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L’animal comme expérience des limites (cinéma)

 L’animal comme expérience des limites

Comment une présence animale au cinéma bouscule-t-elle l’ordre du visible  ? Vers quels seuils de la perception, du sensible et de l’intelligible nous entraîne-t-elle  ? Parce qu’il porte avec lui un monde, un langage qui nous échappe et une altérité suprême, l’animal invite bien souvent à repousser certaines limites de la représentation et à vivre des expériences de cinéma nouvelles, parfois extrêmes. Accidents, frictions, débordements de diverses natures seront au programme de cette visite en quelques films des zones d’agitations esthétiques et éthiques ouvertes par les animaux au cinéma.

« Un champ d’espace-temps a été ouvert  : il y a là une bête  », Merleau-Ponty (1)

Grand moteur de récits, de fictions, la présence animale appelle irrévocablement les images. Elle fait image pourrait-on dire, que ce soit en tant que fantasme, source de rêve et de projection, ou comme réalité brute, insaisissable et surgissante. C’est à ce dernier mode d’incarnation relevant du documentaire (même dans la fiction), que nous nous intéresserons. À partir de cas précis, dessinant une progression du visible vers l’invisible, nous nous demanderons comment la présence animale ébranle notre perception et avec elle notre pensée. Car, figure (d’)insaisissable, l’animal acte aussi une certaine impuissance de l’homme, du cinéma à le raconter tout entier, à pénétrer sa vérité. Et ce, même quand le cadre-viseur de la caméra (tel une image qui tue, qui fixe un point d’arrêt définitif) semble avoir la peau de la bête, en enregistrant sa capture, sa captivité, sa mise en pièce. Là où le cinéma atteste peut-être le plus profondément, souvent le plus brutalement aussi, de la présence animale c’est peut-être quand son cadre est littéralement bousculé, déboussolé, débordé par elle  : quand il doit faire face à une force qui le dépasse et se retrouve confronté à ses propres limites en termes de représentation et parfois aussi de morale.

Le corps sur un fil 

Certaines scènes de films se construisent autour de cette expérience imprévisible qu’offre une périlleuse cohabitation des acteurs avec des animaux sauvages. Le Cirque (1928) de Chaplin offre ainsi deux exemples de rencontres quelque peu crispées de ce type. Avec cette particularité que le cadre ici semble pourtant tenu, maîtrisé de bout en bout par le cinéaste qui va au-devant du danger et fait le choix de jouer avec, à ses risques et périls. Si l’entrée de Charlot dans la cage d’un lion est en partie truquée par un jeu de cadrage jouant sur le hors champ, quelques plans attestent de la réunion de l’homme et du fauve dans le même espace. Cette première rencontre, en partie contrôlée, avec une présence animale potentiellement incontrôlable donne à voir un corps, une vie suspendue à l’instant et saisie dès lors dans toute son intensité et sa vulnérabilité tragi-comique. La condition de l’artiste et du cinéaste (fidèle dans ces moments de rencontres réels entre homme et animal à la théorie bazinienne du montage interdit en faveur d’un vrai partage du champ) se joue dans les extrêmes, dans un équilibre précaire et vital, palpable à travers cette exposition au danger. En témoigne également la scène où Charlot s’improvise funambule et est pris d’assaut par une bande de singes furieusement agités (leurs nombreuses morsures conduiront Chaplin à l’hôpital pour quelques semaines). Les plans, tiraillés entre fixité contrôlée et agitation interne, ne tiennent véritablement plus qu’à un fil, à un mouvement presque miraculeux. Ils révèlent une anarchie dramatiquement burlesque et résument parfaitement la difficulté à tenir l’équilibre à l’image, dans un cadre ainsi sauvagement pris d’assaut. On rit donc fatalement face au danger pour mieux s’accrocher au fil de la vie.

Photogrammes des films Le Cirque (à gauche) et Roar (à droite)

Le chat et la souris

Plus rares sont les films qui choisissent de composer intégralement avec cet imprévisible dangereux. C’est le cas de cette curiosité qu’est Roar (1981), unique film réalisé par Noël Marshall, alors époux de l’actrice Tippi Hedren. L’actrice ne sort pas ici du contexte d’invasion paniquant des Oiseaux d’Hitchcock (1963) puisqu’elle se retrouve au milieu des félins (une majorité de lions et lionnes) qui pourraient être facilement tentés de jouer au ballon avec sa tête. Son personnage, accompagné de sa vraie famille (sa fille et ses beaux-fils), rejoint son mari dans son refuge de Tanzanie (en réalité le vrai refuge ouvert par le couple en Californie) où il vit en harmonie, à quelques coups de griffes près, avec ceux que la blonde hitchcockienne appelait dans la vie leurs chats. Quand les nouveaux venus débarquent, le père (joué logiquement par Marshall) n’est pas là. C’est donc sans avoir été prévenus de la présence des fauves dans leur future maison que femme et enfants font connaissance, terrifiés, avec les occupants des lieux. Guère plus consistant que cela, le scénario est avant tout un prétexte pour montrer la possibilité d’une cohabitation avec les fauves que le tournage et ses acteurs invalideront en raison des traces laissées sur ses participants dont un chef opérateur (Jan De Bont) scalpé et une actrice (Melanie Griffith, fille de Tippi Hedren) blessée au visage, échappant de peu à l’éborgnement. Outre ces détails sensationnels, propice à un slogan publicitaire imparable - « Roar, le film le plus dangereux jamais réalisé  » -, ce documentaire vaguement déguisé en fiction vaut pour l’expérience de cinéma qu’il initie  : soit une réunion inédite entre le domestique et le sauvage et le spectacle d’un débordement permanent, celui de bêtes sauvages omniprésentes autour des humains, tour à tour rôdant, jouant, coursant.

Photogramme du film Roar

À peine entrés dans une pièce de la maison, pour se protéger des bêtes, les nouveaux venus les voient arriver par les fenêtres, faire tomber les placards où ils sont cachés, déchirer rideaux et canapés, et doivent trouver refuge ailleurs. C’est le running gag du film  : chaque plan devient le lieu d’une invasion délirante de l’espace et d’une peur sans cesse rejouée pour mieux démontrer au final qu’elle est injustifiée. Pourtant ce n’est pas si sûr au vu des mouvements parfois imprévisibles et vifs des fauves. Face à un investissement de l’espace aussi anarchique, le spectateur, à l’unisson des personnages (et peut-être même des acteurs), vit un état d’intranquillité et d’alerte permanent, un entre-deux entre sidération et rire nerveux, crispation et fascination. L’inimaginable est là, sous nos yeux, et l’on pourra étonnamment trouver une certaine ressemblance entre ce jeu du chat et de la souris enregistré dans Roar (qui se résume presque à ça) et celui orchestré, telle une chorégraphie abstraite, dans le film d’arts martiaux Raining in the mountain de King Hu (1979). Il faut dire que les félins ont la grâce de danseurs. Entre leurs pattes les humains s’apparentent à des poupées maladroites, des proies faciles, des corps pathétiquement burlesques soumis là aussi à une sorte de tyrannie de l’instant. Dans ces mouvements de débordement et de circulation émergent une image et une pensée folles  : celle d’une harmonie entre homme et félins, fantasmée au seuil de l’horreur. Image qui offre au passage une vision pour le moins rocambolesque et large (d’esprit) de la famille recomposée.

Le visible en question

De débordement, il en est autrement question dans le documentaire Sweetgrass d’Ilisa Barbash et de Lucien Castaing-Taylor (2009). On y suit la transhumance d’un troupeau de moutons dans les montagnes du Montana. Comme souvent avec les animaux, même quand ils ne sont pas totalement en liberté et dangereusement sauvages, il s’agit de composer avec une donnée du réel par définition incontrôlable. Celle-ci ne vient ici pas tant de l’animal mais de sa quantité qui confronte la mise en scène à un problème très concret, identique à celui rencontré par les bergers  : comment cadrer une telle masse en mouvement  ? Les moutons provoquent eux aussi, à leur manière, un éclatement voire une remise en cause du cadre. Pour les saisir, pour raconter leur voyage il faut renoncer, en termes de plan, à une certaine unité et accepter un état de confusion et d’éparpillement. Les bêtes se présentent alors comme de pures figures de passages non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Saisies dans une forme documentaire contemplative, dépourvue de commentaires, les ovins imposent une rythmique visuelle hypnotique et apparaissent ainsi comme les réminiscences d’un monde perdu, ressuscitant des images d’une Amérique passée, modelée au gré de ces migrations. Cette représentation évolue au moment où le troupeau, menacé par la présence d’ours et de loups, reste bloqué, piégé, au milieu des montagnes. Pour filmer la situation, la mise en scène prend du recul, le cadre s’élargit et perd ainsi de vue les bêtes effacées dans l’immensité du paysage. Se rappelle alors à nous le temps d’une séquence, un règne invisible où les prédateurs, eux aussi fondus dans le décor, rôdent. Le regard ne peut plus rien, n’a plus de prise face à une immensité qui contient en elle un monde difficilement pénétrable, régi par une nature qui reprend un instant ses droits, insoumise au strict régime du visible. « (…) les territoires qu’on peut définir comme des surfaces arpentées et, donc, comme des surfaces où chaque animal s’expose, peuvent en même temps être considérées comme des réseaux de cachettes et comme l’espace même de la dissimulation  » écrit Jean-Christophe Bailly dans son essai Le parti pris des animaux

Photogramme du film Sweetgrass

Dans le documentaire Braguino de Clément Cogitore (2017), le regard est autrement affolé par une présence animale. Situé au milieu de la taïga sibérienne, le film observe deux familles ennemies, coupées du monde et voisinant avec les bêtes sauvages qui peuplent la forêt. On mesure véritablement cette proximité du danger dans le vif d’une action enregistrée lors d’une scène de chasse. Alors que surgit un ours dans la profondeur de champ se fait entendre hors champ la voix du réalisateur. Pris de panique, il tient à s’assurer de sa sécurité auprès des hommes qu’il a suivi et dont la peur est moquée par les chasseurs. La fragilité, la vulnérabilité du visible se mesure là, dans ce hors-champ fébrile, ce regard du réalisateur censé « tenir  », soutenir une image à deux doigts de basculer, de flancher face à la réalité brutale du danger. C’est un plan arraché à la peur avant que les enfants dans la séquence suivante affirment un autre règne, le leur, presque tout aussi mystérieux, vêtus des restes de la bête tels les petits princes d’un royaume sauvage. Encore une fois, l’animal devient malgré lui une composante active de la mise en scène, un agitateur de forme et de sens.

Photogramme du film Braguino

Repousser les limites

Ainsi le cinéma, quand il se frotte à la présence animale, devient le champ d’expression d’un débordement, d’un vacillement, d’une remise en cause qui racontent son impuissance et la nôtre face à ce qui nous dépasse en même temps qu’ils nous laissent mesurer la portée fascinante et terrifiante de cet insaisissable. Cette mesure est évidemment celle de notre vulnérabilité. Celle-ci s’exprime de manière terrassante dans le documentaire Grizzly Man de Werner Herzog (2005). Bien que beaucoup de scènes nous mettent face à l’inimaginable, un moment les surpasse toutes. Ce moment nous le voyons venir, nous l’attendons presque, tout en imaginant l’impossibilité de le retranscrire  : il s’agit de l’attaque par des grizzlys de Timothey Treadwell et d’une partenaire d’expédition.

Photogrammes des films Grizzly man (à gauche) et Leopard man (à droite)

L’écologiste avait fait le choix fou, depuis plusieurs années, de vivre régulièrement près des ours d’une réserve naturelle en Alaska, sans armes mais muni d’une caméra devant laquelle il témoigne de son quotidien. Parmi les enregistrements vidéo, montés et commentés par Herzog, figure la bande son horrifique des derniers instants de Treadwell et de son amie. Nous n’en entendrons rien mais nous approcherons de près cette scène horrifique en observant Herzog l’écouter, un casque sur les oreilles. Soit une version documentaire remaniée de la scène de dévoration d’une jeune fille attaquée par un fauve dans Leopard Man (1943). Dans ce film de Jacques Tourneur, l’horreur est maintenue elle aussi hors champ, et uniquement suggérée par les cris et bruits de l’attaque puis par le filet de sang qui coule sous la porte derrière laquelle la victime est restée bloquée. Face à la mort, Herzog accepte d’endosser le mauvais rôle, assouvissant un voyeurisme dont il décharge le spectateur tout en jouant habilement sur sa frustration, nous mettant au final face à nos propres contradictions et pulsions. Le cinéaste évince la violence du champ de l’audible, de la représentation directe, pour des raisons morales évidentes. Il lui fait prendre un autre chemin, détourné, une forme autrement percutante car à la fois très extérieure (le hors-champ suggéré) et intérieure ou plutôt intériorisée (l’écoute au casque). La présence animale dans tout ce qu’elle a de plus dévorant, imposant, définitivement autre, s’exprime au-delà du cadre, dans un débordement, un dépassement effroyable du visible et de l’entendement. Herzog nous laisse ainsi au seuil extrême, vertigineux de l’horreur, repoussant les limites dans l’expression de l’inimaginable, de l’irreprésentable. La forme animale se lit plus que jamais ici comme une force radicale, indépassable qui ébranle autant notre condition d’être qu’elle la révèle.

Texte : Amélie Dubois. Ciclic, 2022.

(1) Extrait de La Nature, notes des cours du Collège de France, cité par Jean-Christophe Bailly dans Le Parti pris des animaux, Ed. Christian Bourgois, 2013

Tournage du film Roar