La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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L’état de nature est pure chimère

Pour former la société, il faut non seulement qu’elle soit avantageuse mais aussi que les hommes soient conscients de ces avantages et il est impossible que, dans leur état sauvage et sans culture, ils soient jamais capables, par l’étude et la réflexion seules, d’atteindre cette connaissance.

- Hume

++++Hume, Traité de la nature humaine, Livre III : DE LA MORALE. part II section 2

L’état de nature doit donc être regardé comme une pure fiction assez semblable à celle de l’âge d’or inventée par les poètes, avec cette seule différence, c’est que le premier état est décrit comme un état de guerre tandis que le deuxième nous est montré comme la condition la plus charmante et la plus paisible qu’il est possible d’imaginer. Les saisons, en ce premier âge de la nature, étaient si tempérées, à en croire les poètes, que les hommes n’avaient pas besoin de se protéger de la violence de la chaleur et du froid par des vêtements et des maisons. Le vin et le lait coulaient des rivières, les chênes donnaient du miel et la nature produisait spontanément les choses les plus délicieuses. Mais ce n’étaient pas les seuls avantages de cette heureuse époque. Non seulement les orages et les tempêtes étaient absents de la nature mais, de plus, les cœurs des hommes ne connaissaient pas ces furieuses tempêtes qui causent désormais tant de tumulte et engendrent tant de confusion. On n’entendait jamais parler de l’avarice, de l’ambition, de la cruauté, de l’égoïsme. La cordiale affection, la compassion et la sympathie étaient les seuls mouvements connus par l’esprit humain. Même la distinction du mien et du tien était bannie de cette heureuse race de mortels et elle emportait avec elle les notions mêmes de propriété et d’obligation, de justice et d’injustice.
Cet état doit sans doute être considéré comme une vaine fiction mais cette fiction mérite pourtant notre attention parce que rien ne peut mieux montrer avec évidence l’origine de ces vertus qui forment le sujet de notre recherche. J’ai déjà remarqué que la justice naît de conventions humaines et que ces conventions visent à être un remède à certains inconvénients qui proviennent du concours de certaines qualités de l’esprit humain et de la situation des objets extérieurs. Ces qualités de l’esprit sont l’égoïsme et la générosité limitée et cette situation des objets extérieurs est leur changement facile joint à leur rareté si on les compare aux besoins et aux désirs de l’homme. Mais, si les philosophes se sont peut-être égarés dans leurs spéculations, les poètes ont été guidés plus infailliblement par un certain goût ou commun instinct qui, dans la plupart des genres de raisonnements, va plus loin qu’aucun art et qu’aucune philosophie que nous ayons connus jusqu’alors. Ils perçoivent aisément que si chaque homme considérait autrui avec tendresse ou si la nature avait abondamment subvenu à tous nos besoins et désirs, la jalousie d’intérêt que la justice suppose n’aurait pas existé et qu’il n’y aurait eu aucune occasion de distinguer et de limiter la propriété et la possession comme il est à présent d’usage dans l’humanité. Poussez à un degré suffisant la bienveillance des hommes ou la bonté de la nature et vous rendrez la justice inutile en la remplaçant par de plus nobles vertus et par des bienfaits de plus grande valeur. L’égoïsme de l’homme est animé par le peu de possessions que nous avons en proportion de nos besoins et c’est pour limiter l’égoïsme que les hommes ont été obligés de se séparer de la communauté et de distinguer leurs propres biens des biens d’autrui.

Il n’est nul besoin d’avoir recours aux fictions des poètes pour apprendre cela mais, outre la raison de la chose, nous pouvons découvrir la même vérité à partir de l’expérience et de l’observation courantes. Il est aisé de remarquer qu’une affection cordiale rend toutes les choses communes entre amis et que les gens mariés, en particulier, perdent mutuellement leur propriété et ne connaissent pas le mien et le tien qui sont si nécessaires dans la société et qui y causent tant de troubles. Le même effet naît d’un changement dans les circonstances où se trouve l’humanité, comme quand il y a une abondance telle de toutes choses pour satisfaire tous les désirs des hommes que la distinction des propriétés se perd entièrement et que toutes les choses demeurent en commun. C’est ce que nous pouvons observer avec l’air et l’eau, quoiqu’il s’agisse des objets de la plus grande valeur. On peut aisément conclure que si les hommes disposaient de toutes choses dans la même abondance ou si chacun avait la même affection et la même tendresse pour tous les autres que pour lui-même, la justice et l’injustice seraient également inconnues parmi l Il y a donc ici une proposition qui, je pense, peut être considérée comme certaine, que c’est seulement de l’égoïsme et de la générosité limitée joints à la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu l’homme pour ses besoins que la justice tire son origine. Si nous regardons en arrière, nous trouverons que cette proposition donne une force supplémentaire à certaines des observations que nous avons déjà faites sur ce sujet.
Premièrement, nous pouvons en conclure que le souci de l’intérêt public ou une bienveillance fortement étendue n’est pas notre motif premier et originel quand nous observons les règles de la justice puisqu’il est admis que, si les hommes étaient doués d’une telle bienveillance, on n’aurait jamais songé à ces règles.
Deuxièmement, nous pouvons conclure du même principe que la justice ne se fonde pas sur la raison ou sur la découverte de certaines connexions et relations d’idées éternelles, immuables et universellement obligatoires. En effet, puisqu’on avoue (comme on l’a dit plus haut) qu’un changement dans le tempérament et dans les circonstances où se trouve l’humanité changerait entièrement nos devoirs et nos obligations, il est nécessaire que le système courant qui affirme que le sens de la vertu dérive de la raison montre le changement que cela doit produire dans les relations et les idées. Mais il est évident que la seule raison pour laquelle la générosité étendue de l’homme et la parfaite abondance de toutes choses détruiraient l’idée même de justice est qu’elles la rendraient inutile, et que, d’autre part, la bienveillance limitée et une condition nécessiteuse donnent naissance à cette vertu uniquement en la rendant nécessaire à l’intérêt public et à l’intérêt de tout individu. Ce fut donc le souci de notre propre intérêt et de l’intérêt public qui nous fit établir les lois de justice et, rien n’est plus certain, ce n’est pas une relation d’idées qui nous donne ce souci mais nos impressions et nos sentiments, sans lesquels toutes les choses de la nature nous sont parfaitement indifférentes et ne sauraient jamais le moins du monde nous affecter. Le sens de la justice ne se fonde donc pas sur nos idées mais sur nos impressions.
Troisièmement, nous pouvons encore confirmer la proposition précédente, que ces impressions qui donnent naissance à ce sens de la justice ne sont pas naturelles à l’esprit de l’homme mais naissent d’un artifice et des conventions humaines car, puisqu’un important changement du tempérament et des circonstances détruit également la justice et l’injustice et puisqu’un tel changement a un effet seulement en changeant notre propre intérêt et l’intérêt public, il s’ensuit que le premier établissement des règles de justice repose sur ces différents intérêts. Mais si les hommes poursuivaient l’intérêt public naturellement et avec une affection cordiale, ils n’auraient jamais songé à se limiter les uns les autres par ces règles ; et s’ils poursuivaient leur propre intérêt sans aucune précaution, ils se jetteraient tête baissée dans toutes les sortes d’injustices et de violences. Ces règles sont donc artificielles et cherchent à atteindre leur but d’une façon oblique et indirecte ; et l’intérêt qui leur donne naissance n’est pas du genre de ceux qui pourraient être poursuivis par des passions humaines naturelles et non artificielles.
Pour rendre cela plus évident, considérez que, quoique les règles de la justice soient établies simplement par intérêt, leur connexion avec l’intérêt est quelque peu singulière et diffère de ce qu’on peut observer en d’autres occasions. Un acte isolé de justice est fréquemment contraire à l’intérêt public et, s’il demeure seul sans être suivi d’autres actes, il peut, en lui même, être très préjudiciable à toute la société. Quand un homme de mérite, de disposition bienveillante, rend une grande fortune à un avare ou à un bigot séditieux, il agit de façon juste et louable mais l’ensemble des hommes en souffre réellement. Tout acte isolé de justice, considéré isolément, ne conduit pas plus à l’intérêt privé qu’à l’intérêt public et on conçoit aisément qu’un homme peut s’appauvrir par un remarquable cas d’intégrité et avoir raison de souhaiter que, à l’égard de cet acte isolé, les lois de la justice soient un moment suspendues dans l’univers. Mais, même si les actes isolés de justice peuvent être contraires soit à l’intérêt public, soit à l’intérêt privé, il est certain que le plan ou le schème d’ensemble conduit hautement ou est en vérité absolument nécessaire au maintien de la société et au bien-être de chaque individu. Il est impossible de séparer le bien du mal. La propriété doit être stable et doit être déterminée par des règles générales. Quoique, en un cas isolé, l’ensemble des hommes puisse en souffrir, ce mal provisoire est amplement compensé par l’observation ferme de la règle et par la paix et l’ordre qu’elle établit dans la société. Même, chaque individu doit y trouver un gain quand on fait le bilan puisque, sans justice, la société se dissoudrait immédiatement et que chacun devrait retomber dans cette condition sauvage et solitaire qui est infiniment pire que la pire situation qu’on puisse supposer dans la société. Quand donc les hommes ont suffisamment observé par expérience que, quelles que puissent être les conséquences d’un acte isolé de justice accompli par une personne particulière, le système d’ensemble des actions auquel concourt toute la société est pourtant infiniment avantageux à l’ensemble et à chaque particulier, il ne faut pas longtemps pour que s’installent la justice et la propriété.
Chaque membre de la société est conscient de cet intérêt. Chacun exprime ce sentiment à ses semblables avec la résolution qu’il a prise de régler ses actions sur cet intérêt, à condition que les autres fassent la même chose. Rien de plus n’est nécessaire pour pousser chacun à accomplir un acte de justice à la première occasion qui devient un exemple pour les autres. Ainsi la justice s’établit par une sorte de convention ou d’accord, c’est-à-dire par le sens de l’intérêt supposé être commun à tous, et où chaque acte isolé est accompli dans l’attente que les autres doivent accomplir la même chose. Sans cette convention, personne n’aurait songé qu’existait une vertu telle que la justice ou n’aurait été conduit à y conformer ses actions. Prenant un acte isolé, ma justice peut être à tous égards pernicieuse et c’est seulement en supposant que les autres doivent imiter mon exemple que je suis poussé à embrasser cette vertu, puisque rien, sinon cette combinaison, ne peut rendre la justice avantageuse ou m’offrir un motif de me conformer à ses règles.