La philosophie dans l’académie de CRETEIL
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Bachelard et les Nympheas de Claude Monet...

« Devant l’eau profonde, tu choisis ta vision ; tu peux voir à ton gré le fond immobile ou le courant, la rive ou l’infini ; tu as le droit ambigu de voir et de ne pas voir. »
Gaston Bachelard,
L’Eau et les rêves (1942)

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Question
  • Pourquoi l’homme aime-t-il contempler selon Schopenhauer ?
  • Pourquoi Bachelard distingue entre contempler et observer .
  • Expliquer les deux narcissismes
  • Que nous apprend l’exemple du paon ?
  • Il n’ y a pas que l’homme qui voit. Expliquer : Tout ce qui fait voir voit.
  • En prolongement de ce qui précède expliquer pourquoi "l’eau rêve".
  • Expliquer le tableau de Monet à la lumière de cet extrait
Etude d’un extrait Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. p.42-46 (1942)

Peut-être ces remarques sur les rapports du narcissisme égoïste au narcissisme cosmique paraîtront mieux fondées si nous en accentuons le caractère métaphysique. La philosophie de Schopenhauer a montré que la contemplation esthétique apaise un instant le malheur des hommes en les détachant du drame de la volonté. Cette séparation de la contemplation et de la volonté efface un caractère que nous voudrions souligner : la volonté de contempler. La contemplation elle aussi détermine une volonté. L’homme veut voir. Voir est un besoin direct. La curiosité dynamise l’esprit humain. Mais dans la nature elle-même, il semble que des forces de vision sont actives. Entre la nature contemplée et la nature contemplative les relations sont étroites et réciproques. La nature imaginaire réalise l’unité de la natura naturans et de la natura naturata. Quand un poète vit son rêve et ses créations poétiques, il réalise cette unité naturelle. Il semble alors que la nature contemplée aide à la contemplation, qu’elle contienne déjà des moyens de contemplation.
Le poète nous demande de « nous associer d’aussi près que nous le pouvons, ces eaux que nous avons déléguées à la contemplation de ce qui existe 12. » Mais est-ce le lac, est-ce l’œil qui contemple le mieux ? Le lac, l’étang, l’eau dormante nous arrête vers son bord. Il dit au vouloir : tu n’iras pas plus loin ; tu es rendu au devoir de regarder les choses lointaines, des au-delà ! Tandis que tu courais, quelque chose ici, déjà, regardait. Le lac est un grand œil tranquille. Le lac prend toute la lumière et en fait un monde. Par lui, déjà, le monde est contemplé, le monde est représenté. Lui aussi peut dire : le monde est ma représentation. Près du lac, on comprend la vieille théorie physiologique de la vision active. Pour la vision active, il semble que l’œil projette de la lumière, qu’il éclaire lui-même ses images. On comprend alors que l’œil ait la volonté de voir ses visions, que la contemplation soit, elle aussi, volonté.

Le cosmos est donc bien en quelque manière touché de narcissisme. Le monde veut se voir. La volonté, prise dans son aspect schopenhauerien, crée des yeux pour contempler, pour se repaître de beauté. L’œil, à lui seul, n’est-il pas une beauté lumineuse ? Ne porte-t-il
pas la marque du pancalisme ? Il faut qu’il soit beau pour voir le beau.
Il faut que l’iris de l’œil ait une belle couleur pour que les belles couleurs entrent dans sa prunelle. Sans un œil bleu, comment voir vraiment le ciel bleu ? Sans un œil noir, comment regarder la nuit ? Réciproquement, toute beauté est ocellée. Cette union pancaliste du visible
et de la vision, d’innombrables poètes l’ont sentie, l’ont vécue sans la
définir. Elle est une loi élémentaire de l’imagination. Par exemple, dans son Prométhée délivré 13, Shelley écrit : « L’œil gracieux d’une violette regarde le ciel azuré jusqu’à ce que sa couleur devienne semblable à ce qu’elle regarde. » Comment mieux surprendre l’imagination matérielle dans sa tâche de mimétisme substantiel ? La Swanevit de Strindberg, tandis qu’elle attend le prince charmant, caresse le dos et la queue du paon : « Petit Pavo ! petit Pavo !

Que vois-tu ? qu’entends-tu ? Quelqu’un viendra-t-il ? Qui viendra ?
Est-ce un petit prince ? Est-il beau et charmant ? Peux-tu le voir avec tous tes yeux bleus ? (Elle tient en l’air une plume de paon et regarde fixement l’œil de la plume.) 14 »
Rappelons au passage que l’œil des plumes s’appelle aussi le miroir. C’est une preuve nouvelle de l’ambivalence qui joue sur les deux participes vu et voyant. Pour une imagination ambivalente, le paon est une vision multipliée. D’après Creuzer, le paon primitif a cent yeux 15. Une nuance nouvelle ne tarde pas à s’introduire dans la vision généralisée et à fortifier le caractère volontaire de la contemplation. La féerie de Strindberg met ce caractère en lumière. L’iris de la plume du paon, cet « œil » sans paupière, cet œil permanent prend soudain une dureté. Au lieu de contempler, il observe. Une relation d’Argus déforme alors la tendre fascination de l’amour admirant : Tout à l’heure tu me regardais, maintenant tu m’observes. Aussitôt après les caresses, Swanevit sent l’insistance de la roue ocellée :
« Es-tu là pour observer, méchant Argus... Nigaud ! je tire le rideau, vois-tu. (Elle tire un rideau qui cache le paon, mais non le paysage, ensuite elle va vers les pigeons.) Mes tourterelles blanches, blanches, blanches, vous allez voir ce qu’il y a de plus blanc. » Enfin, quand la tentation viendra, le paon, Argus aux yeux cruels, tirera le rideau (p. 248). « Qui a tiré le Une critique forte de convictions réalistes et logiques nous accusera facilement de jouer ici sur le mot œil, mot attribué — par quel hasard ? — aux taches circulaires des plumes du paon. Mais le lecteur qui saura accepter vraiment l’invitation à la contemplation offerte par le paon ne pourra oublier l’étrange impression de la convergence de ces cent « regards ». De toute évidence, la queue elle-même veut fasciner. Qu’on observe bien la roue étalée. Elle n’est pas plane. Elle est incurvée comme une coquille. Si quelque être de la basse-cour vient à passer au centre de ce miroir concave, de cette vision concave, l’orgueil devient du courroux, une colère court dans les plumes, la roue tout entière frémit, tremble, bruit. Le spectateur a alors le sentiment d’être en présence d’une volonté directe de beauté, d’une puissance d’ostentation qui ne peut rester passive. La psychologie humaine de quelque beauté sottement pavanée manque de ce caractère de beauté offensive qu’un observateur de l’animal ne pourra méconnaître. Sur cet exemple, un philosophe schopenhauerien pourra se convaincre qu’il est nécessaire de réunir en une synthèse nouvelle les leçons divisées de Schopenhauer : Le magnétisme de la contemplation est de l’ordre du vouloir. Contempler, ce n’est pas s’opposer à la volonté, c’est suivre un autre rameau de la volonté, c’est participer à la volonté du beau qui est un élément de la volonté générale.
Sans une doctrine de l’imagination active qui réunit le phénomène de la beauté à la volonté de vision, des pages comme celle de Strindberg sont incompréhensibles et ternes. On les lit mal encore si l’on y cherche de faciles symboles. Pour bien les lire, il faut que l’imagination participe à la fois à la vie des formes et à la vie des matières. Le paon vivant opère cette synthèse.
À Victor Hugo n’a pas échappé cette composition du narcissisme cosmique et du pancalisme dynamique. Il comprit que la nature nous forçait à la contemplation. Devant un des grands spectacles des bords du Rhin, il écrit :
« C’était un de ces lieux où l’on croit voir faire la roue à ce paon magnifique qu’on appelle la nature 16. »
On peut donc bien dire que le paon est un microcosme du pancalisme universel. Ainsi, sous les formes les plus diverses, dans les occasions les plus différentes, chez les auteurs les plus étrangers les uns aux autres, on voit se reproduire un échange sans fin de la vision au visible. Tout ce qui fait voir voit. Lamartine écrit dans Graziella :
« Les éclairs jaillissent sans interruption à travers les fentes de mes volets, comme les clignements d’un œil de feu sur les murs de ma chambre 17. »
Ainsi l’éclair qui illumine regarde. Mais si le regard des choses est un peu doux ; un peu grave, un peu pensif, c’est un regard de l’eau. L’examen de l’imagination nous conduit à ce paradoxe : dans l’imagination de la vision généralisée, l’eau joue un rôle inattendu. L’œil véritable de la terre, c’est l’eau. Dans nos yeux, c’est l’eau qui rêve. Nos yeux ne sont-ils pas « cette flaque inexplorée de lumière liquide que Dieu a mise au fond de nous-mêmes » ? 18 Dans la nature, c’est encore l’eau qui voit, c’est encore l’eau qui rêve. « Le lac a fait le jardin. Tout se compose autour de cette eau qui pense 19. » Dès qu’on se livre entièrement au règne de l’imagination, avec toutes les forces réunies du rêve et de la contemplation, on comprend la profondeur de la pensée de Paul Claudel :
« L’eau ainsi est le regard de la terre, son appareil à regarder le temps... 20. »

12 Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le Soleil levant, p. 230.
13 Shelley, Œuvres complètes, trad. Rabbe, t. I, p. 23.
14 Strindberg, Swanevit, trad., p. 329.
15 Creuzer, Religion de l’Antiquité, trad. Guigniaut, t. I, p. 168.
16 Victor Hugo, Le Rhin, II, p. 20.
17 Lamartine, Confidences, p. 245
18 Claudel, L’Oiseau noir dans le Soleil levant, p. 229.
19 Ibid.
20 Ibid.